CHAPITRE XVIII.
Le précepteur des tyrans ose assurer que les princes peuvent abuser le monde par leur dissimulation : c'est par où je dois commencer à le confondre.
On sait jusqu'à quel point le public est curieux; c'est un animal qui voit tout, qui entend tout, et qui divulgue tout ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu. Si la curiosité de ce public examine la conduite des particuliers, c'est pour divertir son oisiveté; mais lorsqu'il juge du caractère des princes, c'est pour son propre intérêt. Aussi les princes sont-ils exposés plus que tous les autres hommes aux raisonnements et aux jugements du monde; ils sont comme les astres, contre lesquels un peuple d'astronomes a braqué ses secteurs à lunettes et ses astrolabes; les courtisans qui les observent font chaque jour leurs remarques; un geste, un coup d'œil, un regard les trahit,133-a et les peuples se rapprochent d'eux par des conjectures; en un mot, aussi peu que le soleil peut couvrir ses taches, aussi peu les grands princes peuvent-ils cacher leurs vices et le fond de leur caractère aux yeux de tant d'observateurs.
Quand même le masque de la dissimulation couvrirait pour un temps la difformité naturelle d'un prince, il ne se pourrait pourtant point qu'il gardât ce masque continuellement, et qu'il ne le levât quelquefois, ne fût-ce que pour respirer; et une occasion seule peut suffire pour contenter les curieux.
<119>L'artifice donc, et la dissimulation, habiteront en vain sur les lèvres de ce prince; la ruse dans ses discours et dans ses actions lui sera inutile. On ne juge pas les hommes sur leur parole, ce serait le moyen de se tromper toujours; mais on compare leurs actions ensemble, et puis leurs actions et leurs discours : c'est contre cet examen réitéré que la fausseté et la dissimulation ne pourront jamais rien.
On ne joue bien que son propre personnage; il faut avoir effectivement le caractère que l'on veut que le monde vous suppose; sans quoi celui qui pense abuser le public est lui-même la dupe.
Sixte-Quint, Philippe II, Cromwell, passèrent dans le monde pour des hommes hypocrites et entreprenants, mais jamais pour vertueux. Un prince, quelque habile qu'il soit, ne peut, quand même il suivrait toutes les maximes de Machiavel, donner le caractère de la vertu qu'il n'a pas aux crimes qui lui sont propres.
Machiavel ne raisonne pas mieux sur les raisons qui doivent porter les princes à la fourbe et à l'hypocrisie : l'application ingénieuse et fausse de la fable du centaure ne conclut rien; car, que ce centaure ait eu moitié figure humaine et moitié celle d'un cheval, s'ensuit-il que les princes doivent être rusés et féroces? Il faut avoir bien envie de dogmatiser le crime, lorsqu'on emploie des arguments aussi faibles, et qu'on les cherche d'aussi loin.
Mais voici un raisonnement plus faux que tout ce que nous avons vu. Le politique dit qu'un prince doit avoir les qualités du lion et du renard; du lion pour se défaire des loups, du renard pour être rusé; et il conclut : « Ce qui fait voir qu'un prince n'est pas obligé de garder sa parole. » Voilà une conclusion sans prémisses : le docteur du crime n'a-t-il pas honte de bégayer ainsi ses leçons d'impiété?
Si l'on voulait prêter la probité et le bon sens aux pensées embrouillées de Machiavel, voici à peu près comme on pourrait les tourner. Le inonde est comme une partie de jeu où il se trouve des joueurs honnêtes, mais aussi des fourbes qui trichent; pour qu'un prince, donc, qui doit jouer à cette partie, n'y soit pas trompé, il faut qu'il sache de quelle manière l'on triche au jeu, non pas pour qu'il pratique jamais de pareilles leçons, mais pour qu'il ne soit pas la dupe des autres.
<120>Retournons aux chutes de notre politique. « Parce que tous les hommes, dit-il, sont des scélérats, et qu'ils vous manquent à tous moments de parole, vous n'êtes point obligé non plus de leur garder la vôtre. » Voici premièrement une contradiction; car l'auteur dit, un moment après, que les hommes dissimulés trouveront toujours des hommes assez simples pour les abuser. Comment cela s'accorde-t-il? Tous les hommes sont des scélérats, et vous trouverez des hommes assez simples pour les abuser!
Il est encore très-faux que le monde ne soit composé que de scélérats. Il faut être bien misanthrope pour ne point voir que dans toute société il y a beaucoup d'honnêtes gens, et que le grand nombre n'est ni bon ni mauvais. Mais si Machiavel n'avait pas supposé le monde scélérat, sur quoi aurait-il fondé son abominable maxime? Quand même nous supposerions les hommes aussi méchants que le veut Machiavel, il ne s'ensuivrait pourtant point que nous dussions les imiter. Que Cartouche vole, pille, assassine, j'en conclus que Cartouche est un malheureux qu'on doit punir, et non pas que je dois régler ma conduite sur la sienne. S'il n'y avait plus d'honneur et de vertu dans le monde, disait Charles le Sage, ce serait chez les princes qu'on en devrait retrouver les traces.135-a
Après que l'auteur a prouvé la nécessité du crime, il veut encourager ses disciples par la facilité de le commettre. « Ceux qui entendent bien l'art de dissimuler, dit-il, trouveront toujours des hommes assez simples pour être dupés : » ce qui se réduit à ceci : votre voisin est un sot, et vous avez de l'esprit; donc il faut que vous le dupiez, parce qu'il est un sot. Ce sont des syllogismes pour lesquels des écoliers de Machiavel ont été pendus et roués en Grève.
