II. DISSERTATION SUR LES RAISONS D'ÉTABLIR OU D'ABROGER LES LOIS.[Titelblatt]
<10><11>DISSERTATION SUR LES RAISONS D'ÉTABLIR OU D'ABROGER LES LOIS.
Ceux qui veulent acquérir une connaissance exacte de la manière dont il faut établir ou abroger les lois ne la peuvent puiser que dans l'histoire. Nous y voyons que toutes les nations ont eu des lois particulières, que ces lois ont été établies successivement, et qu'il a fallu toujours beaucoup de temps aux hommes pour parvenir à quelque chose de raisonnable. Nous y voyons que les législateurs dont les lois ont subsisté le plus longtemps ont été ceux qui ont eu pour but le bonheur public, et qui ont le mieux connu le génie du peuple dont ils réglaient le gouvernement.
Ce sont ces considérations qui nous obligent d'entrer ici en quelques détails sur l'histoire même des lois, et sur la manière dont elles se sont établies dans les pays les plus policés.
Il paraît probable que les pères de famille ont été les premiers législateurs : le besoin d'établir l'ordre dans leurs maisons les obligea sans doute à faire des lois domestiques. Depuis ces premiers temps, et lorsque les hommes commencèrent à se rassembler dans des villes, les lois de ces juridictions particulières se trouvèrent insuffisantes pour une société plus nombreuse.
La malice du cœur humain, qui semble engourdie dans la solitude, se ranime dans le grand monde; et si le commerce des hommes, qui assortit les caractères les plus ressemblants, fournit des compagnons aux gens vertueux, il donne également des complices aux scélérats.
<12>Les désordres s'accrurent dans les villes, de nouveaux vices prirent naissance, et les pères de famille, comme les plus intéressés à les réprimer, convinrent, pour leur sûreté, de s'opposer à ce débordement. On publia donc des lois, et l'on créa des magistrats pour les faire observer; tant est grande la dépravation du cœur humain, que, pour vivre en paix et heureux, on fut obligé de l'y contraindre par la puissance des lois.
Les premières lois ne parèrent qu'aux grands inconvénients : les civiles réglaient le culte des dieux, le partage des terres, les contrats de mariage et les successions; les lois criminelles n'étaient rigoureuses que pour les crimes dont on redoutait le plus les effets; et ensuite, à mesure qu'il survenait des inconvénients inattendus, de nouveaux désordres donnaient naissance à de nouvelles lois.
De l'union des villes se formèrent des républiques, et, par la pente que toutes les choses humaines ont à la vicissitude, leur gouvernement changea souvent de forme. Lassé de la démocratie, le peuple passait à l'aristocratie, à laquelle il substituait même le gouvernement monarchique; ce qui arrivait en deux manières, ou lorsque le peuple mettait sa confiance dans la vertu éminente d'un de ses citoyens, ou lorsque, par artifice, quelque ambitieux usurpait le souverain pouvoir. Il est peu d'États qui n'aient pas essayé de ces différents gouvernements; mais tous eurent des lois différentes.
Osiris est le premier législateur dont l'histoire profane fasse mention; il était roi d'Égypte, et il y établit ses lois. Les souverains même y étaient soumis; ces lois, qui réglaient le gouvernement du royaume, s'étendaient sur la conduite des particuliers.
Les rois n'acquéraient l'amour de leur peuple qu'autant qu'ils s'y conformaient. Osiris13-1 institua trente juges, dont le chef portait au cou la figure de la vérité pendue à une chaîne d'or; c'était obtenir gain de cause que d'être touché par cette figure.
Osiris régla le culte des dieux, le partage des terres, la distinction des conditions; il ne voulut point qu'il y eût prise de corps contre le débiteur; toute séduction de rhétorique était ban<13>nie des plaidoyers; les Égyptiens engageaient les cadavres de leurs pères, ils les déposaient chez leurs créanciers pour nantissement, et c'était une infamie que de ne les pas dégager avant leur mort. Ce législateur crut que ce n'était pas assez de punir les hommes pendant leur vie; il établit un tribunal qui les jugeait après leur mort, afin que la flétrissure attachée à leur condamnation servît d'aiguillon pour animer les vivants à la vertu.
Après les lois des Égyptiens, celles des Crétois sont les plus anciennes. Minos fut leur législateur; il se disait fils de Jupiter, et assurait avoir reçu ces lois de son père, afin de les rendre plus respectables.
Lycurgue, roi de Lacédémone, fit usage des lois de Minos, auxquelles il en ajouta quelques-unes d'Osiris, qu'il recueillit lui-même dans un voyage qu'il fit en Égypte; il bannit de sa république l'or, l'argent, toute sorte de monnaies, et les arts superflus; il partagea également les terres entre les citoyens.
Ce législateur, qui avait intention de former des guerriers, ne voulut point qu'aucune espèce de passion pût énerver leur courage; il permit pour cet effet la communauté des femmes entre les citoyens, ce qui peuplait l'État, sans attacher trop les particuliers aux liens doux et tendres du mariage; tous les enfants étaient élevés aux frais du public. Lorsque les parents pouvaient prouver que leurs enfants étaient nés malsains, il leur était permis de les tuer. Lycurgue pensait qu'un homme qui n'était pas en état de porter les armes ne méritait pas la vie.
Il régla que les ilotes, espèce d'esclaves, cultiveraient les terres, et que les Spartiates ne s'occuperaient qu'aux exercices qui les rendaient propres à la guerre.
La jeunesse des deux sexes luttait; ils faisaient leurs exercices tout nus, en place publique.
Leurs repas étaient réglés, où, sans distinction des états, tous les citoyens mangeaient ensemble.
Il était défendu aux étrangers de s'arrêter à Sparte, afin que leurs mœurs ne corrompissent pas celles que Lycurgue avait introduites.
On ne punissait que les voleurs maladroits. Lycurgue avait intention de former une république militaire, et il y réussit.
<14>Dracon14-2 fut à la vérité le premier législateur des Athéniens; mais ses lois étaient si rigoureuses, qu'on disait qu'elles étaient écrites plutôt avec du sang qu'avec de l'encre.
Nous avons vu comme les lois s'établirent en Égypte et à Sparte : voyons maintenant comme elles furent réformées à Athènes.
Les désordres qui régnèrent dans l'Attique, et les suites funestes qu'ils présageaient, firent qu'on eut recours à un sage qui pouvait seul réformer tant d'abus. Les pauvres, qui souffraient à cause de leurs dettes des vexations cruelles de la part des riches, songèrent à se choisir un chef qui les délivrât de la tyrannie des créanciers.
