1484. AU MARÉCHAL DE FRANCE DUC DE NOAILLES AU CAMP DEVANT YPRES.
Potsdam, 28 juin 1744.
Monsieur. Vous ne trouverez pas étonnant, si je suis obligé de vous envoyer beaucoup de chiffres189-1 par le courrier présent. Les matières qui en font le sujet sont si importantes pour les intérêts communs qu'il m'a été impossible d'en diminuer le volume. Vous voudrez bien les donner au Roi votre maître, en l'assurant qu'il peut avoir des alliés plus puissants que moi, mais qu'il n'en aura jamais de plus fidèles, de moins envieux, ni de plus attachés à sa véritable gloire. L'état d'incertitude où le doit mettre ma conduite, le surprendra peut-être, mais vous devez savoir que les objets s'affaiblissent toujours dans l'éloignement, et ma conduite sera justifiée dans tous les cas. Si arrive une révolution en Russie, vous trouverez que j'ai eu raison de ne point précipiter mes opérations, et si le gouvernement présent se soutient, sans attendre d'autres alliances189-2 ou quoi que ce puisse être, je remplirai littéralement mes engagements. Je vous prie cependant de me faire avoir des résolutions sur le sujet de l'argent qu'il faut pour les troupes de l'Empereur, et sur l'expédition d'Hanovre. Vous devez bien sentir à quel point ces deux articles m'intéressent, et combien je dois être inquiet avant que de m'en voir éclairci.
Je bénis mille fois le Roi votre maître de la résolution qu'il a prise de se mettre à la tête de ses troupes; il n'en fallait pas moins pour rétablir la discipline perdue dans vos troupes et pour rendre l'audace <190>au soldat. Ses ennemis, qui sont en grand nombre, commencent à le craindre et à le respecter, et je suis pleinement persuadé que, plus il mettra de vigueur et de nerf dans ses opérations, et plus tôt les alliés seront obligés de chanter la palinodie. Les Hollandais me reviennent comme les grenouilles dans la fable : il avaient une bûche pour roi durant le ministère du Cardinal, ils ont assez importuné les Dieux pour qu'ils méritent une cigogne. Personne ne fait plus de vœux pour la prospérité de vos armes que j'en fais: s'il ne tenait qu'à moi, vous auriez pris vingt villes cette campagne et gagné trois batailles. Je vous prie en mon particulier, mon cher Maréchal, de me croire avec la cordialité et l'estime la plus parfaite votre très affectionné ami
Federic.
A.
Dès que l'affaire du marquis de Botta commença à faire du bruit en Russie, le Roi tâcha d'en profiter, pour commettre d'autant plus la reine de Hongrie avec l'impératrice de Russie, et il n'épargna rien de ce qu'il faut pour y réussir et pour se faire des amis en Russie. Ce que le Roi gagna d'abord fut qu'il trouva moyen de placer en Russie la jeune princesse d'Anhalt-Zerbst, coup qui rompit les projets de mariage que les Anglais et les Saxons avaient formés ou pour une princesse d'Angleterre ou pour une des filles du roi de Pologne. Pour rendre cet établissement plus solide et pour s'attacher tout-à-fait la famille de Holstein, le Roi consentit au mariage d'une des princesses ses sœurs avec le successeur de Suède.
Lorsque l'Impératrice fut montée au trône, les frères Bestushew furent constitués par elle au maniement des affaires étrangères. Le Roi ne tarda pas à s'apercevoir, dans tout ce qu'il avait à négocier avec la cour de Russie, que ces deux frères n'étaient nullement portés à lier une amitié étroite entre les deux cours ; mais, depuis que le Vice-Chancelier se trouva seul au timon des affaires, par la mort du sieur Brewern, le Roi eut des indices plus forts de l'attachement que le sieur Bestushew avait pour les Anglais et les Autrichiens, et il s'aperçut de cette partialité dans toutes ses négociations. La raison de cette partialité ne resta pas longtemps cachée, et le Roi apprit, à n'en point douter, que le Vice-Chancelier tirait annuellement une pension de 60,000 roubles des Anglais. La conduite de ce ministre se développa encore davantage, lorsque le Roi négocia à Pétersbourg la garantie de tous les États prussiens et nommément de la Silésie ; ce fut alors que le Vice-Chancelier contrecarra ouvertement le Roi et qu'il ne négligea rien pour le brouiller avec l'impératrice de Russie.
Ce ministre inique s'y est pris avec une effronterie qui a peu d'exemples ; on n'en rapportera que quelques traits, pour la brièveté.
