XIV. EXPOSÉ DU GOUVERNEMENT PRUSSIEN, DES PRINCIPES SUR LESQUELS IL ROULE, AVEC QUELQUES RÉFLEXIONS POLITIQUES.[Titelblatt]
<182><183>EXPOSÉ DU GOUVERNEMENT PRUSSIEN, DES PRINCIPES SUR LESQUELS IL ROULE, AVEC QUELQUES RÉFLEXIONS POLITIQUES.
Pour se faire une idée générale de ce gouvernement, il faut examiner en détail toutes les branches du gouvernement, et puis les combiner ensemble.
Je commence par les finances, qui sont comme les nerfs dans le corps humain, qui font mouvoir tous les membres.
Depuis la guerre,211-a les revenus de l'État ont été prodigieusement augmentés, savoir : d'un million deux cent mille écus par l'acquisition de la Pomérellie, un million du tabac, cent mille de la banque, cinquante mille du bois,211-b quatre cent mille des accises et péages, cent trente mille du sel de Schönebeck, cinquante-six mille du loto, au delà de deux cent mille écus par les nouveaux taux des bailliages, cent mille écus des bois;211-b de sorte qu'à présent le total des revenus monte à vingt et un millions sept cent mille écus, dont, outre toutes les autres dépenses de l'État acquittées, cent quatre-vingt-sept mille soldats sont entretenus. Les <184>dépenses décomptées, il reste tous les ans cinq millions sept cent mille écus, dont jusqu'ici deux millions ont été annuellement déposés dans le trésor, et trois millions sept cent mille écus ont été employés, soit aux fortifications, soit aux améliorations du pays, soit pour réparer des malheurs, ainsi qu'en subsides pour les Russes212-a et en bâtiments. Mais la destination de ces cinq millions sept cent mille, en temps de guerre, est pour payer les extraordinaires des campagnes, qui montent chaque année à onze millions, de sorte que, cinq millions sept cent mille décomptés, reste à ajouter annuellement la somme de cinq millions trois cent mille écus. Cette somme doit être prise du trésor, qui est fourni de dix-neuf millions trois cent mille écus, outre quatre millions trois cent mille écus, ce qu'on appelle le petit trésor, destiné à rendre l'armée mobile. Nous avons encore, d'ailleurs, quatre millions deux cent mille à Breslau, tout prêts pour acheter et amasser les fourrages pour une armée de soixante mille hommes, et neuf cent mille dans la banque pour acheter du fourrage pour six semaines à Magdebourg; en outre, la caisse de guerre doit avoir onze millions pour pouvoir payer en temps de guerre les régiments d'avance; quatre millions s'y trouvent déjà, les autres y seront dans trois ans. Mais il faut remarquer que si l'on veut puiser tous les extraordinaires de guerre du trésor, on ne pourra durer que quatre campagnes, ce qui fait que de nécessité il faut s'emparer de la Saxe, ménager le plus que l'on peut le trésor, qui ne doit servir proprement qu'à remplir le vide de quelques provinces envahies par l'ennemi. Voilà le fond des choses, qui démontre qu'il faut user de la plus grande économie pour avoir le dernier écu en poche lorsqu'on négocie la paix. Cet argent, ces deux millions qui sortent tous les ans de la circulation en entrant dans le trésor, paraîtront une somme très-considérable; mais ce qui justifie cette opération, c'est que la balance du commerce est en faveur de l'État de quatre millions quatre cent mille écus, de sorte que la circulation des espèces augmente encore dans le public annuellement de deux millions quatre cent mille écus. Cette balance était contre la Prusse à la mort du feu roi, où la monarchie perdait annuellement cinq cent mille écus par les im<185>portations. J'ai trouvé moyen, en établissant beaucoup de manufactures, et surtout à l'aide de la Silésie, de la mettre sur l'état que je viens d'annoncer. C'est pourquoi il ne faut pas perdre les manufactures de vue : par leur moyen, cette balance peut encore s'augmenter dans nos possessions actuelles de quelques cent mille écus. Mais ce qui importe surtout, c'est de conserver le bon ordre établi maintenant pour la régie des deniers publics et la surveillance sur toutes les caisses; sans quoi le peuple paye beaucoup, et le souverain est volé.
DES MAGASINS.