Dans ces dissensions, Solon fut nommé archonte et arbitre souverain, du consentement de tout le monde. Les riches, dit Plutarque, l'agréèrent volontiers comme riche, et les pauvres comme homme de bien.
Solon déchargea les débiteurs; il accorda aux citoyens la liberté de tester.
Il permit aux femmes qui avaient des maris impuissants d'en choisir d'autres parmi leurs parents.
Ces lois imposaient des châtiments à l'oisiveté; elles absolvaient ceux qui tuaient un adultère; elles défendaient de confier la tutelle des enfants à leurs plus proches héritiers.
Ceux qui avaient crevé l'œil à un borgne étaient condamnés à perdre les deux yeux; les débauchés n'osaient point parler dans les assemblées du peuple.
Solon ne fit aucune loi contre le parricide : ce crime lui paraissait inouï; il pensait que c'eût été l'enseigner plutôt que le défendre.
Il voulut que ses lois fussent déposées dans l'aréopage; ce conseil fondé par Cécrops, qui au commencement avait été composé de trente juges, s'augmenta jusqu'à cinq cents; l'aréopage tenait ses séances de nuit; les avocats y plaidaient les causes simplement; il leur était défendu d'exciter les passions.
<15>Les lois d'Athènes passèrent ensuite à Rome; mais comme les lois de cet empire devinrent celles de tous les peuples qu'il conquit, il sera nécessaire de nous étendre davantage sur leur sujet.
Romulus fut le fondateur et le premier législateur de Rome; voici le peu qui nous reste des lois de ce prince.
Il voulait que les rois eussent une autorité souveraine dans les affaires de justice et de religion; qu'on n'ajoutât point foi aux fables qu'on rapporte des dieux; qu'on eût d'eux des sentiments saints et religieux, en n'attribuant rien de déshonnête à des natures bienheureuses. Plutarque ajoute que c'est une impiété de croire que la Divinité prenne plaisir aux attraits d'une beauté mortelle. Ce roi si peu superstitieux ordonna cependant qu'on n'entreprît rien sans avoir préalablement consulté les augures.
Romulus plaça les patriciens dans le sénat, les plébéiens dans les tribus, et il ne comptait pour rien les esclaves dans sa république.
Les maris avaient le droit de punir de mort leurs femmes lorsqu'elles étaient convaincues d'adultère ou d'ivrognerie.
La puissance des pères sur leurs enfants n'avait point de bornes; il leur était permis de les faire mourir lorsqu'ils naissaient monstrueux. On punissait les parricides de mort. Un patron qui fraudait son client était en abomination; une belle-fille qui battait son père était abandonnée à la vengeance des dieux pénates. Romulus voulut que les murailles des villes fussent sacrées; et il tua son frère Rémus pour avoir transgressé cette loi en sautant par-dessus les murs de la ville qu'il élevait.
Ce prince établit des asiles; il y en avait entre autres auprès de la roche tarpéienne.
A ces lois de Romulus Numa en ajouta de nouvelles; comme ce prince était fort pieux, et que sa religion était épurée, il défendit que personne ne donnât aux dieux la figure humaine ou celle de quelque bête. De là vint que, les cent soixante premières années depuis la fondation de Rome, il n'y eut point d'images dans les temples.
Tullus Hostilius, afin d'exciter le peuple à la multiplication de l'espèce, voulut que, lorsqu'une femme accoucherait de trois enfants à la fois, ils fussent nourris aux dépens du public jusqu'à l'âge de puberté.
<16>Nous remarquons parmi les lois de Tarquin qu'il obligea chaque citoyen de donner au Roi le dénombrement de tous ses biens, au risque d'être puni s'il y manquait; qu'il régla les dons que chacun devait faire aux temples; et qu'entre autres il permit que les esclaves mis en liberté pussent être reçus dans les tribus de la ville. Les lois de ce prince furent favorables aux débiteurs.
Telles sont les principales lois que les Romains reçurent de leurs rois; Sextus Papirius les recueillit toutes, et elles prirent de lui le nom de code papirien.
La plupart de ces lois, faites pour un État monarchique, furent abolies par l'expulsion des rois.
Valérius Publicola, collègue de Brutus dans le consulat, un des instruments de la liberté dont Rome jouissait, ce consul si favorable au peuple, publia de nouvelles lois, propres au genre de gouvernement qu'il venait d'établir.
Ces lois permettaient d'appeler au peuple des jugements des magistrats, et défendaient, sous peine de mort, d'accepter des charges sans son aveu. Publicola diminua les tailles, et autorisa le meurtre des citoyens qui aspiraient à la tyrannie.
Ce ne fut qu'après lui que s'établirent les usures; les grands de Rome les portèrent jusqu'au denier huit. Si le débiteur ne pouvait acquitter sa dette, il était traîné en prison et réduit à l'esclavage, lui et toute sa famille. La dureté de cette loi parut insupportable aux plébéiens, qui en étaient souvent les victimes; ils murmurèrent contre les consuls, le sénat se montra inflexible, et le peuple, irrité de plus en plus, se retira au Mont Sacré. De là il traita d'égal avec les sénateurs, et il ne rentra à Rome qu'à condition qu'on abolît ses dettes, et que l'on créât des magistrats qui, par la charge de tribuns, seraient autorisés à soutenir ses droits; ces tribuns réduisirent l'usure au denier seize, et enfin elle fut tout à fait abolie pour un temps.
Les deux ordres qui composaient la république romaine formaient sans cesse des desseins ambitieux pour s'élever les uns aux dépens des autres; de là naquirent les défiances et les jalousies. Quelques séditieux qui flattaient le peuple outraient ses prétentions; et quelques jeunes sénateurs, nés avec des passions <17>vives et avec beaucoup d'orgueil, rendaient les résolutions du sénat souvent trop sévères.
La loi agraire, sur le partage des terres conquises, divisa plus d'une fois la république; il en fut question l'année deux cent soixante-sept de la fondation. Ces dissensions, auxquelles le sénat faisait diversion par quelques guerres, mais qui se réveillaient toujours, continuèrent jusqu'en l'année trois cent.
