ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME X.
<><>ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME X. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLIX
<><>ŒUVRES POÉTIQUES DE FRÉDÉRIC II ROI DE PRUSSE TOME I. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLIX
<><>ŒUVRES DU PHILOSOPHE DE SANS-SOUCI TOME I.
<><I>AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.
Nous groupons en trois sections, de deux volumes chacune, toutes les poésies du Roi : la première section contient les poésies que l'Auteur a publiées en un recueil; la seconde, celles qu'il a laissées entièrement prêtes pour l'impression; la troisième enfin, les Poésies éparses et les Mélanges littéraires, collections de pièces que le Roi a publiées séparément, ou dont il a fait présent à des amis, ou qu'il a laissées en manuscrit sans leur assigner de destination.
La première section comprend les poésies composées de 1734 à 1751; elles parurent pour la première fois en 1750, en trois volumes in-4, sous le titre de : Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Au donjon du château. Avec privilége d'Apollon. Nous ne pouvons rien dire du premier volume de cette édition, parce que nous n'en connaissons aucun exemplaire. Il ne contenait probablement que les deux poëmes assez étendus de l'Art de la guerre et du Palladion. Le t. II, deux cent quarante-six pages, se composait d'une Préface en vers, sorte de dédicace aux amis du poëte, de huit Odes et de seize Épîtres; le t. III, trois cent douze pages, renfermait dix Epîtres familières, dix-neuf Pièces diverses, onze Lettres en vers et prose, et trois Pièces académiques.
Lorsque Voltaire arriva à Potsdam, le 10 juillet 1750, le Roi lui présenta ses<II> poésies, et mit à profit les critiques du poëte pour une nouvelle édition de l'Art de la guerre et du volume qui jusqu'alors avait formé le t. II des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Cette nouvelle édition parut sous le titre de Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, t. I, 1752, quatre cent seize pages in-4. Elle ne porte pas sur le titre, comme l'édition précédente, les mots : Au donjon du château. Avec privilége d'Apollon. Elle contient, outre la Préface en vers, dix Odes, dont deux nouvelles, savoir, celles qui sont adressées à Brühl et à Voltaire; vingt Épîtres (celles qui portent les noms de Gotter, de Maupertuis, de Bredow et de Keith sont nouvelles); enfin, l'Art de la guerre. Ainsi l'ancien tome I fut oublié, et avec lui le Palladion. Quant au t. III, il n'y en eut pas de nouvelle édition.
Toute cette collection publiée par l'Auteur, ornée de vignettes de George-Frédéric Schmidt, et destinée uniquement aux amis du Roi, avait été tirée à peu d'exemplaires et devait demeurer secrète, parce que Frédéric s'y était exprimé sans scrupule et sans réserve sur les personnes et les choses; Darget, Algarotti, Voltaire et Maupertuis rendirent chacun leur exemplaire à leur départ.
Malgré ces précautions, une contrefaçon fut imprimée à Paris au mois de janvier 1760, sous la rubrique de Potsdam et le titre de Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, un volume in-12. Elle contient les Odes, les Épîtres et l'Art de la guerre, avec tous les passages satiriques qui se rapportent à de grands personnages politiques, sans en excepter même les traits dirigés contre George II, roi d'Angleterre, dont Frédéric, alors dans une situation critique, se trouvait être l'allié. Cette édition fut mise à l'index par le pape Clément XIII, le 12 mars 1760.
Le Roi se vit donc forcé de désavouer la contrefaçon française comme falsifiée, et il le fit au moyen de son Avis du libraire. L'édition qu'il prépara sur-le-champ pour le public parut le 9 avril de la même année, sous le titre de Poésies diverses. A Berlin, chez Chrétien-Frédéric Voss, 1760, trois cent quarante-six pages grand in-8. Quelques mois plus tard, il en publia, sous le même titre et chez le même libraire, une réimpression plus correcte en quatre cent quarante-quatre pages in-4. Les passages satiriques y sont omis ou changés, et pour prévenir, autant que possible, toute interprétation fâcheuse, le Roi y a ajouté l'Ode à la Calomnie et les<III> Stances, paraphrase de l'Ecclésiaste; de sorte que ces Poésies diverses, outre l'Avant-propos de l'Éditeur, en prose, et l'ancienne Préface en vers, contiennent onze Odes, les Stances, paraphrase de l'Ecclésiaste, vingt Épîtres, et l'Art de la guerre.
Cette édition officielle fit grande sensation. Le poëte seul en était mécontent; il était fâché d'avoir été obligé de supprimer ce qu'il appelait ses « pensées légitimes; » aussi, dans une lettre encore inédite, adressée au marquis d'Argens, le 20 février 1760, il qualifie de « bâtardes » ses Poésies diverses, et leur refuse « le titre de philosophie. »
Tels sont les motifs qui nous ont engagé à prendre pour base de notre édition, non les Poésies diverses, mais le tome 1 des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, de l'an 1752, et le tome III des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, de l'an 1750. C'est donc avec raison que nous avons donné à notre première section le titre de la rédaction primitive du Roi.
Nous avons fait entrer dans notre t. I l'Avant-propos de l'Éditeur, l'Ode à la Calomnie et les Stances, paraphrase de l'Ecclésiaste; nous avons placé sous le texte toutes les variantes des Poésies diverses, recueillies dans l'édition in-4 de 1760 et dans l'édition petit in-8 de 1762, qui sont entièrement conformes. L'édition in-8 de 1760 est beaucoup moins correcte, parce que le Roi en avait trop hâté l'impression.
Dans ce premier volume, les Odes portent chacune deux numéros, dont l'un est celui des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, édition de 1702, et l'autre, entre parenthèses, celui des Poésies diverses, publiées en 1760. Les Stances, paraphrase de l'Ecclésiaste, sont ajoutées aux Odes, mais elles n'ont pas de numéro.
La plupart des poésies de ce volume et du volume suivant sont accompagnées de la date de la composition ou de la correction. Nous avons puisé ces dates dans des autographes d'une rédaction antérieure. Les dates mises entre parenthèses ont été empruntées de la correspondance du Roi avec Gresset et Voltaire, et, pour les Stances, paraphrase de l'Ecclésiaste, des Mémoires (manuscrits) de Henri de Catt.
<IV>On sera peut-être étonné de trouver, dans plusieurs passages des poésies du Roi, l'orthographe des noms propres altérée; par exemple, Mariveau mis pour Marivaux; Ténières pour Téniers; Lock pour Locke, etc. La raison en est que l'Auteur ayant écrit ces noms ainsi pour la mesure ou pour la rime, nous n'avons pas cru devoir nous écarter d'un mode de procéder qui d'ailleurs est, jusqu'à un certain point, consacré par l'usage. Mais toutes les fois que ces motifs n'existaient pas, nous avons rétabli la vraie orthographe des noms propres, conformément aux principes énoncés dans la Préface de l'Éditeur.
L'Art de la guerre, poëme didactique en six chants, fut imprimé pour la première fois au mois de mai 1749 (Voyez la Correspondance avec Darget, première lettre du Roi, en date du mois de mai 1749), et probablement il faisait partie du t. I des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, de 1750, comme nous l'avons dit plus haut.
Lorsque Voltaire vint habiter Potsdam, le Roi lui donna son ouvrage pour qu'il l'examinât. Voltaire en avait reçu le Ve chant le 11 mars 1751 (Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LV, p. 584); il demanda au Roi le chant VIe et dernier à plusieurs reprises, entre autres, au mois de juillet, comme il venait de lire la vie du Grand Électeur dans les Mémoires de Brandebourg (l. c, p. 610 et 623). Lorsqu'il en eut achevé la lecture, il écrivit à l'Auteur ce billet peu connu : « Je rends à Votre Majesté ses six chants, et je lui laisse carte blanche sur la victoire. Tout l'ouvrage est digne de vous, et quand je n'aurais fait le voyage que pour voir quelque chose d'aussi singulier, je ne devrais pas regretter ma patrie. » (Der Freymüthige. Berlin, 1804, in-4, p. 6.)
Les héritiers de feu Mme la comtesse d'Itzenplitz-Friedland possèdent le manuscrit complet de l'Art de la guerre, en six chants, in-4, de la main d'un secrétaire du Roi. En regard de chaque page, Voltaire a écrit lui-même des remarques critiques nombreuses et étendues, qui occupent souvent toute une page; quelquefois même il a refait des vers entiers. Le Roi pouvait ainsi, comme il en avait plusieurs fois témoigné le vif désir dans ses lettres à Voltaire (du 16 mai, du 10 juin et du 4 septembre 1749), faire de précieuses études de style sur ce travail, qui em<V>brassait la totalité des six chants. Conformément au vœu du Roi, Voltaire mit le plus grand soin à cette critique : il loue les vers heureux, et improuve une foule de détails, ainsi que le manque d'ensemble qui se faisait sentir dans le poëme. Le Roi ne se lassa pas d'étudier ces remarques; il mit à profit les observations de son maître, changeant des mots, effaçant des passages, et substituant à d'autres des rédactions améliorées, écrites sur des morceaux de papier collés ensuite au texte; il y a même intercalé des vers entiers composés et cités en exemple par le spirituel critique.
Lorsque le Roi eut mis ainsi la dernière main à ce poëme, il en fit faire une copie pour l'impression. Les deux éditions originales de l'Art de la guerre (Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, 1752, t. I; et Poésies diverses. A Berlin, chez Voss, 1760) ne diffèrent l'une de l'autre qu'en quelques points insignifiants. Notre édition reproduit exactement le texte du t. I des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, 1752, et nous ajoutons sous ce texte les variantes de l'édition des Poésies diverses, 1760, in-4.
Nous donnons comme appendice de ce premier volume des poésies l'Ode VII, Aux Prussiens, et le commencement de l'Art de la guerre, tels qu'ils existent dans les rédactions primitives, et avec les remarques de Voltaire. L'autographe de l'Ode aux Prussiens est la propriété de M. Benoni Friedländer.
En ce qui concerne le titre de Philosophe de Sans-Souci, il faut remarquer que le Roi avait fait inscrire, en 1746, le nom de Sans-Souci en lettres dorées sur la façade de son château de plaisance, qu'il avait commencé par nommer tantôt Vigne, tantôt Lusthaus (Manger, Baugeschichte von Potsdam, p. 36 et 46). Bientôt après, il se mit à dater ses lettres de ce château, par exemple, en écrivant à Voltaire le 15 juillet 1749, et il se plut, dès lors à prendre le titre de Philosophe de Sans-Souci. Voici comme il s'exprime dans une lettre au comte Algarotti, écrite selon toute apparence le 22 janvier 1750 : « Madame Du Boccage me fait bien de l'honneur d'augmenter mes titres. On est généralement de l'opinion que les princes allemands n'en sauraient jamais assez avoir. Je me contente de celui de Philosophe de Sans-Souci, et de votre ami. » Dans la lettre d'Algarotti à Frédéric, du<VI> 27 août 1749, on trouve ces mots : « La philosophie aimable de Sans-Souci que Votre Majesté sait prêcher, etc. » Voltaire écrivit à Darget, à Sans-Souci, le 9 ou le 10 août 1750 : « J'ai apporté avec moi le troisième tome du Philosophe de la Vigne; » et plus bas : « Le Philosophe de Sans-Souci n'aura pas quinze jours à employer à mettre ce volume dans sa perfection. » Frédéric lui-même dit, en finissant sa lettre à Voltaire, du 17 mai 1773 : « Le Philosophe de Sans-Souci salue le Patriarche de Ferney. » Enfin, ce titre est devenu une dénomination généralement appliquée à Frédéric.
Berlin, le 29 février 1848.
J.-D.-E. PREUSS,
Historiographe de Brandebourg.
PRÉFACE. (1750.)
C'est à vous, mes amis, que j'offre cet ouvrage;
D'un cœur qui vous chérit c'est un léger hommage.
Vous y verrez du sérieux
Entremêlé de badinage,
Des traits un peu facétieux
Dont la morale au moins est sage.
Mais n'imaginez pas que la morgue d'auteur,
De l'amour-propre en moi fortifiant l'erreur.
M'inspire dans cette préface;
Ma passion m'a fait la loi,
Et les charmants accords d'Horace
M'ont fait poëte malgré moi.
Ma muse tudesque et bizarre,
<VIII>Jargonnant un français barbare,
Dit les choses comme elle peut,
Et, du compas français bravant la symétrie,
Le purisme gênant et la pédanterie,
Exprime au moins ce qu'elle veut.
Libre de cette servitude,
Un trait d'imagination
Vaut mieux, au gré de ma raison,
Que cette froide exactitude
Dont les modernes font l'étude,
Et qu'on réprouve à l'Hélicon.
AVANT-PROPOS DE LÉDITEUR. (1760.)
L'ouvrage que nous donnons au public n'a pas été composé dans l'intention qu'il vît le jour; c'est le fruit de l'amusement d'un grand prince, qui s'est assez fait connaître au monde par d'autres parties que par des ouvrages de poésie. Il ne les avait communiqués qu'à un petit nombre de personnes qu'il honorait du nom de ses amis. L'ouvrage a paru en France d'une manière clandestine, sans que l'on sache précisément qui soupçonner de cette trahison. Celui qui l'a volé et qui l'a publié a joint la méchanceté à l'indiscrétion en falsifiant entièrement l'ouvrage. Ce détracteur a eu l'impudence de retrancher un grand nombre de vers, et d'en insérer quantité d'autres rem<X>plis de traits satiriques et indécents que l'auguste Auteur ne s'est jamais permis contre personne. Ce sont ces méchancetés, et l'intercalation de tant de vers étrangers, qui l'ont fait condescendre à l'impression du manuscrit original. Il ne croyait ses poésies ni assez correctes, ni assez agréables, ni assez instructives pour les publier, et ne cherchant que le plaisir de surmonter la difficulté, il ne croyait pas l'avoir assez vaincue pour que l'ouvrage pût passer pour bon. Il en est de la poésie comme de la musique : elle ne souffre pas de médiocre; voilà pourquoi les grands virtuosi d'Italie marquent tant d'antipathie contre les concerts des dilettanti. Enfin si ces vers destinés à l'oubli paraissent, le public les doit à la délicatesse de ce prince, qui a voulu justifier l'innocence de ses amusements. Qu'il me soit cependant permis d'ajouter à ceci une réflexion : s'il se trouve des hommes assez effrontés, assez pervers pour trahir un roi, pour mettre de côté le respect, la déférence, et jusqu'aux égards dus à tout auteur, en falsifiant son ouvrage, et en le produisant dans cet état hideux, quel jugement ces procédés nous font-ils faire des mœurs et de la profonde corruption de notre siècle! S'il se trouve des téméraires et des insensés dont la perfide malignité n'épargne pas les rois, quel sera le sort des particuliers, que la méchanceté peut braver avec impunité? C'est au public à juger. Au reste nous garantissons<XI> l'authenticité de cette édition, et nous nous flattons que les lecteurs auront lieu d'être satisfaits des soins que nous avons pris pour la rendre correcte.
<XII><1>ODES.[Titelblatt]
<2><3>ODE(I). A LA CALOMNIE.
Quel est ce monstre, ou ce fantôme,
Qui poursuit sans cesse mes pas?
Échappé du sombre royaume,
Ses yeux me lancent le trépas;
Ce spectre livide et farouche
Vomit de sa profane bouche
Des flots d'amertume et de fiel;
Hors le mensonge et l'imposture,
L'aigreur, la fourbe et le parjure,
Il n'eut jamais de corps réel.
Barbare fille de l'Envie,
Je reconnais tes lâches traits
A ta rage non assouvie
De trahisons et de forfaits,
A l'impudence de tes œuvres,
A tes serpents, à tes couleuvres,
Qu'allaite l'animosité,
Au voile qui couvre ta tête,
Au son de ta fausse trompette,
Organe de l'iniquité.
<4>Des noirs flambeaux de Tisiphone
Animant les sombres lueurs,
Tu les agites près du trône,
Qui disparaît sous leurs vapeurs;
Et dès que ta fureur l'assiége,
De l'innocence, qu'il protége,
Il n'entend plus les tristes cris;
Bientôt, complice de ton crime,
Le trône, en te servant, opprime
Tous ceux que ta haine a proscrits.
Du masque de la politique
Tu couvris tes difformes traits;
L'audace de ta langue inique
Aux rois intenta le procès;
D'un mugissement effroyable
Contre moi ta haine coupable
Fait retentir toutes les cours;
Désormais l'âme des ministres,
Tu changes, ô projets sinistres!
En sobres nuits leurs plus beaux jours.
Ainsi l'agile renommée,
Pleine de tes discours pervers,
De ta rage, qu'elle a semée,
Empoisonne tout l'univers.
De ses nouvelles affamée,
L'Europe, avalant la fumée
Qu'exhale son souffle infecté,
Dans les erreurs où tu la plonges,
Prend les oracles des mensonges
Pour l'arrêt de la vérité.
<5>Ta rouille s'attache sans cesse
Aux noms célèbres et fameux;
Leur beauté trop brillante blesse
Tes yeux louches et ténébreux;
L'affreux démon qui te possède
Flétrit César chez Nicomède,
N'épargna pas les Scipions,
Tu fis exiler Bélisaire;
Ta magie, aux yeux du vulgaire,
Changea leurs lauriers en chardons.
Quel fut jamais le grand mérite
Contre lequel tu ne t'aigris?
Tu ne poursuivis point Thersite,
Mais Achille entendit tes cris;
Pour éteindre le héroïsme,
En Grèce on vit de l'ostracisme
S'armer tes disciples cruels;
Les grands hommes sont tes victimes,
Leur sang, répandu par tes crimes,
Fume encor sur tes noirs autels.
Luxembourg, dans ta folle ivresse,
Fut accusé d'enchantements;
Eugène même en sa jeunesse
Porta les marques de tes dents;5-1
<6>Colbert,6-a ministre respectable,
Du vil opprobre qui l'accable
Fait encor rougir les Français;
De Louis,6-a ce monarque auguste,
On vit prostituer le buste
Le moment d'après son décès.
Ton poignard, qui frappe la gloire,
Fait ressusciter les héros;
Plus d'un guerrier dut sa victoire
Aux aiguillons de ses rivaux;
Et s'il franchit tous les obstacles,
Son nom, après tant de miracles,
Sert d'antidote à tes venins;
En t'acharnant aux noms célèbres,
Leur grand éclat, dans tes ténèbres,
En éblouit plus les humains.
Je ne crains donc plus les reproches
D'avoir souffert de ton courroux,
Quand tous les traits que tu décoches
Sur la vertu portent leurs coups.
En vain l'on s'oppose à ta ruse,
Minerve, en s'armant de Méduse,
Ne saurait te pétrifier;
Du temps seul l'heureux bénéfice
Peut, en découvrant ta malice,
Au grand jour nous justifier.
