<95>jettent ces entraves, ils renoncent tacitement à une loi qui les gêne, et cherchent un asile dans une incrédulité parfaite. Je soutiens donc que tous les motifs qui peuvent être employés pour réformer des personnes de ce caractère tournent évidemment au plus grand avantage de la religion chrétienne, et j'ose croire que l'intérêt propre des hommes est le motif le plus puissant que l'on puisse employer pour les retirer de leurs égarements. Dès qu'une fois l'homme sera bien persuadé que son propre bien demande qu'il soit vertueux, il se portera à des actions louables; et comme effectivement il se trouvera vivre conformément à la morale de l'Évangile, il sera facile de le déterminer à faire pour l'amour de Dieu ce qu'il pratiquera déjà pour l'amour de lui-même; c'est ce que les théologiens appellent changer des vertus païennes en des vertus sanctifiées par le christianisme.
Mais voici une nouvelle objection qui se présente. On me dira sans doute : « Vous êtes en contradiction avec vous-même; vous ne pensez donc pas qu'on définit la vertu : une disposition de l'âme qui la porte au plus parfait désintéressement. Comment pouvez-vous donc imaginer qu'on peut arriver à ce parfait désintéressement par l'intérêt propre, ce qui est précisément la disposition de l'âme qui lui est la plus opposée? » Quelque forte que soit cette objection, elle est facile à résoudre, pourvu que l'on considère les différents ressorts qui font mouvoir l'amour-propre. Si l'amour-propre ne consistait que dans le désir de posséder des biens et des honneurs, je n'aurais rien à répondre; mais ses prétentions ne se bornent pas à si peu d'objets : premièrement, c'est l'amour de la vie et de sa propre conservation, ensuite l'envie d'être heureux, la crainte du blâme et de la honte, le désir de la considération et de la gloire, enfin une passion pour tout ce qu'on juge être avantageux, ajoutez-y une horreur pour tout ce qu'on croit nuisible à sa conservation. Il n'y a donc qu'à rectifier le jugement des hommes. Que dois-je rechercher, que dois-je fuir, pour rendre cet amour-propre, de brut et nuisible qu'il était, utile et louable?
Les exemples du plus grand désintéressement que nous ayons nous sont fournis par des principes de l'amour-propre. Le dévouement généreux des deux Décius, qui sacrifièrent volontaire-