Je vous fais, ma chère sur, le détail de mes peines; si cela ne regardait que mon personnel, mon âme ne serait pas altérée; mais je dois veiller au salut et au bonheur d'un peuple qui m'est confié. Voilà le grand point, et j'aurai à me reprocher la moindre faute, si, par lenteur ou précipitation, je donne lieu au moindre incident, d'autant plus que, dans le moment présent, toutes les fautes sont capitales. Enfin, voici la liberté de l'Allemagne et celle de cette cause protestante pour laquelle on a tant versé de sang, voilà ces deux grands intérêts en jeu; et la crise est si forte qu'un malheureux quart d'heure peut établir pour jamais dans l'Empire la tyrannique domination de la maison d'Autriche.
Je suis dans le cas d'un voyageur qui se voit entouré et prêt à être assassiné par une troupe de scélérats qui veulent se partager sa dépouille. Depuis la ligue de Cambrai, il n'y a point d'exemple d'une conspiration pareille à celle que cet infâme triumvirat forme contre moi;1 cela est affreux et fait honte à l'humanité et aux bonnes mœurs. A-t-on jamais vu que trois grands princes complotent ensemble pour détruire un quatrième qui ne leur a rien fait? Je n'ai eu aucun démêlé ni avec la France, ni ayec la Russie, encore moins avec la Suède. Si, dans la société civile, trois bourgeois s'avisaient de dépouiller leur cher voisin, ils seraient proprement roués par ordonnance de la justice. Quoi! des souverains qui font observer ces mêmes lois dans leurs États, donnent des exemples aussi odieux à leurs sujets! Quoi! ceux qui doivent être les législateurs du monde, enseignent le crime par leur exemple! O temps! O mœurs! Il vaut, en vérité, autant vivre avec les tigres, les léopards, les loups-cerviers que de se trouver, dans un siècle qui passe pour poli, parmi ces assassins, ces brigands et ces perfides hommes qui gouvernent ce pauvre monde. Heureux, ma chère sœur, l'homme ignoré dont le bon sens a renoncé dès sa jeunesse à toute sorte de gloire, qui n'a ni envieux parcequ'il est obscur, et dont la fortune n'excite pas la cupidité des scélérats! Mais ces réflexions sont inutiles; il faut être ce que la naissance, qui en décide, nous fait en entrant au monde. J'ai cru qu'étant roi, il me convenait de penser en souverain, et j'ai pris pour principe que la réputation d'un prince devait lui être plus chère que la vie. On a comploté contre moi, la cour de Vienne s'est émancipée à vouloir me maltraiter; c'était contre mon honneur de le souffrir. Nous avons fait la guerre; une ligue de scélérats me tombe sur le corps: voilà l'histoire qui m'est arrivée. Le remède est difficile; dans des maux violents il n'y en a d'autre que des cures désespérées.
Je vous demande mille pardons; je ne vous parle pendant trois grandes pages que de mes affaires; ce serait étrangement abuser de l'amitié de tout autre. Mais, ma chère sœur, je connais votre amitié, et je suis persuadé que vous ne me voulez point de mal, quand je vous ouvre mon cœur; il est tout à vous, étant rempli des sentiments de la
1 Vergl. Bd. XIII, 252.