<7>Et vous, ses nourrissons perfides
Par le monstre même allaités,
Vous, dont les langues parricides
Ont sucé ses méchancetés,
Confondez votre voix profane,
De l'imposture infâme organe,
A ses farouches hurlements;
Battez plutôt les flots de l'onde :
De ma tranquillité profonde
Rien n'ébranle les fondements.
Tandis qu'en nos jardins éclose,
Et voltigeant de fleurs en fleurs,
De son nectar, qu'elle compose,
L'abeille amasse les douceurs,
En suçant une plante vile,
Des frelons la troupe stérile Prépare
et distille son fiel;
Quand vers la ruche industrieuse
Bourdonne la mouche envieuse,
L'essaim prend son essor au ciel.
Ainsi, quand heureuse et tranquille,
Satisfaite de son destin,
L'innocence, toujours utile,
Travaille au bien du genre humain,
L'on voit entre tes mains barbares
Les fers tranchants que tu prépares,
Aiguisés avec tant d'ardeur,
Pour détruire jusqu'au vestige
Le nouveau monument qu'érige
Et la sagesse et le bonheur.
<8>Cent fois j'ai vu tes mains ingrates,
Par d'indignes raffinements,
Caresser les morts, que tu flattes
Pour mieux déchirer les vivants.
Tes crimes, que la nuit recèle,
Craignent le jour qui te décèle,
Semblable aux lugubres corbeaux
Qui, dans les cyprès les plus sombres,
De leurs cris effrayant les ombres,
S'attroupent autour des tombeaux.
Et toi, venimeuse vipère,
Toi, dont la morsure d'aspic
Blessa ce régent débonnaire,
Prince né pour le bien public,
Tigre sanguinaire et sauvage,
Je renonce à l'ingrat ouvrage
D'adoucir tes féroces mœurs;
Plutôt, sous son ardent tropique,
Le Maure des monstres d'Afrique
Pourrait-il dompter les fureurs.
Soyez l'émule de Virgile,
Et régnez sur le double mont;
Mais les hurlements de Zoïle
Vous dégradent de l'Hélicon,
Et l'aigle audacieuse et fière
Qui s'élevait dans sa carrière
Jusqu'au palais du dieu du jour,
Baissant l'aile qu'elle déploie,
Subitement oiseau de proie,
Se change en rapace vautour.
<9>En consacrant la calomnie,
Le cœur enflé de ses venins,
Vous prostituez le génie,
Vos chants et vos concerts divins.
N'abusez point de votre veine :
Des fontaines de l'Hippocrène
Son fiel empoisonne le cours;
Je préfère à votre éloquence
Le sage et vertueux silence
De Bernard,9-a chantre des amours.
Ainsi la naïade éplorée,
Quand aux vents mutins et fougueux
Son onde tranquille est livrée,
Sent bouillonner ses fonds pierreux.
Du sein de ses grottes profondes,
Le limon se mêle à ses ondes,
Et trouble le cristal des eaux;
Mais dans le calme, transparente,
Et plus claire suivant sa pente,
Rien d'impur n'altère ses flots.
Ainsi ces forfaits qu'on publie,
S'ils sont nouveaux, frappent les airs;
On les méprise, on les oublie,
Le libelle est rongé des vers.
Le seul mérite véritable
En soi trouve un appui durable
<10>Contre l'imposteur effronté;
Il oppose, sans qu'il s'abuse,
A l'iniquité qui l'accuse
L'équitable postérité.
La vérité défigurée
Triomphe à la fin de l'erreur;
Contre l'imposture sacrée
Julien trouve un défenseur.10-a
Lorsque la haine et sa cohorte,
Lorsque la jalousie est morte,
La vertu paraît sans abri;
Et toujours dans l'auguste histoire
Nous voyons refleurir la gloire
Que l'envieux avait flétri.
ODE I (II). A GRESSET.11-a
Divinité des vers et des êtres qui pensent,
Du palais des esprits, d'où partent tes éclairs,
Du brillant sanctuaire où les humains t'encensent,
Écoute mes concerts.
Rien ne peut résister à ta force puissante,
Tu frappes les esprits, tu fais couler nos pleurs,
Ton éloquente voix, flatteuse ou foudroyante,
Est maîtresse des cœurs.
Tes rayons lumineux colorent la nature,
Ta main peupla la mer, l'air, la terre et les cieux,
Pallas te doit l'égide, et Vénus sa ceinture :
Tu créas tous les dieux.
Sous un masque enchanteur la fiction hardie
Cacha de la vertu les préceptes charmants;
La vérité sévère en parut embellie,
Et toucha mieux nos sens.
<12>Tu chantas les héros; ton sublime génie,
En son immensité bienfaisant et fécond,
Relevant leurs exploits, embellissant leur vie,
Les fit tout ce qu'ils sont.
Auguste doit sa gloire à la lyre d'Horace,
Virgile lui voua ses nobles fictions;
Séduits par leurs beaux vers, les mortels lui font grâce
De ses proscriptions.
Tandis qu'appesantis, vaincus par la matière,
Les vulgaires humains, abrutis, fainéants,
Végètent sans penser, et n'ouvrent la paupière
Que par l'instinct des sens;
Tandis que des auteurs l'éloquence déchue
Croasse12-a dans la fange au pied de l'Hélicon,
Se déchire en serpent, ou se traîne en tortue
Loin des pas d'Apollon :
O toi, fils de ce dieu, toi, nourrisson des Grâces,
Tu prends ton vol aux cieux qu'habitent les neuf Sœurs,
Et l'on voit tour à tour renaître sur tes traces
Et des fruits et des fleurs.
Tes vers harmonieux, élégants, sans parure,
Loin de l'art pédantesque en leur simplicité,
Enfants du dieu du goût, enfants de la nature,
Prêchent la volupté.
<13>Tes soins laborieux nous vantent la paresse,
Et chacun de tes vers paraît la démentir.
Non, je ne connais point la pesante mollesse
Dans ce qu'ils font sentir.
Au centre du bon goût d'une nouvelle Athène,
Tu moissonnes en paix la gloire des talents.
Tandis que l'univers, envieux de la Seine,
Applaudit à tes chants.
Berlin en est frappée : à sa voix qui t'appelle,
Viens des Muses de l'Elbe attendrir les soupirs,
Et chanter aux doux sons de ta lyre immortelle
L'amour et les plaisirs.
(Envoyée à Gresset le 24 octobre 1740, et à Volt aire le 26 du même mois.)
<14>ODE II (III). LA FERMETÉ.
Fureur aveugle du carnage,
Tyran destructeur des mortels,
Ce n'est point ton aveugle rage
A qui j'érige des autels;
C'est à cette vertu constante,
Ferme, héroïque, patiente,
Qui brave tous les coups du sort,
Insensible aux cris de l'envie,
Qui, pleine d'amour pour la vie,
Par vertu méprise la mort.
Des dieux la colère irritée
Contre l'ouvrage audacieux
Du téméraire Prométhée,
Qui leur ravit le feu des cieux,
Du fatal présent de Pandore
Sur l'univers a fait éclore
Des maux l'assemblage infernal;
Mais par un reste de clémence,
Ces dieux placèrent l'espérance
Au fond de ce présent fatal.
<15>Sur ce prodigieux théâtre
Dont les humains sont les acteurs,
La nature, envers eux marâtre,
Semble se plaire à leurs malheurs.
Mérite, dignité, naissance,
Rien n'exempte de la souffrance,
Dans nos destins le mal prévaut :
Je vois enchaîner Galilée,
Je vois Médicis exilée,
Et Charles15-2 sur un échafaud.
Ici, ta fortune ravie
Anime ton ressentiment;
Là, ce sont les traits de l'envie
Qui percent ton cœur innocent;
Ou sur ta santé florissante
La douleur aiguë et perçante
Répand ses cruelles horreurs;
Ou c'est ta femme, ou c'est ta mère,
Ton fidèle Achate, ou ton frère,
Dont la mort fait couler tes pleurs.
Tels sur une mer orageuse
Naviguent de frêles vaisseaux
Malgré la fougue impétueuse
Des barbares tyrans des flots;
Par les vents les vagues émues
Soudain les élancent aux nues,
Les précipitent aux enfers,
Le ciel annonce leur naufrage;
Mais rassurés par leur courage,
Ils bravent la fureur des mers :
<16>Ainsi, dans ces jours pleins d'alarmes,
La constance et la fermeté
Sont les boucliers16-a et les armes
Que j'oppose à l'adversité.
Que le destin me persécute,
Qu'il prépare ou hâte ma chute,
Le danger ne peut m'ébranler.
Quand le vulgaire est plein de crainte,
Que l'espérance semble éteinte,
L'homme fort doit se signaler.
Le dieu du temps, d'une aile prompte,
S'envole et ne revient jamais;
Cet être, en s'échappant, nous compte
Sa fuite au rang de ses bienfaits;
Des maux qu'il fait et qu'il efface
Il emporte jusqu'à la trace,
Il ne peut changer le destin :
Pourquoi, dans un si court espace,
Du malheur d'un moment qui passe
Gémir et se plaindre sans fin?
Je ne reconnais plus Ovide
Triste et rampant dans son exil;
De son tyran flatteur timide,
Son cœur n'a plus rien de viril;
A l'entendre, on dirait que l'homme,
Hors des murs superbes de Rome,
Ne trouve plus d'espoir pour soi :
Heureux, si pendant sa disgrâce
Il eût pu dire, comme Horace :
Je porte mon bonheur en moi!
<17>Puissants esprits philosophiques,
Terrestres citoyens des deux,
Flambeaux des écoles stoïques,
Mortels, vous devenez des dieux.
Votre sagesse incomparable,
Votre courage inébranlable,
Triomphent de l'humanité :
Que peut sur un cœur insensible,
Déterminé, ferme, impassible,
La douleur et l'adversité?
Régulus se livre à Carthage,
Il quitte patrie et parents
Pour assouvir dans l'esclavage
La fureur de ses fiers tyrans;
J'estime encore plus Bélisaire
Dans l'opprobre et dans la misère
Qu'au sein de la prospérité;
Si Louis paraît admirable,
C'est lorsque le malheur l'accable,
Et qu'il perd sa postérité.
Sans effort une âme commune
Se repose au sein du bonheur;
L'homme jouit de la fortune
Dont le hasard seul est l'auteur.
Ce n'est point dans un sort prospère
Que brille un noble caractère,
Dans la foule il est confondu;
Mais si son cœur croît et s'élève
Lorsque le destin se soulève,
C'est l'épreuve de la vertu.
<18>L'aveugle sort est inflexible,
En vain voudrait-on l'apaiser;
A sa destinée invincible
Quel mortel pourrait s'opposer?
Non, toute la force d'Alcide
Contre un torrent d'un cours rapide
N'aurait pu le faire nager;
Il nous faut d'une âme constante
Souffrir la fureur insolente
D'un mal qu'on ne saurait changer.
ODE III (IV). LA FLATTERIE.
Quelle fureur, quel dieu m'inspire?
Quel feu s'empare de mes sens?
Viens, muse, reprenons la lyre,
Cédons à tes enchantements.
Soutiens-moi, vertueux Alcide,
Toi, dont la valeur intrépide
Combattit des monstres affreux :
Comme toi vengeur de la terre,
Il faut que je porte la guerre
A des monstres plus dangereux.
Les tempêtes dont le ravage
Brise les vaisseaux aux rochers,
Et couvre les mers du naufrage
De cent audacieux nochers,
Les airs dont l'haleine empestée
Fait de la terre dévastée
L'affreux théâtre d'Atropos,
Sont moins craints sur cet hémisphère
Que n'est le flatteur mercenaire
Qui corrompt le cœur des héros.
<20>L'insinuante flatterie
Est la fille de l'intérêt;
L'artifice qui l'a nourrie
Des vertus lui donna l'apprêt;
Elle est sans cesse au pied du trône.
Son vain encens qui l'environne
Enivre les rois et les grands;
Le masque de la politesse
Couvre la rampante bassesse
De ses faux applaudissements.
Tel un serpent caché sous l'herbe,
Serrant ses anneaux tortueux,
Dérobe sa tête superbe
A l'Africain audacieux;
Il rampe ainsi pour le surprendre,
Le piége qu'il a su lui tendre
Est caché sous l'émail des fleurs;
Ou telle une vapeur légère
Égare à l'instant qu'elle éclaire
Les trop crédules voyageurs.
Un adulateur politique
Couvre par la feinte douceur
D'un éternel panégyrique
L'apprêt d'un venin corrupteur;
Sa bouche est trompeuse et perfide,
Sa langue est un dard homicide
Qui frappe et perce sans effort,
Comme le chant de la sirène
Dont la mélodie inhumaine
Par le plaisir donne la mort.
<21>O ciel! quelle métamorphose
En cèdre change le roseau,
D'un vil chardon fait une rosé,
Ou d'un ciron fait un taureau!
Mévius devient un Virgile,
Thersite est l'émule d'Achille,
Tous les objets sont confondus.
Rois, connaissez la flatterie :
C'est elle dont l'idolâtrie
De vos vices fait des vertus.
Souvent son indigne bassesse
Adora d'infâmes tyrans,
Approuva leur scélératesse,
Et leur vendit cher son encens;
La fortune présomptueuse,
La trahison, l'audace heureuse,
Trouvèrent des adulateurs :
Cartouche orné d'une couronne,
Ou Catilina sur le trône,
Auraient-ils manqué de flatteurs?
Lorsque pressé de veine en veine
Mon sang s'embrase en s'agitant,
Et porte sa flamme soudaine
Jusque dans mon cœur palpitant,
Que déjà mon âme obscurcie
M'abandonne à la frénésie,
En vain le flatteur effronté,
D'une éloquence décevante,
Vantera ma couleur brillante
Et l'embonpoint de ma santé.
<22>Loin que la basse flatterie
Puisse colorer nos défauts,
Cette coupable idolâtrie
Ternit la gloire des héros;
Loués ou blâmés par les hommes,
Nous demeurons ce que nous sommes,
Malades, sains, dispos, perclus :
Non, ce n'est point votre éloquence,
C'est l'aveu de ma conscience
Qui décide de mes vertus.
Louis, qui fit trembler la terre,
Ce roi, dont on craignait le bras,
Louis était grand à la guerre,
Et très-petit aux opéras.22-a
Tous ces monuments de sa gloire
Qu'un roi consacre à sa mémoire
Rendent son triomphe odieux,
Et je méconnais sur le trône
Le conquérant de Babylone
Lorsqu'il se dit le fils des dieux.
Réveillez-vous de votre ivresse,
Rois, princes, savants et guerriers,
Et subjuguez une faiblesse
Qui flétrit vos plus beaux lauriers;
Voyez l'océan du mensonge
Où votre aveugle amour vous plonge :
<23>Vous vous noyez par vanité.
Que votre âme, au flatteur rebelle,
Brise le miroir infidèle
Qui lui cache la vérité.
O Vérité pure et brillante,
O fille immortelle des cieux,
De la demeure étincelante
Daignez descendre sur ces lieux;
La lumière est votre partage :
Dissipez le sombre nuage
Dont l'orgueil couvre la raison,
Comme aux doux rayons de l'aurore
Le brouillard épais s'évapore,
Qui s'étendait sur l'horizon.
Ministres qui suivez l'exemple
Des Cinéas23-a et des Mornay,23-b
Vous seuls vous méritez un temple
Aux plus grands hommes destiné;
Vous dont la critique sévère
En reprenant a l'art de plaire,
Vous êtes seuls de vrais amis.
Flatteurs, n'employez plus la ruse,
Ne croyez point qu'elle m'abuse,
Je connais vos traits ennemis.
<24>Césarion,24-a ami fidèle,
Plus tendre que Pirithoüs,
Je retrouve en toi le modèle
De la première des vertus.
Que notre amitié sans faiblesse
Nous dévoile avec hardiesse
Et nos erreurs et nos défauts :
Ainsi l'or que le feu prépare
Se purifie, et se sépare
Du plomb et des plus vils métaux.
(Envoyée à Voltaire le 6 janvier 1740.)
<25>ODE IV (V). LE RÉTABLISSEMENT DE L'ACADÉMIE.25-a
Que vois-je? quel spectacle! ô ma chère patrie,
Enfin voici l'époque où naîtront tes beaux jours;
L'ignorant préjugé, l'erreur, la barbarie,
Chassés de tes palais, sont bannis pour toujours.
Les beaux-arts sont vainqueurs de l'absurde ignorance,
Je vois de leurs héros la pompe qui s'avance,
Dans leurs mains les lauriers, la lyre, le compas;
La Vérité, la Gloire
Au temple de Mémoire
Accompagnent leurs pas.
<26>Sur le vieux monument d'un ruineux portique
Abattu par les mains de la grossièreté,
S'élève élégamment un temple magnifique
Au dieu de tous les arts et de la vérité;
C'est là que le savoir, la raison, le génie,
Ayant vaincu l'erreur à force réunie,
Élèvent un trophée aux dieux leurs protecteurs,
Ainsi qu'au Capitole
Se portait le symbole
Du succès des vainqueurs.
Sous le règne honteux de l'aveugle ignorance,
La terre était en proie à la stupidité;
Ses tyranniques fers tenaient sous leur puissance
Les membres engourdis de la simplicité.
L'homme était ombrageux, crédule, abject, timide.
La vérité parut et lui servit de guide,
Il secoua le joug des paniques terreurs;
Sa main brisa l'idole
Dont le culte frivole
Nourrissait ses erreurs.
Sur la profonde mer où navigue le sage
De sa faible raison uniquement muni,
Le ciel n'a point de borne et l'eau point de rivage,
Il est environné par l'immense infini;
Il le trouve partout, et ne peut le comprendre,
Il s'égare, il ne peut ni monter ni descendre,
Tout offusque ses yeux, tout échappe à ses sens :
Mais l'obstacle l'excite,
Et la gloire l'invite
A des travaux constants.
<27>Par un dernier effort la raison fit paraître
Ces sublimes devins des mystères des dieux;
C'est par leurs soins que l'homme apprend à les connaître,
Ils éclairent la terre, ils lisent dans les cieux,
Les astres sont décrits dans leur oblique course,
Les torrents découverts dans leur subtile source,
Ils ont suivi les vents, ils ont pesé les airs,
Ils domptent la nature,
Ils fixent la figure
De ce vaste univers.
L'un, par un prisme adroit et d'une main savante,
Détache cet azur, cet or et ces rubis
Qu'assemble des rayons la gerbe étincelante
Dont Phébus de son trône éclaire le pourpris;
L'autre du corps humain que son art examine
Décompose avec soin la fragile machine
Et les ressorts cachés à l'œil d'un ignorant;
Et tel d'un bras magique
Vous touche et communique
L'électrique torrent.
Je vois ma déité, la sublime éloquence,
Des beaux jours des Romains nous ramener les temps,
Ressusciter la voix du stupide silence,
Des flammes du génie animer ses enfants;
Ici coulent des vers, là se dicte l'histoire,
Le bon goût reparaît, les filles de Mémoire
Dispensent de ces lieux leurs faveurs aux mortels,
N'écrivent dans leurs fastes,
De leurs mains toujours chastes,
Que des noms immortels.
