8352. MÉMOIRE RAISONNÉ SUR L'ÉTAT PRÉSENT DE L'EUROPE ET SUR LE PARTI QU'IL CONVIENDRAIT AUX ALLIÉS DE PRENDRE POUR GAGNER LA SUPÉRIORITÉ SUR LEURS ENNEMIS LA CAMPAGNE PROCHAINE.56-6

En entrant dans l'examen impartial de ce qu'ont fait cette année les ennemis de l'Angleterre et de la Prusse, l'on conviendra sans peine<57> que les Français ont remporté de grands avantages sur les Anglais, tant en Amérique qu'en Europe. Ces avantages consistent dans la prise de Minorque,57-1 dans le transport de troupes qui se fait en Corse,57-2 qui empêche les Anglais de s'emparer de cette île dont la possession leur aurait pu faire oublier la perte de Port-Mahon.57-3 En Amérique la prise du fort Oswego les met, à ce que disent ceux qui ont connaissance des colonies anglaises en Amérique, en état de tout entreprendre. En Allemagne la guerre s'est faite de la part des alliés de l'Angleterre avec quelque avantage; mais jusqu'à présent il n'y a rien de décidé entre les deux parties et les dés sont, selon le proverbe, encore57-4 sur la table. Le duumvirat se propose, à ce que l'on apprend, de faire l'année prochaine les plus grands efforts. Voici en quoi consiste leur projet selon les nouvelles que l'on en a :

Premièrement, la France veut envoyer de grands secours au Canada,57-5 pour pousser de ce côté ses conquêtes avec vigueur contre l'Angleterre. En second lieu, elle se propose d'envoyer une flotte avec des troupes de débarquement à Pondichéry pour chasser les Anglais de Madras. En troisième lieu, elle compte de continuer ses ostentations dans La Manche pour contenir la flotte et les troupes anglaises sur la défensive. En quatrième lieu, elle paraît résolue d'envoyer une armée de 50,000 hommes au delà du Rhin, pour prendre Wésel et pénétrer de là dans le pays d'Hanovre.

La reine de Hongrie, de sa côté, travaille à exciter tous les membres de l'Empire contre la Prusse;57-6 elle rassemble toutes ses forces en Bohême, où elle compte de former une armée de 130,000 hommes pour accabler le roi de Prusse. Elle intrigue d'ailleurs en Russie et de tous les côtés, pour susciter des ennemis à ce Prince.

Voilà précisément la situation actuelle de l'Europe. Avant d'entrer dans le détail des partis convenables à prendre pour s'opposer à des projets aussi pernicieux, il n'est pas hors de saison d'examiner en peu de mots ce qui a le plus contribué, la campagne passée, aux progrès des Français. Il est sûr que ni le nombre, ni la bonté de leur marine n'approchent de celle des Anglais. Il est constant que, quant aux ressources, les deux royaumes jusqu'à présent n'en manquent pas. Mais si un bon allié qui pense en vrai citoyen, se croit permis de parler avec une franchise républicaine, il hasardera ses conjectures sur les raisons qui ont donné lieu aux progrès des Français.

Il lui semble, selon qu'il en est instruit, que l'Angleterre a négligé deux choses dont l'une est de n'avoir pas prévu à temps le danger de Minorque et de ses colonies en Amérique, la seconde d'avoir pris le change sur les démonstrations des Français le long des côtes de La Manche.57-7 Quant au premier, il est d'un homme valeureux et expéri<58>mente de prévoir le danger, quand même il n'est pas présent, car aux accidents que l'on prévoit trop tard, il n'y a plus de remède. Quant au second, c'est une règle sûre à la guerre qu'on risque moins d'agir offensivement que de se tenir sur la défensive. Si donc les Anglais avaient formé et exécuté quelque entreprise heureuse contre leurs ennemis, il est sûr qu'un gain d'un côté aurait contre-balancé une perte de l'autre, sans compter que celui qui a des projets offensifs, ne perd rien, mais gagne presque toujours.