Le Roi proposa à l'Impératrice de faire une triple alliance entre la Russie, la Suède et la Prusse; l'Impératrice y consentit et ordonna au Vice-Chancelier d'en écrire sur ce ton à Stockholm. Mais ce ministre, <191>par une effronterie inouïe, tronqua la réponse et dit au comte de Barck, ministre de Suède, que l'Impératrice souhaitait de conclure une alliance avec la Suède à laquelle on pourrait, cette campagne finie, inviter d'autres puissances à accéder. Ce ministre fomente, de plus, en Suède toutes les brouilleries dont il est capable, pour saper l'établissement du Prince-Successeur; il veut culbuter la maison de Holstein et le système présent, cela est clair. Il a employé toutes les ruses dont il a été capable pour soulever le clergé russe contre le mariage du jeune Grand-Duc avec la princesse de Zerbst, on s'est même servi du prétexte de religion, et l'on a insinué à l'Impératrice que la Russie ne pouvait être heureuse sous le règne d'une princesse qui, ayant changé de religion, ne serait jamais bien grecque; mais, comme le jeune Grand-Duc est dans le même cas, il n'a pas été difficile de détromper cette Princesse sur ce sujet. Bestushew a même eu l'impudence de se réjouir ouvertement de la maladie de la princesse de Zerbst et d'espérer sur sa mort. Lui et les Anglais n'ont d'autre ressource que dans une révolution favorable à la famille malheureuse.
Lorsque le roi de France déclara la guerre à l'Angleterre, Bestushew donna des alarmes à l'Impératrice, sous prétexte que le roi de Prusse voulait attaquer Danzig, et lui conseilla pour cette raison d'armer quelques vaisseaux de guerre et quelques galères, mais, dans le fond, dans l'intention de pouvoir prêter les secours stipulés à l'Angleterre, d'autant plus qu'il soutient hautement que le casus foederis existe et que l'Impératrice ne peut se dispenser de remplir ses engagements.
Par toutes ces circonstances, on s'aperçoit facilement combien le Roi est incertain par rapport à la Russie, tant que cette Souveraine se laisse entièrement aller aux impressions d'un ministre infidèle. Le Roi a fait ce qui a dépendu de lui pour se tirer cette épine du pied. On a fait une batterie pour déplacer le ministre, ou pour lui donner un supérieur dans son département, en cas que l'on ne pût remplir ce premier objet. Ce parti est assez bien lié, on a en main de quoi convaincre l'Impératrice des fourberies insignes de son ministre. Cette affaire serait déjà terminée à la satisfaction du Roi, si l'Impératrice ne s'était proposé de différer toutes les grâces et les changements qu'elle veut faire, jusqu'à la proclamation de la paix avec la Suède.
Le Vice-Chancelier, qui sent que ce jour-là lui doit donner un collègue pour remplacer le sieur de Brewern, et sentant bien que ce ne sera pas un sujet qui lui conviendrait, a tout mis en œuvre pour faire différer cette solennité. Jusqu'à présent, il a trouvé des prétextes assez plausibles pour y réussir. Il a même su profiter du bénéfice du temps, s'étant lié avec un archimandrite ou abbé de Troiza191-1 qui a trouvé le moyen de supplanter auprès de l'Impératrice ceux qui lui étaient les plus chers. Pour surcroît d'embarras, le sieur Tyrawley, ambassadeur d'Angleterre, est arrivé dans ces entrefaites, muni de 100,000 guinées argent <192>comptant; il les a remises au Vice-Chancelier, qui lui sert de trésorier et qui n'épargne rien pour ranger par ses corruptions les plus considérables du Sénat à sa dévotion.
Le dessein de ce ministre anglais est de voir s'il peut tirer parti du gouvernement présent, et, en ce cas, de rompre le mariage de la princesse de Zerbst, de faire accorder les secours au Roi son maître et de brouiller la Russie avec le Roi. Mais comme ces trois points rencontrent trop de difficultés, il s'est déterminé pour une révolution en faveur du jeune Iwan, et, si elle réussit, c'est le plus fâcheux contretemps qui puisse arriver au Roi.
Sa Majesté, pour ne rien négliger de ce qui dépend d'elle, a envoyé à temps des lettres de changes de 150,000 écus à son ministre, pour en faire l'usage le plus convenable; il est impossible dans le moment présent de se décider sut la tournure que ces affaires prendront.
L'Impératrice fait actuellement pélérinage au monastère de Troiza, elle y est suivie des princesses de Zerbst, et l'on veut y faire le dernier effort pour voir si on peut la tirer de son indolence et du danger auquel elle s'expose de gaîté de cœur.