<28>Tel, au faîte brillant de la voûte azurée,
On nous peint de cent dieux l'assemblage divers;
La nature est soumise à cette âme sacrée
Qui gouverne les cieux, la terre et les enfers :
Dans cette immensité chacun a son partage :
Aux antres de l'Etna Vulcain forge l'orage,
Éole excite en l'air les aquilons mutins,
Tandis que Polymnie
Par sa douce harmonie
Enchante les humains :
Telle brille en ces lieux cette auguste assemblée,
Ces sages confidents, ces ministres des dieux,
Ces célestes flambeaux de la terre aveuglée;
Le préjugé lui-même est éclairé par eux,
Leurs soins ont partagé l'empire des sciences,
Leur sénat réunit toutes les connaissances,
Leur esprit a percé les sombres vérités,
Leurs jeux sont des miracles,
Leurs livres, des oracles
Par Apollon dictés.
Fleurissez, arts charmants; que les eaux du Pactole
Arrosent désormais vos lauriers immortels.
C'est à vous de régner sur le monde frivole,
C'est au peuple ignorant d'honorer vos autels.
J'entends de vos concerts la divine harmonie,
Le chant de Melpomène et la voix d'Uranie,
Vous célébrez les dieux, vous instruisez les rois;
Une main souveraine,
Un goût puissant m'entraîne
Sous vos suprêmes lois.
ODE V (VI). LA GUERRE PRÉSENTE.29-a
Bellone, jusqu'à quand ta rage frénétique
Veut-elle désoler nos peuples malheureux?
Et pourquoi voyons-nous de leur sang héroïque
En tous lieux prodiguer les torrents généreux?
La terre infortunée est livrée au pillage,
Aux flammes, aux combats, aux meurtres, au carnage,
Et la mer n'aperçoit sur ses immenses bords
Que des naufrages et des morts.
Ce monstre au front d'airain, le démon de la guerre,
Monstre avide de sang et de destruction,
Ne s'est donc arrogé l'empire de la terre
Que pour l'abandonner à la proscription!
Jamais le vieux Caron n'a tant chargé sa barque;
De ses funestes mains la redoutable Parque
N'a jamais à la fois rompu tant de fuseaux
Où tenaient les jours des héros.
<30>La Discorde barbare, encor toute sanglante,
Secouant ses flambeaux, excitant ses serpents,
De l'antique chaos sombre et farouche amante,
Ébranle la nature et poursuit les vivants;
Elle guide leurs pas d'abîmes en abîmes,
Le désespoir, la mort, la trahison, les crimes,
Complices et vengeurs de ses cruels forfaits,
Couvrent la terre de cyprès.
Quel transport inouï, quel nouveau feu m'anime!
Un dieu subitement s'empare de mes sens,
Apollon me possède, et son esprit sublime
Va prêter à ma voix ses immortels accents :
Que l'univers se taise aux accords de ma lyre;
Rois, peuples, écoutez ce que je dois vous dire,
Apaisez les transports de vos sens agités,
Pour recevoir ces vérités.30-a
Vous, juges des humains, vous, nés dieux de la terre,
Oppresseurs orgueilleux de ce triste univers,
Si vos bras menaçants sont armés du tonnerre,
Si vous tenez captifs ces peuples dans vos fers,
<31>Modérez la rigueur d'un pouvoir arbitraire;
Ces humains sont vos fils, ayez un cœur de père :
Ces glaives enfoncés dans leur malheureux flanc
Sont teints de votre propre sang.
Tel qu'un pasteur prudent, à son devoir fidèle,
Défend et garantit son troupeau bien-aimé
Contre la dent du loup et la griffe cruelle
Du lion par la faim au carnage animé;
Quand le tyran des bois s'échappe et prend la fuite,
Son troupeau se repose et paît sous sa conduite,
Et s'il trait ses brebis, s'il les tond dans ses bras,
Sa main ne les égorge pas :
Tel est pour ses sujets un tendre et bon monarque :
Humain dans ses conseils, humain dans ses projets,
Il allonge pour eux la trame de la Parque,
Il compte tous ses jours par autant de bienfaits;
Ce n'est point de leur sang qu'il achète la gloire.
Il laisse à ses vertus le soin de sa mémoire;
Tels furent ces héros, Titus, Marc-Antonin,
Les délices du genre humain.
Abhorrez à jamais ces guerres intestines;
L'ambition fatale allume ce flambeau,
De l'univers entier vous faites des ruines,
Et la terre se change en un vaste tombeau.
Quelle scène tragique étale ce théâtre?
L'Europe, à ses enfants trop cruelle marâtre,
De l'Asie étonnée arme le puissant bras
Pour les dévouer au trépas.
<32>La Sibérie enfante un essaim de barbares,
Les froids glaçons du Nord, mille fiers assassins;
Je les vois réunis, Caspiens et Tartares,
Marcher sous les drapeaux bataves et germains.
Quel démon excita votre farouche audace?
Oui, l'Europe pour vous n'a plus assez de place,
La fureur des combats vous guide sur les mers
Pour troubler un autre univers.
Quitte enfin le séjour de la voûte azurée,
Déesse dont dépend notre félicité,
O Paix, aimable Paix, si longtemps désirée,
Viens fermer de Janus le temple redouté;
Bannis de ces climats l'intérêt et l'envie,
Rends la gloire aux talents, à tous les arts la vie :
Alors nous mêlerons à nos sanglants lauriers
Tes myrtes et tes oliviers.
(Envoyée à Voltaire le 29 novembre 1748. Voyez la réponse de Voltaire, du 26 janvier 1749.)
<33>ODE VI (VII). LES TROUBLES DU NORD.
L'univers ébranlé ne respire qu'à peine;
Tout le sang fume encor, que sa rage inhumaine
Avait fait ruisseler dans l'horreur des combats;
On ne voit sur la terre
Que traces de la guerre
Et traces du trépas.
Tel, après que la flamme exerça sa furie,
Accablé des débris de sa triste patrie,
L'habitant malheureux voit dans l'abattement
Ces monuments funestes,
Ces ruines, ces restes
D'un long embrasement;
Tels nos tristes regards nous découvrent nos pertes,
Du Danube et du Rhin les campagnes désertes,
De la fureur des rois les vestiges sanglants,
Des murs réduits en poudre,
Des palais que la foudre
Laisse encor tout fumants.
<34>Les cris des orphelins, les veuves éplorées
Demandent tristement aux lointaines contrées
Les auteurs de leurs jours ou leurs époux péris;
Ah! familles trop tendres,
Il n'est plus que les cendres
De vos parents chéris.
Dans son épuisement l'Europe frénétique
Sentit de ses transports la folie héroïque,
Et sa faiblesse enfin ralentit ses fureurs,
Désarma la vengeance,
Réprima l'insolence
De ses fiers oppresseurs.
La Paix, du haut des cieux, de Bellone vengée,
Vint planter sur ces bords l'olive négligée,
Sous cent verrous de bronze elle enferma Janus,
Ramenant sur ces rives
Les Muses fugitives,
Qu'on ne connaissait plus.
C'est toi, fille du ciel, dont la douce puissance
Ramène les plaisirs, les arts et l'abondance,
Qu'exilait loin de nous l'impitoyable Mars;
Le peuple qui respire
Sous ton heureux empire
Ne craint plus les hasards.
Mais déjà sous l'Etna l'audacieux Typhée
Sent renaître en son sein sa fureur étouffée,
Il veut rompre les fers qui causent son tourment;
De son terrible gouffre
Le bitume et le soufre
Coulent comme un torrent.
<35>Des froids antres du Nord s'élèvent des tempêtes,
Un orage nouveau vient menacer nos têtes,
Le fer de l'étranger veut couper nos moissons;
Quelle est l'ardeur funeste,
Ou bien quel feu céleste
Embrasa ces glaçons?
35-aLa nature épuisée en ce climat sauvage
Fit naître un peuple obscur dans un dur esclavage,
Rampant stupidement sous un cruel pouvoir,
Nourri dans la souffrance,
Et de qui la vaillance
N'est qu'un vrai désespoir.
<36>Je les vois accourir à leur propre ruine,
Ces Hyperboréens, ces voisins de la Chine,
Ces peuples rassemblés des bords du Tanaïs,
Surpris qu'à la Baltique
Un tyran politique
Les ait tous réunis.
Vois de tous tes forfaits quel est le fruit sinistre,
Fléau de la Russie, exécrable ministre,36-a
Monstre que la Discorde a vomi des enfers :
C'est ton âme infidèle,
C'est ta fureur cruelle
Qui trouble l'univers.
Mais de l'illusion le brouillard se dissipe,
Dans cet énigme obscur je lis, nouvel Œdipe,
Que l'aigle des Césars, par un dernier effort,
Tremblant, mais plein de rage,
Enhardit au carnage
Tous ces monstres36-b du Nord.
Déplorables sujets, qu'on méprise et qu'on brave,
Nés libres, mais au fond esclaves d'un esclave,
Contre des inconnus, quand il veut se venger.
Gladiateurs sans haine,
Vous courez dans l'arène
Pour vous entr'égorger.
Mais le péril s'accroît, les nuages grossissent.
Les vents sont déchaînés et les cieux s'obscurcissent.
Le tonnerre, en grondant, va tomber en éclats,
Menaçant de sa chute
Les provinces en butte
De deux puissants États.
De notre illusion le brouillard se dissipe, etc.
Répandant les venins de sa bouche fatale,
D'une nouvelle Amate empoisonna le cœur;
Elle trouble la terre,
Elle appelle la guerre,
Pour servir sa fureur.
Ah! quand reviendrez-vous, heureuses destinées
Qui sous le vieux Saturne ourdîtes les années
Et les jours fortunés de l'univers naissant?
Serait-ce que nos crimes
Nous rendent les victimes
D'un vengeur tout-puissant?
Et quoiqu'en aboyant l'indiscrète satire
Divulgue avec aigreur que l'univers empire,
Que nous serons suivis de plus méchants neveux,
Méprisons ces chimères :
Oui, nous valons nos pères;
Ils valaient leurs aïeux.
Mais quel dieu secourable a par sa voix puissante
Arrêté dans son cours l'audace violente
Dont étaient animés nos furieux rivaux?
Il prolonge la trêve,
Il émousse le glaive
Qu'aiguisait Atropos.
Tel que le dieu puissant qui domine sur l'onde
D'un coup de son trident frappa la mer profonde,
Dont l'amant d'Orithye excitait la fureur;
Les vagues s'apaisèrent,
En grondant respectèrent
Les lois d'un dieu vainqueur :
<38>Ainsi, lorsque Louis en Albion s'explique,
Que l'univers entend de sa voix pacifique
Retentir en tous lieux les magnanimes lois,
Mars suspend les alarmes,
Et renferme ces armes
Qui menaçaient cent rois.
Venez, Plaisirs charmants, venez, Grâces naïves,
Que vos jeux désormais embellissent nos rives;
Je consacre mon luth au beau dieu des amours,
Je suis sous son empire,
Déjà ce dieu m'inspire,
Adieu, Mars, pour toujours.
(Envoyée à Voltaire le 10 juin 1749.)
<39>ODE VII (VIII). AUX PRUSSIENS.
Peuples que la valeur conduisit à la gloire,
Héros ceints des lauriers que donne la victoire,
Enfants chéris de Mars, comblés de ses faveurs,
Craignez que la paresse,
L'orgueil et la mollesse
Ne corrompent vos mœurs.
Par l'instinct passager d'une vertu commune,
Un État sous ses lois asservit la fortune,
Il brave ses voisins, il brave le trépas;
Mais sa vertu s'efface,
Et son empire passe,
S'il ne le soutient pas.
<40>Tels furent les vainqueurs de la fière Ausonie,
Ennemis des Romains, rivaux de leur génie,
Ils imposaient leur joug à ces peuples guerriers;
Mais Carthage l'avoue,
Le séjour de Capoue
Flétrit tous ses lauriers.
Jadis tout l'Orient tremblait devant l'Attique,
Ses valeureux guerriers, sa sage politique,
De ses puissants voisins arrêtaient les progrès,
Quand la Grèce opprimée
Défit l'immense armée
De l'orgueilleux Xerxès.
A l'ombre des grandeurs elle enfanta les vices,
L'intérêt y trama ses noires injustices,
La lâcheté parut où régnait la valeur,
Et sa force épuisée
La rendit la risée
De son nouveau vainqueur.
Ainsi, lorsque la nuit répand ses voiles sombres,
L'éclair brille un moment au milieu de ces ombres,
Dans son rapide cours un éclat éblouit;
Mais dès qu'on l'a vu naître,
Trop prompt à disparaître,
Son feu s'anéantit.
<41>Le soleil plus puissant du haut de sa carrière
Dans son cours éternel dispense sa lumière,
Il dissout les glaçons des rigoureux hivers;
Son influence pure
Ranime la nature
Et maintient l'univers.
Ce feu si lumineux dans son sein prend sa source,
Il en est le principe, il en est la ressource;
Quand la vermeille aurore éclaire l'orient,
Les astres qui pâlissent
Bientôt s'ensevelissent
Au sein du firmament.
Tel est, ô Prussiens, votre auguste modèle;
Soutenez comme lui votre gloire nouvelle,
Et sans vous arrêter à vos premiers travaux,
Sachez prouver au monde
Qu'une vertu féconde
En produit de nouveaux.
Des empires fameux l'écroulement funeste
N'est point l'effet frappant de la haine céleste,
Rien n'était arrêté par l'ordre des destins;
Où prospère le sage,
L'imprudent fait naufrage;41-a
Le sort est en nos mains.
<42>Héros, vos grands exploits élèvent cet empire,
Soutenez votre ouvrage, ou votre gloire expire;
D'un vol toujours rapide il faut vous élever,
Et monté près du faîte,
Tout mortel qui s'arrête
Est prêt à reculer.
Dans le cours triomphant de vos succès prospères,
Soyez humains et doux, généreux, débonnaires,
Et que tant d'ennemis sous vos coups abattus
Rendent un moindre hommage
A votre ardent courage
Qu'à vos rares vertus.
ODE VIII (IX). A MAUPERTUIS.43-a LA VIE EST UN SONGE.
O Maupertuis, cher Maupertuis,
Que notre vie est peu de chose!
Cette fleur, qui brille aujourd'hui,
Demain se fane à peine éclose;
Tout périt, tout est emporté
Par la dure fatalité
Des arrêts de la destinée;
Votre vertu, vos grands talents
Ne pourront obtenir du temps
Le seul délai d'une journée.
Mes beaux jours se sont écoulés
Ainsi qu'une onde fugitive;
Mes plaisirs se sont envolés,
Aucun pouvoir ne les captive.
Déjà de la froide raison
Je suis la stoïque leçon,
Lorsque je baisse, elle s'élève;
Le présent s'échappe sans fin,
L'avenir est très-incertain,
Et le passé, c'est moins qu'un rêve.
<44>Homme si fier, homme si vain
De ce que ton faible esprit pense,
Connais ton fragile destin,
Et réprime ton arrogance.
Ton terme est court, il est borné,
Le sort, du jour où l'homme est né,
L'entraîne vers la nuit fatale;
Là, dans la foule confondus,
Les Virgile, les Mévius
Ont une destinée égale.
Vous que séduit l'éclat trompeur
D'un bien passager et frivole,
Vous qui d'un métal suborneur
Avez fait votre unique idole,
Pour qui voulez-vous l'amasser?
Vous que le monde voit passer
Comme une fleur qui naît et tombe,
Mortels, déplorez vos erreurs :
Vos richesses et vos grandeurs
Vous suivront-elles dans la tombe?
Comment à tant de vains objets
Immole-t-on sa destinée?
Comment tant de vastes projets
Pour une course aussi bornée?
Héros qui préparez des fers
A ce malheureux univers
Pour établir votre mémoire,
Rappelez-vous ces conquérants
Inscrits dans les fastes du temps :
Pourrez-vous égaler leur gloire?
<45>Je veux que de vos grands exploits
La terre paraisse alarmée,
Et qu'au niveau du nom des rois
Vous élève la renommée;
La paix termine vos combats,
Enfin, victime du trépas,
On dit un mot de votre vie;
Bientôt les siècles destructeurs
Font périr toutes vos grandeurs,
L'homme meurt, le héros s'oublie.
Tant de grands hommes ont été!
Les siècles grossiront leur nombre :
Élevez-vous à leur côté,
Vous serez caché dans leur ombre.
Si votre ignorante fureur
Prit l'ambition pour l'honneur,
Quel sera votre sort funeste!
Souvent un tyran furieux
Vante ses exploits glorieux,
Quand tout l'univers le déteste.
Que de siècles sont écoulés
Depuis qu'une force féconde
Fixa les éléments troublés,
Et du chaos forma le monde!
Le temps soumet tout à sa loi,
Le présent s'enfuit loin de moi,
L'avenir s'empresse à le suivre;
Homme, ton terme limité
N'est qu'un point dans l'éternité,
Être un moment s'appelle vivre.
<46>Si l'homme pouvait subsister
Au moins deux âges dans ce monde,
Peut-être oserait-on flatter
L'orgueil sur lequel il se fonde;
Vos vœux, mortels audacieux,
Vont à vous égaler aux dieux;
Vous, nés pour ramper dans la fange,
Pour vivre un instant, pour périr,
Vous, nés pour vous anéantir,
Vous aspirez à la louange!
Pourquoi rechercher le bonheur?
Pourquoi craindre le bras céleste?
Le bien est un songe flatteur,
Et le mal un songe funeste;
Tous ces divers événements
Sont des objets indifférents
Pour qui connaît notre durée;
Partez, chagrins, plaisirs, amours,
Je vois la trame de mes jours
Dans la main d'Atropos livrée.
Biens, richesses, titres, honneurs,
Gloire, ambition, renommée,
Éclats faux, éclats imposteurs,
Vous n'êtes que de la fumée;
Un regard de la vérité
De votre fragile beauté
Fait évanouir l'apparence;
Non, rien de solide ici-bas,
Tout, jusqu'aux plus puissants États,
Est le jouet de l'inconstance.
<47>Connaissons notre aveuglement,
Nos préjugés et nos faiblesses;
Tout ce qui nous paraît si grand
N'est qu'un amas de petitesses.
Transportons-nous au haut des cieux,
De sa gloire jetons les yeux
Sur Paris, sur Pékin, sur Rome;
Leur grandeur disparaît de loin,
Toute la terre n'est qu'un point;
Ah! que sera-ce donc de l'homme?
Nous nageons, pleins de vanité,
Entre le temps qui nous précède
Et l'absorbante éternité
De l'avenir qui nous succède;
Toujours occupés par des riens,
Les vrais Tantales des faux biens,
Sans cesse agités par l'envie,
Pleins de ce songe séduisant,
Nous nous perdons dans le néant :
Tel est le sort de notre vie.
A Berlin, ce 18 de décembre 1749.
