641. AU CONSEILLER PRIVÉ D'ÉTAT BARON DE MARDEFELD A SAINT-PÉTERSBOURG.
Berlin, 23 décembre 1741.
Le même jour qu'arriva votre dépêche du 5 de ce mois, je reçus la nouvelle de la grande révolution qui vient de mettre la princesse Elisabeth sur le trône de la Russie.
Je plains véritablement le triste sort qui, selon toutes les apparences, se prépare pour le duc Antoine-Ulric et pour le prince Louis, son frère, les liens d'amitié et de sang qui m'unissent avec la maison ducale de Brunswick ne me permettant pas d'être indifférent à ce qui leur arrive. Mais, à cela près, je ne m'imagine pas que ce changement puisse être nuisible à mes intérêts: quels qu'en aient été les promoteurs, il n'est pas vraisemblable qu'ils pensent à engager dans une guerre contre moi <439>la nation, qui ne respire que le repos, et qui pourrait bien se mutiner de nouveau, si l'on résistait trop opiniâtrement à son penchant pour la tranquillité. Qu'ils s'y tiennent, c'est tout que je leur demande. La seule chose qui pourrait faire de la peine à ceux qui comptent sur la Russie, est que, les gardes russiennes se mettant peu à peu sur le pied des cohortes prétoriennes de l'ancienne Rome, et prenant du goût à changer de maître, il n'y aura aucun fond à faire sur l'amitié de la Russie, et qu'il faut à tout moment s'attendre à de nouvelles révolutions.
Quoi qu'il en arrive, aussitôt que la nouvelle Impératrice sera bien affermie sur le trône, de quoi vous serez sans doute suffisamment instruit avant la réception de cette dépêche, vous employerez toute votre dextérité et tout votre savoir-faire pour vous insinuer dans l'amitié de ceux du parti dominant, et pour les attirer dans mes intérêts.
Je ne serais pourtant pas fâché que vous conserviez encore quelques liaisons avec le parti culbuté, afin d'avoir des ressources à tout événement. Mais il faut que vous les conduisiez avec beaucoup de prudence et de ménagement, afin que le parti dominant n'en soit pas choqué, en quoi je me repose entièrement sur votre sagesse et dextérité, étant très satisfait des preuves que vous m'en avez données jusqu'ici.
Vous n'oublierez pas au reste de me faire un récit détaillé de cette révolution: ce qui l'a principalement causé, quels sont les chefs de l'intrigue, de quelle manière et par qui elle a été conduite, qui des ministres, soit du pays ou étrangers, y sont entrés, en particulier si le marquis de La Chétardie y a eu quelque part, ou si tout a été opéré par des intrigues domestiques; quel rôle y ont joué les comtes de Munnich et d'Ostermann, et quel en sera le crédit et le sort, principalement celui du dernier, pour qui je crains que, malgré sa grande habileté, il n'ait bien de la peine de remonter sur sa bête ou même de se garantir d'une triste destinée, ayant mortellement offensé la Princesse par l'exil de ses favoris. A quoi vous ajouterez vos idées sur le sort qu'on destine à la princesse Anne, à ses enfants, et à son époux; si l'on les laissera partir pour l'Allemagne, ou si on leur fera faire le voyage de Sibérie; si la cour restera à Pétersbourg, du moins durant la guerre avec la Suède, ou si elle ira d'abord à Moscou, et quelles mesures on prendra par rapport à cette guerre. En un mot, j'attends de vous une relation bien exacte et réfléchie de tout ce qui peut avoir rapport à cette catastrophe et aux causes qui l'ont produite, et vous n'y omettrez rien qui puisse servir à me mettre au fait des affaires de cette cour, et à me faire prendre de justes mesures à son égard.
P.S.
La révolution arrivée en Russie semble enlever à la cour de Vienne aussi bien qu'à celle d'Angleterre la dernière ressource dont elles s'étaient flattées, n'étant pas naturel de croire que la nouvelle Impératrice <440>songe à remplir les engagements de ses prédécesseurs, qu'elle ne peut regarder que comme des usurpateurs. Il faut espérer que cela les rendra plus dociles l'une et l'autre que par le passé, et les engagera à ne plus se refuser aux arrangements que la situation générale des affaires rend nécessaires. Mais comme il faut supposer aussi qu'elles ne s'y rendront qu'à la dernière extrémité, et qu'elles remueront ciel et terre pour se raccrocher avec la Russie et pour la remettre dans leur parti, soit en gagnant ses ministres assez accessibles d'ailleurs à l'appât de l'argent, ou par des intrigues de courtisan, il faut que vous veilliez avec une attention extrême à ces sortes de menées et que vous fassiez tout au monde pour les contrecarrer et les faire échouer, à quoi je compte que la grande connaissance que vous avez des êtres de la cour de Russie, vous suggèrera assez de moyens. Il faudra surtout observer un certain chirurgien, Lestocq, homme que l'on me dépeint comme très intrigant et chaudement attaché aux intérêts de la maison d'Hanovre, et que l'on prétend avoir été assez avant dans les bonnes grâces de la nouvelle Impératrice. C'est souvent par des gens de mince étoffe que se frappent de grands coups; ainsi, s'il est vrai que cet homme ait encore conservé quelque crédit auprès de la Princesse, et qu'il n'y ait point de moyen de l'attirer dans mon parti, vous aurez une attentipn particulière d'éclaircir ses démarches pour ne pas être pris au dépourvu.
Vous n'oublierez pas, au surplus, de me faire de poste à l'autre des rapports exacts de la situation où les affaires se trouvent là-bas, tant à l'égard de l'intérieur de la cour et de l'empire qu'à celui des liaisons qu'on songe à former au dehors.
Federic.
H. de Podewils. C. W. Borcke.
Nach dem Concept