5624. AU ROI DE FRANCE A FONTAINEBLEAU.232-2
Potsdam, 9 octobre 1752.
Monsieur mon Frère. Il se présente si souvent des occasions de remercier Votre Majesté des attentions qu'Elle a pour moi, que je crains à la fin de L'importuner par mes remercîments ; je ne saurais cependant<233> passer sous silence combien je reconnais la manière obligeante dont Elle a bien voulu Se prêter à la convention de commerce qui Lui a été proposée de ma part. M. de La Touche m'en a communiqué le projet,233-1 qui, à quelques légères explications près, est tel que je pouvais le désirer.
Votre Majesté, non contente d'assister Ses alliés pendant la guerre, a maintenu la tranquillité du Nord par Sa fermeté et protégé l'Électeur palatin par l'influence extrême que Ses volontés ont dans les affaires de l'Europe. A présent que le roi d'Angleterre croit avoir aplani les difficultés qu'il trouvait dans l'élection d'un roi des Romains de la part des Électeurs opposants, il trouve dans la roideur de la cour de Vienne un obstacle insurmontable. Il est vraisemblable que cette désunion produira entre ces Princes une mésintelligence plus ou moins forte, qui suspendra ou ralentira pour un temps les projets ambitieux qu'ils méditent.
La cour de Vienne continue cependant en Pologne de cheminer par des voies sourdes, afin de former et d'encourager un parti par lequel elle se flatte de placer le prince Charles de Lorraine sur le trône de Pologne. Il m'est revenu d'un bon lieu que par un article secret du traité de Pétersbourg l'impératrice de Russie avait promis à celle des Romains de lui fournir 30,000 hommes de secours pour soutenir ce projet. S'il arrivait que le roi de Pologne vînt à mourir mal à propos pour nous et pour les Polonais, il est sûr que l'Impératrice-Reine mettrait sans peine la couronne de ce royaume électif sur la tête de son beau-frère.
Je m'explique avec Votre Majesté avec toute la franchise et la confiance que je dois à un aussi bon allié. Voici mon raisonnement. Depuis l'élection d'Auguste 1er, c'est à main armée que les candidats de la couronne de Pologne ont pris possession de ce trône. Cet usage favorable aux usurpateurs se soutiendra sans doute; on fera élire le prince Charles par le parti des Czartoryski et on le soutiendra à main armée, fortifié du secours des Russes. La cour de Vienne pense que, si je m'oppose à cette élection, je m'attirerai sur les bras des forces supérieures, que je ne saurais résister à l'Autriche et à la Russie ensemble, et que, si je vois tranquillement domptée la Pologne, on m'enchaînera sans éprouver de résistance, de sorte que, quelque parti que je prenne, soit celui de la guerre ou celui de la paix, ils me seront tous les deux également funestes. Mais cette même cour de Vienne qui sent qu'elle pourrait disposer de la Pologne sans que je lui paraisse un voisin à redouter, cette même cour, dis-je, craint la puissance de la Porte et elle prévoit qu'elle ne peut faire tête en même temps aux Turcs et aux Prussiens.
Tant qu'on a cru à Vienne de pouvoir disposer du Grand-Visir et du Kislar-Aga, cette sécurité a fait qu'on s'est livré sans bornes aux Plus vastes projets; la sédition de Constantinople,233-2 surtout les morts<234> tragiques de ces ministres sur lesquels on comptait, ont fait des impressions à la vérité momentanées, mais extrêmes. A présent qu'on se flatte que par de nouvelles corruptions on se fera de nouveaux amis, on a repris les choses où on les avait laissées.
Ces différentes notions, qui me sont revenues par de bons canaux, m'ont fait venir une idée que je soumets aux lumières de Votre Majesté comme à celles d'un Prince éclairé, sage, judicieux, et d'un allié fidèle.
Je crois qu'il est de la prudence de prévenir ses ennemis et de déranger leurs projets qui nous sont nuisibles, surtout quand cela peut se faire sans nous commettre nous-mêmes. Il me semble que, pour se bien conduire, il faut vouloir tout ce que nos ennemis ne veulent pas. Ils craignent la guerre du Turc, c'est donc à nous de la provoquer, L'esprit de mutinerie et de révolte qui se manifeste chez les Turcs, est une conjoncture qui semble se présenter pour que nous en profitions. Les Janissaires souhaitent la guerre : on peut les encourager à la demander ou faire envisager au Grand-Seigneur qu'il trouvera plus de sûreté pour sa personne en occupant les séditieux à la guerre qu'en les tenant oisifs à Constantinople, libre à lui de tourner ses armes contre lesquels de ses voisins qu'il voudra.
