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ÉPITRE XIX. A DARGET.238-a APOLOGIE DES ROIS.

De mes productions laborieux copiste,
Qui de tous mes écrits sous ta clef tiens la liste,
Confesse-moi, Darget, les secrets de ton cœur.
Dis-moi, que penses-tu d'un maître si rêveur,
Inégal, agité, pensif, distrait et sombre,
Tel qu'est un algébriste en combinant un nombre?
Le plaisir vainement veut dérider son front,
Il paraît absorbé dans un travail profond;
Tu lui vois tellement faire la sourde oreille,
Qu'à peine, quand tu lis, Cicéron le réveille.
Alors, réfléchissant au fond de ton cerveau
Sur un roi si rêveur dans un poste si beau,
<239>Tu penses en toi-même, enviant ma fortune :
« Astolphe n'a pas seul son bon sens dans la lune;239-a
Un roi dans l'univers n'a rien à souhaiter,
Que son sort est heureux, s'il en sait profiter!239-b
Il peut tout ce qu'il veut; ô trop fortunés princes!
Arbitres souverains de nombreuses provinces,
Janus ouvre son temple ou le ferme à leur choix,
Les mortels semblent nés pour fléchir sous leurs lois;
Idoles des humains, demi-dieux de ce monde,
Le ciel qui les chérit les sert et les seconde.
S'il plaisait au destin de couronner Darget,
Au lieu d'approfondir un pénible projet,
Ses beaux jours couleraient de plaisirs en délices,
A ses vœux les amours seraient toujours propices,
Buvant, riant, chantant du soir jusqu'au matin,
Les dieux mêmes, les dieux envieraient son destin :
Qui sous le diadème a l'air mélancolique
N'est rien qu'un hypocondre, un rêveur lunatique. »
Tout doucement, Darget; que ton esprit calmé
Apaise le courroux dont il est animé.
Ton erreur t'éblouit, et, juge téméraire,
Tu suis les préjugés qu'adopte le vulgaire;
Écartons l'appareil, l'illusion, l'éclat,
Examinons ici le fond de notre état.
La médiocrité fait le sort de ta vie,
Tes jours sont tous égaux, et ta fortune unie,
Te plaçant au milieu des deux extrémités
Des besoins indigents, des superfluités,
Écueils où si souvent le genre humain échoue,
<240>De ses biens mesurés en ce monde te doue;
Plus élevé qu'un nain, plus petit qu'un géant,
C'est être comme il faut, c'est ton sort, sois content.
Libre des embarras et d'un travail pénible,
Ton âme peut goûter un sort doux et paisible;
Jouissant du présent sans prévoir l'avenir,
Tous tes soins sur toi seul peuvent se réunir.
Ah! trop heureux Darget, qui dans ta vie obscure
Ne crains pour ton honneur l'outrage ni l'injure
Que sur les noms connus des grands et des héros
L'envie en frémissant répandit à grands flots,
Pourvu qu'en ta maison ta femme, douce, honnête,
D'un bruyant carillon ne rompe point ta tête,
Qu'elle daigne du moins, le soir, à ton retour,
T'accueillir, t'embrasser, ranimer ton amour;
Pourvu que du cerveau nulle âcreté fâcheuse
Ne porte sur tes yeux son humeur douloureuse,
Pourvu que Dalichamp240-23 t'assure ta santé,
Que manque-t-il alors à ta félicité?
Je vois à ta froideur, ton air, ta contenance,
Que tu crois, cher Darget, rempli de méfiance,
Qu'égayant mes crayons par un riant tableau,
Je flatte tes destins, en les peignant en beau.
Eh bien donc, j'y consens, il ne faut plus rien taire.
O le fâcheux métier que d'être secrétaire
Auprès d'un maître auteur, soi-disant bel esprit,
Qui du matin au soir lit, versifie, écrit,
Et croit la renommée avec ses cent trompettes
Occupée à prôner ses frivoles sornettes!
Tous les jours, par cahiers, tu mets ses vers au net,