Il y a ici un magasin de trente-six mille winspels, dont on peut nourrir un an une armée de soixante mille hommes; il y a un magasin pareil en Silésie pour le même nombre de troupes, et d'ailleurs un fonds de deux millions pour acheter des grains de la Pologne; ce qui pourra fournir cent vingt mille winspels, par le moyen desquels le pays sera à l'abri de toute famine, et, en cas de guerre, avec le blé qu'il y a déjà, on aura de quoi faire trois campagnes.
DE WARTENBERG214-a
Wartenberg a tous les ans quatre cent quarante mille écus d'épargne, qui sont employés en partie pour les armes, pour augmenter son dépôt, en partie pour l'artillerie, dont on a construit les canons pour la nouvelle forteresse de Silésie,214-b et une réserve, à laquelle on travaille encore à présent, de quatre cents canons de réserve pour la campagne.
<186>DE L'ARMÉE.
La situation de cet État nous oblige d'entretenir beaucoup de troupes, car nos voisins sont l'Autriche, la Russie, la France et la Suède. Le pied de guerre est de deux cent vingt mille hommes, y compris les bataillons francs et l'augmentation dans la cavalerie. De ce nombre on pourra mettre en campagne cent quatre-vingt mille hommes; mais dès qu'il faut former trois armées, il saute aux yeux que nous n'en avons pas trop en comparaison de nos voisins. Je crois que la discipline doit rester sur le pied où elle se trouve, ainsi que les évolutions introduites, à moins que la guerre ne change, car alors il n'y a de parti qu'à se plier aux circonstances et à changer avec elles; mais pour égaler les ennemis ou les surpasser, il faut que ce soit par l'ordre et par la discipline, encourager les officiers et les distinguer, pour qu'une noble émulation les porte à surpasser leurs adversaires qu'ils ont à combattre. Si le souverain ne se mêle pas lui-même du militaire, et s'il n'en donne pas l'exemple, tout est fini. Si l'on préfère les fainéants de cour au militaire, on verra que tout le monde préférera cette fainéantise au laborieux métier des armes, et alors, au lieu que nos officiers sont nobles, il faudra avoir recours aux roturiers, ce qui serait le premier pas vers la décadence et la chute de l'armée. Nous n'avons à présent que soixante-dix citoyens par compagnie; il ne faut point s'écarter de ce principe, pour ménager le pays, qui, par l'augmentation de la population, pourra fournir des ressources ou recrues, si la guerre le rend nécessaire. Les forteresses sont en bon état, à l'exception de Stettin, dont le plan est tout fait. Il faudrait miner toute l'enceinte de Magdebourg. La partie dans laquelle nous sommes le plus faibles est celle du génie. Il nous faudrait encore trente bons officiers ingénieurs; mais la difficulté est de les trouver. Les mineurs sont bons. Il faudrait également augmenter le nombre des quartiers-maîtres, parce que, supposé trois armées, leur service demande plus d'habiles gens que nous n'en avons. Notre population est de cinq millions deux cent mille âmes, dont quatre-vingt-dix mille à peu près sont soldats. Cette proportion <187>peut aller; mais il ne faut pas que l'on prenne des cantons plus de huit cent quarante par régiment d'infanterie et quatre cents par régiment de215-a cavalerie.
DE LA POLITIQUE.