Rome reconnut enfin la nécessité d'avoir recours à des lois qui pussent satisfaire les deux partis; on envoya à Athènes Sp. Postumius Albus, A. Manlius et P. Sulpicius Camérinus, pour y compiler les lois de Solon. Ces ambassadeurs, à leur retour, furent mis au nombre des décemvirs; ils rédigèrent ces lois, qui furent approuvées du sénat par un arrêt, et du peuple par un plébiscite; on les fit graver sur dix tables de cuivre, et l'année d'après on y en ajouta encore deux autres; ce qui forma un corps de lois, si connu sous le nom de celui des Douze Tables.
Ces lois limitaient la puissance paternelle; elles infligeaient des punitions aux tuteurs qui fraudaient leurs pupilles; elles permettaient de léguer son bien à qui l'on voudrait. Les triumvirs ordonnèrent, depuis, que les testateurs seraient obligés de laisser le quart de leur bien à leurs héritiers; et c'est l'origine de ce que nous appelons la légitime.18-3
Les enfants posthumes nés dix mois après la mort de leurs pères étaient déclarés légitimes; l'empereur Adrien étendit ce privilége jusqu'à l'onzième mois.
Le divorce, jusqu'alors inconnu des Romains, n'eut force de loi que par celle des Douze Tables; il y avait des peines infligées contre les injures d'effet, de paroles et par écrit.
L'intention seule du parricide était punie de mort.
Les citoyens étaient autorisés à tuer les voleurs armés ou qui entraient de nuit dans leur maison.
Tout faux témoin devait être précipité de la roche tarpéienne. En matières criminelles, l'accusateur avait deux jours, dans lesquels il formait l'accusation qu'il signifiait; et l'accusé avait trois <18>jours pour y répondre.19-4 S'il se trouvait que l'accusateur eût calomnié l'accusé, il était puni des mêmes peines que méritait le crime dont il l'avait chargé.
Voilà en substance ce que contenaient les lois des Douze Tables, dont Tacite dit qu'elles furent la fin des bonnes lois; l'Égypte, la Grèce, et tout ce qu'elle connaissait de plus parfait, y avaient contribué. Ces lois, si équitables et si justes, ne resserraient la liberté des citoyens que dans les cas où l'abus qu'ils en pouvaient faire aurait nui au repos des familles et à la sûreté de la république.
L'autorité du sénat sans cesse en opposition avec celle du peuple, l'ambition outrée des grands, les prétentions des plébéiens qui s'accroissaient chaque jour, et beaucoup d'autres raisons qui sont proprement du ressort de l'histoire, causèrent de nouveau des orages violents. Les Gracchus et les Saturninus publièrent quelques lois séditieuses. Pendant les troubles des guerres civiles, on vit un nombre d'ordonnances que les événements faisaient paraître et disparaître. Sylla abolit les anciennes lois, et en établit de nouvelles, que Lépidus détruisit. La corruption des mœurs, qui augmentait avec ces dissensions domestiques, donna lieu à la multiplication des lois à l'infini. Pompée, élu pour réformer ces lois, en publia quelques-unes, qui périrent avec lui. Pendant vingt-cinq ans de guerres civiles et de troubles, il n'y eut ni droit, ni coutume, ni justice; et tout demeura dans cette confusion jusqu'au règne d'Auguste, qui, sous son sixième consulat, rétablit les anciennes lois, et annula toutes celles qui avaient pris naissance pendant les désordres de la république.
L'empereur Justinien remédia enfin à la confusion que la multiplicité des lois apportait à la jurisprudence, et il ordonna à son chancelier Tribonien de composer un corps de droit parfait; celui-ci le réduisit en trois volumes, qui nous sont restés, savoir : le Digeste, qui contient les opinions des plus célèbres jurisconsultes, le Code, qui renferme les constitutions des empereurs; et les Instituts, qui forment un abrégé du droit romain.
Ces lois se sont trouvées si admirables, qu'après la destruction <19>de l'empire elles ont été embrassées par les peuples les plus policés, qui en ont fait la base de leur jurisprudence.
Les Romains avaient apporté leurs lois dans les pays de leurs conquêtes; les Gaules les reçurent lorsque Jules César, qui les subjugua, en fit une province de l'empire.
Pendant le cinquième siècle, après le démembrement de la monarchie romaine, les peuples du Nord inondèrent une partie de l'Europe; ces différentes nations barbares introduisirent chez leurs ennemis vaincus leurs lois et leurs coutumes; les Gaules furent envahies par les Visigoths, les Bourguignons et les Francs.
Clovis crut faire grâce à ses nouveaux sujets en leur laissant l'option des lois du vainqueur ou de celles du vaincu; il publia la loi salique, et sous les règnes de ses successeurs on créa souvent de nouvelles lois. Gondebaud, roi de Bourgogne, fit une ordonnance par laquelle il défère le duel à ceux qui ne voudront pas s'en tenir au serment.
Anciennement les seigneurs avaient le droit de juger souverainement et sans appel.
Sous le règne de Louis le Gros s'établit la justice supérieure et royale en France; nous voyons, depuis, que Charles IX avait intention de réformer la justice et d'abréger les procédures; c'est ce qui paraît par l'ordonnance de Moulins. Il est à remarquer que des lois si sages fuient publiées dans des temps de troubles; mais, dit le président Hénault, le chancelier de L'Hôpital veillait pour le salut de la patrie. Ce fut enfin Louis XIV qui fit rédiger toutes les lois depuis Clovis jusqu'à lui dans un corps qu'on appela de son nom le code Louis.
Les Bretons, que les Romains subjuguèrent de même que les Gaulois, reçurent également les lois de leurs conquérants.
Avant d'être assujettis, ces peuples étaient gouvernés par des druides, dont les maximes avaient force de lois.
Les pères de famille, chez ces peuples, avaient droit de vie et de mort sur leurs femmes et leurs enfants; tout commerce étranger leur était défendu; ils égorgeaient les prisonniers de guerre, et en faisaient un sacrifice aux dieux.
Les Romains maintinrent leur puissance et leurs lois chez ces <20>insulaires jusqu'à l'empire d'Honorius, qui rendit aux Anglais leur liberté, l'an quatre cent dix, par un acte solennel.
Les Pictes,21-5 alliés avec les Écossais, les attaquèrent ensuite; les Bretons, faiblement secourus des Romains, et toujours battus par leurs ennemis, eurent recours aux Saxons; ceux-ci subjuguèrent toute l'île après une guerre de cent cinquante ans, et de leurs auxiliaires ils devinrent leurs maîtres.
