<29>

JEAN-SIGISMOND.

Jean-Sigismond avait épousé à Königsberg, l'an 1594, Anne, fille unique d'Albert,29-a duc de Prusse, héritière de ce duché et de la succession de Clèves. Cette succession était composée des pays de Juliers, Berg, Clèves, la Mark, Ravensberg et Ravenstein. Le morceau était trop tentant, pour ne pas exciter l'avidité de tous ceux qui avaient espérance d'y participer.

Avant que de parler des droits des électeurs de Brandebourg et des ducs de Neubourg, il est bon d'expliquer les prétentions de la Saxe, pour ne point embrouiller les matières.

L'empereur Maximilien avait donné l'expectative de cette succession aux princes des deux lignes de Saxe, à savoir l'ernestine et l'albertine, au défaut de tous les héritiers mâles et femelles des ducs de Clèves, car les patentes que le duc de Juliers, George-Guillaume, obtint de l'Empereur, font foi que ce fief tombait en quenouille. Jean-Frédéric, dernier électeur de Saxe de la maison ernestine, épousa Sibylle, fille de Jean III, duc de Juliers.

Le duc Guillaume de Clèves, fils de Jean de Juliers, épousa la fille de Ferdinand, nièce de l'empereur Charles-Quint. Ce mariage joint au mécontentement que l'Empereur avait de ce que Frédéric de Saxe<30> était un des membres de l'union de Smalcalde, le portèrent à confirmer au duc Jean-Guillaume30-a le droit qu'il avait de disposer de la succession en faveur de ses filles, au défaut des héritiers mâles. Le fils de ce duc, nommé comme lui Jean-Guillaume, mourut sans enfants, en 1609; ainsi cette succession retomba à ses sœurs. L'aînée, nommée Marie-Éléonore, avait épousé le duc de Prusse, Albert-Frédéric; la seconde, Anne, était mariée au prince palatin de Neubourg; la troisième, Madeleine, était femme du comte palatin de Deux-Ponts; la quatrième, Sibylle, était mariée à un prince d'Autriche, comte de Burgau : ces quatre princesses et leurs enfants prétendirent à cette succession.

La maison de Saxe ajoutait au droit de réversion, le mariage de l'électeur Frédéric avec la princesse Sibylle, tante du défunt.

Marie-Éléonore, femme d'Albert30-b de Prusse, fondait ses droits sur son contrat de mariage, en 1572, qui portait, en termes exprès, que si son frère venait à mourir sans enfants, elle et sa postérité hériteraient des six duchés, en vertu des pactes fondamentaux des années 1418 et 1496, par lesquels les filles aînées ont le droit de succéder. Le duc de Prusse s'engagea à payer deux cent mille florins d'or aux sœurs de sa femme, pour les satisfaire par cette somme sur toutes leurs prétentions. Si Marie-Éléonore eût été en vie au décès de son frère, il est fort probable qu'il n'y aurait point eu de démêlé; mais, étant morte, sa fille Anne, femme de l'électeur Jean-Sigismond, rentrait dans les droits de sa mère. Cette succession devait donc tomber sur son chef, puisqu'elle représentait Marie-Éléonore; et c'était le point de la contestation.

Les prétentions d'Anne, duchesse de Neubourg, se fondaient sur ce que sa sœur Marie-Éléonore étant morte, elle rentrait dans ses droits, et devenait par conséquent l'aînée de ses autres sœurs, étant<31> plus proche parente qu'Anne de Brandebourg, qui était nièce du défunt. Il n'y avait que les pactes de famille et le contrat de mariage de Marie-Éléonore de contraires à ces raisons.

Les deux sœurs cadettes du duc Jean-Guillaume ne demandaient pas la succession entière; elles ne proposaient que le démembrement.

Ce qui rendait nul de toute nullité le droit de ces trois sœurs cadettes, c'est qu'elles avaient passé, dans leur contrat de mariage, une renonciation à tous leurs droits, tant qu'il y aurait des enfants de leur sœur aînée.

L'électeur Jean-Sigismond et le duc Wolfgang-Guillaume de Neubourg convinrent de se mettre en possession de la succession litigieuse, en se réservant cependant leurs droits respectifs. L'empereur Rodolphe, qui voulait s'emparer de cet héritage sous prétexte de le mettre en séquestre, facilita cet accord. L'archiduc Léopold se mit effectivement en devoir de s'en emparer; mais les princes protestants s'y opposèrent, et formèrent cette célèbre alliance qu'on nomma l'Union, et dans laquelle Jean-Sigismond entra des premiers.31-a Pour contre-balancer l'Union, les princes catholiques firent un traité semblable à Würzbourg, qu'on nomma la Ligue. L'Électeur était favorisé des Hollandais, qui craignaient le séquestre impérial; et le duc de Neubourg, par Henri IV, roi de France : mais lorsque ce prince se préparait à le secourir, il fut assassiné par Ravaillac.31-7

