ÉPITRE I. A MON FRÈRE DE PRUSSE.61-a
O vous à qui je dois le plus sincère amour,
En qui j'aime le sang qui nous donna le jour,
De mes plus chers parents la ressemblante image,
Vous, qui de leurs vertus héritez l'assemblage,
O frère en qui je vois briller, avant les ans,
Toutes les qualités qu'ont les héros naissants,
Recevez d'un cœur franc un hommage sincère :
La vérité vous parle, elle a droit de vous plaire.
Votre esprit, par les arts dès l'enfance éclairé,
De l'orgueil d'un grand nom ne s'est point enivré;
De vos aïeux fameux, que nous vante l'histoire,
Vous ne prétendez point emprunter votre gloire;
Toute gloire étrangère est indigne à vos yeux :
La vertu, les talents ont-ils besoin d'aïeux?61-b
Le courage d'Albert qu'on surnomma l'Achille
N'est pour ses descendants qu'une leçon utile;
Celui qui de Nestor mérita le surnom,
Et ce prince éloquent qu'on nomma Cicéron,
Ont reçu pour eux seuls ce tribut légitime
Qu'aux talents, aux vertus doit la publique estime;
<62>Mais il ne passe point à la postérité,
Qui veut avoir un nom doit l'avoir mérité.
Ce héros immortel dont l'âme magnanime,
Dans la paix, dans la guerre également sublime,
Lui fit par l'univers donner le nom de Grand,
Nous met comme des nains à côté d'un géant;
Il marqua nos devoirs, sa vie est notre livre;
Plus l'exemple nous touche, et plus il le faut suivre.
Si malgré tous les soins et l'art du jardinier,
Un chardon s'élevait à l'ombre d'un laurier,
Le fer retrancherait cette plante sauvage,
Placée indignement sous un si noble ombrage.
Les fils de Jupiter, s'ils n'étaient pas62-a des dieux,
N'en ont pas moins paru des héros dignes d'eux.
C'est un roc élevé que la haute naissance,
On y découvre l'homme à travers l'apparence;
Malignement suivi par des yeux attentifs,
On juge ses desseins et leurs secrets motifs,
Et sur ses actions le public intraitable
Prononce impunément l'arrêt irrévocable.
Le fard de la vertu ne le trompe qu'un temps,
Il lit au fond du cœur, ses regards sont perçants;
Ce censeur sourcilleux, ce précepteur sévère
Condamne dans les grands les défauts du vulgaire.
Richesses, dignités, honneurs, rien ne nous sert,
Un défaut nous décrie, un seul faux pas nous perd;
De nos légers écarts la terre est informée,
Nous occupons tout seuls la prompte renommée,
Ses cent bouches, prônant nos vertus, nos défauts,
Ou nous font des censeurs, ou nous font des rivaux.
Ainsi, plus votre rang vous élève en ce monde,
<63>Plus il faut que chez vous le vrai mérite abonde;
C'est lui seul qu'on estime, et vous devez savoir
Combien sur les humains l'exemple a de pouvoir.
L'exemple d'un monarque impose et se fait suivre :
Lorsqu'Auguste buvait, la Pologne était ivre;
Lorsque le grand Louis brûla d'un tendre amour,
Paris devint Cythère, et tout suivit la cour :
Quand il se fit dévot, ardent à la prière,
Le lâche courtisan marmotta son bréviaire.
Tout prince est entouré de vils adulateurs,
De ses goûts dépravés mercenaires flatteurs,
Qui, remplis de mépris pour son âme commune,
N'adorent en effet que l'aveugle fortune.
Alexandre, dit-on, eut le torticoli :
De tous ses courtisans le cortége poli
Par art négligemment laissait pencher la tête.
Des seigneurs de la cour tel est l'usage honnête.
Renversez à la fois la coupe, le poison
Qui, corrompant vos mœurs, perdrait votre raison.
Quel que soit le pouvoir qui vous tombe en partage,
Que le bien des humains soit toujours votre ouvrage,
Et, plus ils sont ingrats, plus soyez généreux :
C'est un plaisir divin de faire des heureux.
Surtout n'abusez point d'une vaste puissance,
Et n'écoutez jamais la voix de la vengeance :
Qui ne peut se dompter, qui ne peut pardonner,
Est indigne du rang qui l'appelle à régner.
De nos conditions le destin fut le maître,
Et nous sommes ici ce qu'il nous y fit naître;
Nos lots ont été faits quelquefois au hasard,
L'un guida la charrue, et l'autre fut César.
C'est ainsi que d'un bloc un ouvrier peut faire
<64>Un ustensile abject ou le saint qu'on révère;
Sa matière est égale, et c'est sa volonté
Qui seule en fait l'usage, et forme sa beauté.
Ainsi tous ces humains dont la terre fourmille
Sont fils d'un même père et font une famille,
Et, malgré tout l'orgueil que donne votre rang,
Ils sont nés vos égaux, ils sont de votre sang.
Ouvrez toujours le cœur à leur plainte importune,
Et couvres leur misère avec votre fortune;
Voulez-vous en effet paraître au-dessus d'eux,
Montrez-vous plus humain, plus doux, plus vertueux.
