119. „DRESSÉ ET CONCERTÉ AVEC SON EXCELLENCE LE FELD-MARÉCHAL GÉNÉRAL COMTE DE SCHWERIN, A RHEINS-BERG LE 29 D'OCTOBRE 1740, PAR ORDRE DU ROI.“

Votre Majesté nous ayant fait la grâce de S'ouvrir confidemment à nous sur Ses idées par rapport aux conjonctures présentes et au grand événement de la mort de l'Empereur, Son plan principal se réduit que, pour tirer bon parti de la situation heureuse où se trouvent Ses affaires, il faut en profiter pour faire l'acquisition de la Silésie, comme l'objet le plus considérable qui s'est présenté depuis longtemps pour l'agrandissement le plus solide, et le plus convenable à Sa gloire et à la grandeur de Sa maison, quand même on n'y pourrait parvenir qu'en sacrifiant la succession de Juliers et de Bergue, comme étant d'une bien moindre importance que toute la Silésie, qui concentrerait Ses forces par la contiguité avec Ses autres États, et les grandes ressources d'un pays riche, abondant, plein de commerce et peuplé, tel qu'est la Silésie.

Nous avons, suivant les ordres sacrés de Votre Majesté, songé à mâcher et à digérer cette affaire avec toute l'attention qu'elle mérite, et à examiner le plan qu'on pourrait, selon nos faibles lumières, observer pour parvenir au but que Votre Majesté sepropose.

Voici nos idées. Il y a, selon nous, deux routes principales pour réussir dans un projet également digne du grand prince qui l'a formé, et avantageux à Sa maison et à Sa postérité la plus reculée.

La première route, et celle qui nous paraît la plus sûre et la moins sujette aux inconvénients et aux revers auxquels on est ordinairement exposé, quand on veut faire de grandes acquisitions, c'est d'abord de tâcher de porter la cour de Vienne à se prêter de bonne grâce à un projet qui, dans le fond, est presque le seul capable de la sauver et de la garantir de sa ruine totale, à laquelle elle touche maintenant.

Il s'agit donc de lui faire entendre, soit que la susdite cour vienne elle-même faire des propositions, soit que, pour gagner du temps, on rompe la glace de notre côté, que Votre Majesté veut bien, pour la conservation de l'équilibre de l'Europe et de la maison d'Autriche, telle qu'elle est maintenant, préférer le parti de soutenir ses intérêts à tous les offres avantageuses qu'on pourrait lui faire ailleurs, et lui accorder Sa protection et Son assistance, dans toute l'étendue oùcette maison pourrait le souhaiter, tant pour contribuer de toutes Ses forces à l'élection du grand-duc de Toscane pour empereur, que pour prendre la défense des États de la maison d'Autriche, situés soit en Allemagne, soit dans les Pays-Bas, contra quoscunque.

Mais, comme il est juste qu'un service aussi important etaussi signalé que celui-ci soit récompensé d'une façon qui puisse dédommager Votre Majesté du risque qu'Elle court, et du refus des offres avantageuses qu'on pourrait Lui faire ailleurs, il est nécessaire et raisonnable que la cour de Vienne songe d'abord à remettre entre les mains de Votre <75>Majesté un gage assuré de sa reconnaissance, et un équivalent proportionné des peines, des dépenses et du hasard dont Elle veut bien se charger.

Cet équivalent ne saurait être trouvé que dans le voisinage et à portée pour s'en assurer d'abord la possession. En un mot, c'est la Silésie dont Votre Majesté demande à juste titre d'être d'abord, et sans aucun délai ou renvoi, mise en possession totale et entière, moyennant quoi on pourrait offrir à la cour de Vienne:

1° d'employer tout son crédit et toutes ses forces à faire élire le grand-duc de Toscane empereur des Romains;

2° de prendre sous sa protection spéciale tous les États que la maison d'Autriche possède en Allemagne et dans les Pays-Bas, et de les garantir contra quoscunque.

Et pour faire voir Son désintéressement total, Elle pourrait offrir 3° de céder à la maison d'Autriche tous Ses droits sur la succession de Juliers et de Bergue, pour le moins aussi considérable qu'est la Silésie, et dont cette maison ne serait que trop dédommagée de la cession de cette dernière province, quand même Votre Majesté ne ferait rien de plus pour elle, quoique, dans les deux premiers articles précédents, Elle offre à se prêter à des engagements bien plusconsidérables encore.

Voilà quelle pourrait être la proposition de Votre Majesté à faire à la cour de Vienne, soit en guise de réponse aux premières ouvertures de cette cour-là, soit pour lui mettre le marché à la main, dans un temps où on n'a pointde moment à perdre.

