7580. AU CONSEILLER PRIVÉ DE LÉGATION BARON DE KNYPHAUSEN A PARIS.
Knyphausen berichtet, Paris 7. Juni:424-1 „Le traité qui vient d'être conclu entre les cours de Vienne et de Versailles, et dont la conclusion a été rendue publique, a produit ici des impressions si singulières que je me crois obligé d'en devoir rendre compte à Votre Majesté J'observerai en premier lieu que cette nouvelle alliance répugne à l'excès, non pas au parti qui domine actuellement dans le Conseil, mais à celui qui est sans contredit le plus éclairé et le plus propre à juger des suites de cet évènement. Le comte d'Argenson ne saurait envisager sans peine l'établissement d'un système qui lui ôte presque toute l'influence qu'il a eue jusqu'à présent dans les délibérations du Conseil, et qui semble réduire à une inaction perpétuelle le département de la guerre, dont l'administration lui est confiée. Cette répugnance sera nourrie journellement par le sentiment de la décadence de son pouvoir, et les dégoûts qu'on lui prépare, ne sauraient manquer de la porter à sa plus haute période. On parle non seulement déjà d'une réforme considérable dans l'armée, mais on dit publiquement aussi qu'il faut maintenant s'attacher uniquement à augmenter la marine et appliquer à cet usage les fonds qui étaient destinés ci-devant à l'extraordinaire des guerres. Aussi est-il certain que l'éloignement que la Marquise a toujours eu pour la personne du comte d'Argenson, et l'ardeur avec laquelle elle a constamment favorisé son antagoniste dans le Conseil,424-2 ont eu beaucoup de part à la création de ce nouveau système, qui ne doit être regardé que comme une intrigue de cour, formée dans la vue d'entretenir le Roi dans cette dissipation continuelle dont une guerre de terre l'aurait infailliblement tiré, et d'accroître le pouvoir du sieur de Machault, aux dépens de celui du comte d'Argenson, et de priver ce dernier de toute son autorité. — Le maréchal de Belle-Isle, qui, aussitôt qu'il a commencé d'avoir quelque influence dans les affaires, s'est signalé par la haine implacable qu'il a vouée à la maison d'Autriche, et principalement par le projet qu'il a formé pour le démembrement de la succession de l'empereur Charles VI, ne voit point sans douleur qu'on ait adopté un système qui est si contraire à son inclination et à ses projets. Peut-être craint-il même, et pas sans fondement, que la cour de Vienne ne profite de l'intimité qui vient de s'établir entre elle et la France, pour se venger de l'acharnement avec lequel il s'est déclaré en toutes occasions contre la maison d'Autriche, et que ce nouveau système ne nuise à sa fortune ou au moins à celle de son fils.424-3 J'ai cru devoir entrer dans ce détail, afin de faire observer à Votre Majesté qu'il y a, dès à présent, un parti dans le Conseil qui est intéressé par des motifs personnels, qui sont ordinairement ceux qui agissent le plus fortement sur l'humanité, à travailler à la destruction du système dont on vient de jeter les fondements, et à rétablir celui qui l'a précédé. J'ajouterai encore, auparavant de passer à d'autres objets, que l'alliance qu'on a contractée avec l'Autriche, répugne singulièrement à tous les militaires de ce pays-ci, en ce qu'elle contrarie toutes les vues d'avancement et de fortune qu'ils peuvent avoir, et qu'elle les menace d'une paix à laquelle le parti de la cour attribue une durée qui les révolte à l'excès. Il n'est donc point étonnant que, comme presque tous les courtisans sont militaires, ceux dans le ministère commenceront à saper le système qu'on vient de fonder, et qu'ils n'auront point de peine à se former un parti considérable à la<425> cour, parmi ceux qui en remplissent les principales charges et qui approchent le plus près la personne du Roi, qui les aideront de tout leur crédit dans les efforts qu'ils pourront faire pour parvenir à leur but … [Les ministres des cours d'Allemagne] ont observé en général qu'ils envisageaient cette alliance comme