<39>sophe : Felix, qui potuit rerum cognoscere causas!a Le nombre des premiers principes des êtres et les ressorts de la nature sont, ou trop immenses, ou trop petits pour être aperçus et connus des philosophes; de là viennent ces disputes sur les atomes, sur la matière divisible à l'infini, sur le plein ou sur le vide,b sur le mouvement, sur la manière dont le monde est gouverné : tout autant de questions très-épineuses, et que nous ne résoudrons jamais. Il semble que l'homme s'appartienne; il me paraît que je suis maître de ma personne, que je m'approfondis, que je me connais : mais je m'ignore; il n'est pas décidé encore si je suis une machine, un automate remué par les mains du Créateur, ou si je suis un être libre et indépendant de ce Créateur; je sens que j'ai la faculté de me mouvoir, et je ne sais point ce que c'est que le mouvement, si c'est un accident, ou si c'est une substance. Un docteur vient crier que c'est un accident, l'autre jure que c'est une substance; ils se disputent, les courtisans en rient, les idoles de la terre les méprisent, et le peuple les ignore, eux et le sujet de leurs querelles. Ne vous paraît-il point que c'est mettre la raison hors de la sphère de son activité que de l'employer à des matières si incompréhensibles et si abstraites? Il me semble que notre esprit n'est pas capable de ces vastes connaissances; il en est de nous comme des hommes qui voguent le long des côtes : ils s'imaginent que c'est le continent qui se remue, et ne croient point se remuer eux-mêmes; il en est pourtant tout autrement, le rivage est inébranlable, et ce sont eux qui sont poussés par le vent. Notre amour-propre nous séduit toujours; nous donnons à toutes les choses que nous ne pouvons pas comprendre l'épithète d'obscures, et tout devient inintelligible, dès qu'il est hors de notre portée : c'est cependant la nature de notre esprit qui nous rend incapables de grandes connaissances.

Il y a des vérités éternelles, cela est incontestable : mais pour bien comprendre ces vérités, pour en connaître jusqu'aux moindres raisons, il faudrait un million de fois plus de mémoire que n'en a l'homme; il faudrait pouvoir se livrer entièrement à la


a Ce vers n'est pas de Lucrèce : il se trouve dans les Géorgiques de Virgile, livre II, v. 490.

b Voyez t. VII, p. 127.