Le meilleur véhicule, qu'il faudra pourtant réserver jusqu'à la dernière extrémité, pour faire agréer ce plan à la courde Vienne, naturellement difficile à céder un morceau d'aussi grande importance qu'estla Silésie, serait, selon nous, de lui lâcher une couple de millions pour subvenir à ses besoins les plus pressants.

S'il y a quelque chose au monde qui peut déterminer la cour de Vienne à y donner les mains, c'est l'argent, dont elle a un besoinextrême, et sans lequel elle ne saurait fournir au courant des dépenses les plus pressées. Ce moyen seul franchirait plus tous les obstacles, comme un objet présent et qui frappe d'abord, que toutes les autres promesses, garanties et offres qu'on pourrait faire. Car il est certain que la cour de Vienne se tournera d'abord du côté où elle peut attraper cette ressource indispensablement nécessaire; etquand elle devrait se jeter entre les bras de la France, elle le ferait peut-être par bigoterie, pour se sauver dès le commencement d'un naufrage où elle ne saurait manquer de périr, à moins qu'on ne l'assiste promptement avec de l'argent. En quoi il est à remarquer que la garantie susmentionnée pourrait devenir plus coûteuse à Votre Majesté, en étant obligée d'agir seule, qu'en mettant par là la cour de Vienne en état de se relever etd'agir de concert par ses propres forces. Sans compter que <76>ce titre donnerait une nouvelle force au droit de possession de la Silésie à Votre Majesté.

Il s'agit enfin de savoir si, pour produire ce plan, on veut attendre et voir venir la cour de Vienne d'elle-même, ou si, pour savoir où l'on est, le ministre de Votre Majesté à Vienne doit pressentir naturellement là-dessus le duc de Lorraine, ou tel autre à qui le pouvoir suprême est remis dans la conjoncture présente, et dont il faudrait en mêmetemps demander, sans lui laisser le temps de biaiser, une réponse catégorique, et mettre pro conditione sine qua non la prise de possession, dès à présent, de toute la Silésie, ajoutant qu'en refusant cette offre, Votre Majesté se trouverait obligée d'écouter et d'accepter les propositions qu'on pourrait Lui foire d'un autre côté.

Si l'on accepte à Vienne, et même avant que l'on le fasse positivement, on pourra leur laisser entrevoir qu'en cas d'acceptation, Votre Majesté se concerterait avec les Puissances Maritimes et la Russie, aussi bien qu'avec le collége électoral, pour consolider le plan de relever la maison d'Autriche de sa chûte, de faire tomber sur la tête du grand-duc de Lorraine la dignité impériale, et de conserver le reste de tous les États de l'Allemagne à la famille impériale, et que ce serait le seul et unique moyen de conserver en quelque façon la maison d'Autriche, de lui procurer la continuation de la dignité impériale, et d'empêcher le démembrement de tous ses États, dont elle est menacée, surtout en Allemagne.

Dès que le plan sera goûté, il faudra le faire agréer aux Puissances Maritimes et à la Russie, faire valoir à l'une et l'autre le grand et important service que Votre Majesté rendra par là à la cause commune, au salut de l'Europe et à la conservation de son équilibre, dans celle d'une maison qu'on a opposée seule jusqu'ici contre celle de Bourbon.

Et au cas que la cour de Vienne ne voulût point écouter raison là-dessus, il faudrait encore travailler à faire goûter ce plan aux Puissances Maritimes, et tâcher de porter la première par les dernières à s'y rendre, sans commencerpar aucune voie de fait.

Il faudra surtout faire sonner bien haut auprès des Puissances Maritimes le grand sacrifice que Votre Majesté fait de Ses droits de succession sur Juliers et de Bergue, en faveur de la maison d'Autriche, droits qui ont causé tant de jalousie et d'ombrage à la république de Hollande, et quidans la maison d'Autriche ne peuvent que fortifier la possession de celle-ci dans les Pays-Bas, et rendre, par conséquent, la barrière de l'État d'autant plus forte contre la France.

Et comme, selon toutes les apparences, la dernière fera une levée de boucliers pour déconcerter cesmesures, et pour se venger surtout de Votre Majesté, en appuyant en même temps les droits de la maison de Bavière et ses vues pour la dignité impériale, il faudra faire comprendre à la cour de Vienne, à celle de Russie et aux Puissances Maritimes la nécessité d'une étroite alliance offensive et défensive, pour <77>perfectionner et soutenir ce système, se mettre à l'abri des lunettes de la France, et conserver dans le dedans de l'Empire, contre tous les esprits brouillons, le repos intérieur, et de prendre de concert surtout avec la Russie des mesures convenables, en cas quela Suède et le Danemark, aussi bien que la Saxe et la Pologne, suscitées par la France, veuillent faire une diversion à Votre Majesté, en haine de ce plan le mieux digéré qu'il se puisse pour l'équilibre de l'Europe.