<48>ODE IX (X). AU COMTE DE BRÜHL.48-a IL NE FAUT PAS S'INQUIÉTER DE L'AVENIR.
Esclave malheureux de ta haute fortune,D'un roi trop indolent souverain absolu,
Surchargé des travaux dont le soin t'importune,
Brühl, quitte des grandeurs l'embarras superflu.
Au sein de ton opulence
Je vois le dieu des ennuis,
Et dans ta magnificence
Le repos fuit de tes nuits.
Descends de ce palais dont le superbe faîte
Domine sur la Saxe, en s'élevant aux cieux,
D'où ton esprit craintif conjure la tempête
Que soulève à la cour un peuple d'envieux;
Vois cette grandeur fragile,
Et cesse enfin d'admirer
L'éclat pompeux d'une ville
Où tout feint de t'adorer.
<49>Lasse d'un faste égal qui toujours se répète,
Connaissant le besoin d'un moment de loisir,
Souvent la vanité chercha dans la retraite
La liberté naïve avec le doux plaisir;
Et dans un séjour champêtre
Qu'ornait la simplicité,
L'opulence a vu renaître
Un rayon de sa gaîté.
Déjà le printemps fuit, l'astre du jour nous brûle,
Le repos nous invite à vivre sous ses lois;
Déjà nous ressentons l'ardente canicule,
Le paisible berger cherche l'ombre des bois;
Et suspendant son haleine,
L'amant de Flore épuisé
Laisse sécher dans la plaine
Le jasmin qu'il a baisé.
Tandis que la nature au repos est livrée,
Ton esprit inquiet veille sur les Saxons;
Tu crains déjà de voir la guerre déclarée,
Et la Prusse liguée avec cent nations,
Les vagabonds de l'Euphrate
Ravager ces vastes champs
Qu'en esclave le Sarmate
Cultive pour ses tyrans.
Les dieux, par un effet de leur haute sagesse,
Ont couvert l'avenir de nuages épais;
Ils confondent toujours la vaine hardiesse
Qui nous porte à percer ces ténébreux secrets.
<50>Remplis de reconnaissance,
Jouissons de leurs bienfaits,
Et plions sous leur puissance
Sans nous en plaindre jamais.
L'homme règle aussi peu le jeu de la fortune
Qu'il peut régler du Rhin le cours majestueux :
Tantôt il porte en paix son tribut à Neptune,
Tantôt on voit grossir ses flots impétueux,
Gonflé des eaux des montagnes,
Briser ses freins impuissants,
Et ravager les campagnes,
En noyant leurs habitants.
Que l'air soit dès demain chargé de noirs nuages
Ou qu'un soleil brillant embellisse les cieux,
Qu'importe à ma vertu le vain bruit des orages
Et de l'astre des jours l'appareil radieux?
Dieu même n'est pas le maître
De réformer le passé,
Le temps, prompt à disparaître,
L'a dans son vol effacé.
Connaissez la Fortune inconstante et légère :
La perfide se plaît aux plus cruels revers,
On la voit abuser le sage, le vulgaire,
Jouer insolemment tout ce faible univers;
Aujourd'hui c'est sur ma tête
Qu'elle répand ses faveurs,
Dès demain elle s'apprête
A les emporter ailleurs.
<51>Fixe-t-elle sur moi sa bizarre inconstance,
Mon cœur lui saura gré du bien qu'elle me fait;
Veut-elle en d'autres lieux marquer sa bienveillance,
Je lui remets ses dons sans chagrin, sans regret.
Plein d'une vertu plus forte,
J'épouse la Pauvreté,
Si pour dot elle m'apporte
L'honneur et la probité.
<52>
ODE X (XI). A VOLTAIRE. QU'IL PRENNE SON PARTI SUR LES APPROCHES DE LA VIEILLESSE ET DE LA MORT.
Soutien du goût, des arts, de l'éloquence,
Fils d'Apollon, Homère de la France,
Ne te plains point que l'âge à pas hâtifs
Vers toi s'achemine,
Et sans cesse mine
Tes jours fugitifs.
La Providence égale toutes choses,
Le doux printemps se couronne de roses,
L'été, de fruits, l'automne, de moissons;
L'hiver, l'indolence
A la jouissance
Des autres saisons.
Voltaire, ainsi l'homme trouve en tout âge
Des dons nouveaux dont il tire avantage;
S'il a passé la fleur de ses beaux jours,
La raison diserte
Remplace la perte
Du jeu, des amours.
<53>Quand il vieillit, sa superbe sagesse
Avec dédain condamne la jeunesse,
Qui par instinct suit une aimable erreur;
L'ambition vaine
L'excite et l'entraîne
Au champ de l'honneur.
Lorsque le temps, qui jamais ne s'arrête,
De cheveux blancs a décoré sa tête,
Par sa vieillesse il se fait respecter;
L'intérêt l'amuse
D'un bien qui l'abuse,
Et qu'il faut quitter.
Toi, dont les arts filent la destinée,
Dont la raison et la mémoire ornée
Font admirer tant de divers talents,
Se peut-il, Voltaire,
Qu'avec l'art de plaire
Tu craignes le temps?
Sur tes vertus ce temps n'a point de prise,
Un bel esprit nous charme à barbe grise;
Lorsque ton corps chemine à son déclin,
Le dieu du Permesse
Te remplit sans cesse
De son feu divin.
Je vois briller la beauté rajeunie
Des premiers ans de ce vaste génie,
Et c'est ainsi que l'astre des saisons
Des bras d'Amphitrite
Lance aux lieux qu'il quitte
Ses plus doux rayons.
<54>Hélas! tandis que le faible vulgaire,
Qui sans penser languit dans la misère,
Traîne ses jours et son nom avili,
Sortant de ce songe,
Pour jamais se plonge
Dans un sombre oubli;
Tu vois déjà ta mémoire estimée,
Et dans son vol la prompte renommée
Ne publier que ta prose et tes vers;
Tu reçois l'hommage
(Qu'importe à quel âge?)
De tout l'univers.
Ces vils rivaux dont la cruelle envie
Avait versé ses poisons sur ta vie,
Que tes vertus ont si fort éclipsés,
Vrais pour ta mémoire,
A chanter ta gloire
Se verront forcés.
Quel avenir t'attend, divin Voltaire!
Lorsque ton âme aura quitté la terre,
A tes genoux vois la postérité :
Le temps qui s'élance
Te promet d'avance
L'immortalité.
(La réponse que Voltaire fit à cette ode, le 3 octobre 1751 [à Potsdam],
se trouve dans les Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. LV, p. 676,
et t. XII, p. 530.)
STANCES, PARAPHRASE DE L'ECCLÉSIASTE.55-a
Homme, qui marches dans l'ombre
De tes préjugés flatteurs,
De ces tyrans enchanteurs
Je veux dissiper le nombre,
Et percer la vapeur sombre
Dont t'offusquent tes erreurs.
Ce spectacle magnifique,
Ce monde, où tant de plaisirs
Enflamment tes vains désirs,
N'est qu'un beau palais magique,
Qu'habitent le crime inique,
Les regrets et les soupirs.
<56>Sur ce théâtre fertile
En tant de variétés,
Tout ce que ton œil débile
A pris pour des nouveautés
Sont d'une scène mobile
De vieux objets répétés.
La tendre et brillante rose
Qu'au matin on voit éclose
Se fane à la fin du jour.
Tel est le sort sans retour
De l'objet qui t'en impose :
L'âge en bannira l'amour.
L'œil qui briguait ton hommage
S'éteint et perd sa splendeur;
L'éclat de ce beau visage
Se ride, et de sa pâleur
Souffrant le livide outrage,
N'inspire plus que l'horreur.
Si le faste et l'opulence
T'attirent par leurs appas,
L'envie, épiant tes pas,
En trompant ton espérance,
Va noyer ta jouissance
Dans une mer d'embarras.
Ou bien, de sa bouche impie,
La farouche calomnie
Noircit tes brillants exploits,
Et de sa perfide voix
Excite contre ta vie
Et les peuples et les rois.
<57>Vainement ton cœur déplore
Tant de destins ennemis;
Quel noir chagrin te dévore?
A ton joug sois plus soumis :
Le bonheur, dès ton aurore,
Ingrat, te fut-il promis?
Le ciel à son gré dispense
Ses faveurs et son courroux;
Prosternés à ses genoux,
Il trompe notre espérance;
L'univers est pour nous tous
L'empire de l'inconstance.
L'orgueil au front insolent
Murmure des moindres peines;
Je vois dans ses plaintes vaines
L'effort toujours impuissant
D'un forçat faible et tremblant
Qui se débat dans ses chaînes.
L'ardeur de la passion,
Dans le printemps de la vie,
Au tendre amour te convie;
La superbe ambition
Succède à cette folie :
Mais tout n'est qu'illusion.
L'esprit humain, flottant dans son incertitude,
Se plonge tour à tour, sans règle, sans appui,
Dans les convulsions de son inquiétude,
Ou dans la léthargie où l'assoupit l'ennui.
<58>Pourquoi tant de travaux et de soins inutiles?
Quoi! sans cesse l'erreur nous doit-elle éblouir?
Le temps s'enfuit, mortels, apprenez à jouir
De moments passagers et de plaisirs faciles.
La cabane où le pauvre à peine est à couvert,
Les palais somptueux des maîtres de la terre,
Sont sans distinction écrasés du tonnerre;
Tout homme doit souffrir, ou bien il a souffert.
Le même champ produit la plante salutaire
Et les poisons mortels de l'affreuse Circé;
Une tombe engloutit l'orgueil et la misère,
Et la vertu du juste et le crime insensé.
Dans le rapide cours de nos frêles années,
La plaintive douleur et la prospérité
S'absorbent dans l'oubli, par les temps entraînées;
Tout ce qui fut est tel que s'il n'eût point été.
De ce vaste univers l'éternel architecte,
Maître de la nature, auteur des éléments,
Mérite seul, mortel, que ton cœur le respecte :
Vengeur de l'orphelin, il punit les méchants.
(11 août 1759.)
<59>ÉPITRES.[Titelblatt]
<60><61>ÉPITRE I. A MON FRÈRE DE PRUSSE.61-a
O vous à qui je dois le plus sincère amour,
En qui j'aime le sang qui nous donna le jour,
De mes plus chers parents la ressemblante image,
Vous, qui de leurs vertus héritez l'assemblage,
O frère en qui je vois briller, avant les ans,
Toutes les qualités qu'ont les héros naissants,
Recevez d'un cœur franc un hommage sincère :
La vérité vous parle, elle a droit de vous plaire.
Votre esprit, par les arts dès l'enfance éclairé,
De l'orgueil d'un grand nom ne s'est point enivré;
De vos aïeux fameux, que nous vante l'histoire,
Vous ne prétendez point emprunter votre gloire;
Toute gloire étrangère est indigne à vos yeux :
La vertu, les talents ont-ils besoin d'aïeux?61-b
Le courage d'Albert qu'on surnomma l'Achille
N'est pour ses descendants qu'une leçon utile;
Celui qui de Nestor mérita le surnom,
Et ce prince éloquent qu'on nomma Cicéron,
Ont reçu pour eux seuls ce tribut légitime
Qu'aux talents, aux vertus doit la publique estime;
<62>Mais il ne passe point à la postérité,
Qui veut avoir un nom doit l'avoir mérité.
Ce héros immortel dont l'âme magnanime,
Dans la paix, dans la guerre également sublime,
Lui fit par l'univers donner le nom de Grand,
Nous met comme des nains à côté d'un géant;
Il marqua nos devoirs, sa vie est notre livre;
Plus l'exemple nous touche, et plus il le faut suivre.
Si malgré tous les soins et l'art du jardinier,
Un chardon s'élevait à l'ombre d'un laurier,
Le fer retrancherait cette plante sauvage,
Placée indignement sous un si noble ombrage.
Les fils de Jupiter, s'ils n'étaient pas62-a des dieux,
N'en ont pas moins paru des héros dignes d'eux.
C'est un roc élevé que la haute naissance,
On y découvre l'homme à travers l'apparence;
Malignement suivi par des yeux attentifs,
On juge ses desseins et leurs secrets motifs,
Et sur ses actions le public intraitable
Prononce impunément l'arrêt irrévocable.
Le fard de la vertu ne le trompe qu'un temps,
Il lit au fond du cœur, ses regards sont perçants;
Ce censeur sourcilleux, ce précepteur sévère
Condamne dans les grands les défauts du vulgaire.
Richesses, dignités, honneurs, rien ne nous sert,
Un défaut nous décrie, un seul faux pas nous perd;
De nos légers écarts la terre est informée,
Nous occupons tout seuls la prompte renommée,
Ses cent bouches, prônant nos vertus, nos défauts,
Ou nous font des censeurs, ou nous font des rivaux.
Ainsi, plus votre rang vous élève en ce monde,
<63>Plus il faut que chez vous le vrai mérite abonde;
C'est lui seul qu'on estime, et vous devez savoir
Combien sur les humains l'exemple a de pouvoir.
L'exemple d'un monarque impose et se fait suivre :
Lorsqu'Auguste buvait, la Pologne était ivre;
Lorsque le grand Louis brûla d'un tendre amour,
Paris devint Cythère, et tout suivit la cour :
Quand il se fit dévot, ardent à la prière,
Le lâche courtisan marmotta son bréviaire.
Tout prince est entouré de vils adulateurs,
De ses goûts dépravés mercenaires flatteurs,
Qui, remplis de mépris pour son âme commune,
N'adorent en effet que l'aveugle fortune.
Alexandre, dit-on, eut le torticoli :
De tous ses courtisans le cortége poli
Par art négligemment laissait pencher la tête.
Des seigneurs de la cour tel est l'usage honnête.
Renversez à la fois la coupe, le poison
Qui, corrompant vos mœurs, perdrait votre raison.
Quel que soit le pouvoir qui vous tombe en partage,
Que le bien des humains soit toujours votre ouvrage,
Et, plus ils sont ingrats, plus soyez généreux :
C'est un plaisir divin de faire des heureux.
Surtout n'abusez point d'une vaste puissance,
Et n'écoutez jamais la voix de la vengeance :
Qui ne peut se dompter, qui ne peut pardonner,
Est indigne du rang qui l'appelle à régner.
De nos conditions le destin fut le maître,
Et nous sommes ici ce qu'il nous y fit naître;
Nos lots ont été faits quelquefois au hasard,
L'un guida la charrue, et l'autre fut César.
C'est ainsi que d'un bloc un ouvrier peut faire
<64>Un ustensile abject ou le saint qu'on révère;
Sa matière est égale, et c'est sa volonté
Qui seule en fait l'usage, et forme sa beauté.
Ainsi tous ces humains dont la terre fourmille
Sont fils d'un même père et font une famille,
Et, malgré tout l'orgueil que donne votre rang,
Ils sont nés vos égaux, ils sont de votre sang.
Ouvrez toujours le cœur à leur plainte importune,
Et couvres leur misère avec votre fortune;
Voulez-vous en effet paraître au-dessus d'eux,
Montrez-vous plus humain, plus doux, plus vertueux.
Tels ont été les grands dont l'immortelle gloire
Se grave en lettres d'or au temple de Mémoire;
Leur âme juste et pure, et surtout leur bonté,
Ennoblit à mes yeux la faible humanité;
Mon cœur, en les nommant, est ému de tendresse,
On fait en leur faveur grâce à toute l'espèce,
Pères de leurs sujets, délices des humains,
Leur nom devient le nom des meilleurs souverains.
Il est un monstre affreux né de la perfidie,
Cruel dans ses excès et calme en sa furie;
Son visage hideux se cache sous le fard,
Son souffle est venimeux, sa langue est un poignard.
La trahison l'arma de ses noirs artifices,
Il fut par Tisiphone endurci dans les vices,
Il respire le meurtre, il blesse en caressant,
Il défend le coupable, il poursuit l'innocent,
De ses traits empestés l'atteinte est incurable :
L'affreuse Calomnie est son nom redoutable.64-a
Craignez d'être surpris par ce monstre trompeur,
Fuyez de ses complots la cruelle noirceur,
<65>Penchez vers l'accusé, tâchez de le défendre,
Et ne jugez personne avant que de l'entendre.
Si vous voulez pour l'âge amasser un trésor
Plus cher, plus précieux que les bijoux et l'or,
Dévouez vos beaux jours dès votre adolescence
Aux arts ingénieux, à l'auguste science :
C'est l'école où se forme et le cœur et l'esprit.
La sagesse est le lait dont l'âme se nourrit,
L'erreur est son poison, l'antidote est l'étude :
D'un si noble travail contractez l'habitude.
L'étude embrasse tout, tant elle a de grandeur,
L'air, la terre, la mer, le ciel et son auteur,
Les desseins du Très-Haut, ses ouvrages immenses.65-a
Mais loin que votre esprit, fier de ses connaissances,
Perde sur l'infini son temps à méditer,
Au bord de cet abîme il faut vous arrêter.
Qu'avec votre savoir marche la modestie,
Ayez toujours pour but l'amour de la patrie;
Qui s'instruit pour briller n'en devient pas meilleur,
C'est peu de s'éclairer, il faut régler son cœur.
Soyez l'ami des arts, et des talents le père,
Mais sachez réunir, par un choix nécessaire,
Les qualités du sage à celles du héros;
Quittez, lorsqu'il le faut, les arts pour les travaux.
Au sein de ses exploits le vainqueur de Carthage
Entre Apollon et Mars partageait son hommage :
Volez, à son exemple étonnez l'univers,
La gloire a cent chemins, ils vous sont tous ouverts.
Il est une beauté dont la fraîcheur naissante
Des plus vives couleurs paraît resplendissante;
La santé sur son front brille dans sa vigueur,
<66>La gaîté l'accompagne avec la belle humeur;
Tout en elle est transport, tout est rempli de vie,
Elle aime les plaisirs et même la folie,
Sur un trône de fleurs elle embrasse Vénus,
Et, le thyrse à la main, folâtre avec Bacchus.
Ne connaissez-vous point cette aimable déesse?
Mon frère, elle est en vous, c'est la vive jeunesse.
Craignez de ses excès l'égarement fatal,
L'abus de ses plaisirs change le bien en mal.
La mollesse en tout temps fut contraire à la gloire.
Sur elle remportez la première victoire;
Domptez vos passions, il en est encor temps,
Elles sont des humains esclaves ou tyrans;
Qui ne les asservit sous un sceptre stoïque
Est contraint de plier sous leur bras despotique;
Rien de plus flétrissant pour un cœur généreux
Que d'être subjugué par leur pouvoir honteux.
Mais surtout des héros évitez la faiblesse,
Fuyez d'un tendre amour l'amorce enchanteresse;66-a
On peut à tous ses goûts se prêter sagement,
Le plaisir est plus fin, goûté modérément;
Je blâme comme vous cette misanthropie
Qui veut nous séquestrer des biens de cette vie,
En nous interdisant tout genre de plaisirs.
Que seraient les humains sans vœux et sans désirs?