L'Électeur avait tenté un accommodement avec le duc de Neubourg : mais, à une entrevue qu'ils eurent, dans la chaleur de la dispute, Jean-Sigismond donna un soufflet à ce prince;31-b ce qui brouilla les choses de nouveau. On peut juger, par ce trait singulier, de la<32> politesse et des mœurs de ce temps. En 1611, on tenta un autre accommodement, à Jüterbog, avec l'électeur de Saxe,32-a au sujet de la même succession, sans que les princes s'y trouvassent, car les entrevues étaient devenues dangereuses; mais le duc de Neubourg protesta contre ce traité, et il ne fut jamais mis en exécution.

Le duc Albert de Prusse, époux de Marie-Éléonore et beau-père de Jean-Sigismond, avait eu le malheur de tomber en démence.32-b Joachim-Frédéric avait administré la Prusse depuis qu'il se trouvait dans cette triste situation, et Jean-Sigismond se chargea ensuite du même soin. Il reçut de Sigismond III, roi de Pologne, l'investiture de la Prusse pour lui et ses descendants; c'était la troisième investiture32-c qui avait été donnée à la maison électorale.

Comme la Prusse fut réunie à la maison de Brandebourg par Jean-Sigismond, il n'est pas hors de propos de donner, en peu de mots, une idée de ce que ce pays était originairement, de son gouvernement, et comment il passa au duc Albert, beau-père de l'Électeur.

Le nom de Borussia, dont on a fait Prusse, est composé de Bo, auprès, et de Russia, la Russe, rivière qui est une branche du Niémen, qu'on nomme à présent la Memel. La Prusse fut habitée originairement par des Bohémiens, des Sarmates, des Russes et des Vénèdes. Ces peuples étaient plongés dans l'idolâtrie la plus grossière : ils adoraient les dieux des forêts, des lacs, des rivières, et même des serpents et des élans. Leur dévotion rustique et sauvage ne connaissait pas la<33> somptuosité des temples. Leurs principales idoles, Potrimpos, Percunos et Picollos, avaient leur culte établi sous des chênes où elles étaient placées, à Romowe et à Heiligenbeil. Les Prussiens sacrifiaient à leurs faux dieux jusqu'à leurs ennemis prisonniers. Saint-Adelbert fut le premier qui prêcha le christianisme à ces peuples, vers l'an 1000, et il reçut la couronne du martyre. Selon Crispus,33-a trois rois de Pologne, nommés tous trois Boleslas, firent la guerre aux Prussiens pour les convertir; mais ces peuples, devenus aguerris, ravagèrent la Mazovie et la Cujavie. Conrad, duc de Cujavie, appela à son secours les chevaliers Teutons de l'Allemagne. Hermann de Salza en était alors le grand maître. En 1239, il entra en Prusse;33-b et il établit, à l'aide des chevaliers Livoniens, qui étaient une espèce de templiers, les quatre évêchés de Culm, Pomesan, Ermland et Samland. La guerre que l'Ordre fit aux Prussiens, dura cinquante-trois ans. Les Chevaliers soutinrent ensuite des guerres, tantôt contre la Pologne, et tantôt contre les ducs de Poméranie, qui étaient jaloux de leur établissement. Dès lors les familles des Chevaliers commencèrent à s'établir en Prusse; et c'est d'eux, en grande partie, que descend la noblesse qui l'illustre aujourd'hui.

Sous le grand maître Conrad d'Erlichshausen, en 1450,33-c les villes de Danzig, Thorn et Elbing lui déclarèrent qu'étant lasses de lui obéir, elles s'étaient données à Casimir, fils de Jagellon, roi de Pologne. La guerre que les Chevaliers et les Polonais se firent pour la Prusse, dura treize ans. Les Polonais, victorieux, donnèrent la loi : la Prusse citérieure de la Vistule fut annexée à ce royaume, et<34> s'appela Prusse-Royale; l'Ordre garda la Prusse ultérieure, mais il fut obligé d'en prêter hommage aux vainqueurs.

En 1510,34-a Albert de Brandebourg fut élu grand maître par l'Ordre; c'était l'arrière-petit-fils34-b d'Albert l'Achille, comme on l'a dit plus haut. Le nouveau grand maître, pour venger l'honneur de l'Ordre, entreprit une nouvelle guerre contre les Polonais, qui finit très-heureusement pour lui, puisqu'il fut créé duc de Prusse par Sigismond Ier, roi de Pologne, qui rendit cette dignité héréditaire pour ce prince et ses descendants. Albert ne s'engagea qu'à prêter l'hommage accoutumé à la Pologne.