<241>Et quand tu les lui rends, Dieu sait le bruit qu'il fait :
D'un sévère examen le pointilleux scrupule
S'étend sur chaque point et sur chaque virgule;
Là sont des e muets qui devraient être ouverts,
Ou c'est un mot de moins qui fait clocher un vers :
Puis, en recopiant cet immortel ouvrage,
Tu donnes son auteur au diable à chaque page;
Tel est de ton histoire en deux mots le précis.
Mais viens, apprends de moi quels sont les vrais soucis,
Qui de nous est lié des plus fortes entraves,
Des Dargets ou des rois qui sont les plus esclaves.
Tu crois par ce début que j'orne mes discours
Des paradoxes vains, la honte de nos jours,
Qui, heurtant le bon sens, aux vérités rebelles,
Débitent des erreurs sous des formes nouvelles?
Soit paradoxe ou non, c'est une vérité
Qu'on sent trop malgré soi, qu'on tait par vanité.
L'emploi d'un souverain, Darget, n'est pas facile
Quand il veut gouverner en roi vraiment habile,
Que, sans se rebuter d'un pénible travail,
Il règle en ses États jusqu'au moindre détail.
Là Thémis, redressant sa balance inégale,
Et réprimant en vain la discorde infernale,
Aux lois de l'équité conformant ses arrêts,
Doit dans un temps donné terminer les procès;
Un hydre renaissant qu'on nomme la chicane.
En aboyant contre elle, élève un front profane.
Et lorsque dans les fers on veut le captiver,
Il s'échappe à l'instant, et revient nous braver;
Cet ouvrage est pareil à ceux de Pénélope.
Mais qui ne deviendrait à bon droit misanthrope,
<242>Quand, ayant terminé cent procès fatigants,
On voit dans les plaideurs autant de mécontents
Qui, mesurant leurs droits au gré de leur caprice,
De propos diffamants accablent la justice?
Il faut taxer le peuple, il subvient aux emplois
Attachés à la cour, aux finances, aux lois;
Ce que donne à l'État le fuseau, la charrue,
Aux héros ses vengeurs de droit se distribue,
Et c'est à l'équité de régler ces impôts
Sur les biens des sujets, différents, inégaux.
Quand le peuple se plaint qu'on charge les villages,
Le courtisan prétend qu'on augmente ses gages,
Et féconds en projets qui bercent leur espoir,
Aucun ne veut donner, et tous veulent avoir;
Qu'heureux serait le roi qui, véritable adepte,
Du grand œuvre un beau jour trouverait la recette!
Plus heureux, s'il pouvait, élevant leur raison,
Réaliser l'État qu'imagina Platon!
Mais voici d'autres soins : il faut qu'un bras sévère
Retienne en son devoir le fougueux militaire :
Dans son libertinage un farouche soldat,
Parjure à ses serments, renverserait l'État;
En ses prétoriens Rome eut autant de traîtres,
Ils marchandaient l'empire et lui donnaient des maîtres.
Il faut que ces lions, pour les combats nourris,
Par Bellone lâchés, soient domptés par Thémis;
Mais pour assujettir leur fière indépendance,
Mais pour donner un frein à leur folle licence,
Il nous faut tour à tour employer la rigueur,
L'espérance, la crainte et même la douceur;
Il faut, pour que l'État ne perde point sa gloire,
<243>Au milieu de la paix préparer la victoire,
Afin que tant d'esprits, unis par le devoir,
Ne forment qu'un seul corps qu'un seul chef fait mouvoir;
C'est lui dont la raison, pour servir la patrie,
Guide, excite, modère ou retient leur furie.
« Ah! grâce au ciel, dis-tu, prenant un air aisé,
Mon maître en ce discours enfin s'est épuisé. »
Epuisé? moi! « Mais oui » ... Darget, cette matière
Pour un homme d'État est une ample carrière;
Je ne t'ai présenté que trois points différents,