Des esprits engourdis, des êtres imbéciles,
De la société membres très-inutiles,
Qui, n'étant animés par le bien ni le mal,
Seraient ensevelis dans un sommeil fatal.
<67>Nos désirs sont des feux qui réchauffent notre âme,
C'est leur embrasement qu'on redoute ou qu'on blâme;
Il est certain milieu qu'il faut savoir tenir,
La sagesse, mon frère, y fait enfin venir.
Mais c'est bien à mon âge à parler de sagesse!
De mes égarements je sens toute l'ivresse,
Je sens, en proférant le nom de la vertu,
De mon aveu secret mon orgueil confondu;
Sans traîner ce discours et trop long et trop ample,
Ah! je devrais plutôt vous prêcher par l'exemple.
1736. (Envoyée à Voltaire le 22 novembre 1738.) Renouvelée à Potsdam, novembre 1749.
<68>ÉPITRE II. A HERMOTIME. SUR L'AVANTAGE DES LETTRES.
Écoutez, Hermotime, une amitié sincère
Remplit mon cœur pour vous des sentiments d'un père,
Votre bonheur a fait l'objet de tous mes vœux :
Ah! faut-il vous prier de vouloir être heureux?
Si j'ai hâté les fruits de votre tendre enfance,
Je vois, plein de douleur, dans votre adolescence,
Le cours impétueux de vos égarements;
Cet empire fatal qu'ont usurpé vos sens,
Le frein de la raison secoué dans un âge
Où d'horribles périls bordent votre passage,
Ces feux séditieux qui brûlent votre cœur,
Tout ce que je prévois, hélas! tout me fait peur.
Vous entrez dans le monde encor jeune et novice,
Et, marchant sur les pas des compagnons d'Ulysse,
Je vous vois prisonnier dans ce palais honteux
Où Circé transforma ses captifs malheureux.
C'est là que les plaisirs ont la voix des sirènes;
Leurs prestiges charmants, l'or dont brillent vos chaînes,
<69>La licence, le bruit, la fausse liberté,
Vous tiennent engourdi dans votre oisiveté.
Je vous dois mes secours, je veux d'un bras stoïque
Vous tirer malgré vous de ce palais magique,
Rompre un charme fatal, et faire évanouir
Ce songe du bonheur dont vous croyez jouir.
Si le vice abrutit et rend l'homme difforme,
Devez à vos vertus votre première forme,
Reprenez ces travaux qui relèvent le cœur,
Qui nourrissent l'esprit, qui mènent à l'honneur.
Je pardonne vos goûts au vulgaire imbécile
Qui de ses passions porte le joug servile,
Qui ne distingue point dans sa brutalité
Le plaisir crapuleux d'avec la volupté,
Les filles de Vénus d'avec les Propétides,
Et qui ne peut remplir des moments toujours vides.
Suivez l'instinct du peuple, ou suivez la raison,
Qui vous fait par ma bouche une utile leçon;
Préférez ses conseils; la raison salutaire
N'interdit point à l'homme un plaisir nécessaire.
Apprenez que c'est moi qui dois vous enseigner
Les plaisirs qui sur vous sont dignes de régner,
Qui, bien loin d'amollir ou de corrompre l'âme,
Nourrissent dans l'esprit une divine flamme,
Qui charment la jeunesse et la caducité,
Brillants dans la fortune et dans l'adversité.
Ces vrais biens, au-dessus de la vicissitude,
Nous suivent dans le monde et dans la solitude;
Malades comme sains, de nuit comme de jour,
Dans nos champs, à la ville, en exil, à la cour,
Ils font dans tous les temps le bonheur de la vie.69-a
<70>Les dieux, pour nous marquer leur clémence infinie,70-a
Ayant pitié des maux des fragiles humains,
Leur ont prêté l'appui de deux êtres divins :
L'un, c'est le doux sommeil, l'autre, c'est l'espérance.
Mais de ces mêmes dieux la puissante assistance
Pour les sages exprès fit un consolateur,
Pallas nous amena ce secours enchanteur;
C'est l'étude, en un mot, beauté toujours nouvelle.
Plus on la voit de près, plus elle paraît belle;
Les hommes fortunés que son amour remplit
Négligent les faux biens et cultivent l'esprit.
La science est le don que sa main distribue;
Mais ne présumez point qu'elle se prostitue :
Les arts sont comme Églé, dont le cœur n'est rendu
Qu'à l'amant le plus tendre et le plus assidu.
Si vous savez l'aimer, prodigue en ses largesses,
Elle ouvrira pour vous des sources de richesses;
L'usage qu'on en fait les augmente encor plus,
C'est le trésor sacré de toutes les vertus.
La vérité, tenant la plume de l'histoire,
Embrassant tous les temps, présente à la mémoire
Ces empires puissants que le ciel fit fleurir,
Qu'on vit naître, monter, s'abaisser et mourir.
C'est là qu'on apprend l'art de régner sans puissance
En pliant les esprits au gré de l'éloquence;
Qu'on se connaît soi-même, et que, maître de soi,
En domptant ses désirs on est son propre roi;
Qu'avançant pas à pas, l'expérience sûre
<71>A force de sonder devine la nature;
Qu'à l'aide du calcul dont l'esprit est muni,
L'homme peut pénétrer jusque dans l'infini,
Remonter des effets à leurs premières causes,
Et saisir les liens les plus secrets des choses.
Oui, le sage, en effet, maître des éléments,
Rassemble tous les lieux, réunit tous les temps;
Il voit avec mépris sur ce triste hémisphère
De la grandeur des rois la splendeur passagère,
Et ces riens importants que l'on croit ici-bas
Si dignes d'exciter la fureur des combats;
Jamais des passions le charme ne l'abuse.
Ainsi, lorsque Mételle71-a assiégea Syracuse,
Archimède ignorait dans un sage repos
Le succès des Romains dans leurs derniers assauts.
Avidement épris d'une étude profonde,
Amant des vérités, il éclairait le monde;
Dans ce71-b sublime extase, il ne s'aperçut pas
Du monstre dont le fer lui portait71-c le trépas.
Ce citoyen des cieux habitant sur la terre
Déplorait les humains qui se faisaient la guerre;
Son esprit affermi contre les coups du sort
Méprisait les faux biens, les malheurs et la mort.
Mais ces antiques faits vous paraissent des fables;
Voyez donc de nos jours des exemples semblables,
Voyez ce philosophe entouré de jaloux,
Toujours persécuté, toujours modeste et doux.
<72>Lorsque Bayle entendit qu'un démon scolastique,72-3
Animé contre lui d'un zèle fanatique,
Avait à Rotterdam fait rayer les tributs
Que le Batave épris payait à ses vertus,
Tout pauvre qu'il était, se mettant à sourire,
Il plaignit son rival, et poursuivit d'écrire.
Malgré la noire envie et les grands en courroux,
Les trésors de l'esprit restent toujours à nous;
Ils sont ... mais je vous vois sombre, distrait et tiède,
Je lis sur votre front l'ennui qui vous excède.
« Observez, dites-vous, soixante bons quartiers
Qui distinguent mon nom de ceux des roturiers;
On connaît mes aïeux; mon antique noblesse
M'allia dans l'empire à mainte fière altesse;
Je possède des biens, des talents, de l'esprit,
Et je plais, si j'en crois ce que le monde en dit :
La nature, agissant comme une tendre mère,
A si bien fait pour moi, que l'art n'a rien à faire. »
J'en conviens, la nature eut des égards pour vous;
Mais, sans vous courroucer, qu'il soit dit entre nous,
Elle eut autant de soins de cette pierre brute,
De ce cocon de soie au ver servant de hutte,
De la vigne qui croît sauvage dans les champs.
C'est l'art qui les raffine, il taille les brillants,
Et ce cocon filé, passant sous72-a des roulettes,
Artistement tissu par mille mains adraites,
Eblouit dans l'étoffe, et ses riches couleurs
L'égalent à l'iris et surpassent les fleurs.
La vigne produirait, sans jardiniers habiles.
<73>Au lieu d'un doux nectar des pampres inutiles;
Quand la nature a fait, c'est à l'art de polir,
Et le grand point consiste à savoir les unir.
Vous avez de grands biens; mais pouvez-vous donc croire
Qu'un peu de vil métal vous comblera de gloire,
Et que de vos aïeux les insignes vertus
Honorent votre nom depuis qu'ils ne sont plus?
Votre esprit est imbu de préjugés vulgaires,
Vos parchemins usés ne sont que des chimères;73-a
Le mérite est en nous, non pas dans ces faux biens
Que le hasard réclame et reprend comme siens;
Quelle erreur d'y placer notre bonheur suprême!
Leur prix est idéal, ils ne sont rien d'eux-même.
Vingt mille francs à Brieg font un homme opulent :
S'il les porte à Berlin, il n'est qu'un indigent;
Quand Berlin le méprise et que tout Brieg l'admire,
Ne faut-il pas conclure, en plaignant son délire,
Que l'homme en tout ceci n'étant compté pour rien,
Le cas qu'on fit de lui retombait sur son bien?
Ce sujet me rappelle un conte assez grotesque
D'un certain vieux Bernard,73-b personnage burlesque,
Qui, seigneur suzerain de huit millions d'écus,73-c
Sans grâces, sans talents, mais fier d'être un Plutus,
<74>Tenait les vendredis, par grandeur, table ouverte
Et pour tout parasite également couverte.
Dans la maison logeait un aimable Bernard74-a
Qui, nourri d'ambroisie, abreuvé de nectar,
Jeune écolier d'Ovide, imitateur d'Horace,
Sur le Pinde, auprès d'eux, avait choisi sa place.
Vint à cette maison un duc des plus gourmets,
Qui sur ses doigts savait l'Apicius français.
Qui voulez-vous? lui dit un suisse à bonne mine.
Celui des deux Bernard auprès duquel on dîne,
Répondit le seigneur d'un air déterminé,
Méprisant les Bernard, estimant le dîné,
Trouvant à la maison, à la table peut-être,
Tout bon et rien de trop, exceptez-en le maître.
Hermotime, les biens ne font que des jaloux;
Ils semblent nos amis, ils sont à nos genoux,
La fortune à leur gré d'un sot fait un Voltaire;
Sommes-nous malheureux, nous cessons de leur plaire,
Leur lâche dureté nous traite en inconnus,
La main qui les nourrit ne les retrouve plus;
S'ils vantaient des vertus qu'en nous ne vit personne,
Ils blâment des défauts que leur haine nous donne.
Le mérite à la longue à coup sûr est vengé
D'un Midas par le peuple en grand homme érigé;
Tout l'appareil pompeux de sa magnificence
En vain cachait d'un fat la sotte insuffisance,
C'est un ballon bouffi qui s'enfle par le vent,
Percez-le, l'air s'échappe, il s'affaisse à l'instant.
La fortune en ses dons n'en a point de solides,
Ses progrès sont subits, ses chutes sont rapides.
<75>Je méprise un faquin de titres revêtu,
Mon encens n'est offert qu'à la seule vertu,
Au jeune Algarotti, qui d'une ardeur active
Défriche son esprit, l'embellit, le cultive,
Au sceptique d'Argens, au sage Maupertuis,
A l'Homère français, des arts le digne appui.
Voulez-vous être aimé? voulez-vous être utile?
Soyez sage en vos mœurs et dans les arts habile.
On rit d'un ignorant, on fuit un débauché;
Le mérite à la longue est toujours recherché,
Le besoin le connaît, il l'implore, il l'admire.
Le premier des plaisirs est celui de s'instruire :
C'est peut-être le seul qui souffre des excès,
Et que les noirs remords n'accompagnent jamais.
Mais vos plaisirs pervers, qu'avec raison je blâme,
Laissent en nous quittant un vide affreux dans l'âme,
Et le pesant ennui, blasé sur tous les goûts,
L'air sombre, l'œil éteint, vient s'endormir chez nous.
Si l'appât de la gloire en secret vous attire,
Sachez que les talents ont le droit d'y conduire,
Et que la renommée eut les mêmes égards
Pour les fils d'Apollon que pour les fils de Mars.
On a vu des héros qui rendirent hommage
Au mérite, à l'esprit, à la vertu du sage.
Le vainqueur de l'Asie, en subjuguant cent rois
Dans le rapide cours de ses brillants exploits,
Estimait Aristote et méditait son livre;
Heureux, si son humeur plus docile à le suivre,
Réprimant un courroux trop fatal à Clitus,
N'eût par ce meurtre affreux obscurci ses vertus!
<76>Mais ce même Alexandre, arrêtant sa furie,
Dans Thèbes de Pindare épargna la patrie.
La Grèce était alors le berceau des beaux-arts,
La science y naquit sous les lauriers de Mars.
De la gloire des rois vains juges que nous sommes!
L'époque des beaux-arts est celle des grands hommes.
Avant qu'on eût vu Rome au point de sa splendeur,
Le sénat n'honorait que la seule valeur;
Mais le grand Africain, destructeur de Numance,
Protecteur d'Ennius, ami de la science,
Apprit par son exemple à ses grossiers rivaux
Que les arts n'ont jamais dégradé les héros.76-a
César vint après lui; le vainqueur de Pompée
Tint dans ses mains le sceptre, et la plume, et l'épée.
Depuis, l'heureux Auguste, apaisant l'univers,
Dans un temple pompeux plaça le dieu des vers;
La muse de Virgile et la lyre d'Horace,
A la postérité pour lui demandant grâce,
Par l'effet enchanteur de leurs illusions,
Détournèrent nos yeux de ses proscriptions.
Après les Antonins, Mars, rempli de furie,
Ramena dans ces lieux l'antique barbarie;
Apollon prit son vol vers la céleste cour,
Le dieu du goût quitta ce terrestre séjour,
Le Tibre vit les Huns se disputer ses rives,
Et l'on n'entendit plus que Muses fugitives
Attendrir l'Orient de leurs tristes récits.
Douze siècles après s'éleva Médicis;
A sa voix, les beaux-arts, rappelés à la vie,
Pour la seconde fois ornèrent l'Italie.
<77>François Ier en vain chez ses peuples grossiers
Des Grecs et des Latins transplanta les lauriers,
Ces temps si fortunés n'étaient pas près d'éclore;
Richelieu par ses soins en prépara l'aurore,
Louis à sa couronne ajouta ce fleuron,
Il eut tout à la fois Térence, Cicéron,
Sophocle, Euclide, Horace, Anacréon, Salluste,
Et l'on revit les jours d'Alexandre et d'Auguste.
Ainsi tous ces héros, dans ces temps fortunés,
Ont été par les arts doublement couronnés;
L'exemple et le plaisir guidaient à la science,
Et la gloire en était l'illustre récompense.
Qu'heureux sont les mortels avides de savoir!
Éclairer notre esprit est pour nous un devoir;
La science, Hermotime, est pour celui qui l'aime
Un organe nouveau de son bonheur suprême.
Esprits anéantis, automates pesants,
Imbéciles humains absorbés dans vos sens,
On voit revivre en vous ce monarque superbe
Qui, privé de raison, dans les bois broutait l'herbe;77-a
Votre vie est un rêve, un stupide sommeil,
Et vous aurez vécu sans avoir de réveil.
Craignez ce sort affreux, ô mon cher Hermotime!
Prêt à vous assoupir, que ma voix vous ranime,
Laissez, laissez périr des imprudents, des fous
Plongés dans leurs plaisirs, noyés dans leurs dégoûts,
Opprobres des humains, que le monde méprise.
La sagesse prospère où périt la sottise;77-b
A tout être créé le ciel accorde un don,
<78>Aux animaux l'instinct, aux hommes la raison.
Qui vers les vérités sent son âme élancée,
Animal par les sens, est dieu par la pensée;
Pourriez-vous négliger ce présent précieux,
Qui rend l'homme mortel un citoyen des cieux?
L'esprit se perd enfin chez les Sardanapales;
Il est pareil au feu qu'attisaient les vestales,
Il faut l'entretenir, l'étude le nourrit,
S'il ne s'accroît sans cesse, il s'éteint et périt.
Voilà le seul parti que le sage doit suivre :
Végéter c'est mourir, beaucoup penser c'est vivre.
(Envoyée à Voltaire le 29 novembre 1748.) A Potsdam, le 26 de septembre 1749.
<79>ÉPITRE III. SUR LA GLOIRE ET L'INTÉRÊT.
Soit dégoût, soit dépit, ou bien soit que tout s'use,
Je reviens de l'erreur dont le monde s'abuse;
Mon feu s'éteint, je touche à l'arrière-saison,
Il est temps d'écouter la tardive raison.
Tout plaît également à l'aveugle jeunesse;
D'autres temps, d'autres mœurs; à la fin la sagesse
Étouffe les transports de nos désirs ardents.
Ah! remplaçons l'erreur par l'utile bon sens,
Et, la balance en main, pesons au poids du juste
Les cruautés d'Octave et les vertus d'Auguste.
Ce mot tant prodigué, le nom de vertueux,
Quel abus le fait prendre à tant d'ambitieux?
79-aPouvons-nous le donner à ce fier insulaire
<80>Qui de son cabinet croit agiter la terre,
De ses propres sujets habile séducteur,
Qui, des grands et des rois dangereux corrupteur,
Marchande au poids de l'or un secours mercenaire,
Et souscrit en riant cet arrêt sanguinaire :
Mortels, égorgez-vous, tel est mon bon plaisir?
Comment sans murmurer enfin peut-on souffrir
Qu'un lâche, un Harpagon, qu'un méprisable avare
Du nom de vertueux par vanité se pare?80-a
Par quel droit ose-t-il prétendre à cet honneur?
D'un titre glorieux il est l'usurpateur,
Il n'a pas des vertus les dehors hypocrites;
Quels sont donc ses hauts faits? quels sont ses grands mérites?80-b
Qu'il laisse à son orgueil pervertir ses talents,
J'y vois d'un forcené les excès violents.
Pour avoir usurpé l'autorité suprême,
Conduit sa tyrannie avec art et système,
Pour être habile, heureux, vigilant, séducteur,
Intrépide aux combats, et rapide vainqueur,
Cromwell, qui de son roi prépara le supplice,
Pouvait-il colorer sa barbare injustice?
Aurait-il pu souffrir qu'un impudent flatteur
Osât nommer vertu son atroce fureur?
En vain l'encens dans Rome a fumé pour Auguste,
Malgré l'apothéose il fut cruel, injuste,
En noyant dans le sang le plus pur de l'État
La liberté, les lois, et les droits du sénat.
Quelle horrible vertu qui répand l'épouvante!
De ses lauriers affreux la moisson abondante
Sous sa coupable main fut prompte à se flétrir.
Un vent fâcheux l'arrête, il querelle le sort,
Il brûle de partir, et son espoir le flatte
D'acquérir les trésors de l'Inde et de l'Euphrate,
D'enrichir ses neveux dans ces climats lointains
Dont un fameux Génois découvrit les chemins.