On m'objectera sans doute qu'il n'y a point de nécessité de faire rompre à présent les Turcs avec les Autrichiens ou les Russes et qu'il vaut mieux garder ces barbares en réserve, pour les lâcher lorsqu'il en sera temps. Je réponds qu'il faut profiter de l'occasion qui se présente, parcequ'il paraît probable qu'on déterminera à présent sans peine le Grand-Seigneur à la guerre, que les Russes ni les Autrichiens n'ont eu le temps de faire des corruptions à Constantinople, et que, si on néglige le moment présent, il est très incertain qu'on persuadera, lorsqu'on le voudra, au Grand-Seigneur de déclarer la guerre quand on la trouvera nécessaire. Qu'il attaque d'ailleurs la Russie ou l'Autriche, cela est indifférent; ils sont obligés de se secourir, moyennant leurs traités, et la guerre leur deviendra dans peu commune. De plus, la guerre du Turc une fois déclarée renverse entièrement le système des finances de l'Impératrice-Reine et détruit son armée : deux objets importants sans doute. Cette guerre détruit ses finances, parcequ'elle est trop onéreuse et que pour la soutenir il faudra contracter de nouvelles dettes, ce qui jettera les affaires de l'Impératrice-Reine dans une confusion dont, malgré son grand esprit d'ordre et d'économie, elle ne pourra jamais les tirer. Cette guerre ruinera ses troupes, à cause que l'air de Hongrie est très malsain et que le soldat allemand y périt, sans compter ce que la guerre même enlève. La Russie ne se trouvera pas dans un moindre embarras. Cet empire manque d'argent par la mauvaise administration et les dépenses excessives de la cour; je sais même qu'il arrive souvent que l'Impératrice doit à son boucher et à son boulanger. Quoiqu'on fasse en Russie la guerre à meilleur marché que tout autre part, une dépense extraordinaire de cette nature épuiserait totalement les ressources de ce<235> royaume et tournerait, selon toutes les apparences, à sa confusion, à cause qu'il n'y a point d'homme dans ce pays-là pour conduire une armée; on peut regarder ces troupes comme un corps robuste sans tête.
L'Angleterre soutiendrait-elle ses alliés, après s'être épuisée pendant la dernière guerre en prodiguant des secours abondants à l'Autriche et des subsides à la Russie? et le pourrait-elle, quand même elle le voudrait? Les impôts que paie cette nation, sont si exorbitants que le gouvernement n'oserait en mettre de plus forts. Le fonds d'amortissement qui s'est formé de la réduction des intérêts, procurerait des ressources pour une année; mais en combinant les finances de l'Angleterre avec sa situation politique qui lui présente une minorité prochaine,235-1 il n'est ni vraisemblable ni à supposer que l'Angleterre pût soutenir à présent ses alliés.
Il s'en suit donc que, si les Turcs font l'année qui vient la guerre aux deux Impératrices leurs projets ambitieux s'en iront en fumée et que l'exécution de leurs traités — qui produisent souvent des mésintelligences, occasionnant des reproches de part et d'autre — sera le tombeau de leur amitié.
On m'objectera sans doute que les choses peuvent tourner autrement que je le pense, et que cette guerre pourra finir heureusement pour la reine de Hongrie. Je le veux bien; mais voyons les conquêtes qu'elle fera, et je demande si le stérile royaume de Servie et la forteresse rasée de Belgrade méritent d'être achetés au prix de l'épuisement des finances de la Reine et de la ruine de son armée? Et il est sûr que, du jour où même elle fera une paix glorieuse pour ses armes, on pourra compter que de dix ans elle ne se trouvera en état de rien entreprendre. Dès ce jour Votre Majesté et Ses alliés pourront compter sur une paix stable, et la Pologne sur le maintien de sa liberté, sur une paix d'autant plus sûre que les puissances qui seules pourraient la rompre, n'oseront pas y penser.
Dans le moment présent la paix dont jouit l'Europe ne tient qu'à un fil d'araignée : une démarche imprudente du roi de Suède, la mort du roi de Pologne, enfin un évènement qu'on ne prévoit pas à présent, peut allumer en moins de rien le flambeau de la guerre. Nous autres qui désirons de maintenir la paix, nous y contribuons, mais nous ne sommes pas sûrs d'y réussir toujours, au lieu que, par l'expédient que je propose, la paix ne dépendrait que de nous, et c'est assurément la seule façon de l'avoir bonne et durable. Toutes ces considérations me font envisager la guerre des Turcs comme ce qui pourrait arriver de plus avantageux à la France et à la Prusse; cette guerre entraîne entièrement la balance de l'Europe du côté de Votre Majesté et de Ses alliés et La rend maîtresse d'affermir cette paix que Ses victoires et Sa générosité ont cimentées, ou d'imposer des lois à ceux qui seront à jamais les ennemis de la maison de Bourbon et de ses alliés.
<236>Je demande pardon à Votre Majesté de l'énorme longueur de ma lettre. J'ai trouvé le sujet si important et la nécessité de le déduire si indispensable que j'ai répandu mon cœur sans nulle contrainte et en ai confié toutes les pensées à Votre Majesté. Nos intérêts sont les mêmes, nos intentions le sont aussi : nous voulons la paix, et je crois que ce que je propose est le moyen le plus sûr de l'entretenir.
Je suis avec les sentiments de la plus haute estime, Monsieur mon Frère, de Votre Majesté le bon frère
Federic.
Nach der Ausfertigung im Archiv des Auswärtigen Ministeriums zu Paris. Eigenhändig.
232-2 Vergl. S. 219. 220.
233-1 Vergl. S. 225.
233-2 Vergl. S. 196.
235-1 Vergl. Bd. VIII, 327. 333. 345. 347. 353. 373.