CHAPITRE XX.
Le paganisme représentait Janus avec deux visages, ce qui signifiait la connaissance parfaite qu'il avait du passé et de l'avenir. L'image de ce dieu, prise en un sens allégorique, peut très-bien s'appliquer aux princes. Ils doivent, comme Janus, voir derrière eux dans l'histoire de tous ces siècles qui se sont écoulés, et qui leur fournissent des leçons salutaires de conduite et de devoir; ils doivent, comme Janus, voir en avant par leur pénétration et par cet esprit de force et de jugement qui combine tous les rapports, et qui lit dans les conjonctures présentes celles qui doivent les suivre.
Machiavel propose cinq questions aux princes, tant à ceux qui auront fait de nouvelles conquêtes qu'à ceux dont la politique ne demande qu'à s'affermir dans leurs possessions. Voyons ce que la prudence pourra conseiller de meilleur, en combinant le passé avec le futur, et en se déterminant toujours par la raison et la justice.
Voici la première question : si un prince doit désarmer des peuples conquis, ou non.
Il faut toujours songer combien la manière de faire la guerre a changé depuis Machiavel. Ce sont toujours des armées disciplinées, plus ou moins fortes, qui défendent leur pays; on mépriserait beaucoup une troupe de paysans armés. Si quelquefois dans des siéges la bourgeoisie prend les armes, les assiégeants ne le souffrent pas, et, pour les en empêcher, on les menace du bombardement et des boulets rouges. 11 paraît, d'ailleurs, qu'il est de <129>la prudence de désarmer pour les premiers temps, les bourgeois d'une ville prise, principalement si l'on a quelque chose à craindre de leur part. Les Romains qui avaient conquis la Grande-Bretagne, et qui ne pouvaient la retenir en paix, à cause de l'humeur turbulente et belliqueuse de ces peuples, prirent le parti de les efféminer, afin de modérer en eux cet instinct belliqueux et farouche; ce qui réussit comme on le désirait à Rome. Les Corses sont une poignée d'hommes aussi braves et aussi délibérés que ces Anglais; on ne les domptera, je crois, que par la prudence et la bonté. Pour maintenir la souveraineté de cette île, il me paraît d'une nécessité indispensable de désarmer les habitants et d'adoucir leurs mœurs. Je dis, en passant, et à l'occasion des Corses, que l'on peut voir par leur exemple quel courage, quelle vertu donne aux hommes l'amour de la liberté, et qu'il est dangereux et injuste de l'opprimer.
La seconde question roule sur la confiance qu'un prince doit avoir, après s'être rendu maître d'un nouvel État, ou en ceux de ses nouveaux sujets qui lui ont aidé à s'en rendre le maître, ou en ceux qui ont été fidèles à leur prince légitime.
Lorsqu'on prend une ville par intelligence et par la trahison de quelques citoyens, il y aurait beaucoup d'imprudence à se fier aux traîtres, qui probablement vous trahiront; et on doit présumer que ceux qui ont été fidèles à leurs anciens maîtres le seront à leurs nouveaux souverains; car ce sont, d'ordinaire, des esprits sages, des hommes domiciliés, qui ont du bien dans le pays, qui aiment l'ordre, à qui tout changement est nuisible : cependant il ne faut se confier légèrement à personne.
Mais supposons un moment que des peuples opprimés et forcés à secouer le joug de leurs tyrans appelassent un autre prince pour les gouverner. Je crois que le prince doit répondre en tout à la confiance qu'on lui témoigne, et que s'il en manquait, en cette occasion, envers ceux qui lui ont confié ce qu'ils avaient de plus précieux, ce serait le trait le plus indigne d'une ingratitude qui ne manquerait pas de flétrir sa mémoire. Guillaume, prince d'Orange, conserva jusqu'à la fin de sa vie son amitié et sa confiance à ceux qui lui avaient mis entre les mains les rênes du <130>gouvernement d'Angleterre; et ceux qui lui étaient opposés abandonnèrent leur patrie, et suivirent le roi Jacques.
Dans les royaumes électifs, où la plupart des élections se font par brigues, et où le trône est vénal, quoi qu'on en dise, je crois que le nouveau souverain trouvera la facilité, après son élévation, d'acheter ceux qui lui ont été opposés, comme il s'est rendu favorables ceux qui l'ont élu. La Pologne nous en fournit des exemples : on y trafique si grossièrement du trône, qu'il semble que cet achat se fasse aux marchés publics. La libéralité d'un roi de Pologne écarte de son chemin toute opposition; il est le maître de gagner les grandes familles par des palatinats, des starosties et d'autres charges qu'il confère. Mais comme les Polonais ont sur le sujet des bienfaits la mémoire très-courte, il faut revenir souvent à la charge; en un mot, la république de Pologne est comme le tonneau des Danaïdes : le roi le plus généreux répandra vainement ses bienfaits sur eux, il ne les remplira jamais. Cependant, comme un roi de Pologne a beaucoup de grâces à faire, il peut se ménager des ressources fréquentes, en ne faisant ses libéralités que dans les occasions où il a besoin des familles qu'il enrichit.
La troisième question de Machiavel regarde proprement la sûreté d'un prince dans un royaume héréditaire : s'il vaut mieux qu'il entretienne l'union ou la mésintelligence parmi ses sujets.