Les Anglo-Saxons introduisirent dans la Grande-Bretagne leurs lois, les mêmes qui se pratiquaient anciennement en Allemagne; ils partagèrent l'Angleterre en sept royaumes, qui se gouvernaient séparément; ils avaient tous des assemblées21-6 générales, composées des grands, du peuple et de l'ordre des paysans. La forme de ce gouvernement, qui était ensemble monarchique, aristocratique et démocratique, s'est conservée jusqu'à nos jours; l'autorité se trouve encore partagée entre le Roi, la chambre des seigneurs et celle des communes.
Alfred le Grand donna à l'Angleterre les premières lois réduites en corps. Quoiqu'elles fussent douces, ce prince fut inexorable envers les magistrats convaincus de corruption; l'histoire remarque qu'en une seule année il fit pendre quarante-quatre juges qui avaient prévariqué.
Selon le code d'Alfred le Grand, tout Anglais accusé de quelque crime devait être jugé par ses pairs, et la nation conserve encore ce privilége.
L'Angleterre prit une nouvelle forme par la conquête qu'en fit Guillaume, duc de Normandie;22-7 ce conquérant érigea de nouvelles cours souveraines, dont celle de l'Échiquier subsiste encore; ces tribunaux suivaient la personne du Roi. Il sépara la juridiction ecclésiastique de la civile, et de ses lois, qu'il fit publier en langue normande, la plus sévère était l'interdiction de la chasse, sous peine de mutilation ou de mort même.
Depuis Guillaume le Conquérant, les rois ses successeurs firent différentes chartres.
<21>Henri Ier, dit Beauclerc, permit aux héritiers nobles de prendre possession des successions qui leur retombaient, sans rien payer au souverain; il permit même à la noblesse de se marier sans le consentement du prince.
Nous voyons encore que le roi Étienne donna une chartre par laquelle il reconnaît tenir son pouvoir du peuple et du clergé, qui confirme les prérogatives de l'Église, et abolit les lois rigoureuses de Guillaume le Conquérant.
Ensuite Jean Sans-Terre accorda à ses sujets la chartre dite la grande chartre; elle consiste en soixante-deux articles.
Les articles principaux règlent la façon de relever les fiefs; le partage des veuves, en défendant de les contraindre à convoler en secondes noces; elle les oblige sous caution à ne se point remarier sans la permission de leur seigneur suzerain. Ces lois établissent les cours de justice dans des lieux stables; elles défendent au parlement de lever des impôts sans le consentement des communes, à moins que ce ne soit pour racheter la personne du Roi, ou afin de faire son fils chevalier, ou pour doter sa fille; elles ordonnent de n'emprisonner, de ne déposséder, ni de ne faire mourir personne sans que ses pairs l'aient jugé selon les lois du royaume; et, de plus, le Roi s'engage à ne vendre ni refuser la justice à personne.
Les lois de Westminster, qu'Édouard Ier publia, n'étaient qu'un renouvellement de la grande chartre, excepté qu'il défendit l'acquisition des terres aux gens de mainmorte, et qu'il bannit les juifs du royaume.
Quoique l'Angleterre ait beaucoup de sages lois, c'est peut-être le pays de l'Europe où elles sont le moins en vigueur. Rapin Thoyras remarque très-bien que, par un vice du gouvernement, le pouvoir du Roi se trouve sans cesse en opposition avec celui du parlement; qu'ils s'observent mutuellement, soit pour conserver leur autorité, soit pour l'étendre; ce qui distrait et le Roi et les représentants de la nation du soin qu'ils devraient employer au maintien de la justice; et ce gouvernement turbulent et orageux change sans cesse ses lois par acte de parlement, selon que les conjonctures et les événements l'y obligent; d'où il s'ensuit que l'Angleterre est dans le cas d'avoir plus besoin de réforme dans sa jurisprudence qu'aucun autre royaume.
<22>Il ne nous reste qu'à dire deux mots de l'Allemagne. Nous reçûmes les lois romaines lorsque ces peuples conquirent la Germanie, et nous les conservâmes, parce que les empereurs, abandonnant l'Italie, transportèrent chez nous le siége de leur empire. Cependant il n'est aucun cercle, aucune principauté, quelque petite qu'elle soit, qui n'ait un droit coutumier différent; et ces droits, par la longueur du temps, se sont acquis force de lois.
Après avoir exposé la manière dont les lois se sont établies chez la plupart des peuples policés, nous remarquerons que, dans tous les pays où elles ont été introduites du consentement des citoyens, ce fut le besoin qui les y fit recevoir; et que, dans les pays subjugués, c'étaient les lois des conquérants qui devenaient celles des conquis; mais qu'également partout elles ont été augmentées successivement. Si l'on est étonné de voir au premier coup d'œil que les peuples puissent être gouvernés par tant de lois différentes, on peut revenir de sa surprise en observant que, pour l'essentiel des lois, elles se trouvent à peu près les mêmes; j'entends celles qui, pour le maintien de la société, punissent les crimes.
Nous observons encore, en examinant la conduite des plus sages législateurs, que les lois doivent être adaptées au genre du gouvernement et au génie de la nation qui les doit recevoir; que les meilleurs législateurs ont eu pour but la félicité publique; et qu'en général toutes les lois qui sont les plus conformes à l'équité naturelle, à quelques exceptions près, sont les meilleures.
Comme Lycurgue trouva un peuple ambitieux, il lui donna des lois plus propres à faire des guerriers que des citoyens; et s'il bannit l'or de sa république, c'était parce que l'intérêt est de tous les vices celui qui est le plus opposé à la gloire.
Solon disait de lui-même qu'il n'avait pas donné aux Athéniens les lois les plus parfaites, mais les meilleures qu'ils fussent capables de recevoir. Ce législateur considéra non seulement le génie de ce peuple, mais aussi la situation d'Athènes, qui était aux bords de la mer; par cette raison, il infligea des peines pour l'oisiveté, il encouragea l'industrie, et il ne défendit point l'or et l'argent, prévoyant que sa république ne pouvait devenir grande ni puissante que par un commerce florissant.
Il faut bien que les lois s'accordent avec les génies des nations, <23>ou il ne faut point espérer qu'elles subsistent. Le peuple romain voulait la démocratie, tout ce qui pouvait altérer cette forme de gouvernement lui était odieux; de là vint qu'il y eut tant de séditions pour faire passer la loi agraire, le peuple se flattant que, par le partage des terres, il rétablirait une sorte d'égalité dans les fortunes des citoyens; de là vint qu'il y eut de fréquentes émeutes pour l'abolition des dettes, parce que les créanciers, qui étaient les grands, traitaient leurs débiteurs, qui étaient les plébéiens, avec inhumanité, et que rien ne rend plus odieuse la différence des conditions que la tyrannie que les riches exercent impunément sur les misérables.