Il en est plus de mille, et tous sont importants.
Dans le gouvernement, la sûreté publique
Ne peut se soutenir que par la politique :
En unissant des rois elle oppose à propos
Le pouvoir des amis au pouvoir des rivaux,
Et par les poids égaux d'un prudent équilibre
Elle maintient l'Europe indépendante et libre.
Tant que la bonne foi parla dans les traités,
Ces utiles liens ont été respectés;
Mais bientôt l'intérêt, corrompant la droiture,
Amena l'artifice et même l'imposture.
La politique alors adopta le soupçon;
L'envie aux noirs serpents, l'affreuse trahison,
Préparèrent de loin les jours de la vengeance,
Et de tant de forfaits on fit une science;
Le monde fut peuplé d'illustres scélérats,
Pestes du genre humain et fléaux des États;
La sagesse elle-même adopta ces maximes,
Et devint criminelle en combattant les crimes :
Dans les conseils des rois on osa les citer,
Tout pacte eut un sens louche et put s'interpréter,
<244>Tout traité fut suspect et devint un problème,
La fraude sur son front posa le diadème,
Des crimes dont le peuple est puni par les lois
Devinrent des vertus, appartenant aux rois.
Depuis que les forfaits parurent légitimes,
Nous voyons sous nos pas entr'ouvrir244-a des abîmes,
Nous sommes entourés de cent piéges tendus,
Comme sur ces glacis avec art défendus
Où l'assiégeant timide, en main tenant la sonde,
Avance, en éventant les mines à la ronde.
Entre les souverains il n'est que peu d'amis,
Les plus proches voisins sont les plus ennemis,
L'un de l'autre en secret ils trament la ruine;
Il faut qu'on les observe, il faut qu'on les devine,
Et d'un œil pénétrant lisant dans l'avenir,
Il faut y voir le mal que l'on doit prévenir.
Tels sont les soins, Darget, que la couronne exige;
Mais à moins que le ciel ne fasse un grand prodige,
Lors même que le prince est quitte envers l'État,
Le peuple de son roi juge comme un ingrat.
On veut qu'il sache tout, la guerre, la finance,
L'art de négocier et la jurisprudence,
Qu'il soit universel dans ce vaste métier
Dont chaque point demande un homme tout entier.
Celui qui l'offensa le trouve trop sévère,
L'autre le croit trop doux, celui-ci trop colère;
Fait-il la guerre, on dit : « C'est un roi furieux,
Le ciel pour nous punir l'a fait ambitieux; »
S'il se maintient en paix, « ce monarque stupide
Redoute les dangers, la gloire l'intimide. »
<245>S'il gouverne lui seul, c'est un prince jaloux,
« Têtu, capricieux, qui ne suit que ses goûts; »
Commet-il de l'État le soin à ses ministres,
« Pourquoi tolère-t-il tous leurs complots sinistres? »
A-t-il des favoris, « son faible fait pitié; »
N'en a-t-il point, « ce prince est sourd à l'amitié. »
L'un est trop remuant, l'autre craint la fatigue,
L'économe est vilain, le libéral, prodigue,
Et le galant surtout passe pour débauché.
Tel est de notre état le portrait ébauché.
Comment joindre, Darget, tout grands rois que nous sommes,
Les vertus qu'ont les dieux aux faiblesses des hommes?
L'humanité n'a point tant de perfections;
Si nous voulons des rois privés de passions,
Dont la tranquillité ne saurait être émue,
Allons, qu'Adam 245-24 travaille, et fasse une statue.
Et pourquoi se flatter d'apaiser ces frondeurs?
César eut ses jaloux, Titus eut ses censeurs.
Veux-tu savoir pourquoi la cruelle satire
S'acharne sur les rois, et toujours les déchire?
C'est que, par son penchant aimant la liberté,
L'homme hait un pouvoir qui n'est point limité,245-a