Quand même l'alliance de la Russie, de la Prusse et de la Suède ne réussirait pas, le Roi, pour donner au roi de France des marques de sa bonne volonté et de sa sincérité, ne s'y arrêtera pas, et il exécutera tout ce de quoi il est convenu avec la France, dans le temps arrêté. Mais, si par malheur il allait arriver une révolution en Russie, qui ne pourrait tourner qu'à l'avantage des ennemis communs, le Roi espère que ses alliés seront assez justes et assez raisonnables pour ne point exiger de lui qu'il entreprenne des opérations qui, par la nature des choses, deviendraient infructueuses et d'aucun avantage pour ses alliés. Toutes les opérations qu'il voudrait, faire, seraient entièrement dérangées, si la Russie lui tombait à dos; ainsi, quelque envie et quelque intérêt qu'il ait d'agir, il demande à ses alliés si le mal présent ne doit point emporter sur des appréhensions futures.
B.
Les opérations de cette campagne ont été, ce me semble, assez détaillées pour qu'on n'ait pas besoin de peser là-dessus; cependant, il est besoin d'en récapituler le gros, pour y ajouter un commentaire.
Le Roi se portera en Bohême, il enverra, huit jours avant son passage par la Saxe, les réquisitoriaux de l'Empereur, avec les offres des alliés, au roi de Pologne. Selon la connaissance que nous avons de cette cour, elle s'amusera à disputer le terrain, jusqu'à ce qu'elle voie pour quel parti la fortune se déclare. Tout ceci supposé qu'il n'y arrive aucune révolution en Russie. Si les affaires du Roi vont bien en Bohême, comme on a lieu de s'y attendre, les Saxons, avides d'agrandissement, mordront à l'hameçon, pourvu qu'on ne leur offre que des objets aisés et qui ne les commettent pas trop, comme la prise de <193>possession du morceau de la Bohême qu'on leur destine, et le siége d'Égra. On doit d'autant plus se contenter de ce préalable que, ce premier pas fait, ils ne pourront guère se dispenser, à la suite de la guerre, de faire le second, qui est de joindre leurs troupes à celles de l'Empereur; mais il faut bien se garder de le leur faire seulement entrevoir, car leur faiblesse y répugnerait trop, et cela gâterait tout.
Lorsque le Roi entrera avec ses troupes en Bohême, il est convenu que les troupes qui doivent composer l'armée de l'Empereur, doivent suivre le prince Charles et se porter sur la Bavière. Mais il est nécessaire que j'avertisse le roi de France que cette armée, ou ce qui fait proprer ment l'armée de l'Empereur, n'est pas en état d'agir, faute d'argent, et que c'est un point essentiel auquel il faudra remédier de bonne heure; car ces sortes de concerts, venant à manquer, dérangent les projets lés mieux arrangés et font que les grandes espérances que l'on avait conçues, se réduisent à rien. Nous avons dans cette guerre tant d'exemples de pareils accidents qu'il faut parer de bonne heure par de bons arrangements ceux qui, faute de cela, ne manqueraient point d'arriver.
Si c'est bien l'intention du roi de France de mettre une fin prompte et glorieuse à cette guerre, il pourra l'effectuer. Personne n'en a plus les moyens en main que lui. L'on connaît la grande affection que le roi d'Angleterre a pour son électorat. On ne doit point douter que, maître comme il est de la nation anglaise, tout autre intérêt ne le cède à celui de ses provinces de Westphalie. La France ne saurait donc jamais lui porter un coup plus mortel que d'envoyer un corps de vingt à trente mille hommes dans ses États, dès que la diversion du Roi aura fait rebrousser chemin à l'armée du prince Charles. Car, si le roi de France veut considérer que les plus grandes ressources de la reine de Hongrie lui viennent de la Bohême, de la Bavière et des subsides qu'elle tire du roi d'Angleterre, on verra que par ce moyen on lui coupe tout d'un coup toutes ses racines. Le roi d'Angleterre parlera sur l'instant de paix ou de neutralité, on pourra l'obliger au moins de ne point donner' du secours ni en argent ni en nature à la reine de Hongrie, et à ne se point mêler d'une querelle qui est entièrement étrangère à l'Angleterre. Nous ne voyons du moins de notre côté rien de plus avantageux, et, si la France veut en agir avec bonne foi et avec vigueur, comme ses alliés le feront sûrement de leur côté, il n'est pas possible qu'il y ait de salut pour la reine de Hongrie, à moins qu'il n'arrive une révolution en Russie en faveur de la maison de Brunswick, ce qui pourrait mettre le Roi dans de très grands embarras et peut-être même dans l'impossibilité d'agir.
Cependant, il n'y aura qu'une nécessité absolue et un danger pressant qui empêcheront le Roi d'exécuter des engagements qu'il regarde comme également avantageux, solides, et conformes à ses intérêts et à sa gloire.
Der Brief und die Denkschrift A nach Abschrift der Cabinetskanzlei ; B nach dem eigenhändigen Concept.
<194>189-1 Die Beilagen A und B.
189-2 Vergl. S. 192.
191-1 Troizkaia Serghiew im heutigen Gouvernement Moskau.