Cette question pouvait peut-être avoir lieu du temps des ancêtres de Machiavel, à Florence; mais à présent, je ne pense pas qu'aucun politique l'adoptât toute crue et sans la mitiger. Je n'aurais qu'à citer le bel apologue si connu de Ménénius Agrippa, par lequel il réunit le peuple romain. Les républiques, cependant, doivent en quelque façon entretenir de la jalousie entre leurs membres, car, si aucun parti ne veille sur l'autre, la forme du gouvernement se change en monarchie
Il y a des princes qui croient la désunion de leurs ministres nécessaire pour leur intérêt; ils pensent être moins trompés par des hommes qu'une haine mutuelle tient réciproquement en garde. Mais si ces haines produisent cet effet, elles en produisent aussi un fort dangereux; car, au lieu que ces ministres devraient concourir au service du prince, il arrive que, par des vues de se nuire, ils se contrecarrent continuellement, et qu'ils confondent <131>dans leurs querelles particulières l'avantage du prince et le salut des peuples.
Rien ne contribue donc plus à la force d'une monarchie que l'union intime et inséparable de tous ses membres, et ce doit être le but d'un prince sage de l'établir.
Ce que je viens de répondre à la troisième question de Machiavel peut en quelque sorte servir de solution à son quatrième problème; examinons cependant et jugeons en deux mots si un prince doit fomenter des factions contre lui-même, ou s'il doit gagner l'amitié de ses sujets.
C'est forger des monstres pour les combattre que de se faire des ennemis pour les vaincre; il est plus naturel, plus raisonnable, plus humain de se faire des amis. Heureux sont les princes qui connaissent les douceurs de l'amitié!148-a plus heureux sont ceux qui méritent l'amour et l'affection des peuples!
Nous voici à la dernière question de Machiavel, savoir : si un prince doit avoir des forteresses et des citadelles, ou s'il doit les raser.
Je crois avoir dit mon sentiment dans le chapitre dixième pour ce qui regarde les petits princes; venons à présent à ce qui intéresse la conduite des rois.
Dans le temps de Machiavel, le inonde était dans une fermentation générale; l'esprit de sédition et de révolte régnait partout; l'on ne voyait que des factions et des tyrans : les révolutions fréquentes et continuelles obligèrent les princes de bâtir des citadelles sur les hauteurs des villes, pour contenir, par ce moyen, l'esprit inquiet des habitants.
Depuis ce siècle barbare, soit que les hommes se soient lassés de s'entre-détruire, soit plutôt parce que les souverains ont dans leurs États un pouvoir plus despotique, on n'entend plus tant parler de séditions et de révoltes, et l'on dirait que cet esprit d'inquiétude, après avoir assez travaillé, s'est mis à présent dans une assiette tranquille; de sorte que l'on n'a plus besoin de citadelles pour répondre de la fidélité des villes et du pays. Il n'en est pas de même des fortifications pour se garantir des ennemis et pour assurer davantage le repos de l'État.
<132>Les armées et les forteresses sont d'une utilité égale pour les princes; car, s'ils peuvent opposer leurs armées à leurs ennemis, ils peuvent sauver cette armée sous le canon de leurs forteresses, en cas de bataille perdue; et le siége que l'ennemi entreprend de cette forteresse leur donne le temps de se refaire et de ramasser de nouvelles forces, qu'ils peuvent encore, s'ils les amassent à temps, employer pour faire lever le siége à l'ennemi.
Les dernières guerres en Flandre, entre l'Empereur et la France, n'avançaient presque point, à cause de la multitude des places fortes; et des batailles de cent mille hommes, remportées sur cent mille hommes, n'étaient suivies que par la prise d'une ou de deux villes; la campagne d'après, l'adversaire, ayant eu le temps de réparer ses pertes, reparaissait de nouveau, et l'on remettait en dispute ce que l'on avait décidé l'année auparavant. Dans des pays où il y a beaucoup de places fortes, des armées qui couvrent deux milles de terre feront la guerre trente années, et gagneront, si elles sont heureuses, pour prix de vingt batailles dix milles de terrain.
Dans des pays ouverts, le sort d'un combat ou de deux campagnes décide de la fortune du vainqueur, et lui soumet des royaumes entiers. Alexandre, César, Gengis-Kan, Charles XII, devaient leur gloire à ce qu'ils trouvèrent peu de places fortifiées dans les pays qu'ils conquirent; le vainqueur de l'Inde ne fit que deux siéges en ses glorieuses campagnes; l'arbitre de la Pologne n'en fit jamais davantage. Eugène, Villars, Marlborough, Luxembourg, étaient de grands capitaines; mais les forteresses émoussèrent en quelque façon le brillant de leurs succès. Les Français connaissent bien l'utilité des forteresses, car, depuis le Brabant jusqu'au Dauphiné, c'est comme une double chaîne de places fortes; la frontière de la France, du côté de l'Allemagne, est comme une gueule ouverte de lion, qui présente deux rangées de dents menaçantes, qui a l'air de vouloir tout engloutir.
Cela suffit pour faire voir le grand usage des villes fortifiées.
148-a Voyez ci-dessus, p. 58.