Mais l'aquilon s'apaise, on l'appelle, il s'embarque,
On lève l'ancre, il part plus content qu'un monarque;
Il brave les dangers, il brave les saisons,
L'été n'a plus de feux, l'hiver plus de glaçons;
Plus dur dans ses travaux que ne le fut Alcide,
Il n'est plus de péril quand l'intérêt le guide.
Un nuage orageux vient obscurcir les airs,
Les flots lancés aux cieux retombent aux enfers,
Éole se déchaîne, et pousse dans sa rage
Le vaisseau démâté sur le prochain rivage,
Et sur des ais brisés, pilotes, matelots
Se sauvent à la nage, en abjurant les flots.
Notre avare maudit cet élément perfide.
A peine est-il sauvé, que l'intérêt avide,
Sans daigner lui donner le temps de se sécher,
L'entraîne en lui disant : « Debout, il faut marcher,
Méprise des dangers la terreur importune;
Les chemins épineux sont ceux de la fortune. »
Le péril qui n'est plus est bientôt oublié.
Ce malheureux avare, à l'intérêt lié,
N'hésite qu'un moment; sa funeste habitude,
<82>L'ardente soif de l'or, l'espoir, l'inquiétude,
Chassent de son esprit tout désir de repos,
Le sommeil sur son front voit faner ses pavots,
Et notre forcené, tout mouillé du naufrage,
Une seconde fois court affronter l'orage.
Pourra-t-il dévorer ses trésors amassés,
Ces barres, ces lingots dans sa cave entassés?
Des faux et des vrais biens vains juges que nous sommes!
Le sort plus qu'on ne pense égale tous les hommes.
A nos nécessités le ciel avait pourvu :
Quel usage Midas fait-il du superflu?
Je vois de jour en jour accroître ses misères
Par de nouveaux besoins devenus nécessaires,
Moins riche des trésors dont il sent l'embarras
Que pauvre de tous ceux qu'il ne possède pas.
C'est bien pis, si ce fou, comblant le ridicule,
Sans jouir de son bien sans cesse l'accumule,
Afin qu'un beau matin la mort à l'œil hagard,
De sa tranchante faux moissonnant le richard,
Mette en possession de cette immense proie
Un parent affamé qui s'en pâme de joie,
Qui, sans donner le temps d'enterrer le vilain,
Vide son coffre-fort et boit son meilleur vin :
Tel est d'un faux esprit l'égarement extrême.
L'avare est l'ennemi le plus grand de lui-même,
Mais l'ambitieux l'est de tout le genre humain :
Il marche à la grandeur le poignard à la main,
Ses desseins, ses hauts faits sont autant d'injustices,
Tout, jusqu'à ses vertus, devient en lui des vices;
Ces tristes passions, charmes des cœurs pervers,
Renversent les États et troublent l'univers.
<83>Je vais sur ce sujet vous conter une histoire.
Le sordide Intérêt et la superbe Gloire,
Voyageant par le monde, enrôlaient ici-bas
Tous ces fous qu'on voit naître en différents climats;
Pâtres, bourgeois, guerriers, prêtres, seigneurs, ministres,
Étaient bientôt séduits par leurs bienfaits sinistres.
Ils virent, en passant près d'un petit hameau,
Un berger peu connu qui guidait son troupeau;
Il se nommait Damon, et, malgré sa naissance,
Des plus rares talents il avait la semence,
De l'esprit, un cœur tendre, et, dans sa pauvreté,
Du goût pour le repos et pour la liberté;
Seul avec sa Philis, ses moutons, sa houlette,
Il vivait loin du monde, heureux dans sa retraite.
« Quel berger! dit la Gloire; ah! verrons-nous tous deux
Qu'il nous fasse l'affront d'être heureux à nos yeux?
Nous avons égaré dans nos routes scabreuses
Des plus sages humains les âmes vertueuses;
Que de mortels, sans nous, dans le sein de la paix,
Jouiraient d'un bonheur que nous n'avons jamais!
Aurons-nous vainement troublé toute la terre,
Allumé tant de fois le flambeau de la guerre,
Et nagé dans le sang de guerriers expirants?
Quoi! tandis qu'ici-bas nous sommes tout-puissants,
Mon frère, verrons-nous lâchement, sans rien dire,
Que cet heureux berger échappe à notre empire?
Ah! troublons son repos, égarons sa vertu;
Qu'il tombe dans le piége, à nos pieds abattu. »
Alors, pour mieux voiler leur funeste imposture,
Ils prennent d'un berger l'habit et la figure.
Ils abordent Damon d'un air doux et flatteur;
<84>La Gloire parle ainsi : « Je te plains, cher pasteur;
Faut-il que les talents dont ton esprit abonde
Restent ensevelis pour nous et pour le monde?
Quitte l'obscurité, connais-toi mieux, Damon,
C'est une double mort que de mourir sans nom;
Il faut à tes vertus une illustre carrière,
Il est temps, viens, suis-moi, parais à la lumière,
Cesse de te cacher ton mérite éminent,
La fortune t'appelle, et la gloire t'attend.
J'annonce à ton génie une grandeur certaine,
Choisis, deviens auteur, ministre ou capitaine;
De tes contemporains applaudi, respecté,
Ton nom peut passer même à l'immortalité.
Vois-tu bien ces bergers éblouis de ta gloire
S'écrier, tous surpris et ne pouvant le croire :
C'est donc là ce Damon que nous connûmes tous!
Colin et Licidas en sont déjà jaloux;
Ah! qu'ils vont envier tes grandeurs sans pareilles! »
Damon, à ce discours nouveau pour ses oreilles,
Sent un trouble secret; un charme suborneur
A porté son poison jusqu'au fond de son cœur;
L'ambition soudain de son esprit s'empare.
L'Intérêt attentif s'aperçoit qu'il s'égare;
Il saisit le moment qu'il est déjà troublé,
Afin de lui donner un assaut redoublé,
Et d'exciter encor dans le fond de son âme
L'insatiable soif de son métal infâme.
« Connais ton ignorance, ô rustique pasteur!
Apprends de moi, dit-il, quel est le vrai bonheur :
Tu n'es qu'un indigent, et tu crois être sobre,
Va, ta simplicité dans le fond n'est qu'opprobre.
<85>Quoi! Damon, lâchement esclave d'un troupeau,
Abreuve ses brebis, les tond de son ciseau,
Tandis que tant d'humains vivant dans l'opulence
Ont consacré leurs jours à la molle indolence!
Ah! quel luxe charmant s'étale chez les grands!
Des palais somptueux logent ces fainéants,
Leurs promenades sont des pompes triomphales,
Leurs repas, des festins, leurs jeux, des saturnales;
Les hommes,85-a ici-bas aux richesses soumis,
Leur doivent leurs honneurs, leurs talents, leurs amis.
Sans argent il n'est rien que misère et bassesse,
On prône vainement la stérile sagesse;
Un esprit merveilleux, un mérite divin,
Vous laissent, sans argent, un vertueux faquin.
L'or a dans ces climats une entière puissance,
Il donne à tous vos goûts une heureuse influence :
Faut-il faire valoir des droits litigieux,
Votre cœur brûle-t-il de feux séditieux,85-b
Frappez d'un marteau d'or, les portes sont ouvertes,
Vos talents sont prônés, vos sottises souffertes;
De l'univers entier ce précieux métal
Est le premier mobile et le nerf principal. »
Le malheureux Damon, que l'Intérêt assiége,
Ne peut plus résister, et tombe dans le piége;
Ses moutons et Philis, objets de ses plaisirs,
Sont effacés soudain par de nouveaux désirs.
Ce champêtre séjour lui devient insipide;
Des grandeurs et des biens sentant la soif avide,
Il abandonne enfin Philis et ses brebis.
<86>Dieu! que devîntes-vous, malheureuse Philis?
Cette amante aussitôt, demi-morte et glacée,
Rappelle son amant d'une voix oppressée;
Ses larmes et ses cris ne peuvent l'attendrir,
L'inconstant, de sang-froid, part sans la secourir;
L'Intérêt l'endurcit, et la Gloire hautaine,
En méprisant Damon, avec elle l'entraîne.
Que d'attraits séduisants n'a pas la nouveauté
Pour un jeune pasteur dont la simplicité
Sort novice et sans fard des mains de la nature!
Incertain sur le choix, il erre à l'aventure,
Le désir de briller et d'acquérir un nom
Des neuf savantes Sœurs le rend le nourrisson;
Sans cesse il se dépeint ses hautes destinées,
Il en veut, par ses soins, rapprocher les années,
Ses rapides travaux abrégent son chemin,
Il passe promptement par le pays latin,
Sans prendre ses degrés sur les bancs d'Uranie;
Secondé dans son vol des ailes du génie,
On le voit au grand jour, publiant ses écrits,
Se placer parmi vous, messieurs les beaux esprits.
Mais la fureur des vers et la rage d'écrire
Font hurler contre lui la mordante satire;
Il voit dans ses censeurs un peuple de jaloux,
De ce genre de gloire il ressent les dégoûts,
Et blâmant hautement son ardeur téméraire,
Fatigué de leurs cris, il apprend à se taire.
Damon quitte le Pinde, et des desseins plus hauts
L'élèvent au théâtre où brillent les héros;
Il vole sur les pas de Mars et de Bellone,
Il venge sa patrie, il raffermit le trône,
<87>Il brave les périls, il cherche les hasards,
Il conduit les assauts, il force les remparts.
Il reçoit ce bâton qui tourne tant de têtes,
Et ses combats nombreux sont suivis de conquêtes;
Quelques membres de moins, quelques succès de plus,
Damon serait l'égal du vainqueur de Brutus.
Mais on brigue, on conspire, et l'implacable envie
Répand avec fureur ses poisons sur sa vie;
Du front victorieux de ce jeune guerrier
Elle vient arracher le superbe laurier.
De ses exploits, dit-on, il n'est point le mobile,
Des rivaux ignorants le font paraître habile;
Si l'État par son bras a pu se soutenir,
D'un aussi grand service il faudra le punir;
Ses vertus du ministre ont allumé la haine,
Encore une victoire, et sa perte est certaine;
Qu'il répande pour nous son sang dans les combats,
Ce sang augmentera le nombre des ingrats.
On l'accuse, et ces bruits volent de bouche en bouche;
Le courtisan malin et le guerrier farouche
Divulguent au hasard ces propos dangereux,
Et le peuple idiot est abusé par eux.
Ah! Damon, quelle épreuve! ambition trompeuse,
Telle est de tes héros la récompense affreuse.
Quand même leurs exploits semblent se surpasser,
Souvent un envieux les fait tous éclipser.
Damon, dont l'imposture ose obscurcir la gloire,
Déçu de son espoir au sein de la victoire,
Perdu par ses jaloux, lorsqu'il vengeait l'État,
Quitte, plein de dépit, le métier de soldat.
<88>Mais dans ce désespoir l'ambition altière
Lui fait tourner ses pas vers une autre carrière;
Il paraît tout à coup au fond d'un cabinet,
Griffonne des traités, met des projets au net :
Mais ce moderne Atlas, croyant porter l'Europe,
Devient sombre, rêveur, défiant, misanthrope.
Damon, comme soldat, fut simple dans ses mœurs,
Il se livra, ministre, aux vices des grandeurs.
Lorsque la politique, adoptant le sophisme,
S'imbut des trahisons du machiavélisme,
On ne vit que fripons, que fourbes, que menteurs,
Que ministres trompés et ministres trompeurs,
On proscrivit l'honneur par ces fausses maximes,
Et l'art de gouverner fut l'école des crimes.
Cette corruption, qui l'infecte soudain,
Rend Damon soupçonneux, double, dur, inhumain;
Ivre de son pouvoir et plein de son système,
Il ne voit, ne connaît, et n'aime que lui-même.
Ce n'est plus ce berger gai, modéré, content,
Qu'un sort doux, mais uni, rendait compatissant;
C'est un riche écrasé du poids de sa richesse,
Qui porte au fond du cœur le dégoût, la tristesse.
Il aime son aisance, il trouve des travaux;
Il cherche des amis, il trouve des rivaux;
Il doit de l'avenir deviner le mystère :
L'événement douteux lui devient-il contraire,
Le public, prévenu contre l'infortuné,
Par un arrêt cruel l'a soudain condamné;
Tandis qu'il se consume à supporter ses peines,
Le temps, qui détruit tout, déjà glace ses veines.
<89>Comme l'on voit souvent de jeunes libertins
Aux bachiques excès consacrant leurs festins,
Quand un sommeil heureux a cuvé leur ivresse,
Recouvrer au réveil l'esprit et la sagesse;
Ainsi, de son erreur rejetant le poison,
Damon retrouve enfin sa première raison;
Il maudit l'intérêt, la gloire et sa folie,
Et reprend ses moutons et sa première vie.
Philis, à son retour, la constante Philis,
Embrassant son amant, vit ses vœux accomplis;
Damon jouit en paix d'une heureuse vieillesse,
Et goûta des plaisirs que donne la sagesse.
Heureux qui, du bon sens pratiquant les leçons,
N'abandonna jamais Philis et ses moutons!
Les frivoles faveurs que fait la renommée
Sont quelques grains d'encens qui s'en vont en fumée;
Un corps sain, des amis, l'aisance, un peu d'amour,
Sont les uniques biens du terrestre séjour.
Ils sont autour de vous; mais, semblable à Tantale,
L'onde en vain se présente à sa lèvre fatale.
Le vrai bonheur est fait pour les cœurs vertueux.
Allez donc maintenant, avare, ambitieux,
Follement vous bouffir de pompeuses chimères.
Nos fortunes, mortels, ne sont que passagères :
Tel possède aujourd'hui de superbes jardins,
Qui seront dès ce soir peut-être en d'autres mains.
Ces biens nous sont prêtés, rien n'est sûr, tout varie,
Et le inonde pour nous n'est qu'une hôtellerie;
Le temps emporte tout, les maîtres, les sujets :
Pour des moments si courts pourquoi ces longs projets?
<90>Pourquoi, sans profiter des biens qu'on nous destine,
Nourrir en notre esprit une guerre intestine?
Ah! malheur, à ce prix, à qui veut s'élever!
Mais par tout ce discours qu'ai-je voulu prouver?
Que sur la mer du monde un pilote bien sage
Doit préférer le port aux risques du naufrage.
(Envoyée à Voltaire le 15 avril 1740; retouchée et envoyée de nouveau au même le 29 novembre 1748.) A Potsdam, le 5 octobre 1749.
<91>ÉPITRE IV. A ROTTEMBOURG.91-a SUR LES VOYAGES.
J'en conviens, Rottembourg, quoi que l'on en présume,
L'homme est un animal guidé par la coutume;
D'aveugles préjugés son esprit gouverné
Est par un vieil usage aux abus enchaîné;
L'immortelle sottise, allant de race en race,
Maîtrisera toujours la faible populace.
Le siècle la transmet aux siècles à venir,
Tout sot est son sujet; né pour la soutenir,
Il pratique avec soin son ridicule code.
Je ne vous peindrai point les travers de la mode,
Le bizarre pouvoir de ses frivoles droits,
Ses fantasques décrets, ses tyranniques lois,
Ses caprices, ses goûts, son audace effrontée,
Ses changements subits qui la font un protée;
Je compterais plutôt les roses du printemps,
Les épis de l'été, les grappes des sarments,
<92>Et de l'hiver glacé ... mais, sans ce préambule,
Un exemple au grand jour mettra ce ridicule.
Remarquez, Rottembourg, que de pères chez nous,
Malgré leurs cheveux gris n'en étant que plus fous,
Prévenus pour un fils que leur amour protége,
Lui font courir l'Europe au sortir du collége.
Lors même que ce fils est dépourvu de sens,
Pleins de leurs préjugés, ces obstinés parents
Osent nous soutenir qu'ainsi le veut l'usage,
Et qu'ils ont décidé que leur cher fils voyage;
C'est un remède sûr et dès longtemps prescrit,
Qui guérit la cervelle et donne de l'esprit.
Qu'un dieu, fléau des sots, puisse un jour les confondre!
L'air qu'on prend à Paris ou qu'on respire à Londre
Raffinerait-il plus que celui de Berlin
Les fibres engourdis d'un cerveau né malsain?
L'esprit est inhérent et propre à la personne,
Le climat n'y fait rien, la nature le donne;
Un organe bouché ne se formerait pas
Dans les serres où l'art mûrit les ananas.
Ah! verrai-je toujours l'Allemand imbécile,
De ses opinions esclave trop docile,
Penser et raisonner si ridiculement?
Un jour je m'emportais, et leur dis brusquement :
« Avez-vous résolu dans votre frénésie
De vous déshonorer avec votre patrie
En promenant partout sans valable raison
L'opprobre de la Prusse et de votre maison?
Et que diront de nous les nations polies?
Certes leur vanité rira de nos folies;
En voyant arriver ce vol de nos badauds,
<93>Ils nous traiteront tous de Huns, de Visigoths.
Je crois voir des Français qui, secouant la tête,
Diront avec dédain : Ah! que ce peuple est bête!
L'esprit est concentré chez les Parisiens;
Protégeons par pitié ces pauvres Prussiens. »
Ainsi je leur parlai, les raillant sans scrupule,
Des plus fortes couleurs peignant leur ridicule.
De leur opinion rien ne les fit changer;
Et, l'univers entier en dût-il enrager,
Les nations verront promener par le monde
Ce fils, où tout l'espoir de leur maison se fonde.
Soit, qu'il voyage donc, s'il le faut, aujourd'hui :
Je l'attends de pied ferme à son retour chez lui :
Que sait-il? qu'a-t-il vu pendant sa longue absence?
A-t-il l'esprit de Stille,93-a en a-t-il la prudence?
Point du tout, remarquez son plumet incarnat :93-b
De stupide qu'il fut, il est devenu fat;
Et jouant l'étourdi, sans jamais pouvoir l'être,
C'est un lourdaud badin qui fait le petit-maître.
Chrysippe, dites-vous, est un homme prudent;
Son fils qui doit partir a l'esprit transcendant,
Son école est le monde, et le père qui l'aime,
Assuré de ses mœurs, l'abandonne à lui-même.
Avec son esprit vif, joint à tant de talents,
Il ne fréquentera que les honnêtes gens
Et les bonnes maisons ... Dites les dangereuses;
Chez l'abbesse Paris et ses religieuses
<94>Votre phénix des fils décemment introduit
De son zèle dans peu recueillera le fruit;
Au pieux exercice ardemment catholique,
Il en emportera Dieu sait quelle relique,
Qui, macérant sa chair, lui fera ressentir
D'un plaisir passager le cuisant repentir.
S'il passe chez l'Anglais, citoyen de taverne,
Impudent, crapuleux, ce cynique moderne
Prendra tous les défauts de cette nation :
Bizarre et singulier par affectation,
Il fera vanité d'étaler sa folie.
Dieu vous garde surtout, pour comble de manie,
Qu'il ne s'avise un jour d'avoir le spleen par goût,
Et, poussant l'anglicisme insensément à bout,
Pour marque des progrès qu'il fit dans son voyage,
Il ne se pende un jour, à la fleur de son âge.