Le politique, non content d'avoir démontré, selon sa façon de raisonner, la facilité du crime, relève ensuite le bonheur de la perfidie; mais ce qu'il y a de fâcheux, c'est que ce César Borgia, le plus grand scélérat, le plus perfide des hommes, que ce César Borgia, le héros de Machiavel, a été effectivement très-malheureux. Machiavel se garde bien de parler de lui à cette occasion. <121>Il lui fallait des exemples; mais d'où les aurait-il pris, que du registre des procès criminels, ou de l'histoire des mauvais papes et des Nérons? Il assure qu'Alexandre VI, l'homme le plus faux, le plus impie de son temps, réussit toujours dans ses fourberies, puisqu'il connaissait parfaitement la faiblesse des hommes sur la crédulité.
J'ose assurer que ce n'était pas tant la crédulité des hommes que de certains événements et de certaines circonstances qui firent réussir quelquefois les desseins de ce pape; surtout, le contraste de l'ambition française et espagnole, la désunion et la haine des familles d'Italie, les passions et la faiblesse de Louis XII n'y contribuèrent pas moins.
La fourberie est même un défaut en style de politique, lorsqu'on la pousse trop loin. Je cite l'autorité d'un grand politique : c'est don Louis de Haro, qui disait du cardinal Mazarin qu'il avait un grand défaut en politique, c'est qu'il était toujours fourbe. Ce même Mazarin voulant employer M. de Fabert à une négociation scabreuse, le maréchal de Fabert lui dit : « Souffrez, monseigneur, que je refuse de tromper le duc de Savoie, d'autant plus qu'il n'y va que d'une bagatelle; on sait dans le monde que je suis honnête homme; réservez donc ma probité pour une occasion où il s'agira du salut de la France. »
Je ne parle point, dans ce moment, de l'honnêteté ni de la vertu; mais, ne considérant simplement que l'intérêt des princes, je dis que c'est une très-mauvaise politique de leur part d'être fourbes et de duper le monde : ils ne dupent qu'une fois, ce qui leur fait perdre la confiance de tous les princes.
Une certaine puissance,137-a en dernier lieu, déclara dans un manifeste les raisons de sa conduite, et agit ensuite d'une manière directement opposée. J'avoue que des traits aussi frappants que ceux-là aliènent entièrement la confiance; car, plus la contradiction se suit de près, et plus elle est grossière. L'Église romaine, pour éviter une contradiction pareille, a très-sagement fixé à ceux qu'elle place au nombre des saints le noviciat de cent <122>années après leur mort; moyennant quoi la mémoire de leurs défauts et de leurs extravagances périt avec eux; les témoins de leur vie, et ceux qui pourraient déposer contre eux, ne subsistant plus, rien ne s'oppose à l'idée de sainteté qu'on veut donner au public.
Mais qu'on me pardonne cette digression. J'avoue, d'ailleurs, qu'il y a des nécessités fâcheuses où un prince ne saurait s'empêcher de rompre ses traités et ses alliances; mais il doit s'en séparer en honnête homme, en avertissant ses alliés à temps, et surtout n'en venir jamais à ces extrémités sans que le salut de ses peuples et une très-grande nécessité l'y oblige.
Je finirai ce chapitre par une seule réflexion. Qu'on remarque la fécondité dont les vices se propagent entre les mains de Machiavel. Il veut qu'un roi incrédule couronne son incrédulité de l'hypocrisie; il pense que les peuples seront plus touchés de la dévotion d'un prince que révoltés des mauvais traitements qu'ils souffriront de lui. Il y a des personnes qui sont de son sentiment; pour moi, il me semble qu'on a toujours de l'indulgence pour des erreurs de spéculation, lorsqu'elles n'entraînent point la corruption du cœur à leur suite, et que le peuple aimera plus un prince incrédule, mais honnête homme et qui fait leur bonheur, qu'un orthodoxe scélérat et malfaisant. Ce ne sont pas les pensées des princes, ce sont leurs actions qui rendent les hommes heureux.
133-a Un seul mot, un soupir, un coup d'œil nous trahit.
Voltaire. Œdipe, acte III, scène Ier.
135-a Mézeray et le père Daniel attribuent ces belles paroles à Jean II, dit le Bon, roi de France et père de Charles le Sage. Voyez t. IV, p. 124.
137-a L'Auteur veut parler de l'empereur Charles VI. Voyez t. I, p. 191-194; voyez aussi Journal secret du baron de Seckendorff. A Tubingue, 1811, p. 138 et 139.