On trouve trois sortes de lois dans tous les pays, à savoir : celles qui tiennent à la politique, et qui établissent le gouvernement; celles qui tiennent aux mœurs, et qui punissent les criminels; et enfin les lois civiles, qui règlent les successions, les tutelles, les usures et les contrats. Les législateurs qui établissent des lois dans des monarchies sont ordinairement eux-mêmes souverains : si leurs lois sont douces et équitables, elles se soutiennent d'elles-mêmes, tous les particuliers y trouvent leur avantage; si elles sont dures et tyranniques, elles seront bientôt abolies, parce qu'il faut les maintenir par la violence, et que le tyran est seul contre tout un peuple qui n'a de désir que de les supprimer.
Dans plusieurs républiques où des particuliers ont été législateurs, leurs lois n'ont réussi qu'autant qu'elles ont pu établir un juste équilibre entre le pouvoir du gouvernement et la liberté des citoyens.
Il n'est que les lois qui regardent les mœurs, sur lesquelles les législateurs conviennent, en général, du même principe; excepté qu'ils se sont plus roidis contre un crime que contre un autre, et cela, sans doute, pour avoir connu les vices auxquels la nation avait le plus de penchant.
Comme les lois sont des digues qu'on oppose au débordement des vices, il faut qu'elles se fassent respecter par la terreur des peines; mais il n'en est pas moins vrai que les législateurs qui ont le moins aggravé les châtiments sont au moins les plus humains, s'ils ne sont pas les plus rigides.
Les lois civiles sont celles qui diffèrent le plus entre elles : <24>ceux qui les ont établies ont trouvé certains usages introduits généralement avant eux, qu'ils n'ont osé abolir sans choquer les préjugés de la nation; ils ont respecté la coutume, qui les fait regarder comme bonnes; et ils ont adopté ces usages, quoiqu'ils ne soient pas équitables, purement en faveur de leur antiquité.
Quiconque s'est donné la peine d'examiner les lois avec un esprit philosophique en aura sans doute trouvé beaucoup qui d'abord paraissent contraires à l'équité naturelle, et qui cependant ne le sont pas. Je me contente de citer le droit de primogéniture. Il paraît que rien n'est plus juste que de partager la succession paternelle en portions égales entre tous les enfants. Cependant l'expérience prouve que les plus puissants héritages, subdivisés en beaucoup de parties, réduisent avec le temps des familles opulentes à l'indigence; ce qui a fait que des pères ont mieux aimé déshériter leurs cadets que de préparer à leur maison une décadence certaine. Et par la même raison, des lois qui paraissent gênantes et dures à quelques particuliers n'en sont pas moins sages, dès qu'elles tendent à l'avantage de la société entière; c'est un tout auquel un législateur éclairé sacrifiera constamment les parties.
Les lois qui regardent les débiteurs sont sans contredit celles qui exigent le plus de circonspection et de prudence de la part de ceux qui les publient. Si ces lois favorisent les créanciers, la condition des débiteurs devient trop dure; un malheureux hasard peut ruiner à jamais leur fortune. Si, au contraire, cette loi leur est avantageuse, elle altère la confiance publique, en infirmant des contrats qui sont fondés sur la bonne foi.
Ce juste milieu qui, en maintenant la validité des contrats, n'opprime pas les débiteurs insolvables, me paraît la pierre philosophale de la jurisprudence.
Nous ne nous étendrons pas davantage sur cet article : la nature de cet ouvrage ne nous permet point d'entrer dans un plus grand détail; nous nous bornons aux réflexions générales.
Un corps de lois parfaites serait le chef-d'œuvre de l'esprit humain dans ce qui regarde la politique du gouvernement : on y remarquerait une unité de dessein et des règles si exactes et si proportionnées, qu'un État conduit par ces lois ressemblerait à <25>une montre, dont tous les ressorts ont été faits pour un même but; on y trouverait une connaissance profonde du cœur humain et du génie de la nation; les châtiments seraient tempérés, de sorte qu'en maintenant les bonnes mœurs, ils ne seraient ni légers ni rigoureux; des ordonnances claires et précises ne donneraient jamais lieu au litige; elles consisteraient dans un choix exquis de tout ce que les lois civiles ont eu de meilleur, et dans une application ingénieuse et simple de ces lois aux usages de la nation; tout serait prévu, tout serait combiné, et rien ne serait sujet à des inconvénients : mais les choses parfaites ne sont pas du ressort de l'humanité.
Les peuples auraient lieu d'être satisfaits, si les législateurs se mettaient à leur égard dans les mêmes dispositions d'esprit où étaient ces pères de famille qui donnèrent les premières lois : ils aimaient leurs enfants; les maximes qu'ils leur prescrivaient n'avaient d'objet que le bonheur de leur famille.
Peu de lois sages rendent un peuple heureux; beaucoup de lois embarrassent la jurisprudence, par la raison qu'un bon médecin ne surcharge pas ses malades de remèdes. Le législateur habile ne surcharge pas le public de lois superflues; trop de médecines se nuisent, et empêchent réciproquement leurs effets; trop de lois deviennent un dédale où les jurisconsultes et la justice s'égarent.
Chez les Romains, les lois se multiplièrent lorsque les révolutions étaient fréquentes; tout ambitieux qui se voyait favorisé de la fortune se faisait législateur. Cette confusion dura, comme nous l'avons dit, jusqu'au temps d'Auguste, qui annula toutes ces ordonnances injustes, et remit les anciennes lois en vigueur.
En France, les lois devinrent plus nombreuses lorsque les Francs, en conquérant ce royaume, y introduisirent les leurs; Louis XI eut dessein de réunir toutes ces lois, et d'établir dans son empire, comme il le disait lui-même, une seule loi, un seul poids et une seule mesure.
Il est plusieurs lois auxquelles les hommes sont attachés, parce qu'ils sont, la plupart, des animaux de coutume; quoiqu'on pût en substituer de meilleures à leur place, il serait peut-être dangereux d'y toucher; la confusion que cette réforme <26>mettrait dans la jurisprudence ferait peut-être plus de mal que les nouvelles lois ne produiraient de bien.