A présent qu'il est temps de pourvoir à l'avenir, que toute l'Europe, surtout l'Angleterre et l'Allemagne, se trouvent dans une position très critique, dont les alliés ne peuvent se tirer heureusement qu'en prenant de bonnes mesures pour être en état, l'année qui vient, d'agir avec la plus grande vigueur, l'on ne peut apprendre, sans être touché d'une véritable affliction, les mouvements intérieurs qui s'élèvent en Angleterre,58-1 et l'esprit de division qui y règne. Est-ce à présent le temps de discuter des bagatelles, lorsqu'il est question de savoir si l'Europe restera libre? Si l'Angleterre conservera ses possessions qui jusqu'à présent l'ont enrichie? Si l'Allemagne et la cause protestante se soutiendront? Si, enfin, le roi d'Angleterre conservera son électorat, ses alliés leurs États, et le genre humain la liberté de penser? Se peut-il que quelqu'un ose prendre le nom de citoyen et contribuer à la perte d'aussi grands intérêts, en entretenant les dissensions qui mettent l'Angleterre dans l'inactivité et donnent à ses ennemis gain de cause? Une nation aussi généreuse préféra-t-elle des intérêts passagers à ceux de tous les temps, au bien de sa patrie et à l'indépendance des autres nations, ses alliés, pour lesquels elle a autrefois si généreusement sacrifié ses biens et la vie de tant de braves gens? Par quel malheureux esprit de vertige deviendrait-elle à présent plus ennemie de sa patrie que ne le sont les Français même? Oui! on ose le dire avec assurance : tout Anglais qui dans le moment critique où l'Europe se trouve à présent, empêche le gouvernement de travailler sans perte de temps au soutien de la cause commune, ne peut être regardé que comme l'ennemi de sa patrie, à cause qu'il empêche l'Angleterre de faire usage à temps de sa force et de sa puissance. Mais comme il n'est pas apparent qu'une nation aussi sensée se livre longtemps à la fougue qui la fait agir contre ses intérêts, l'on est persuadé que le calme reviendra après l'orage, et c'est pour ce temps de calme que l'on s'ingère à faire quelques propositions que l'on soumet au jugement des personnes éclairées qui liront ce mémoire.

Le gouvernement anglais, ne croirait-t-il pas qu'il serait à propos de former de nouvelles alliances pour contre-balancer le duumvirat qui conspire la perte des alliés? En examinant les puissances de l'Europe, il paraît que l'intérêt de la Hollande l'invite à cette alliance; selon le système des probabilités, le Danemark pourrait y entrer de même.

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Les intérêts de la Hollande sont d'être unie avec les puissances protestantes, d'avoir une barrière qui lui serve de défense contre les entreprises qu'un esprit d'ambition pourrait susciter à la France, et de maintenir son commerce; comment donc est-ce que la Hollande verrat-elle de sang-froid le duché de Clèves envahi par les Français, l'électoral d'Hanovre abîmé et les deux colonnes du protestantisme écrasées par des ennemis qui l'entourent de tous côtés et qui n'attendent pour la subjuguer que d'avoir terrassé ces deux rois? Il est bien sûr que ces objets sont trop frappants pour ne point être aperçus par des personnes sensées; mais comme dans les républiques il se trouve beaucoup de membres qui préfèrent leur bien personnel, l'on croit qu'il ne serait pas impossible de flatter la République, en ayant quelque indulgence pour la contrebande des particuliers59-1 en faveur des grands services que l'on tirerait de leurs59-2 secours. L'on croit même qu'il ne serait pas hors de propos de lui stipuler dans le traité que l'on pourrait faire avec elle, une nouvelle barrière qui consisterait dans les villes d'Ostende, Bruges, Gand, Anvers et Malines, dont le Dendre ferait la frontière, ce qui communiquerait avec Mastricht. En considérant les sommes qui sont' dues à la République par la maison d'Autriche,59-3 et le subside que, selon le traité de la Barrière,59-4 elle est obligée de leur59-5 payer, l'on trouvera que cette nouvelle lisière ne les dédommage pas entièrement des sommes qui lui sont dues.