Un des premiers principes de la politique est de tâcher de s'allier à celui de ses voisins qui peut porter à l'État les coups les plus dangereux. C'est par cette raison que nous sommes en alliance avec la Russie, parce qu'elle nous rend le dos libre du côté de la Prusse, et que, tant que cette liaison dure, nous n'avons pas à craindre que la Suède ose nous attaquer en Poméranie. Les temps peuvent changer, et la bizarrerie des conjonctures peut obliger à prendre d'autres engagements; mais jamais on ne trouvera avec les autres puissances l'équivalent des avantages que l'on trouve avec la Russie. Les troupes françaises ne valent rien, et les Français sont accoutumés à ne secourir que faiblement leurs alliés; et les Anglais, faits pour payer des subsides, sacrifient leurs alliés, à la paix, pour favoriser leurs propres intérêts. Je ne parle point de la maison d'Autriche, avec laquelle il paraît presque impossible que des liens solides se forment. S'il s'agit des vues politiques d'acquisition qui conviennent à cette monarchie, les États de la Saxe sont sans contredit ceux qui lui conviendraient le mieux, en l'arrondissant et lui formant une barrière par les montagnes qui séparent la Saxe de la Bohême, et qu'il faudrait fortifier. Il est difficile de prévoir comment cette acquisition pourrait se faire. La manière la plus sûre serait de conquérir la Bohême et la Moravie, et de les troquer avec la Saxe; soit enfin que cela pût s'opérer par d'autres trocs ou des possessions du Rhin, en y ajoutant Juliers ou Berg, ou de quelque façon que cela se fasse. Cette acquisition est d'une nécessité indispensable pour donner à cet État la consistance dont il manque. Car, dès qu'on est en guerre, l'ennemi peut avancer de plain-<188>pied jusqu'à Berlin sans trouver la moindre opposition dans son chemin. Je ne parle pas, d'ailleurs, de nos droits de succession au pays d'Ansbach, Juliers et Berg, et le Mecklenbourg, parce que ce sont des prétentions connues, et dont il faut attendre l'événement. Comme l'État n'est pas riche, il faut se garder sur toute chose de se mêler dans des guerres où il n'y a rien à gagner, parce qu'on s'épuise à pure perte, et qu'une bonne occasion arrivant ensuite, on n'en saurait pas profiter. Toutes les acquisitions éloignées sont à charge à un État. Un village sur la frontière vaut mieux qu'une principauté à soixante lieues. C'est une attention nécessaire de cacher autant qu'il est possible ses desseins d'ambition, et, si l'on peut, de réveiller l'envie de l'Europe contre d'autres puissances, à la faveur de quoi l'on frappe son coup. Cela peut arriver, et la maison d'Autriche, dont l'ambition va le visage démasqué, s'attirera de reste l'envie et la jalousie des grandes puissances. Le secret est une vertu essentielle pour la politique aussi bien que pour l'art de la guerre.
DE LA JUSTICE.
Les lois sont assez sagement faites dans ce pays. Je ne crois pas qu'on ait besoin d'y retoucher; mais il faut que tous les trois ans il se fasse une visite des tribunaux des provinces, pour qu'il y ait des surveillants qui s'informent de la conduite des juges et des avocats, que l'on punit quand on les trouve en défaut. Mais comme les parties et les avocats tâchent d'éluder les meilleures lois, il est nécessaire que tous les vingt ans on examine par quel raffinement ils allongent les procès et qu'on leur mette des barrières, comme on a fait à présent, pour ne pas prolonger les procès, ce qui ruine les parties.
<189>COMBINAISON DU TOTAL DU GOUVERNEMENT.
Comme le pays est pauvre, et qu'il n'a guère de ressources, c'est une chose nécessaire que le souverain ait toujours un trésor bien muni, pour soutenir au moins quelques campagnes. Les seules ressources qu'il peut trouver dans le besoin consistent dans un emprunt de cinq millions de la Landschaft, et à peu près quatre millions qu'il pourra tirer du crédit de la banque; mais voilà tout. Il a à la vérité en temps de paix cinq millions sept cent mille dont il peut disposer; mais la plupart de cet argent doit, ou entrer dans le trésor, ou être employé à des usages publics, comme forteresses, améliorations, manufactures, canaux, défrichements, forteresses, bâtisses de villes dont on fait en pierre les maisons qui sont en bois, le tout pour rendre la constitution de l'État plus solide. Ces raisons que je viens d'alléguer exigent que le souverain de ce pays soit économe et homme qui tienne le plus grand ordre dans ses affaires. Une raison aussi valable que la première s'y joint encore : c'est que s'il donne l'exemple de la profusion, ses sujets, qui sont pauvres, veulent l'imiter, et se ruinent. Il faut surtout, pour le soutien des mœurs, que les distinctions soient uniquement pour le mérite et non pas pour les richesses; ce principe mal observé en France a perdu les mœurs de la nation, qui autrefois ne connaissait que le chemin de l'honneur pour parvenir à la gloire, et qui croit à présent qu'il suffit d'être riche pour être honoré. Comme les guerres sont un gouffre où les hommes s'abîment, il faut avoir l'œil à ce que le pays se peuple autant que possible, d'où il résulte encore un autre bien, c'est que les campagnes en sont mieux cultivées et les possesseurs mieux à leur aise. Je ne crois point que dans ce pays on doive jamais se laisser persuader de former une marine militaire. En voici les raisons. Il y a en Europe de grandes marines, savoir : celle d'Angleterre, celle de France, d'Espagne, du Danemark et de la Russie. Jamais nous ne pourrons les égaler; ainsi, avec quelques vaisseaux, demeurant toujours inférieurs à d'autres nations, la dépense serait inutile. Ajoutez que, pour tenir une flotte, l'argent qu'elle coûterait nous obligerait de réformer des <190>troupes de terre, que le pays n'est pas assez peuplé pour fournir des recrues à l'armée et des matelots pour les vaisseaux, et enfin, que les batailles de mer sont rarement décisives; d'où je conclus qu'il vaut mieux avoir la première armée de l'Europe que la plus mauvaise flotte des puissances maritimes.