Cela n'empêche pas qu'il n'y ait des cas où la réforme semble absolument nécessaire : c'est lorsqu'il se trouve des lois contraires au bonheur public et à l'équité naturelle, lorsqu'elles sont énoncées en termes vagues et obscurs, et lors enfin qu'elles impliquent contradiction dans le sens ou dans les termes.
Entrons dans quelques éclaircissements sur cette matière.
Les lois d'Osiris sur le vol sont, par exemple, dans le cas de ces premières dont nous avons parlé : elles ordonnaient que ceux qui voudraient faire le métier de voleurs se fissent inscrire chez leur capitaine, et qu'on portât chez lui à l'instant tout ce qu'on déroberait. Ceux chez qui s'était fait le vol venaient chez le chef des voleurs revendiquer leurs biens, qu'on leur restituait, pourvu que le propriétaire donnât le quart de la valeur. Le législateur pensait que par cet expédient il fournissait aux citoyens un moyen de recouvrer ce qui leur appartenait, moyennant une légère redevance; c'était le moyen de faire des voleurs de tous les Égyptiens. Osiris n'y pensait pas sans doute en établissant cette loi, à moins qu'on ne veuille dire qu'il conniva au vol, comme à un mal qu'il ne pouvait pas empêcher, de même que le gouvernement d'Amsterdam souffre les musicos, et celui de Rome les maisons de joie privilégiées.
Les bonnes mœurs et la sûreté publique demanderaient cependant qu'on abrogeât cette loi d'Osiris, si malheureusement on la trouvait établie.
Les Français ont pris le contre-pied des Égyptiens : ceux-là étaient trop doux, ceux-ci sont trop sévères. Les lois françaises sont d'une rigueur terrible : tous les voleurs domestiques sont punis de mort. Ils disent, pour se justifier, qu'en punissant sévèrement les coupeurs de bourses, ils détruisent la semence des brigands et des assassins.
L'équité naturelle veut qu'il y ait une proportion entre le crime et. le châtiment : les vols compliqués méritent la mort; ceux qui se commettent sans violence ont des côtés par lesquels on peut envisager avec compassion ceux qui en sont coupables.
Il y a l'infini entre le destin d'un riche et d'un misérable : l'un <27>regorge de biens et nage dans le superflu; l'autre, abandonné de la fortune, manque même du nécessaire. Qu'un malheureux dérobe, pour vivre, quelques pistoles, une montre d'or ou pareilles bagatelles à un homme que sa magnificence empêche de s'apercevoir de cette perte, faut-il que ce misérable soit dévoué à la mort? L'humanité n'exige-t-elle pas qu'on adoucisse cette extrême rigueur? Il paraît bien que les riches ont fait cette loi; les pauvres ne seraient-ils pas en droit de dire : « Que n'a-t-on de la commisération de notre état déplorable? Si vous étiez charitables, si vous étiez humains, vous nous secourriez dans nos misères, et nous ne vous volerions pas. Parlez : est-il juste que toutes les félicités de ce monde soient pour vous, et que toutes les infortunes nous accablent? »
La jurisprudence prussienne a trouvé un tempérament entre le relâchement de celle d'Égypte et la sévérité de celle de France : les lois ne punissent point de mort le vol simple; elles se contentent de condamner le coupable à certain temps de prison. Peut-être ferait-on mieux encore d'introduire la loi du talion qui s'observait chez les Juifs, par laquelle le voleur était obligé de restituer le double de ce qu'il avait dérobé, ou de se constituer l'esclave de celui dont il avait saisi le bien. Si l'on se contente de punir légèrement les petites fautes, on réserve les derniers supplices aux brigands, aux meurtriers, aux assassins, de sorte que la punition marche toujours de pair avec le crime.
Aucune loi ne révolte plus l'humanité que le droit de vie et de mort que les pères avaient sur leurs enfants à Sparte et à Rome. En Grèce, un père qui se trouvait trop pauvre pour fournir aux besoins d'une famille nombreuse faisait périr les enfants qui lui naissaient de trop; à Sparte et à Rome, qu'un enfant vînt au monde mal conformé, cela autorisait suffisamment le père à lui ôter la vie. Nous sentons toute la barbarie de ces lois, à cause que ce ne sont pas les nôtres; mais examinons un moment si nous n'en avons pas d'aussi injustes.
N'y a-t-il point quelque chose de bien dur dans la façon dont nous punissons les avortements? A Dieu ne plaise que j'excuse l'action affreuse de ces Médées qui, cruelles à elles-mêmes et à la voix du sang, étouffent la race future, si j'ose m'exprimer ainsi, <28>sans lui laisser le temps de voir le jour! Mais que le lecteur se dépouille de tous les préjugés de la coutume, et qu'il daigne prêter quelque attention aux réflexions que je vais lui présenter.
Les lois n'attachent-elles pas un degré d'infamie aux couches clandestines? Une fille née avec un tempérament trop tendre, trompée par les promesses d'un débauché, ne se trouve-t-elle pas, par les suites de sa crédulité, dans le cas d'opter entre la perte de son honneur ou celle du fruit malheureux quelle a conçu? N'est-ce pas la faute des lois de la mettre dans une situation aussi violente? Et la sévérité des juges ne prive-t-elle pas l'État de deux sujets à la fois, de l'avorton qui a péri, et de la mère, qui pourrait réparer abondamment cette perte par une propagation légitime? On dit à cela qu'il y a des maisons d'enfants trouvés. Je sais qu'elles sauvent la vie à une infinité de bâtards; mais ne vaudrait-il pas mieux trancher le mal par ses racines, et conserver tant de pauvres créatures qui périssent misérablement, en abolissant les flétrissures attachées aux suites d'un amour imprudent et volage?
Mais rien de plus cruel que la question. Les Romains la donnaient à leurs esclaves, qu'ils regardaient comme une espèce de bétail domestique; jamais aucun citoyen ne la recevait.
La question se donne en Allemagne aux malfaiteurs, après qu'ils sont convaincus, afin d'arracher de leur propre bouche l'aveu de leurs crimes; elle se donne en France pour avérer le fait ou pour découvrir les complices. Autrefois les Anglais avaient l'ordéal, ou l'épreuve par le feu31-8 et par l'eau;31-9 ils ont à présent une espèce de question moins dure que l'ordinaire, mais qui revient à peu près à la même chose.
Qu'on me le pardonne, si je me récrie contre la question : j'ose prendre le parti de l'humanité contre un usage honteux à des chrétiens et à des peuples policés, et, j'ose ajouter, contre un usage aussi cruel qu'inutile.
