<28> Comme je parle à la postérité aucune considération me retient, je ne garde aucun ménagement pour les Princes mes Contemporains, et je ne déguise rien sur mon propre sujet.

J'espère que la postérité pour laquelle j'écris voudra distinguer en moy le Philosophe du Prince et l'honnête homme du Politique, j'en dois faire l'aveu, il est bien difficile de conserver un Caractère pnr d'honnêteté et de Candeur, lorsque l'on est entrainé dans le Grand Tourbillon politique de l'Europe; on se voit sans cesse expose à être trahi par ses alliez, abandonné par ses amis, opprimé par les jalousies et par l'envie; et l'on se voit à la fin contraint d'opter entre la terrible resolution de sacrifier ses Peuples ou sa parole.

Du plus petit Etat jusqu'au plus grand, l'on peut compter que le Principe de s'aggrandir est la Loix fondamentale du Gouvernement, cette passion est aussi profondement enracinée dans chaque ministère que l'est au Vatican le Despotisme universel.

Les passions des Princes n'ont d'autre frein que le terme ou leurs forces se trouvant impuissantes ce sont les Loix constantes de la Politique Européenne, auxquelles il faut que tout Politique se plie; si quelque Prince avoit moins de soin de ses Intérêts que ses voisins, ils iroient toujours en se fortifiant, tandis qu'il resterait lui et plus vertueux et plus foible. Quest ce qui décide donc du bonheur de ce conflic d'ambition, ou tant d'homme? sont armés des mêmes armes pour se détruire et des mêmes ruses pour se tromper? C'est la pénétration et la prudence qui savent l'art de conduire avec sagesse les projets par plus d'un chemin à leur maturité.

Cet art, je l'avoue paroit en bien des points contraire à la morale des particuliers, mais il ne l'est point à celle des Princes, qui par un consentement tacite et par tant d'exemples à citer se sont malheureusement donnez mutuellement le Privilège d'élever l'Edifice de leur ambition à quelque prix que ce soit, de suivre en tout ce qu'exige leur Intérêt, et d'emploïer à ces fins alternativements ou le fer, ou le feu, ou les intrigues, les ruses, et les négociations, et de négliger même l'observance scrupuleuse des traités, qui pour le dire au vrai ne sont que des sermens de fronde et de Perfidie.

Aucun état, nul Royaume, nulle Société d'hommes rassemblés en Republiques dont les Anales ne contiennent des Traités de politique de cette espèce; des alliances aussitôt rompues que faites; des traités de paix conclus, infractés et reconclus, à la différence près que la Politique des Etats faibles est plus timide que celle des Puissans, et que l'Europe dans le siècle civilisé où nous vivons rougiroit d'indignation, s'il se commettait des Crimes d'assassinat, et d'emprisonnements comme dans l'onzième et douzième siècle, il faut espérer qu'un tems plus éclairé encore viendra ou il sera adjugé à la bonne foy la Gloire qui luy est due.

Je ne pretens point faire l'Apologie de la Politique que l'usage constant des nations a légitimée jusqu'à nos jours, j'expose seulement d'une façon simple les raisons qui me semblent, qui ce me semble obligent tout Prince de suivre la pratique qui autorise la fourbe et l'abus de la Puissance, et je dis ingénument que ses voisins se prévaudroient de sa droiture, et que par un faux préjugé et un jugement vicieux on attribueroit à Foiblesse ce qui ne seroit que Vertu en Lui.