Tels ont été les grands dont l'immortelle gloire
Se grave en lettres d'or au temple de Mémoire;
Leur âme juste et pure, et surtout leur bonté,
Ennoblit à mes yeux la faible humanité;
Mon cœur, en les nommant, est ému de tendresse,
On fait en leur faveur grâce à toute l'espèce,
Pères de leurs sujets, délices des humains,
Leur nom devient le nom des meilleurs souverains.
Il est un monstre affreux né de la perfidie,
Cruel dans ses excès et calme en sa furie;
Son visage hideux se cache sous le fard,
Son souffle est venimeux, sa langue est un poignard.
La trahison l'arma de ses noirs artifices,
Il fut par Tisiphone endurci dans les vices,
Il respire le meurtre, il blesse en caressant,
Il défend le coupable, il poursuit l'innocent,
De ses traits empestés l'atteinte est incurable :
L'affreuse Calomnie est son nom redoutable.64-a
Craignez d'être surpris par ce monstre trompeur,
Fuyez de ses complots la cruelle noirceur,
<65>Penchez vers l'accusé, tâchez de le défendre,
Et ne jugez personne avant que de l'entendre.
Si vous voulez pour l'âge amasser un trésor
Plus cher, plus précieux que les bijoux et l'or,
Dévouez vos beaux jours dès votre adolescence
Aux arts ingénieux, à l'auguste science :
C'est l'école où se forme et le cœur et l'esprit.
La sagesse est le lait dont l'âme se nourrit,
L'erreur est son poison, l'antidote est l'étude :
D'un si noble travail contractez l'habitude.
L'étude embrasse tout, tant elle a de grandeur,
L'air, la terre, la mer, le ciel et son auteur,
Les desseins du Très-Haut, ses ouvrages immenses.65-a
Mais loin que votre esprit, fier de ses connaissances,
Perde sur l'infini son temps à méditer,
Au bord de cet abîme il faut vous arrêter.
Qu'avec votre savoir marche la modestie,
Ayez toujours pour but l'amour de la patrie;
Qui s'instruit pour briller n'en devient pas meilleur,
C'est peu de s'éclairer, il faut régler son cœur.
Soyez l'ami des arts, et des talents le père,
Mais sachez réunir, par un choix nécessaire,
Les qualités du sage à celles du héros;
Quittez, lorsqu'il le faut, les arts pour les travaux.
Au sein de ses exploits le vainqueur de Carthage
Entre Apollon et Mars partageait son hommage :
Volez, à son exemple étonnez l'univers,
La gloire a cent chemins, ils vous sont tous ouverts.
Il est une beauté dont la fraîcheur naissante
Des plus vives couleurs paraît resplendissante;
La santé sur son front brille dans sa vigueur,
<66>La gaîté l'accompagne avec la belle humeur;
Tout en elle est transport, tout est rempli de vie,
Elle aime les plaisirs et même la folie,
Sur un trône de fleurs elle embrasse Vénus,
Et, le thyrse à la main, folâtre avec Bacchus.
Ne connaissez-vous point cette aimable déesse?
Mon frère, elle est en vous, c'est la vive jeunesse.
Craignez de ses excès l'égarement fatal,
L'abus de ses plaisirs change le bien en mal.
La mollesse en tout temps fut contraire à la gloire.
Sur elle remportez la première victoire;
Domptez vos passions, il en est encor temps,
Elles sont des humains esclaves ou tyrans;
Qui ne les asservit sous un sceptre stoïque
Est contraint de plier sous leur bras despotique;
Rien de plus flétrissant pour un cœur généreux
Que d'être subjugué par leur pouvoir honteux.
Mais surtout des héros évitez la faiblesse,
Fuyez d'un tendre amour l'amorce enchanteresse;66-a
On peut à tous ses goûts se prêter sagement,
Le plaisir est plus fin, goûté modérément;
Je blâme comme vous cette misanthropie
Qui veut nous séquestrer des biens de cette vie,
En nous interdisant tout genre de plaisirs.
Que seraient les humains sans vœux et sans désirs?
Des esprits engourdis, des êtres imbéciles,
De la société membres très-inutiles,
Qui, n'étant animés par le bien ni le mal,
Seraient ensevelis dans un sommeil fatal.
<67>Nos désirs sont des feux qui réchauffent notre âme,
C'est leur embrasement qu'on redoute ou qu'on blâme;
Il est certain milieu qu'il faut savoir tenir,
La sagesse, mon frère, y fait enfin venir.
Mais c'est bien à mon âge à parler de sagesse!
De mes égarements je sens toute l'ivresse,
Je sens, en proférant le nom de la vertu,
De mon aveu secret mon orgueil confondu;
Sans traîner ce discours et trop long et trop ample,
Ah! je devrais plutôt vous prêcher par l'exemple.
1736. (Envoyée à Voltaire le 22 novembre 1738.) Renouvelée à Potsdam, novembre 1749.
61-a Voyez t. IV, p. 252.
61-b Voyez t. IX, p. 43, 141 et 142.
62-a Point. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 83.)
64-a Voyez ci-dessus, p. 3.
65-a Voyez t. IX, p. 104, 180 et 181.
66-a Réminiscence des vers 261 et 262 du 1er chant de la Henriade :
Surtout des plus grands cœurs évitez la faiblesse :
Fuyez d'un doux poison l'amorce enchanteresse.