Le duc Albert, maître de la Prusse ultérieure, quitta alors l'habit, la croix et les armes de l'ordre Teutonique. Les Chevaliers se conduisirent comme font les plus faibles : ils se contentèrent de protester contre ce qu'ils ne pouvaient pas empêcher. Le nouveau duc eut une guerre à soutenir, en 1563, contre Éric, duc de Brunswic34-c et commandeur de Memel. Éric entra en Prusse, à la tête de douze mille hommes, mais Albert l'arrêta aux bords de la Vistule. Comme il ne s'y passa rien de remarquable, et que les deux bords de la rivière étaient couverts de soldats qui cueillaient des noix, on appela cette expédition la Guerre des Noix.

Albert se fit protestant en 1519,34-d et la Prusse imita son exemple. Son fils, Frédéric-Albert, lui succéda en 1568. Il reçut l'investiture du roi Sigismond-Auguste, à laquelle eut part l'envoyé de l'électeur Joachim II. C'est cet Albert-Frédéric qui épousa Marie-Éléonore, fille de Jean-Guillaume et sœur du dernier duc de Clèves. Jean-<35>Sigismond fut le gendre et le tuteur de ce duc de Prusse; la mort de son beau-père le fit entrer entièrement dans la possession de ce duché, l'an 1618.

Jean-Sigismond s'était fait réformé dès l'an 1614, pour complaire aux peuples du pays de Clèves, qui devaient devenir ses sujets. L'empereur Rodolphe II mourut pendant la régence de l'Électeur. Le collége électoral élut en sa place Matthias, frère du défunt. L'Électeur, sentant les approches de l'âge et se voyant accablé d'infirmités, remit la régence à son fils35-a George-Guillaume, et mourut peu de temps après.


29-a Fille aînée d'Albert-Frédéric.

30-a Il s'appelait seulement Guillaume.

30-b Albert-Frédéric.

31-7 Voyez les Mémoires de Sully [édit. d'Amsterdam, 1725, in-12, t. XI, p. 208, 209].

31-a L'Électeur n'entra pas dans l'union d'Auhausen, formée le 4 mai 1608, et contre-balancée par la ligue de Munich, formée le 10 juillet 1609; mais il assista à la diète de l'Union, tenue à Hall en Souabe, et y signa le recez, du 3 février 1610.

31-b La source, jusqu'ici inconnue, où ce fait a été puisé, est l'ouvrage publié, en 1633, par Henri II, duc de Rohan, et intitulé De L'Intérêt des Princes et États de la Chrétienté.

32-a L'Électeur se trouva en effet à Jüterbog avec quelques autres princes; c'est là que fut conclu un traité avec la Saxe, le 21 mars 1611. La scène du château de Düsseldorf n'eut lieu qu'en 1613.

32-b Le duc Albert-Frédéric tomba en démence l'an 1573; et, à dater de 1578, le margrave d'Ansbach, George-Frédéric, lui fut donné pour curateur. Après la mort de ce dernier, qui eut lieu en 1603, l'électeur Joachim-Frédéric le remplaça dans ces fonctions, en 1605.

32-c Cette investiture de la Prusse, du 16 novembre 1611, fut la quatrième investiture donnée à la maison électorale, si l'on admet comme la première celle du 19 juillet 1569, et comme la seconde et la troisième, celles que les ambassadeurs de l'électeur Jean-George reçurent le 27 février 1578 et le 16 avril 1589. Voyez Dogiel, Codex diplom. regni Poloniae, t. IV.

33-a Duisbourg ou Dusbourg.

33-b Hermann de Salza n'est jamais venu en Prusse, mais bien Hermann Balk, précepteur de l'Ordre en Slavonie et en Prusse. D'après Voigt, le Précepteur arriva en 1228 chez le duc Conrad de Mazovie; d'après la tradition populaire, reproduite par les auteurs qui ont précédé Voigt, ce serait en 1230.

33-c Au lieu de « Conrad d'Erlichshausen, en 1450 », il faudrait « Louis d'Erlichshausen, en 1454 »; Conrad était mort dès 1449.

34-a Le 13 février 1511.

34-b Le petit-fils.

34-c L'Auteur confond ici deux cousins de même nom : l'un, le commandant de Memel, qui mourut en 1525, était fils de Henri l'aîné, duc de Wolfenbüttel; l'autre, qui commença la guerre des noix contre son beau-frère, était le successeur de son père, Eric l'aîné, duc de Calenberg. Tous les deux étaient petit-fils de Guillaume le jeune, duc de Wolfenbüttel.

34-d 1525.

35-a L'électeur Jean-Sigismond n'abdiqua le pouvoir que dans la Marche de Brandebourg, en deçà et au delà de l'Oder, le 12 novembre 1619. Voyez Mylius, C. C. M. t. VI, sect. I, p. 283.