<29>Quintilien, le plus sage et le plus éloquent des rhéteurs, dit, en traitant de la question, que c'est une affaire de tempérament. Un scélérat vigoureux nie le fait; un innocent d'une complexion faible l'avoue. Un homme est accusé, il y a des indices, le juge est dans l'incertitude, il veut s'éclaircir, ce malheureux est mis à la question. S'il est innocent, quelle barbarie de lui faire souffrir le martyre! Si la force des tourments l'oblige à déposer contre lui-même, quelle inhumanité épouvantable que d'exposer aux plus violentes douleurs et de condamner à la mort un citoyen vertueux contre lequel il n'y a que des soupçons! Il vaudrait mieux pardonner à vingt coupables que de sacrifier un innocent. Si les lois se doivent établir pour le bien des peuples, faut-il qu'on en tolère de pareilles, qui mettent les juges dans le cas de commettre méthodiquement des actions criantes qui révoltent l'humanité?
Il y a huit ans que la question est abolie en Prusse;32-a on est sûr de ne point confondre l'innocent et le coupable, et la justice ne s'en fait pas moins.
Examinons à présent les lois vagues et les procédures qui sont dans le cas d'être réformées.
Il y avait une loi en Angleterre qui défendait la bigamie : un homme fut accusé d'avoir cinq femmes; et comme la loi ne s'expliquait pas sur ce cas, et qu'on l'interprète littéralement, il fut mis hors de cour et de procès. Pour que cette loi fût claire, elle aurait dû porter : Que quiconque prend plus d'une femme soit puni, etc. Les lois vagues et littéralement interprétées en Angleterre ont donné lieu aux abus les plus ridicules.32-10
Des lois précises ne donnent point lieu à la chicane, elles doivent s'entendre selon le sens de la lettre; lorsqu'elles sont vagues ou obscures, elles obligent de recourir à l'intention du législateur, et au lieu de juger des faits, on s'occupe à les définir.
<30>La chicane ne se nourrit, pour l'ordinaire, que de successions et de contrats; et par cette raison les lois qui roulent sur ces articles ont besoin de la plus grande clarté; si l'on s'occupe à vétiller sur les termes, en composant des ouvrages d'esprit frivoles, à combien plus forte raison les termes de la loi méritent-ils d'être pesés scrupuleusement?
Les juges ont deux piéges à craindre, ceux de la corruption, et ceux de l'erreur; leur conscience doit les garantir des premiers, et les législateurs, des seconds. Des lois claires, qui ne donnent pas lieu à des interprétations, y sont un premier remède, et la simplicité des plaidoyers, le second. On peut restreindre les discours des avocats à la narration du fait, fortifiée de quelques preuves, et terminée par un épilogue, ou courte récapitulation. Rien n'est plus fort dans la bouche d'un homme éloquent que l'art de manier les passions : l'avocat s'empare de l'esprit des juges, il les intéresse, il les émeut, il les entraîne, et le prestige du sentiment fait illusion sur le fond de la vérité. Lycurgue et Solon interdirent tous les deux cette sorte de persuasion aux avocats; et si nous en rencontrons dans les Philippiques et dans les Harangues sur la couronne qui nous restent de Démosthène et d'Eschine, il faut observer qu'elles ne se prononcèrent pas devant l'aréopage, mais devant le peuple; que les Philippiques sont du genre délibératif; et que celles sur la couronne sont plutôt du genre démonstratif que du judiciaire.
Les Romains n'étaient pas aussi scrupuleux que les Grecs sur les harangues de leurs orateurs : il n'est point de plaidoyer de Cicéron qui ne soit plein de passion. J'en suis fâché pour cet orateur, mais nous voyons, dans sa harangue pour Cluentius, qu'il avait auparavant plaidé pour sa partie adverse. La cause de Cluentius ne paraît pas absolument bonne; mais l'art de l'orateur l'emporta. Le chef-d'œuvre de Cicéron est sans doute la péroraison de la harangue pour Fontéius : elle le fit absoudre, quoiqu'il paraisse coupable. Quel abus de l'éloquence que de se servir de son enchantement pour énerver les lois les plus sages!
La Prusse a suivi cet usage de la Grèce; et si les raffinements dangereux de l'éloquence sont bannis des plaidoyers, elle en est redevable à la sagesse du grand chancelier, dont la probité, les <31>lumières et l'activité infatigable auraient fait honneur aux républiques grecque et romaine, dans les temps où elles étaient les plus fécondes en grands hommes.34-a
Il est encore un article qui doit être compris sous l'obscurité des lois : c'est la procédure et le nombre d'instances que les plaideurs ont à parcourir avant que de terminer leurs procès. Que ce soient de mauvaises lois qui leur fassent injustice, que ce soient des plaidoyers artificieux qui obscurcissent leurs droits, ou que ce soient des longueurs qui, absorbant le fond même du litige, leur fassent perdre les avantages qui leur sont dus, tout cela revient au même. L'un est un mal plus grand que l'autre, mais tous les abus méritent réforme. Ce qui allonge les procès donne un avantage considérable aux riches sur les plaideurs qui sont pauvres : ils trouvent le moyen de traduire le procès d'une instance à l'autre, ils matent et ruinent leur partie, et ils restent à la fin les seuls dans la carrière.
Autrefois, dans ce pays, les procès duraient au delà d'un siècle; lors même qu'une cause avait été décidée par cinq tribunaux, la partie adverse, au plus haut mépris de la justice, en appelait aux universités, et les professeurs en droit réformaient ces sentences à leur gré. Un plaideur jouait bien de malheur, qui, dans cinq tribunaux et je ne sais combien d'universités, ne trouvait pas des âmes vénales et corruptibles. Ces usages ont été abolis,34-b les procès sont jugés en dernier ressort dès la troisième instance, et le terme limité d'un an est prescrit aux juges, dans lequel ils doivent terminer les causes les plus litigieuses.34-a
Il nous reste encore à dire quelques mots sur les lois qui impliquent contradiction, soit par les termes, soit par le sens même.
Lorsque dans un État les lois ne sont pas rassemblées en un seul corps, il faut qu'il y en ait qui se contredisent entre elles; comme elles sont l'ouvrage de différents législateurs qui n'ont pas travaillé sur le même plan, elles manqueront de cette unité si essentielle et si nécessaire à toutes les choses importantes.