Si Paris le retient dans un hôtel garni,
Voyez son char superbe artistement verni,
Ses laquais chamarrés, ses festins, sa dépense,
Au cours, à l'opéra sa folle extravagance,
Et pour prix de ses soins, son bien en moins d'un an
Fricassé par Manon, perdu dans un brelan.
Après tant de plaisirs, tant de galanterie,
Que va-t-il faire enfin dans sa triste patrie?
Ce seigneur opulent qui prodiguait son bien,
Puni de ses excès, doit partout et n'a rien,
Et pour lui la fortune ayant tourné sa roue,
Sans laquais, sans carrosse, il trotte dans la boue;
Ses créanciers brutaux, par un arrêt fatal,
L'enverront dès demain crever à l'hôpital.
Mais Posthume, dit-on, doit vous charmer sans doute :
<95>Ce père prévoyant choisit une autre route,
Son fils doit voyager en sage citoyen,
Il a pour conducteur un théologien;
Cet austère Mentor, guidant ce Télémaque,
Saura le ramener innocent vers Ithaque,
Et des séductions garantissant son cœur ...
Suffit, je vous entends; ce dévot gouverneur,
Brutalement savant, sans monde, sans manières,
Déplacé dans le siècle et manquant de lumières,
Aurait besoin lui-même, afin qu'on le souffrît,
D'un maître qui daignât raboter son esprit.
Que peut-il résulter de ce choix ridicule?
Le pupille encloîtré, tenu sous la férule
Par ce cuistre ombrageux de ce dépôt jaloux,
Gardé dans sa maison sous de doubles verrous,
De prisons en prisons voyageant par le monde,
De l'univers entier pourrait faire la ronde;
Il verrait tout au plus les dehors des cités,
Des enseignes, des murs et des antiquités.
Il n'aura fréquenté, grâce au cuistre incommode,
Qu'un nombre d'artisans ministres de la mode;
Et si son plat dévot n'en est point alarmé,
Il verra de ballets un maître renommé,
Qui, jusqu'à l'entrechat portant sa connaissance,
Fera couler ses pas au gré de la cadence.
Le beau monde surtout, qu'on recherche avec soin,
Sera fui du bourru, qui ne le connaît point,
Qui prend Londre et Paris pour des lieux exécrables
Où le ciel doit lancer ses foudres redoutables.
Posthume, je vous plains; il valait mieux, je crois,
Élever votre fils sous vos austères lois.
<96>Voyez comme il paraît sombre, craintif, sauvage,
La honte et l'embarras se lit sur son visage;
Viendrait-il de Paris, cet asile des jeux?
Non, vous m'en imposez, ce fils sort des chartreux.
Ah! l'utile projet! ah! la belle dépense!
Pour le tenir reclus, qu'alla-t-il faire en France?
Que sait-il, qu'a-t-il vu, qu'en fit son directeur?
Mais voyez ses habits, ils sont du bon tailleur;
De ses cheveux tapés l'élégante frisure
D'un toupet arrangé relève la parure,
Il met du grand Passot le génie aux abois,
Ses manchettes d'un pied débordent ses longs doigts.
Eh quoi! pour s'ajuster fit-il ce long voyage?
Qu'on aurait épargné de longueur et d'ouvrage,
Si l'on eût fait venir par le plus court chemin
Cordonnier, et friseur, et tailleur à Berlin!
Un jour leur eût suffi pour orner sa figure.
Croyez-vous que ce fils pourra par sa parure,
Malgré son esprit sec et son cerveau perclus,
Nous faire illusion sur son peu de vertus?
Interrogeons pourtant quelques-uns de ces pères,
De leurs desseins secrets pénétrons les mystères;
Ils ont sans doute un but, et ces sages parents
Auront pensé surtout au bien de leurs enfants.
Dites, lorsque vos fils de leurs coûteux voyages
Reviendront étrangers par l'air et les usages,
Qu'ils seront plus Français, plus Anglais que Germains,
Quels utiles emplois leur préparent vos soins?
S'il faut juger des faits par notre expérience,
Le hasard en décide, et non votre prudence.
Je vois vos voyageurs s'empresser chaque jour;
<97>L'un, juge postulant, se présente à la cour;
Il a pris ses degrés et soutenu ses thèses
A l'université des coulisses françaises;
De crainte que Cujas ne gâtât son cerveau,
Il ne lut que Mouhi, Moncrif et Mariveau;
Il n'est aucun discours que son esprit fertile
N'embellisse d'un trait cité d'un vaudeville.
O le juge excellent! heureux sont les plaideurs
Dont le sort dépendra de pareils rapporteurs!
Le flasque dameret, fils chéri de sa mère,
Jeune athlète énervé des combats de Cythère,
Désire de couvrir ses membres délicats
Du fer et de l'acier dont s'arment les soldats;
Il n'a jamais connu Vauban, Folard, Feuquière,
Mais l'Art d'aimer d'Ovide est son cours militaire.
Cet autre, à son retour, va se mettre à l'écart,
Imite ses aïeux et se fait campagnard;
C'était bien employé d'aller en Angleterre,
Pour s'enterrer tout vif dans le fond d'une terre!
Voilà comme ces fous ont usé de leur temps.
Mais que dirai-je enfin de tant de jeunes gens
Errants comme ce Juif qu'on dit courir le monde,
Qui, livrés aux travers dont leur esprit abonde,
Prirent en voyageant un goût si vagabond,
Et ne pouvant depuis rester à la maison,
Se dévouant par choix aux grandes aventures,
Finirent en fripons tout chargés d'impostures.
L'Allemagne, féconde en plats originaux,
En compte chez les grands des plus fous, des plus sots;
Leur impuissant orgueil, plein de la cour de France,
Imite les Louis par leur magnificence :
<98>Des princes dont l'État contient six mille arpents
Réduisent en jardins la moitié de leurs champs,
Et pour avoir chez eux Marli, Meudon, Versailles,
Oppressent leurs sujets gémissants sous les tailles;
Dans leurs vastes palais on chercherait un jour,
Avant que d'y trouver le prince avec sa cour;
Dix hourets font leur meute, et cent gueux leur armée,
Ils sont nourris d'encens, ils vivent de fumée,
C'est le faste des rois gravé dans leurs cerveaux
Qui hâte leur ruine au fond de leurs châteaux.
Hélas! pour gouverner leurs petites provinces,
Fallait-il voyager et voir tant d'autres princes,
Enfler leur vanité, se rendre malheureux?
Qu'on eût fait sagement de les garder chez eux!
Ces exemples récents ne corrigent personne,
La coutume se suit, soit mauvaise, soit bonne;
L'homme est imitateur sans penser, sans juger;
Comme il voit qu'on voyage, il s'en va voyager.
Une meute dépeint les gens de cette classe,
Elle suit Farfillau, qui la mène et qui chasse;
S'il aboie, aussitôt tout aboie après lui,
Sans connaître le cerf qui devant elle a fui;
Sans savoir où ce chien par sa course les mène,
Ils jappent après lui, ne le suivant qu'à peine.
Nos gothiques aïeux, dans leur grossièreté,
Ignoraient les douceurs de la société;
Les arts qui fleurissaient en France, en Italie,
N'avaient point réchauffé la froide Germanie;
De la Seine et du Tibre ils décoraient les bords,
Le besoin demandait qu'on voyageât alors.
L'Allemagne, depuis, quittant sa barbarie,
<99>Par les arts à son tour à la fin fut polie,
L'urbanité romaine orna toutes les cours :
Mais sans autre dessein on voyagea toujours;
Cet abus, en croissant, allant à la sottise,
Infecta nos vertus des mœurs de la Tamise.
Mais, malgré la coutume et tous ses sectateurs,
Il est des gens sensés au-dessus des erreurs,
Qui, présageant de loin et calculant d'avance,
Pèsent leurs actions au poids de la prudence.
Oui, Varus a raison, il prétend que son fils
Augmente ses talents par des talents acquis,
Et des pays lointains rapporte en sa patrie
De la capacité, du goût, de l'industrie,
Afin que, plus utile à soi-même, à l'État,
Dans l'emploi qui l'attend il serve avec éclat.
C'est ainsi que l'on voit sur des troncs ordinaires
Enter soigneusement des branches étrangères,
Pour recueillir un fruit plus doux, plus excellent;
Ainsi l'heureux Jason revint en conquérant
Rapporter la toison dans Argos sa patrie.
Il faut au voyageur un but et du génie.
Tandis que dans mes vers je vous tiens ce discours,
Je vois de chez Vincent99-a partir de jeunes ours.
Coutume, opinion, vous gouvernez le monde!
Le sage vainement vous attaque et vous fronde.
Il n'est que trop certain, les écarts des aïeux
N'ont jamais corrigé leurs indiscrets neveux.
<100>J'abandonne le monde en proie à sa bêtise;
Maudit soit qui prétend réformer sa sottise!
Qu'on s'abandonne au mal, qu'on s'abandonne au bien,
Voyage qui voudra, je n'en dirai plus rien.
Qu'on suive votre exemple, on aura mon suffrage,
Je condamne l'abus, en approuvant l'usage;
Si tous nos jeunes gens profitaient comme vous,
Je voudrais, Rottembourg, qu'ils voyageassent tous.
A Potsdam, le 11 octobre 1749.
<101>ÉPITRE V. A D'ARGENS.101-a SUR LA FAIBLESSE DE L'ESPRIT HUMAIN.
Oui, je doute avec vous; j'adopte, cher d'Argens,
La raison qui retient votre esprit en suspens,
Qui, loin de décider légèrement des choses,
Vous fait modestement examiner les causes.
Vous connaissez l'erreur de nos opinions,
L'aveuglement honteux des superstitions;
Je vois entre les mains d'un philosophe libre
Sa balance, en flottant, respecter l'équilibre;
Satisfait de douter, mais craignant d'affirmer,
Les fureurs des partis n'ont pu vous animer.
Fier et présomptueux dans ma tendre jeunesse,
J'aimais à décider, c'était une faiblesse;
Dans un âge plus mûr, j'ai connu mes erreurs,
Mon ignorance extrême et l'orgueil des docteurs;
<102>En songe je volais aux plaines immortelles,
Ouvrant les yeux, j'ai vu que je n'avais point d'ailes;
Je sus me défier d'un esprit inventif,
Curieux mais léger, prompt mais spéculatif,
Qui, créant des erreurs, adorait son ouvrage.
Il me semble, d'Argens, tout étant pour l'usage,
Que nous avons reçu certain degré d'esprit,
Qui, bien que limité, pour nos besoins suffit.
Cet esprit fut pour nous un présent nécessaire,
Et le ciel le devait à l'humaine misère :
Inférieur en force à tous les animaux,
L'homme aurait succombé sous le nombre des maux;
Imbécile en naissant, exposé sans défense,
La mort l'eût moissonné dès sa plus tendre enfance.
Un tissu délié, de fragiles ressorts
Artistement unis composent notre corps;
Contre les aquilons et la bise perçante
Rien ne nous garantit qu'une peau transparente;
Il fallait en tout temps combattre les saisons,
Tondre, filer, ourdir et tramer les toisons,
Charpenter dans les bois, creuser dans les carrières,
Et sur des chars tremblants mener de lourdes pierres.
Mais, sur tout autre soin, il fallait se nourrir,
Expliquer ses besoins, s'aider, se secourir,
Par des sons variés, interprètes de l'âme,
Du feu qui la nourrit communiquer la flamme,
Pour notre sûreté créer des arts nouveaux,
Rendre le fer tranchant, dompter les animaux.
Ainsi sur nos dangers la nature attendrie
A la faiblesse humaine accorda l'industrie.
Mais lorsque notre orgueil sur le bon sens prévaut,
<103>Que notre esprit trop vain veut s'élever trop haut,
Que l'homme veut percer de ses yeux téméraires
La nuit dont la nature a voilé ses mystères,
Son audace frivole, au lieu d'embrasser tout,
De son étroite sphère apprend à voir le bout.
Non, l'esprit, hors des sens, n'a plus d'intelligence,
Nos organes grossiers font toute sa puissance,
Notre raison, sans eux, comme un esquif léger,
Sans boussole et sans mâts, flotte au gré de la mer;
Jouet des aquilons, perdant le port de vue,
Elle échoue aux écueils d'une terre inconnue.
A des absurdités tout système conduit,
En évitant Scylla, Charybde m'engloutit.
Serait-ce donc à l'homme à décider en maître
Sur tant de profondeurs qu'il ne saurait connaître?
Par le rapport des sens et leurs illusions,
Il reçoit des objets quelques impressions;
A l'entendre, on dirait que le maître du monde,
Quand il forma les cieux, quand il abaissa l'onde,
Daigna le consulter sur ces profonds desseins
Qui règlent la nature et fixent les destins,
Et l'orgueilleuse Athène et la savante Rome
Définissaient les dieux, lorsqu'ils ignoraient l'homme.
Est-ce à toi, vil mortel à l'esprit limité,
D'asservir sous tes lois l'immense éternité?
Parle, insecte orgueilleux, qui régis l'Empyrée,
Vois l'abîme des temps et ta courte durée :
Aurais-tu précédé ces siècles si nombreux,
Toi qui ne vis qu'un jour, qui t'engloutis dans eux?
Ton œil, qui peut à peine endurer la lumière,
Prétend percer des cieux la brillante carrière!
<104>Plutôt des humbles champs où s'élève Berlin
L'on pourrait découvrir le superbe Apennin
Que de connaître à fond tous les premiers principes;
Et pour les deviner fussions-nous tous Œdipes,
De cent difficultés cet énigme muni
En petit comme en grand présente l'infini.
Demande à ce docteur ce qu'est la cohérence,
S'il connaît la matière et sa pure substance.
Il avouera que non, mais sans cesse il écrit,
En mots alambiqués, un roman sur l'esprit;
Par un obscur jargon il veut expliquer l'âme,
C'est un souffle, une essence, une divine flamme;
Il invente des mots au lieu de définir,
Et se perd dans sa route au lieu de l'aplanir.
Sur des sujets abstraits sa raison trop stérile,
Voulant être profonde, est tout au plus subtile.
Sait-il donc s'il est libre, ou si la volonté
Obéit en esclave à la fatalité?
Il ne se connaît pas, mais son esprit devine
Que ce vaste univers n'eut jamais d'origine,
Ou prétend expliquer comment Dieu, par trois mots,
Tira l'ordre du sein de l'antique chaos;
Et ce juge éclairé, décidant sans connaître,
Dira comme de rien se peut former un être.
Sait-il ce qu'est le vide, a-t-il pu concevoir
Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir?104-a
Laissons à cet Anglais digne de notre estime
L'honneur d'avoir trouvé par un calcul sublime
Les effets merveilleux nés de l'attraction;
Qu'il daigne m'expliquer ce qu'est l'impulsion,
<105>Et quel est ce pouvoir dont l'effet peut produire
Qu'un corps, pesant sur l'autre, également l'attire?
Le grand Newton l'ignore, et son art n'en dit rien.
Qui poussera plus loin son calcul que le sien?
Dans une région de ténèbres couverte,
Qui de ces grands secrets fera la découverte,
Si cet esprit puissant, fait pour y réussir,
Malgré tous ses efforts n'a pu les éclaircir?
Lorsqu'un enfant d'Euclide avec exactitude
Veut marquer sur un plan les lieux, leur latitude,
Niveler des vallons ou mesurer des champs,
Il éprouve d'abord ses divers instruments;
Son opération dépend de leur justesse.
Cet usage, en effet, est rempli de sagesse.
Si l'on veut raisonner, n'est-il pas de saison
De connaître avant tout quelle est notre raison?
Mais l'homme qui s'ignore au hasard s'abandonne,
Il rejette, il approuve, il décide, il ordonne;
Resserré dans lui-même, un désir curieux
Égare sa pensée et la perd dans les cieux.
Sait-il si la raison est frivole ou solide,
Si son esprit ardent peut se tenir en bride,
Ou si, malgré ce frein, par des écarts fréquents,
L'imagination emporte le bon sens?
Mais l'orgueil dans son cœur respecte sa folie,
Il craint un examen qui toujours l'humilie.
On dirait en effet que notre esprit trompeur,
Froid pour la vérité, s'échauffe pour l'erreur;
Dans cent absurdités sa faiblesse nous plonge,
Du brillant merveilleux le séduisant mensonge,
<106>S'imprimant dans l'esprit avec facilité,
Nourrit de fictions notre crédulité.
Il est comme un miroir dont la glace infidèle,
Loin de peindre à nos yeux une image réelle,
Des rayons qu'il reçoit confondant les clartés,
Défigure les traits qui lui sont présentés.
L'homme ne connaît pas jusqu'où va sa faiblesse;
Au sein de la folie il vante sa sagesse,
Enivré d'amour-propre, il chérit ses talents,
Et de sa propre main se parfume d'encens.
Ce n'est point sans raison que mon chagrin l'accuse,
Du matin jusqu'au soir voyez comme il s'abuse :
Qu'un adepte paraisse et promette son or,
Cent dupes du grand œuvre en attendront leur sort;
Leur erreur ne voit pas, du gain trop animée,
Que leur bien, au creuset, se dissipe en fumée.
Qu'un astrologue vienne, et, lisant dans les cieux,
Annonce par son art un avenir fâcheux,
Le peuple, plein d'effroi, rêveur et taciturne,
Tremble pour les malheurs que lui prédit Saturne,
Et croit, pour avertir des grands événements,
Que Dieu daigne troubler l'ordre des éléments.
Quoi! ces astres muets sont-ils donc des prophètes?
Quoi! tout est-il perdu quand on voit des comètes?
J'en sais dont les cerveaux sont vivement frappés
D'esprits et de vampirs autour d'eux attroupés;
Les ombres dans la nuit leur semblent des fantômes,
Sans cesse en frénésie, ils en ont les symptômes,
Et toujours alarmés de spectres effrayants,
Ils accusent les morts des crimes des vivants.
Les superstitieux, encor plus ridicules,
<107>Sur les absurdités n'ont jamais de scrupules.
Combien n'a-t-on pas vu d'habiles imposteurs
Du stupide public cimenter les erreurs,
Sous des mots captieux proférer des oracles,
Par des prestiges vains fabriquer des miracles!
Rassemblons tous les temps, voyons tous les pays :
De Lisbonne à Pékin, d'Archangel à Memphis,
S'en trouve-t-il un seul (je consens qu'on le nomme)
Dont le culte insensé n'ait pas dégradé l'homme?
Oui, l'homme de tout temps fut le jouet honteux
Des grossières erreurs des prêtres frauduleux;
Il a tout adoré, jusqu'à la plante vile,107-4
L'encens fuma jadis devant le crocodile.
O comble de forfaits! nos antiques Germains
Prodiguaient leur encens à des dieux inhumains,
L'erreur leur immolait, pour apaiser leurs haines,
Sur des autels sanglants des victimes humaines.
