4592. AU COMTE DE TYRCONNELL, MINISTRE DE FRANCE, A BERLIN.
[Berlin, 28 octobre 1750].
Monsieur. Je vous dois réponse sur la conversation que nous avons eue ce midi. Il s'agissait de l'élection d'un roi des Romains. Ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai fait mes réflexions sur cet évènement; il y a quelques mois que je fus instruit des desseins du roi d'Angleterre et de là reine de Hongrie pour procurer cette dignité à l'archiduc Joseph. Je fis sonder alors la cour de Versailles,126-1 pour savoir de quel œil elle pourrait regarder cette élection; mais il me parut alors, par des rapports que je reçus, que l'on regardait ce projet ou comme trop éloigné ou comme peu important. C'était cependant alors le temps de l'empêcher. Le roi d'Angleterre et la cour de Vienne n'avaient pris aucunes mesures : à présent, tout est changé; le roi d'Angleterre a ouvert à Hanovre sa bourse, et tous les Électeurs y ont vendu leurs suffrages. Il ne reste que l'Électeur palatin et moi, en qualité d'électeur, qui nous soyons préservés de la corruption générale. La question est de savoir ce que nous pourrons faire, et ce qu'il nous convient de faire dans la situation présente des affaires.
Je vois trois partis à prendre, savoir, à consentir simplement à l'élection de l'Archiduc, à tourner Cette élection à notre avantagé, en<127> rognant le pouvoir impérial par une capitulation qui liât l'Empereur futur, et en rappelant, à cette occasion, les garanties que la France a rendues du traité de Westphalie. Le troisième moyen serait d'éclater contre le projet de l'élection et de s'y opposer à force ouverte.
Examinons à présent ces moyens. Le premier me paraît le moins convenable; c'est le parti de la faiblesse, et ce consentement simple serait déshonorant, tant pour l'Électeur palatin que pour moi. Nous aurions vu acheter les voix des Électeurs à Hanovre, on ne nous aurait pas fait l'honneur de nous demander notre avis, et nous aurions un empereur contraire à notre choix et à nos intérêts.
Le second moyen est susceptible de tout; rejeter la nécessité d'élire un empereur par raison du manque de majorité du jeune Archiduc, c'est ne point témoigner de passion, c'est gagner du temps, et c'est avoir les mains libres de faire ce que l'on jugera à propos. Supposé que malgré cet obstacle on voulût procéder à l'élection, ne se trouvera-t-il pas cent difficultés à former sur la capitulation du nouveau roi des Romains? ne pourra-t-on pas mettre le marché si haut qu'il perdra la moitié du pouvoir d'un empereur, pour avoir un titre en soi-même assez frivole? Et supposé que les Électeurs ne voulussent point se réunir sur les points principaux de la capitulation impériale, ne pourrait-on pas toujours rappeler la garantie de la France? Le grand mérite poütique n'est pas de nager contre le torrent, mais de ramener tous les évènements à son avantage.
Le troisième moyen est le plus violent; c'est de mettre le feu au quatre coins de l'Europe. La question se réduit à savoir : cela nous convient-il, cela ne nous convient-il pas?
Le roi d'Angleterre a donné des subsides à la plupart des Électeurs. La reine de Hongrie, soutenue de la Russie, en paix en Hongrie et en Italie, a les bras libres. La France ni la Prusse ne trouveraient point dans cette guerre de diversion en Lombardie; la France probablement n'aurait point à espérer du secours de l'Espagne. Nos ennemis auraient donc augmenté d'un allié, et nous nous trouverions apauvris de l'Espagne. La Prusse aurait à combattre la Russie et l'Autriche, et la France aurait sur les bras toutes les forces de l'Empire, les Anglais, les Hollandais, et peut-être des troupes que la Reine pourrait retirer de l'Italie. Je crois que la France est la puissance la plus foncièrement formidable de toute l'Europe; mais les Anglais ne trouveraient-ils pas des ressources pour fournir à leurs alliés de quoi faire deux campagnes? Et si nous tirons l'épée, qui pourra nous assurer que nous pourrons la remettre dans le fourreau, lorsque nous le jugerons à propos? Si le temps pressait, si les conjonctures étaient favorables, si le Turc attaquait la Hongrie : enfin, s'il y avait quelque évènement qui nous présentât une perspective favorable, je serais le premier à représenter au roi de France la facilité de l'entreprise et les avantages qu'elle entraîne<128>rait après elle; mais un titre vaut-il la peine de répandre tant de sang, lors même qu'en le versant on n'a aucune sûreté du succès?
Tout ceci me ramène au parti de la modération, et mon sentiment est qu'on s'en tienne à ma seconde réflexion, qui est de lier le nouveau roi des Romains par de si fortes entraves que la vanité d'un titre ne pourra le consoler de la perte de son autorité; et, en cas qu'on ne pût pas faire approuver du Collège Électoral le projet de la capitulation, de réclamer alors la garantie que la France a donnée du traité de Westphalie, sans cependant que cette démarche donne lieu à une nouvelle guerre.
Voilà ce que je pense sur la matière dont vous m'avez parlé. Je serai bien aise de savoir ce qu'en pense le Roi votre maître, et je me conformerai toujours avec plaisir à ses lumières supérieures.
Je suis, Milord, votre fidèle ami
Federic.
Nach der Ausfertigung im Archiv des Auswärtigen Ministeriums zu Paris. Das Concept im Königl. Geheimen Staatsarchiv zu Berlin ist eigenhändig.
126-1 Vergl. S. 84. 122.