CHAPITRE III.192-a
Le quinzième siècle était comme l'enfance des arts; Laurent de Médicis les fit renaître en Italie par la protection qu'il leur accorda; mais ces arts et ces sciences étaient encore faibles, du temps de Machiavel, et comme relevés d'une longue maladie; la philosophie et l'esprit géométrique avaient peu ou point fait de progrès, et l'on ne raisonnait pas aussi conséquemment que l'on fait de nos jours. Les savants même étaient séduits par les brillants dehors et par tout ce qui avait de l'éclat. Alors, on préférait la funeste gloire des conquérants, et ces actions grandes et frappantes qui imposent un certain respect par leur grandeur, à la douceur, à l'équité, à la clémence et à toutes les vertus; à présent, on préfère l'humanité à toutes les qualités d'un conquérant, et l'on n'a plus la démence d'encourager par des louanges des passions furieuses et cruelles qui causent le bouleversement du monde, et qui font périr un nombre innombrable d'hommes; on soumet tout à la justice, et l'on abhorre la valeur et la capacité militaire des conquérants, toutes les fois qu'elle est fatale au genre humain. Machiavel pouvait donc dire, de son temps, qu'il est naturel à l'homme de souhaiter de faire des conquêtes, et qu'un conquérant ne saurait manquer d'acquérir de la gloire : nous lui répondons aujourd'hui qu'il est naturel à l'homme de souhaiter la conservation de son bien et de l'agrandir par des voies légitimes, mais <171>que l'envie n'est naturelle qu'à des âmes très-mal nées, et que le désir de s'agrandir des dépouilles d'un autre ne se présentera pas si facilement dans l'idée d'un honnête homme, ni à ceux qui veulent être estimés dans le monde.
La politique de Machiavel ne peut être applicable qu'à un seul homme, à la déprédation de tout le genre humain; car quelle confusion dans le monde, si beaucoup d'ambitieux voulaient s'ériger en conquérants, s'ils voulaient mutuellement s'emparer de leurs biens, si, envieux de tout ce qu'ils n'ont pas, ils ne pensaient qu'à tout envahir, à tout détruire, et à dépouiller un chacun de ce qu'il possède! On ne verrait à la fin qu'un maître dans le monde, qui aurait recueilli la succession de tous les autres, et qui ne la conserverait qu'autant que l'ambition d'un nouveau venu voudrait le lui permettre.
Je demande ce qui peut porter un homme à s'agrandir, et en vertu de quoi il peut former le dessein d'élever sa puissance sur la misère et sur la destruction d'autres hommes, et comment il peut croire qu'il se rendra illustre en ne faisant que des malheureux. Les nouvelles conquêtes d'un souverain ne rendent pas les États qu'il possédait déjà plus opulents ni plus riches, ses peuples n'en profitent point, et il s'abuse s'il s'imagine qu'il en deviendra plus heureux. Son ambition ne se bornera pas à cette seule conquête, il en sera insatiable, et par conséquent toujours peu satisfait de lui-même. Combien de grands princes ne font point, par leurs généraux, conquérir des provinces qu'ils ne voient jamais! Ce sont alors des conquêtes imaginaires, et qui n'ont que peu de réalité pour les princes qui les ont fait faire; c'est rendre bien des gens malheureux pour contenter la fantaisie d'un seul homme qui souvent ne mériterait pas seulement d'être connu de l'univers.
Mais supposons que ce conquérant soumette tout le monde à sa domination. Ce monde bien soumis, pourrait-il le gouverner? Quelque grand prince qu'il soit, il n'est qu'un être très-borné, un atome, un misérable individu, qu'on ne saurait presque point apercevoir ramper sur ce globe. A peine pourra-t-il retenir le nom de ses provinces, et sa grandeur ne servira qu'à mettre en évidence sa véritable petitesse.
D'ailleurs, ce n'est point la grandeur du pays que le prince <172>gouverne qui lui donne de la gloire, ce ne seront pas quelques lieues de plus de terrain qui le rendront illustre, sans quoi ceux qui possèdent le plus d'arpents de terre devraient être les plus estimés.
La valeur d'un conquérant, sa capacité, son expérience, et l'art de conduire les esprits, sont des qualités qu'on admirera séparément en lui; mais il ne sera jamais qu'un ambitieux et un très-méchant homme, s'il s'en sert injustement. Il ne peut acquérir de la gloire que lorsqu'il emploie ses talents pour soutenir l'équité, et lorsqu'il devient conquérant par nécessité et non pas par tempérament. Il en est des héros comme des chirurgiens, qu'on estime lorsque, par leurs opérations barbares, ils sauvent les hommes d'un présent danger, mais qu'on déteste, si, par un exécrable abus de leur métier, ils font des opérations sans nécessité et simplement pour faire admirer leur adresse.
