[Introduction.]

Pour acquérir une connaissance parfaite d'un État, il ne suffit pas d'en savoir l'origine, les guerres, les traités, le gouvernement, la religion, d'être instruit des revenus du souverain : ces parties sont, à la vérité, les principales auxquelles s'attache le pinceau de l'histoire; il en est cependant encore d'autres qui, sans avoir le brillant des premières, n'en sont pas moins utiles. Nous comptons de ce nombre tout ce qui se rapporte aux mœurs des habitants, comme l'origine des nouveaux usages, l'abolition des anciens, la naissance de l'industrie, les causes qui l'ont développée, les raisons de ce qui a hâté ou ralenti les progrès de l'esprit humain, et surtout ce qui caractérise le plus le génie de la nation dont on parle. Ces objets intéresseront toujours les politiques et les philosophes; et nous osons avancer avec hardiesse que cette sorte de détails n'est en aucune façon indigne de la majesté de l'histoire.

<244>Nous ne présentons au lecteur, dans cet ouvrage, qu'un choix des traits les plus frappants et les plus caractéristiques du génie des Brandebourgeois en chaque siècle; mais quelle différence entre ces siècles! Des nations qu'un océan immense sépare, et qui habitent sous les tropiques opposés, ne diffèrent pas plus dans leurs usages, que les Brandebourgeois d'eux-mêmes, si nous les comparons du temps de Tacite au temps de Henri l'Oiseleur, ceux de Henri l'Oiseleur à ceux de Jean le Cicéron, et enfin ceux-là aux habitants de l'Électorat sous Frédéric Ier, roi de Prusse.

Le grand nombre des hommes, distrait par la variété infinie des objets, regarde sans réflexion la lanterne magique de ce monde; il s'aperçoit aussi peu des changements successifs qui se font dans les usages, que l'on passe légèrement, dans une grande ville, sur ces ravages que la mort y fait journellement, pourvu quelle y épargne le petit cercle de personnes avec lesquelles on est le plus lié : cependant, après une courte absence, on trouve à son retour d'autres habitants et des modes nouvelles.

Qu'il est instructif et beau de passer en revue tous les siècles qui ont été avant nous, et de voir par quel enchaînement ils tiennent à nos temps! Prendre une nation dans la stupidité grossière, la suivre dans ses progrès, et la conduire jusqu'au temps qu'elle s'est civilisée, c'est étudier dans toutes ses métamorphoses le ver à soie devenu chrysalide et enfin papillon. Mais que cette étude est humiliante! Il ne paraît que trop qu'une loi immuable de la nature oblige les hommes à passer par bien des impertinences, pour arriver à quelque chose de raisonnable. Remontons aux origines des nations, nous les trouverons également barbares : les unes sont arrivées par une allure lente et par bien des détours, à un certain degré de perfection; les autres y sont parvenues par un essor rapide; toutes ont tenu des routes différentes; et encore la politesse, l'industrie et tous les arts, ont-ils pris, dans les différents pays où ils ont été transplantés, un<245> goût de terroir, qu'ils ont reçu du caractère indélébile de chaque nation. Ceci se fera sentir davantage, si nous lisons des ouvrages écrits à Padoue, à Londres ou à Paris : ils se distingueront sans peine, quand même les auteurs y traiteraient la même matière; je n'en excepte que la géométrie.

La variété inépuisable que la nature jette dans ces caractères généraux et particuliers, est une marque de son abondance, mais en même temps de son économie : car, quoique tant de nations innombrables qui couvrent la terre aient chacune leur génie différent, il semble cependant que certains grands traits, qui les distinguent des autres, sont inaltérables; tout peuple a un caractère à soi, qui peut être modifié par le plus ou le moins d'éducation qu'il reçoit, mais dont le fond ne s'efface jamais. Nous pourrions facilement appuyer cette opinion sur des preuves physiques; mais il ne faut pas nous écarter de notre sujet. Il s'ensuit donc que les princes n'ont jamais totalement changé la façon de penser des peuples; qu'ils n'ont jamais pu forcer la nature à produire des grands hommes, lorsqu'elle s'y refusait. Quoique le travail des mines soit soumis à leurs ordres, les veines fécondes ne le sont pas; elles s'ouvrent tout à coup en fournissant des richesses abondantes, et se perdent dans le temps qu'on les poursuit avec le plus d'avidité. Quiconque a lu Tacite et César, reconnaîtra encore les Allemands, les Français et les Anglais, aux couleurs dont ils les peignent; dix-huit siècles n'ont pu les effacer : comment donc un règne pourrait-il effectuer ce que tant de siècles n'ont pu faire? Un statuaire peut tailler un morceau de bois dans la forme qu'il lui plaît : il en fera un Ésope ou un Antinoüs; mais il ne changera jamais la nature inhérente du bois; certains vices dominants et certaines vertus resteront toujours à chaque peuple. Si donc les Romains nous paraissent plus vertueux sous les Antonins que sous les Tibères, c'est que les crimes étaient sévèrement punis; le vice n'osait lever sa tête impure; mais les vicieux n'en subsistaient pas<246> moins. Les souverains donneront un certain vernis de politesse à leur nation; ils maintiendront les lois dans leur vigueur, et les sciences dans la médiocrité : mais ils n'altéreront jamais l'essence des choses; ils n'ajoutent que quelque nuance passagère à la couleur dominante du tableau. C'est ce que nous avons vu de nos jours en Russie. Pierre Ier fit couper la barbe à ses Moscovites; il leur ordonna de croire à la procession du Saint-Esprit; il en fit habiller quelquesuns à la française; on leur apprit même des langues : cependant on distinguera encore longtemps les Russes des Français, des Italiens, et des autres nations de l'Europe. Il n'y a, je crois, que la dévastation entière des États, et leur repeuplement par des colonies étrangères, qui puissent produire un changement total dans l'esprit d'un peuple : mais qu'on y prenne bien garde, ce n'est dès lors plus la même nation; et il resterait encore à savoir si l'air et la nourriture ne rendraient pas, avec le temps, ces nouveaux habitants semblables aux anciens.

Nous nous sommes cru obligé de séparer ce morceau, qui traite des mœurs des Brandebourgeois, du reste de l'Histoire, à cause que dans celle-là on s'est restreint à la politique et à la guerre, et que ces détails qui regardent les usages, l'industrie et les arts, étant répandus dans tout un ouvrage, auraient peut-être échappé au lecteur; au lieu qu'il les trouve à présent sous un seul point de vue, où ils forment seuls un petit corps d'histoire.

Les auteurs latins m'ont servi de guide dans les commencements de cet ouvrage, au défaut total de ceux du pays; Lockelius, que j'aurai lieu de citer souvent, m'a éclairé dans les régences ténébreuses des margraves des quatre premières races; et les archives m'ont fourni des matériaux pour ce qu'il y a de plus remarquable à dire des temps que la maison de Hohenzollern a possédé cet électorat, ce qui nous ramène jusqu'à nos jours.