6259. AU LORD MARÉCHAL D'ÉCOSSE A PARIS.

[Potsdamj, 16 mars 1754.

Je ne m'attendais assurément pas, mon cher Milord, que ce serait un philosophe qui me donnerait des leçons d'ambition, je crois que nous sommes d'accord dans le fond de la chose et qu'il n'y a que les termes qui nous divisent. J'entends par ambition275-1 une passion violente de s'agrandir, de briller, de faire de l'éclat et de s'acquérir une réputation, et c'est un sentiment de l'âme que je réprouve comme vicieux et n'ayant pas pour but la vertu; mais, en m'éloignant de cette passion, dangereuse aux autres et à ceux qui en sont possédés, je ne suis pas du même avis sur l'émulation, qui est un désir vif de s'acquitter de ses fonctions mieux que les autres et de les surpasser en vertu. C'est l'émulation, qui, sans causer de jalousie, aiguillonne l'âme, la tire de son inaction et de son indolence et fit faire au prince de Condé la campagne de Franche-Comté, pour surpasser celle que Turenne avait faite l'année 1672 en Hollande. Je crois qu'un homme retiré du monde en peut même sentir l'aiguillon; c'est, en un mot, le plus noble mobile de toutes nos actions.

Quant aux miennes, elles ne méritent pas, mon cher Milord, les éloges que votre amitié leur donne. On nous regarde nous autres rois comme des enfants, dont on admire le bégayement même [comme] une espèce d'effort qu'ils font à leur âge; on est si étonné, quand nous autres nous ne sommes ni stupides ni fols, qu'on nous sait gré de nos moindres actions raisonnables. Si vous en exceptez peu de souverains,<276> il n'y a guère eu que les fondateurs des empires qui aient été véritablement hommes, il semble que la nonchalance et la mollesse ait été le partage de tous leurs successeurs, et je crois qu'on peut attribuer leur condamnable indolence à la mauvaise éducation qu'on donne généralement aux fils des souverains : on les élève pour obéir et non pour commander. C'est dans le fond, mon cher Milord, de quoi vous vous embarrassez guère, et à moi aussi. Je souhaite que votre santé soit bonne pendant ce mauvais temps. Je ne renonce point au plaisir de vous revoir, en vous assurant que personne ne vous estime ni ne vous considère plus que moi.

Federic.

Nach einer Abschrift von der Hand des Secretärs des Lord Marschall.



275-1 Vergl. S. 235.