<91>plus convaincant? Servons-nous donc de ce même argument pour la morale; qu'on représente aux hommes les malheurs qu'ils s'attireront par une conduite vicieuse, et les biens qui sont inséparables des bonnes actions. Lorsque les Crétois maudissaient leurs ennemis, ils leur souhaitaient de se livrer à des passions vicieuses; c'était leur souhaiter qu'ils se précipitassent eux-mêmes dans des malheurs et dans l'opprobre.11 Ces vérités aisées sont susceptibles de démonstration, et se trouvent également à la portée des sages, des gens d'esprit, et de la plus vile populace.

On m'objectera sans doute que mon hypothèse trouvera quelque difficulté à concilier avec le bonheur que j'attache aux bonnes actions ces persécutions qu'éprouve la vertu et ces espèces de prospérités dont jouissent tant d'âmes perverses. Cette difficulté est facile à lever, si nous voulons nous borner à n'entendre par le mot de bonheur qu'une parfaite tranquillité de l'âme. Cette tranquillité de l'âme se fonde sur le contentement de nous-mêmes, sur ce que notre conscience nous permet d'applaudir à nos actions, et sur ce que nous n'avons point de reproches à nous faire. Or, il est clair que ce sentiment peut exister dans une personne d'ailleurs malheureuse; mais jamais il n'existera dans un cœur barbare et atroce, qui ne peut que se détester lui-même, s'il se considère, quelles que soient les prospérités apparentes dont il paraît environné.

Nous ne combattons point l'expérience; nous avouons qu'il y a une multitude d'exemples de crimes impunis et de scélérats qui jouissent de ces grandeurs que les idiots admirent. Mais ces criminels ne craignent-ils pas que le temps ne dévoile enfin cette vérité si terrible pour eux, et ne découvre leur opprobre? Et ces monstres couronnés, un Néron, un Caligula, un Domitien, un Louis XI, les grandeurs vaines dont ils jouissaient les empêchaient-elles d'entendre la voix secrète de la conscience qui les condamnait, d'être dévorés de remords, et de sentir ce fouet vengeur qui, quoique invisible, les déchirait en les fustigeant? Quelle âme peut être tranquille dans une telle situation? N'éprouve-t-elle pas plutôt dans cette vie tout ce que les tourments des enfers peuvent avoir de plus affreux? D'ailleurs, c'est mal raisonner


11 Valère Maxime, livre VII, chap. 2.