Et du maître au sujet la grande différence,
Rabaissant son orgueil, blesse son arrogance;
L'un se dit en secret : « Je condamne le Roi,
Il n'a jamais l'esprit de penser comme moi; »
Un autre dit tout haut : « Si j'étais dans sa place,
Notre gouvernement aurait une autre face. »
Vois-tu ce peuple abject d'obérés mécontents,
<246>Solliciteurs fâcheux de tous postes vacants?
Tous veulent les avoir, on les donne aux plus dignes;
Alors de ces jaloux les satires malignes,
Qui comme autant d'affronts regardent les refus,
Défigurent nos traits, noircissent nos vertus;
De nouveaux mécontents cette troupe grossie
Épilogue tout haut le cours de notre vie;
Le ciel même jamais n'a pu les contenter,
Un roi faible mortel pourrait-il s'en flatter?
Aimer toujours le bien, le suivre par principe,
Mépriser un vain bruit dont l'écho se dissipe,
C'est là notre parti; laissons donc bourdonner
Cet essaim de frelons sans nous en chagriner;
A ces juges des rois si nous osions répondre,
Par le mot de l'énigme on pourrait les confondre :
Ils n'ont vu que de loin ces importants objets,
Ces censeurs pointilleux sont autant de Dargets;
La critique est aisée, et l'art est difficile,246-a
Un citoyen charmant fait un roi malhabile,
Et tous ces Phaétons si savants dans notre art
Tomberaient de l'Olympe en guidant notre char.
Ne pense point, Darget, que, dangereux sophiste,
De cent rois criminels affreux apologiste,
Abusant de ma lyre et du charme des vers,
Je chante des tyrans, l'horreur de l'univers;
Ma muse ose blâmer la funeste conduite
De ces vulgaires rois sans honneur, sans mérite,
Endormis sur le trône246-b ou pleins de vains projets,
<247>Trop mous vers leurs voisins, trop durs vers leurs sujets.
Je vais te crayonner leurs traits d'après nature :
Un tel ... Mais mon discours te lasse outre mesure,
Tu brûles, cher Darget, de revoir ta maison,
Où ta femme t'attend pour plus d'une raison.
Je crois ouïr gronder ta cuisinière experte,
Déjà le rôti sèche et la table est couverte,
Tes ragoûts délicats vont tous se refroidir,
Et ton cocher là-bas fouette à nous étourdir;
Dix heures vont sonner; lassés de ton absence,
Tes valets excédés grondent d'impatience.
Pars donc, puisqu'il le faut; mais conviens avec moi
Que les grands ne sont pas plus fortunés que toi.

(Envoyée à Voltaire le 5 mars 1749.) A Potsdam, 3 août 1749.


238-a Claude-Etienne Darget, nommé le 18 janvier 1746 au poste de secrétaire des commandements du Roi, retourna en France le 14 mars 1752. Il fut chargé plusieurs fois de lire à l'Académie des sciences les écrits du Roi. On lui donnait, par courtoisie, le titre de conseiller intime. De retour en France, il fut placé à l'école militaire; il devint ensuite ministre des évêques de Liége et de Spire. Né en 1712, il mourut en 1778.
     Cette Épitre à Darget rappelle l'Épitre de Boileau à son jardinier.

239-a Arioste, Roland furieux, chant XXXIV, stance 84.

239-b S'il sait en profiter. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 320.)

240-23 Chirurgien des armées du Roi.

244-a S'entr'ouvrir. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 327.)

245-24 Sculpteur du Roi.

245-a Qui n'est pas limité. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 330.)

246-a Ce vers, tiré du Glorieux de Destouches, acte II, sc. V, est une des sentences favorite du Roi, qui la répète souvent, par exemple, t. IX, p. 171.

246-b Voyez ci-dessus, p. 180.