Il faudra surtout songer, tant pour la dignité de Votre Majesté que pour la promptitude et la commodité desnégociations, d'en fixer le centre dans Sa capitale; alors Elle en sera plus le maître, et y donnera le plus ou le moins d'activité qu'Elle trouvera à propos, rien n'étant au reste plus glorieux pour Elle que de se rendre l'arbitre d'une si grande affaire, qui règle la destinée de l'Europe en quelque façon.

Mais s'il n'y a pas moyen de réussir par cette route-là, soit par une obstination et éloignement invincible ou bigoterie de la part de la cour de Vienne, soit par des dispositions contraires des Puissances Maritimes, soit par d'autres difficultés, qu'on ne saurait prévoir d'abord, il en faudra choisir une toute opposée, qui consisterait, selon nos faibles idées:

1° à se concerter avec la cour de Dresde et celle de Bavière, pour soutenir leurs prétentions, et pour faire céder, en guise d'équivalent pour l'assistance de Votre Majesté, la possession de toute la Silésie dans un traité de partage à faire sous la garantie et l'assistance de la France.

2° à porter cette couronne à entrer dans ce concert de toutes ses forces, pour garantir à Votre Majesté la possession de toute la Silésie, par les diversions qu'elle peut faire par ses alliés dans l'Empire et dans le Nord, et par l'échec dans lequel elle peut tenir les Puissances Maritimes et la maisond'Autriche.

3° à remettre, à ce prix-là, et aux conditions d'une assistance réelle de la part de la France, par un ultimatum à la disposition de cette couronne les droits de succession de Votre Majesté sur les duchés de Juliers et de Bergue, bien entendu que cela soit en faveur de la maison palatine ou en celle de la Bavière, moyennant que la France garantisse à perpétuité, de la manière la plus solennelle, à Votre Majesté par tous les moyens les plus efficaces et les plus forts la possession entière et tranquille de la Silésie contra quoscunque.

5° On ne pourrait en ce cas-là guère se dispenser de se prêter aux vues de la France pour élever l'électeur de Bavière à la dignité impériale, qui en lui-même ne saurait donner de l'ombrage à Votre Majesté, et pour la facilité duquel il faudrait tâcher de gagner la pluralité des suffrages dans le collége électoral, dont la voix quel'électeur de ce nom peut se donner de lui-même, celles de l'électeur de Cologne son frère, de Votre Majesté, du Palatin, et d'un des électeurs ecclésiastiques, qu'il faudra intimider ou gagner à force d'argent, feraient l'affaire quant au nombre.

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5° Et pour n'avoir rien à craindre alors de la Russie, il faudra se lier étroitement avec la Suède, et y faire entrer le Danemark, et faire même, par le canal dela France, agir la Porte Ottomane, s'il fallait, pour tenir la Russie en échec et l'empêcher de faire une diversion à Votre Majesté.

Ce sont là les deux seuls plans sur lesquels Votre Majesté nous a fait l'honneur de nous entretenir hier.

Nous parlâmes encore d'un troisième, qui roula sur ce qu'en cas que la Saxe dût faire une levée de bouclier pour entrer soit en Bohême soit en Silésie à main armée, pour s'en emparer en partie ou en tout, Votre Majesté serait alors autorisée d'en faire autant par rapport à la Silésie, pour ne point souffrir qu'on la barre ainsi dans Ses États de tout côté, ou qu'ontransporte le théâtre de la guerre sur Ses frontières.

Mais nous avouons franchement que, si la première route nous paraît la plus naturelle, la plus solide et la moins dangereuse pour les suites, la seconde ne laisse pas d'être d'autant plus rabatteuse, sujette à de grands inconvénients et revers de fortune, surtout la France se trouvant fort éloignée de porter tous ses secours qu'il fallait en cas de révolutions imprévues: la troisième pourra toujours être justifiée en quelque façon, et si l'on se trouve une fois en possession d'un pays, on traite beaucoup mieux par rapport à sa cession que si on la doit obtenir par la voie d'une négociation ordinaire.

C'est maintenant à Votre Majesté à Se déterminer et nous donner Ses ordres finalement sur tout ce qu'Elle trouvera à propos d'approuver ou de corriger de ce plan et de ces idées, pour qu'on puisse, dans la suite du temps, y travailler conséquemment.

Nach der Aufzeichnung von Podewils.