Les hommes ne doivent jamais penser à leur seul intérêt. Si tout le monde pensait de même, il n'y aurait plus de société; car, au lieu d'abandonner des avantages particuliers pour le bien commun, on sacrifierait le bien commun aux avantages personnels. Pourquoi ne point contribuer à cette harmonie charmante qui fait la douceur de la vie et le bonheur de la société, et n'être grand qu'à force d'obliger les autres et de les combler de biens? On devrait toujours se souvenir de ne point faire aux autres ce qu'on ne voudrait pas qu'ils nous fissent; ce serait le moyen de ne nous point emparer des richesses des autres, et de nous contenter de notre état.
L'erreur de Machiavel sur la gloire des conquérants pouvait être générale de son temps, mais sa méchanceté ne l'était pas assurément. Il n'y a rien de plus affreux que certains moyens qu'il propose pour conserver des conquêtes; à les bien examiner, il n'y en aura pas un qui soit raisonnable ou juste. « On doit, dit ce monstre, éteindre la race des princes qui régnaient avant votre conquête. » Peut-on lire de pareils préceptes sans frémir d'horreur et d'indignation? C'est fouler aux pieds tout ce qu'il y a de saint et de sacré dans le inonde; c'est renverser de toutes les lois celle que les hommes doivent le plus respecter; c'est ouvrir à l'intérêt le chemin à toutes les violences et à tous les crimes; c'est <173>approuver le meurtre, la trahison, l'assassinat, et ce qu'il y a de plus détestable dans l'univers. Comment des magistrats ont-ils pu permettre à Machiavel de publier son abominable politique? et comment a-t-on pu souffrir dans le inonde ce scélérat infâme qui renverse tout droit de possession et de sûreté, ce que les hommes ont de plus sacré, les lois de plus auguste, et l'humanité de plus inviolable? Puisqu'un ambitieux se sera emparé violemment des États d'un prince, il aura le droit de le faire assassiner, empoisonner! Mais ce même conquérant introduit, en agissant ainsi, une pratique dans le monde qui ne peut tourner qu'à sa propre confusion; un autre, plus ambitieux et plus habile que lui, le punira du talion, lui envahira ses États, et le fera périr avec la même injustice qu'il fit périr son prédécesseur. Quels débordements de crimes, quelles cruautés, quelles barbaries, qui désoleraient l'humanité! Une monarchie pareille serait comme un empire de loups, dont un tigre comme Machiavel mériterait d'être le législateur. S'il n'y avait que le crime dans le monde, il détruirait le genre humain; il n'y a point de sûreté pour les hommes sans la vertu.
« Un prince doit établir sa résidence dans ses nouvelles conquêtes. » C'est la seconde maxime de Machiavel pour fortifier le conquérant dans ses nouveaux États. Ceci n'est point cruel, et paraît même assez bon à quelques égards; mais l'on doit considérer que la plupart des États des grands princes sont situés de manière qu'ils ne peuvent pas trop bien en abandonner le centre sans que tout l'État s'en ressente-ils sont le premier principe d'activité dans ce corps, ainsi ils n'en peuvent quitter le centre sans que les extrémités ne languissent.
La troisième maxime du politique est, « Qu'il faut envoyer des colonies pour les établir dans les nouvelles conquêtes, qui serviront à en assurer la fidélité. » L'auteur s'appuie sur la pratique des Romains, et il croit triompher lorsqu'il trouve quelque part dans l'histoire des exemples d'injustices semblables à celles qu'il enseigne. Cette pratique des Romains était aussi injuste qu'ancienne. Par quel droit pouvaient-ils chasser de leurs maisons, de leurs terres et de leurs biens ceux qui les possédaient à juste titre? La raison de Machiavel est que l'on peut le faire avec <174>impunité, puisque ceux que vous dépossédez sont pauvres et incapables de se venger. Quel raisonnement! Vous êtes puissant, ceux qui vous obéissent sont faibles; ainsi vous pouvez les opprimer sans crainte. Il n'y a donc que la peur, selon Machiavel, qui puisse retenir les hommes du crime. Mais quel est donc ce droit par lequel un homme puisse s'arroger un pouvoir si absolu sur ses semblables, que de disposer de leur vie, de leurs biens, et de les rendre misérables quand bon lui semble? Le droit de conquête ne s'étend pas assurément jusque-là. Les sociétés ne sont-elles formées que pour servir de victimes à la fureur d'un infâme intéressé ou ambitieux? Et ce monde n'est-il fait que pour assouvir la folie et la rage d'un tyran dénaturé? Je ne pense pas qu'un homme raisonnable soutienne jamais une semblable cause, à moins qu'une ambition immodérée ne l'aveugle et n'obscurcisse en lui les lumières du bon sens et de l'humanité.
