<64>à tous les états de la vie, et que l'analyse, la méthode et le jugement sont aussi nécessaires au poëte qu'au calculateur.

En fait de poésie, la raison se prête aux charmes de l'imagination; elle ne dédaigne point le merveilleux, pourvu qu'il ne soit pas extravagant; elle examine sévèrement les pensées, l'exactitude grammaticale, l'invention, le nœud, le développement des pièces, les caractères, s'il y en a, l'ordre, la méthode, la tissure de l'ouvrage, le dialogue, si c'est un drame; mais elle laisse à l'oreille à juger de l'harmonie, et au goût à décider de certains agréments qui plaisent dans un pays et déplaisent dans un autre. Varignona n'a aucun théorème pour former le goût ou l'oreille; Duverneya doit s'en tenir à son scalpel, et c'est à un Despréaux à juger les poëtes. Un certain géomètre qui a perdu un œil en calculantb s'avisa de composer un menuet par a plus b. Si on l'avait joué devant le tribunal d'Apollon, le pauvre géomètre courait risque d'être écorché vif comme Marsyas.

La poésie est instructive dans le poëme épique, dans le dramatique, où elle représente de grandes vertus et de grands vices; elle reprend aigrement dans la satire; elle corrige les mœurs en badinant dans la comédie, ou en se déguisant dans l'apologue; elle délasse, amuse et réjouit dans d'autres pièces. Cicéron, ce père de la patrie et de l'éloquence, avouea qu'il se délassait le soir des fatigues du barreau par les charmes de la poésie. Les plus beaux génies de l'antiquité faisaient leurs délices de cet art divin. La poésie a des genres différents, tous ont leur mérite; n'en excluons aucun, et gardons-nous de ces sauvages calculateurs qui veulent diminuer le nombre de nos plaisirs.

Ces sauvages mesurent tout avec la même toise, le théorème comme une épigramme, et ils voudraient soumettre à l'algèbre l'Art poétique de Despréaux comme le calcul des forces vives. Qu'ils apprennent qu'on ne calcule ni le sentiment ni le plaisir. Qu'ils se défient de leurs organes engourdis par l'opium du calcul


a Pierre Varignon, mathématicien célèbre, né à Caen en 1654, mort en 1722. Joseph-Guichard Duverney, célèbre anatomiste, né à Feurs en Forez, en 1648, mort en 1730.

b Léonard Euler.

a Pro Archia poeta. chap. VI.