<32>Quintilien traite de cette matière dans son livre de l'Orateur, et nous voyons, dans les oraisons de Cicéron, qu'il oppose souvent une loi à une autre; nous trouvons de même dans l'histoire de France des édits tantôt en faveur et tantôt contre les huguenots. Le besoin de rédiger ces sortes d'ordonnances est d'autant plus indispensable, que rien n'est moins digne de la majesté des lois, qu'on suppose toujours établies avec sagesse, que d'y découvrir des contradictions ouvertes et manifestes.
L'édit contre les duels est très-juste, très-équitable, très-bien fait; mais il n'amène point au but que les princes se sont proposé en le publiant : des préjugés plus anciens que cet édit l'emportent sur lui de haute lutte, et il semble que le public, rempli de fausses opinions, soit convenu tacitement de n'y point obéir; un point d'honneur mal entendu, mais généralement reçu, brave le pouvoir des souverains, et ils ne peuvent maintenir cette loi en vigueur qu'avec une espèce de cruauté. Tout homme qui a le malheur d'être insulté par un brutal passe pour un lâche dans tout l'univers, s'il ne se venge de son affront en donnant la mort à celui qui en est l'auteur; si cette affaire arrive à un homme de condition, on le regarde comme indigne des titres de noblesse qu'il porte; s'il est militaire, et qu'il ne termine point son différend, on le force de sortir avec ignominie du corps dans lequel il sert, et il ne trouve de l'emploi dans aucun service de l'Europe. Quel parti prendra donc un particulier, s'il se trouve engagé dans une affaire aussi épineuse? Voudra-t-il se déshonorer en obéissant à la loi, ou ne risquera-t-il pas plutôt sa vie et sa fortune pour sauver sa réputation?
Le point de la difficulté qui reste à résoudre serait de trouver un expédient qui, en conservant l'honneur aux particuliers, maintînt la loi dans toute sa vigueur.
La puissance des plus grands rois n'a rien pu contre cette mode barbare : Louis XIV, Frédéric Ier et Frédéric-Guillaume publièrent des édits rigoureux contre les duels; ces princes n'avancèrent rien, sinon que les duels changèrent de nom, et passèrent pour des rencontres, et que bien des nobles qui avaient été tués furent enterrés comme étant morts subitement.
Si tous les princes de l'Europe n'assemblent pas un congrès, et ne <33>conviennent entre eux d'attacher un déshonneur à ceux qui, malgré leurs ordonnances, tentent de s'égorger dans ces combats singuliers, si, dis-je, ils ne conviennent pas de refuser tout asile à cette espèce de meurtriers, et de punir sévèrement ceux qui insulteront leurs pareils, soit en paroles, soit par écrit, ou par voies de fait, il n'y aura point de fin aux duels.
Qu'on ne m'accuse point d'avoir hérité des visions de l'abbé de Saint-Pierre :36-a je ne vois rien d'impossible à ce que des particuliers soumettent leurs querelles à la décision des juges, de même qu'ils y soumettent les différends qui décident de leurs fortunes; et par quelle raison les princes n'assembleraient-ils pas un congrès pour le bien de l'humanité, après en avoir fait tenir tant d'infructueux sur des sujets de moindre importance? J'en reviens là, et j'ose assurer que c'est le seul moyen d'abolir en Europe ce point d'honneur mal placé, qui a coûté la vie à tant d'honnêtes gens dont la patrie pouvait s'attendre aux plus grands services.
Telles sont en abrégé les réflexions que les lois m'ont fournies; je me suis borné à faire une esquisse au lieu d'un tableau, et je crains même de n'en avoir que trop dit.
Il me semble enfin que, chez des nations qui sortent à peine de la barbarie, il faut des législateurs sévères; que, chez les peuples policés, dont les mœurs sont douces, il faut des législateurs humains.
S'imaginer que les hommes sont tous des démons, et s'acharner sur eux avec cruauté, c'est la vision d'un misanthrope farouche; supposer que les hommes sont tous des anges, et leur abandonner la bride, c'est le rêve d'un capucin imbécile; croire qu'ils ne sont ni tous bons ni tous mauvais, récompenser les bonnes actions au delà de leur prix, punir les mauvaises au-dessous de ce qu'elles méritent, avoir de l'indulgence pour leurs faiblesses et de l'humanité pour tous, c'est comme en doit agir un homme raisonnable.
13-1 Quelques auteurs y ajoutent Isis.
14-2 Dracon infligeait punition de mort contre les plus petites fautes : il alla jusqu'à faire le procès aux choses inanimées : une statue, par exemple, qui en tombant avait blessé quelqu'un, était bannie de la ville.
18-3 Il n'y avait que deux sortes d'héritiers ab intestat : les enfants et les parents masculins.
19-4 L'accusé comparaissait en suppliant devant le magistrat, avec ses parents et ses clients.
21-5 Les Pictes, peuples venus du Mecklenbourg.
21-6 Ces assemblées s'appelaient wittenagemot, ou conseil des sages, dont le gouvernement prit le nom d'heptarchique.
22-7 Couronné à Londres en 1066.
31-8 L'ordéal par le feu : on mettait entre les mains de l'accusé un morceau de fer ardent; s'il était assez heureux pour ne se point brûler, il était absous, sinon, on le punissait comme coupable.
31-9 L'ordéal par l'eau : on liait le coupable et on le jetait dans l'eau; s'il surnageait, il était absous.
32-10 De Murait [Lettres sur les Anglais et les Français et sur d'autres sujets. Nouvelle édition corrigée et augmentée par l'auteur même (sans indication de nom d'auteur ni de lieu d'impression) 1728, in-8, t. I, p. 148]. Un homme coupa le nez à son ennemi : on voulut le châtier d'avoir mutilé un citoyen; mais il soutint que ce qu'il avait coupé n'était point un membre, et le parlement déclara par un arrêt qu'on regarderait le nez comme un membre.
32-a Elle fut abolie le 3 juin 1740. Voyez Friderici Behmeri Novum jus controversum. Lemgoviae, 1771, in-4, t. II, p. 478 et 479.
34-a Voyez t. IV, p. 1-3.
34-b Le 2 avril et le 20 juin 1746. Voyez Mylius C. C. M. Continuatio III, p. 73 et 75, no X et XIII.
36-a L'abbé de Saint-Pierre, qui mourut le 29 avril 1743, avait envoyé, en 1742, au roi de Prusse un ouvrage sur la manière de rétablir la paix en Europe et de la consolider définitivement. Voyez les lettres de Frédéric à Voltaire et à Jordan, du 12 et du 15 avril 1742.