La politique doit porter ses vues aussi loin qu'elle peut dans l'avenir, et juger des conjonctures de l'Europe, soit pour former des alliances, soit pour contrecarrer les projets de ses ennemis. Il ne faut pas croire qu'elle peut amener les événements; mais quand ils se présentent, elle doit les saisir pour en profiter. Voilà pourquoi les finances doivent être en ordre. C'est par cette raison que de l'argent doit être en réserve, pour que le gouvernement soit prêt d'agir sitôt que les raisons politiques lui en indiquent le moment. La guerre même doit être conduite sur les principes de la politique, pour porter les coups les plus sanglants à ses ennemis. C'était sur ces principes qu'agissait le prince Eugène, qui a rendu son nom immortel par la marche et la bataille de Turin, par celles de Höchstädt et de Belgrad. Les grands projets de campagne ne réussissent pas tous; mais quand ils sont vastes, il en résulte toujours plus d'avantages que par ces petits projets où l'on se borne à la prise d'une bicoque sur les frontières. Voilà comme le comte de Saxe ne donna la bataille de Rocoux que pour pouvoir exécuter l'hiver d'après son dessein sur Bruxelles, qui lui réussit.
Il est évident, par tout ce que je viens de dire, que la politique, le militaire et les finances sont des branches si étroitement liées ensemble, qu'elles ne sauraient être séparées. Il faut les mener de front, et de leur combinaison, assujettie aux règles de la bonne politique, résultent les plus grands avantages pour les États. En France, il y a un roi qui dirige chaque branche à part. C'est le ministre qui préside, soit aux finances, soit à la guerre, soit aux affaires étrangères. Mais le point de ralliement manque, et ces branches, n'étant pas réunies, divergent, et les ministres ne sont chacun occupés que219-a des détails de leur département, sans que personne réunisse à un but fixe l'objet de leurs travaux. Si pareille chose arrivait dans cet État, il serait perdu, parce que <191>les grandes monarchies vont malgré les abus, et se soutiennent par leur poids et leur force intrinsèque, et que les petits États sont vite écrasés, si tout en eux n'est force, nerf et vigueur.
Voilà quelques réflexions et mes idées sur le gouvernement de ce pays, qui, tant qu'il n'aura pas pris une plus grande consistance et de meilleures frontières, doit être gouverné par des princes qui soient toujours en vedette, les oreilles dressées, pour veiller sur leurs voisins, et prêts à se défendre d'un jour à l'autre contre les projets pernicieux de leurs ennemis.
(Signé)Federic.
211-a L'Auteur veut parler de la guerre de sept ans, dénomination qui ne se trouve pas dans ses Œuvres (voyez t. IV, p. III). Il l'y nomme tantôt la guerre précédente (t. VI, p. 142 et 143), tantôt la dernière guerre ou la guerre dernière (t. VI, p. 86, 108, 114, 116 et 142), tantôt la guerre de 1756 (t. VI, p. 109; et ci-dessus, p. 167).
211-b Voyez t. VI, p. 96 et 97.
212-a Voyez t. VI, p. 13, 25 et 92.
214-a Voyez t. VI, p. 104 et 112.
214-b Silberberg; voyez t. VI, p. 111.
215-a Les mots régiment de sont omis dans l'autographe.
219-a Le mot que est omis dans l'autographe.