Le moment présent paraît tout aussi favorable pour se lier avec le Danemark. L'on sait sans doute les prétentions et les démêlés que cette cour [a] à présent pour la coadjutorerie de Lübeck,59-6 et l'on croit qu'il serait possible d'en profiter.

Quant à la terre ferme, on a joint à ce mémoire un projet de campagne59-7 pour l'armée alliée en Westphalie, mais l'on observe en même temps que, si l'on ne veut pas se trouver dans le cas de Minorque, il ne faut pas perdre un moment pour prendre tous les arrangements nécessaires pour l'assemblée de cette armée, surtout pour la formation des magasins. On ajoute à ce que l'on a dit dans ce projet, qu'il est de la plus grande conséquence de prendre sur ce sujet des résolutions promptes et décisives; que, si la ville de Wésel est emportée, l'électorat d'Hanovre courra grand risque, et que, si une fois les Français s'en rendent maîtres, l'on ne voit pas le moyen de les en chasser alors.

Pour la Prusse, elle prend des mesures, dès ce moment même, pour s'opposer à ses ennemis, dont le nombre cependant grossit de jour en jour. Elle se trouve encore dans l'incertitude sur ce qu'elle doit attendre des Russes. Quoique l'on ait quelques faibles lueurs d'espérance de ce<60> côté-là,60-1 ce n'est cependant pas suffisant pour déterminer jusqu'à présent de l'usage que l'on pourra faire, pendant la campagne prochaine, de l'armée de Prusse.60-2

L'on conclut cet exposé par prier le gouvernement anglais de faire de sérieuses réflexions sur la position présente de la Grande-Bretagne et de ses alliés, de sacrifier de petits objets aux intérêts de nations entières, de tâcher de faire une alliance avec les Hollandais, de maintenir la Russie dans l'inaction, de captiver le Danemark et de conclure incessamment des traités de subsides avec les princes mercenaires d'Allemagne qui veulent fournir des troupes, d'être plus tôt prêt que les Français, de former, autant qu'on le peut faire, des projets offensifs à transporter la guerre chez ses ennemis, pour l'éloigner de ses frontières. En un mot : quoi qu'il arrive, tout sera bon, pourvu que l'on prenne un parti quelconque, et qu'on évite l'inaction et la lenteur qui sans cela rendraient l'ennemi plus fort qu'il ne l'est par sa puissance, par ses ressources et par le nombre de ses troupes.

Nach dem eigenhändigen Concept; übereinstimmend60-3 mit der Mitchell übergebenen Ausfertigung im British Museum zu London.



56-6 Das „Memoire“ wurde am 20. November vom König an Mitchell übergeben, am 24. sandte es dieser an Holdernesse.

57-1 Vergl. Bd. XIII, 112.

57-2 Vergl. Bd. XIII, 612.

57-3 Vergl. Bd. XIII, 224.

57-4 In der Ausfertigung im British Museum: „sont encore, selon le proverbe, sur etc.“

57-5 Ausfertigung: „en Canada.“

57-6 Vergl. S. 1. 11. 19.

57-7 Vergl. Bd. XIII, 609.

58-1 Vergl. S. 30. 32. 38.

59-1 Vergl. Bd. XIII, 579.

59-2 In der Ausfertigung: „ses secours“ .

59-3 Vergl. Bd. XI, 219.

59-4 Artikel 19 des Barrierevertrags vom 15. November 1715; Dumont, Corps diplomatique VIII, p. I, 462.

59-5 Scil. aux États-Généraux.

59-6 Vergl. S. 61.

59-7 Nr. 8354.

60-1 Vergl. S. 49.

60-2 Die Armée Lehwaldt's in Ostpreussen. Vergl. S. 64; Bd. XIII, 609.

60-3 Vergl. jedoch S. 57 Anm. 4 und 5; S. 59 Anm. 2.