un moyen imaginé par la cour de Vienne pour suspendre pendant quelque temps l'effet d'un contre-poids puissant, qui a rendu infructueux tous les efforts que cette dernière a faits, depuis la paix de Westphalie, pour subjuguer entièrement le Corps Germanique et exercer un pouvoir despotique envers les princes de l'Empire; à quoi ils ont ajouté qu'ils étaient persuadés que la maison d'Autriche profiterait de la durée de cette alliance pour s'arroger un pouvoir sans bornes, en vertu de la capitulation qui serait dressée à la prochaine élection du roi des Romains, et pour vexer à son gré les princes de l'Empire, tant à la Diète qu'aux tribunaux de Vienne et de Wetzlar; qu'en un mot, la cour de Vienne profiterait de ce temps pour mettre en exécution le système de despotisme qu'elle avait formé depuis tant de siècles, et que, par la connivence qu'elle prétendrait maintenant de la France, elle parviendrait à se fortifier au point de devenir un jour la rivale de la maison de Bourbon, et lèverait le masque, après avoir privé cette dernière de tous ses alliés et avoir inspiré de nouveau aux princes de l'Empire cette terreur panique dont la France avait eu tant de peine à les guérir. D'autres se sont même avancés jusqu'au point de dire à M. Rouilié que l'Empire ne saurait sans effroi voir une intimité aussi grande s'établir entre le garant de la paix de Westphalie et une puissance qui, depuis tant d'années, était en possession de l'enfreindre, et qu'on forcerait le Corps Germanique à former une nouvelle barrière pour se garantir des usurpations dont il était menacé. Mais, indépendamment des motifs dont je viens de faire mention, et qui paraissent être applicables aux intérêts de tous les Etats de l'Empire, les ministres de celles d'entre les cours d'Allemagne qui tirent des subsides de la France, ou qui cherchent à en obtenir, ont un motif particulier pour s'alarmer de cette alliance et en appréhender les suites.“
Magdebourg, 19 juin 1756.
J'ai bien reçu la dépêche que vous m'avez faite du 7 de ce mois, et vous sais tout le gré possible des explications que vous m'avez données sur les impressions que le traité conclu entre les deux cours a faites tant aux différents membres du Conseil qu'aux gens de cour, tout comme à d'autres encore, dont j'ai été très satisfait et n'attends que la continuation que vous m'en faites espérer.
Cependant, je ne veux point vous laisser ignorer que, si ceux en France qui ont travaillé à former le nouveau système, ont en vue d'éviter par là toute guerre du continent, la cour de Vienne laisse jouer tous les ressorts imaginables pour attirer les Français dans l'Allemagne, et, sans vous répéter ce qu'on vous a déjà marqué, que c'est principalement cette cour qui tâche d'animer celle de Versailles d'attaquer les États d'Hanovre,425-1 je viens d'apprendre de très bonne main425-2 qu'elle intrigue à présent d'animer sous mains les princes catholiques de l'Empire contre les Protestants, par rapport à leurs prétendus griefs de religion, pour que les premiers réclament le secours de la France en vertu du traité de Westphalie, afin que ladite cour de Vienne ait un prétexte d'exécuter ses autres projets, dont un des principaux est de se subjuguer entièrement tout le Corps Germanique, afin de se le rendre entièrement dépendant.
<426>Vous ne manquerez pas de faire un bon usage de cet avis; on se douterait de son authenticité, si vous en avertissiez vous-même quelqu'un du Conseil; vous tâcherez d'en faire instruire par main tierce ou quatrième le maréchal de Belle-Isle, de même que les ministres du Conseil, afin que ceux-ci ouvrent au moins les yeux sur les illusions que la cour de Vienne leur prépare.
Federic.
Nach dem Concept.
424-1 Vergl. über den Inhalt dieses Berichts Knyphausen's auch Nr. 7574 S. 418.
424-2 Machault; vergl. Bd. X, 405; XI, 267.
424-3 Graf Gisors. Vergl. Bd. X, 516; XI, 462.
425-1 Vergl. S. 400.
425-2 Bericht Klinggräffen's, Wien 9. Juni. Vergl. Nr. 7579.