Il est très-faux qu'un prince puisse faire le mal impunément; car, quand même ses sujets ne l'en puniraient pas d'abord, quand même les foudres du ciel ne l'écraseraient pas à point nommé, sa réputation n'en sera pas moins déchirée du public, son nom sera cité parmi ceux qui font horreur à l'humanité, et l'abomination de ses sujets sera sa punition. Quelles maximes de politique : ne point faire le mal à demi, exterminer totalement un peuple, ou du moins le réduire, après l'avoir maltraité, à la dure sujétion de ne pouvoir désormais plus vous être redoutable, étouffer jusqu'aux moindres étincelles de la liberté, pousser le despotisme jusque sur les biens, et la violence jusque sur la vie des souverains! Non, il ne se peut rien de plus affreux. Ces maximes sont aussi indignes d'un être raisonnable que; d'un homme de probité. Comme je me propose de réfuter cet article plus au long dans le cinquième chapitre, j'y renvoie le lecteur.
Examinons à présent si ces colonies pour l'établissement desquelles Machiavel fait commettre tant d'injustices à son prince, si ces colonies sont aussi utiles que l'auteur le dit. Ou vous envoyez dans le pays nouvellement conquis de puissantes colonies, ou vous y en envoyez de faibles. Si ces colonies sont fortes, vous dépeuplez votre État considérablement, et vous chassez un grand nombre de vos nouveaux sujets de vos conquêtes, ce qui affai<175>blit vos forces, puisque la plus grande puissance d'un prince consiste dans le grand nombre d'hommes qui lui obéissent. Si vous envoyez des colonies faibles dans ce pays conquis, elles vous en garantiront mal la sûreté, puisque ce petit nombre d'hommes ne peut être comparable à celui des habitants. Ainsi vous aurez rendu malheureux ceux que vous chassez de leurs biens, sans en rien profiter.
On fait donc beaucoup mieux d'envoyer des troupes dans les pays que l'on vient de se soumettre, qui, moyennant la discipline et le bon ordre, ne pourront point fouler les peuples, ni être à charge aux villes où on les met en garnison. Je dois dire cependant, pour ne point trahir la vérité, que du temps de Machiavel les troupes étaient tout autre chose que ce qu'elles sont à présent : les souverains n'entretenaient point de grandes armées; ces troupes n'étaient pour la plupart qu'un amas de bandits, qui pour l'ordinaire ne vivaient que de violences et de rapines; on ne connaissait point alors ce que c'était que des casernes et mille autres règlements qui mettent en temps de paix un frein à la licence et au dérèglement du soldat.
Dans des cas fâcheux, les moyens les plus doux, selon moi, me paraissent toujours les meilleurs.
« Un prince doit attirer à lui et protéger les petits princes ses voisins, semant la dissension parmi eux afin d'élever ou d'abaisser ceux qu'il veut. » C'est la quatrième maxime de Machiavel, et c'est la politique d'un homme qui croirait que l'univers n'est créé que pour lui. La fourberie et la scélératesse de Machiavel sont répandues dans cet ouvrage comme l'odeur empestée d'une voirie, qui se communique à l'air d'alentour. Un honnête homme serait le médiateur de ces petits princes, il terminerait leurs différends à l'amiable, et gagnerait leur confiance par sa probité, et par les marques d'une impartialité entière dans leurs démêlés et d'un désintéressement parfait pour sa personne. Sa puissance le rendrait comme le père de ses voisins au lieu de leur oppresseur, et sa grandeur les protégerait au lieu de les abîmer.
Il est vrai, d'ailleurs, que des princes qui en ont voulu élever d'autres se sont abîmés eux-mêmes; notre siècle en a fourni deux exemples. L'un est celui de Charles XII, qui éleva Stanislas sur <176>le trône de Pologne, et l'autre est plus récent.198-a Je conclus donc que l'usurpation ne méritera jamais de gloire, que les assassinats seront toujours abhorrés du genre humain, et que les princes qui commettent des injustices et des violences envers leurs nouveaux sujets s'aliéneront tous les esprits par cette conduite, au lieu de les gagner. Il n'est pas possible de justifier le crime, et tous ceux qui en voudront faire l'apologie raisonneront aussi pitoyablement que Machiavel. On mérite bien de perdre la raison et de parler en insensé lorsqu'on entreprend de faire un aussi abominable usage de l'art de raisonner que de le tourner contre le bien de l'humanité. C'est se blesser d'une épée qui ne nous est donnée que pour nous défendre.
Je répète ce que j'ai dit dans le premier chapitre : les princes sont nés juges des peuples, c'est de la justice qu'ils tirent leur grandeur : ils ne doivent donc jamais renier le fondement de leur puissance et l'origine de leur institution.
192-a Le second chapitre manque dans notre autographe. Voyez l'Avertissement de l'Editeur.
198-a Voyez t. II, p. 5.