Du moins le monde, en paix suivant ses visions,
N'avait point combattu pour ses opinions;
Mais, depuis, les chrétiens dans leur sang se plongèrent,
Pour des dogmes nouveaux par fureur s'égorgèrent;
Défenseurs d'une foi qu'ils ne comprenaient pas,
Ces dévots assassins se portaient le trépas,
Et le monde changea pour des erreurs nouvelles
Ses antiques erreurs, sans rien gagner par elles,
<108>Tant dans l'aveuglement le vulgaire plongé,
Ou doute par faiblesse, ou croit par préjugé!
Mais que devient au fond cette raison si vaine,
Reine des animaux, qui fait tant la hautaine?
Je n'y vois que faiblesse et qu'imbécillité,
Le bon sens est captif de la crédulité,
Une erreur singulière est sûre de séduire,
Folard à Saint-Médard a pu nous en instruire,108-a
Le bon sens est voisin du transport insensé,
L'entre-deux par malheur est bien peu nuancé;
Oui, l'âme la plus forte est pleine de faiblesse,
Ce n'est qu'un bon esprit qui voit sa petitesse.
Les hommes doivent tout aux organes des sens,
Leur ministère instruit les esprits impuissants;
Par eux, en combinant, s'acquiert l'expérience,
C'est le seul point d'appui de leur intelligence.
Mais ne jugeant de tout que par comparaison,
Dès qu'ils sortent des sens, ils perdent leur raison;
De leur esprit borné la petite étendue
Ne peut saisir ni rendre une chose inconnue;
De tant de mots nouveaux les sons articulés
Enveloppent des riens en termes ampoulés.
De ce vaste univers atome imperceptible,
Crois-tu que l'infini devait t'être accessible?
Dans tes projets hautains il n'est point de milieu,
Tes destins sont d'un homme, et tes vœux sont d'un dieu.108-b
<109>Tandis que l'aigle atteint le séjour du tonnerre,
La timide Progné vole en rasant la terre;
Ni trop haut ni trop bas prenons un vol moyen,
La prudence le règle et lui sert de soutien.
Non, ne condamnons point cet amour des sciences
Qui remplit notre esprit d'utiles connaissances;
Qu'un sage soit savant, mais loin de s'entêter,
Qu'apprenant à connaître il apprenne à douter,109-a
Et que de sa raison gouvernant la faiblesse,
Dans son propre néant il puise la sagesse.
Un peu d'or pour un pauvre est un immense bien;
C'est apprendre beaucoup de voir qu'on ne sait rien.
De tous les animaux que l'univers enferme,
Chaque espèce a ses lois, ses limites, son terme;
La nature fixa par ses arrangements
Leurs domaines bornés à certains éléments.
L'homme est ainsi qu'Antée, illustré par la Fable :
Sur terre ce géant fut toujours indomptable,
Mais par Hercule un jour dans les airs élevé,
Perdant son élément il périt étouffé.
Il faut, sage d'Argens, s'enfermer dans sa sphère;
Qui pourrait respirer hors de son atmosphère,
Dans l'orbe de Mercure ou bien de Jupiter?
Le paon périt sous l'eau, le dauphin meurt à l'air.
De même notre esprit, sans tenter l'impossible,
Ne doit jamais sortir hors du monde sensible;
C'est l'orgueil, en un mot, qu'il nous faut étouffer.
<110>L'homme est fait pour agir, non pour philosopher.110-a
Nos organes, d'Argens, seraient d'autre fabrique,
Si l'homme eût été fait pour la métaphysique :
Notre esprit, dégagé des terrestres liens,
Pourrait, en s'élevant aux champs aériens,
Y voir ce qu'il suppose et tout ce qu'il ignore,
Ces esprits immortels, ce Dieu que l'on adore;
Nos yeux seraient perçants, nos désirs satisfaits,
On n'aurait plus besoin de microscope anglais.
Point de problème alors, tout serait axiome,
On pourrait disséquer la monade et l'atome,
Et, prenant la nature à l'instant que tout naît,
Décomposer chaque être et savoir ce qu'il est.
L'Éternel nous cacha ces objets des sciences,
Il nous rendit heureux sans tant de connaissances;
Plions modestement nos vœux à ses arrêts,
Du lot qui nous échut soyons tous satisfaits,
Qu'à notre esprit débile et prudemment timide
La modération serve toujours de guide.
Ce fut dans son école où fleurit autrefois
Ce philosophe grec110-5 dont nous suivons les lois;
Ce sage, de l'erreur craignant le bras magique,
Contre elle se couvrit de l'égide sceptique;
De notre faible esprit il connaissait l'orgueil,
Et d'un système adroit le dangereux écueil.
Cicéron, son disciple, au fond de l'Ausonie
Transporta son école et son académie.
<111>Philosophe prudent, généreux sénateur,
Père de la patrie et fléau de l'erreur,
O sage Cicéron, présidez à ma verve,
Soyez mon Uranie et soyez ma Minerve,
Vous, de qui l'éloquence en plein barreau dompta
Le rapace Verrès, l'affreux Catilina;
Qui, retiré depuis dans les champs de Tuscule,
Apprîtes à douter au monde trop crédule,
Et peignant la vertu dans toute sa beauté,
Montrâtes le chemin de la félicité.
Oui, laissons dans les cieux la science sublime,
Travaillons dans le monde à détruire le crime :
Que sert-il après tout à l'esprit curieux
De descendre aux enfers, d'escalader les cieux?
Loin de nous égarer dans ce sombre dédale,
Appliquons notre esprit à l'utile morale :
C'est elle qui, sondant tous les replis des cœurs,
Sans fard ose aux mortels reprocher leurs noirceurs,
Dévoiler leurs défauts, attaquer leurs caprices,
Distinguer hardiment leurs vertus et leurs vices,
Dompter des passions tous les transports outrés,
Changer des furieux en humains modérés,
Nous apprendre à connaître au fond ce que nous sommes,
Et rabaisser les rois jusqu'au niveau des hommes;
C'est elle qui nous fait triompher des revers.
O céleste morale, épurez tous mes vers,
Accordez Épicure avec l'âpre stoïque,
Rendez l'un plus nerveux, l'autre moins tyrannique,
Préparez le chemin qui mène à la vertu :
Plus on l'adoucira, plus il sera battu.
<112>Tant que la destinée et sa vicissitude
Prolongera mes jours, j'en ferai mon étude,
Et sans perdre à connaître un temps fait pour jouir,
Des Cartes ni Leibniz ne pourront m'éblouir.
ÉPITRE VI. AU COMTE GOTTER.113-a COMBIEN DE TRAVAUX IL FAUT POUR SATISFAIRE DES ÉPICURIENS.
O comte fortuné, qui dans l'indépendance
Jouissez en repos des fruits de l'opulence,
Fils chéri de Bacchus et de la Volupté,
Nourri dans le berceau de la prospérité,
L'instinct vaut à vos yeux toute philosophie,
Vous mettez à profit les douceurs de la vie;
Dans les bras des plaisirs, sans vous charger de soins,
Vous laissez aux mortels pour vos nombreux besoins
Épuiser leurs talents, les arts et l'industrie.
Dans la pompe des rois votre grandeur nourrie
Ignore les détails qui vous rendent heureux;
Si vous y descendez, c'est d'un air dédaigneux,
Ou c'est pour mépriser un ouvrier vulgaire,
De vos différents goûts esclave mercenaire.
Vous prétendez sans peine avoir tous les plaisirs,
<114>Ordonner et d'abord contenter vos désirs;
Trop promptement lassé par un luxe ordinaire,
Il vous faut du nouveau dont l'attrait vous sait plaire,
Par des raffinements ressusciter vos goûts,
Recourir à la mode, invention des fous.
Quel terrible embarras de servir votre table!
Souvent votre Joyard114-a veut se donner au diable
Pour inventer des mets, dignes dons de Cornus,
Sous leurs déguisements à peine encor connus;
Et vous n'apercevez sous tant de mascarades
Que pâtés, hachis fins, farces et marinades,
Vous ne connaissez plus la chair qui vous nourrit,
Satisfait d'assouvir votre avide appétit.
Mais promptement puni d'un excès qui vous flatte,
Il faut avoir recours aux enfants d'Hippocrate,
Et réduire à la casse, à la manne, au séné,
D'un appétit glouton le goût désordonné.
Tels sont tous ces repas goûtés dans l'indolence,
Où l'ennui, compagnon de la magnificence,
Souvent jette au hasard ses languissants pavots,
Fait bâiller l'enjouement et glace les bons mots.
Tandis que les festins, le luxe et la paresse
De vos sens émoussés séduisent la mollesse,
Qu'il en coûte aux humains pour contenter vos goûts!
Que de bras occupés à travailler pour vous!
Regardez ce spectacle, et souffrez que ma muse
De leurs nombreux travaux un moment vous amuse :
Ces objets ne sont bas que pour des ignorants.
Cet immense univers, ces divers éléments
Fournissent vos repas; la féconde nature
<115>Réserve ses faveurs aux enfants d'Épicure :
Nos ruisseaux, nos étangs vous donnent leurs poissons,
L'air donne ses oiseaux, la terre ses moissons,
Et la mer vous présente, en fouillant ses abîmes,
Ces monstres recherchés, malheureuses victimes
De la voracité des célèbres gourmets.
Mais laissons pour un temps tous ces étranges mets,
Ces turbots, ces pouparts, et ces ragoûts bizarres,
Moins bienfaisants, moins bons que singuliers et rares;
Loin de l'art des Nevers115-a et du raffinement,
Considérons ce pain, pur et simple aliment
Qui sert toujours de base à notre nourriture;
Qu'il coûte de travaux, de soins et de culture!
Voyez ces laboureurs, dès l'aube vigilants,
Qui guident la charrue et cultivent les champs;
Ils éternisent l'art qu'enseigna Triptolème,
Par leurs rustiques mains le grain divers se sème,
On creuse avec le fer, on ferme les sillons,
L'ouvrage a préparé d'abondantes moissons.
En vain sur les guérets l'aquilon souffle et gronde,
Vers le riant printemps la semence féconde,
Se sentant des faveurs de la blonde Cérès,
Germe, pousse, s'élève, et couvre les guérets
De sa plante touffue, en été jaunissante.
Alors le laboureur saisit sa faux tranchante,
<116>Et moissonne à grands coups cette forêt d'épis;
Et l'on voit sur ses pas ses enfants accroupis
Qui, recueillant le blé de leurs râteaux fidèles,
Après l'avoir lié, l'entassent en javelles;
De là le bœuf tardif vers le plus proche lieu
Traîne à pas lents ce poids qui fait gémir l'essieu;
Plus loin, des bras nerveux, forts de leur tempérance,
Par des coups redoublés le battent en cadence,
Et séparent enfin par leurs pesants fléaux
L'aliment des humains de celui des troupeaux.
Voici de nouveaux soins : ce grain que l'on sépare
Par un autre instrument se broie et se prépare;
Il change de nature; une pierre, en tournant,
Opère ce miracle à la faveur du vent;
C'est une poudre fine artistement broyée,
Il faut pour vous nourrir qu'elle soit délayée,
Que la chaleur du four et l'aide du levain
Par un dernier effort la transforment en pain.
Dans vos riches palais, votre fière mollesse
De ce simple aliment dédaigne la bassesse;
Trop loin des laboureurs qui peuplent les hameaux,
Vous couvrez de mépris leurs utiles travaux.
Vous ignorez encor par quel immense ouvrage
Le Français prépara cet excellent breuvage,
Ce vin, que vous buvez d'un air de connaisseur,
Et dont vous nous vantez la séve et la douceur.
Les fertiles coteaux où serpente la Saône
L'ont fait croître et mûrir vers la fin de l'automne;
Le vigneron soigneux en cultiva le plant,
Il donna des appuis au débile sarment,
Il pressa des raisins la liqueur empourprée,
<117>Dans la cuve, en bouillant, de la lie épurée;
Ce jus clarifié, sans mélange, sans art,
Vieilli dans ses vaisseaux, devient ce doux nectar
Dont les flots de rubis colorent votre verre.
Et ce brillant cristal que vous jetez par terre,
Ce vase transparent que vous n'estimez plus
Dans les bruyants transports des plaisirs de Bacchus,
Vous le devez encore à l'industrie humaine.
La cendre, la fougère, et le sable d'arène,
Préparés par les mains d'un habile artisan,
Changent de forme et d'être en un brasier ardent :
Leur composition, de dure et de solide,
Par la vertu du feu soudain devient fluide;
L'ouvrier, en soufflant par un tube de fer,
Dilate cette masse et la gonfle par l'air;
Souple au gré du ciseau dont elle est arrondie,
Elle devient cristal dès qu'elle est refroidie,
Et permet aux rayons d'oser la traverser.
Ainsi s'est fait ce verre où l'on vous voit verser
Cette boisson des dieux, cette liqueur riante,
Qui vous fait savourer sa mousse pétillante.
Avec plus d'art encor se font ces grands trumeaux
Dont la glace polie, égale et sans défauts,
Vous rend exactement, comme un portrait fidèle,
Les différents objets qui sont vis-à-vis d'elle.
C'est là, tous les matins après votre réveil,
Sur le choix des atours que vous prenez conseil;
Ce miroir, toujours vrai, règle votre parure,
Il vous fait arranger la fausse chevelure
Qu'on emprunta d'autrui, qu'on boucla tout exprès,
Pour que votre front chauve eût de nouveaux attraits.
<118>Et cet habit superbe, avorton de la mode,
Qui, plus il paraît beau, plus il est incommode,
Vous dérobe sous l'or le drap et sa couleur,
Savez-vous qui l'a fait? Ce n'est pas le tailleur
Qui, toisant votre corps, sur son moule façonne
Le drap auné, coupé, recousu, qu'il galonne.
Examinez ces champs, ces bosquets, ces vallons.
Voyez-vous ce berger qui conduit ses moutons?
Il les tond deux fois l'an; leur utile dépouille
Se convertit en fil, passant sur la quenouille.
Pour en faire une étoffe on monte des métiers,
Minerve dans cet art forma les ouvriers;
Que d'hommes occupés, et que de mains adraites
Sur la trame avec bruit font voler les navettes!
Un nouvel univers nous fournit la couleur
Qui fait perdre à ce drap sa malpropre blancheur;
Des couleurs de l'iris on a l'art de le teindre,
Pour lui donner du lustre on emploie un cylindre
Qui de son poids égal en roulant l'aplatit.
Par ces travaux s'est fait le drap qui vous vêtit.
O triomphe de l'art et de l'adresse humaine!
Ces tableaux sont tissus d'or, de soie et de laine,
Un élève d'Apelle en donna le dessin,
Corrége et Raphaël conduisirent sa main;
Ces contours, ces couleurs animent la tenture,
La haute lisse exacte égale la peinture.
Oui, Mercier,118-6 ton aiguille, à l'aide du fuseau,
Peut concourir au prix qu'on destine au pinceau;
Tout personnage a vie, il agit, il s'élance,
Le lointain fuit des yeux, aidé par la nuance;
<119>Ces ouvrages parfaits, poussés au clair-obscur,
Couvrent dans vos palais la nudité du mur.
Vos yeux pour leurs beautés sont pleins d'indifférence.
A quoi servent ces biens sans goût, sans connaissance?
Il faut avoir sur eux quelque érudition,
Ou bien point de plaisir dans leur possession.
Ah! si dans vos grands biens vous voulez vous complaire,
Qu'un sentiment plus fin sur les arts vous éclaire;
Ajoutez au bonheur un goût plus raffiné,
Apprenez à connaître, ô mortel fortuné!
De quel prix est pour vous l'industrie et l'ouvrage;
Du moins à ces travaux donnez votre suffrage.
Mais je parle des arts du ton d'un amateur.
La moindre attention lasse votre grandeur,
Vos sens sont engourdis, vous sortez d'une fête,
Les vapeurs du dîner vous montent à la tête.
Vous allez digérer dans un profond repos,
La mollesse déjà vous couvre de pavots;
Vous allez vous livrer, fatigué de la table,
Sur ce sofa commode, au sommeil délectable.
Ou bien, sans y penser, je vous vois parcourir
Des obscènes romans, ennuyeux à mourir,
Œuvres qui de nos temps dénotent les misères,
Et partagent le sort d'insectes éphémères;
Vous lisez ces écrits, de votre propre aveu,
Pour tuer les moments jusqu'à l'heure du jeu;
Cette heure sonne enfin, votre carillon chante.
Savez-vous comme on rend cette montre agissante,
Par quels moyens secrets ses ressorts différents
Travaillent de concert à mesurer le temps?
Comment sur son cadran, en tournant en silence,
<120>L'aiguille, en vous marquant le moment qui s'élance,
Aidé du carillon dont le bruit retentit,
Du matin jusqu'au soir, comte, vous avertit
De la fin de vos jours dont le terme s'avance,
Et de ce temps perdu par votre nonchalance?
Mais tout est préparé, votre jeu vous attend,
Votre front s'éclaircit, votre cœur est content;
En vain l'obscure nuit baisse ses sombres voiles,
L'industrie a pour vous inventé des étoiles
Qui de votre salon chassent l'obscurité,
Et ravissent les yeux par leur vive clarté;
Ici d'un jeu nouveau l'amusement s'apprête,
Vous comptez sur le sort qui règne à la comète.120-a
Ces cartons par Müller120-7 timbrés, bariolés,
Sont par vos doigts adroits rapidement mêlés,
Et leurs combinaisons, que le hasard amène,
Règlent de votre jeu la fortune incertaine;
Ces louis, ces ducats entassés en monceaux
Vont passer tour à tour à des maîtres nouveaux.
Mais d'où vous vient cet or, ce métal pur et rare?
Qu'importe, dites-vous, quel climat le prépare?
On ne l'a point creusé dans ces monts sourcilleux
Qui non loin de Goslar s'élèvent jusqu'aux cieux;
Leur stérile tribut, dont on se glorifie,
N'enrichira jamais la vide Westphalie.
Ah! cher comte, apprenez, à votre étonnement,
Les prodiges qu'on doit au pouvoir de l'aimant :
<121>De ses propriétés la vertu découverte
Aux sciences montra plus d'une route ouverte,
L'art à ses vérités joignit l'invention,
Le fer obéissant connut l'attraction,
Et, frotté par l'aimant, on vit l'aiguille habile
Vers le pôle tourner sur son pivot mobile.
Un Génois, partagé d'un esprit créateur,
Amant des vérités et rempli de valeur,
Assuré des effets du pouvoir magnétique,
Fonda sur leurs vertus son projet héroïque.
Il fit sur des chantiers construire ses vaisseaux,
Les peuples de Lusus furent ses matelots,
Ses mâts vinrent d'ici, ses voiles du Batave,
Son goudron des climats où naît le Russe esclave,
Et ce nouveau Jason s'embarqua sur les mers,
Résolu de trouver un nouvel univers.
On lève l'ancre, il part, guidé par la boussole;121-a
Il brave tous les vents déchaînés par Éole,
Tous les flots soulevés du fougueux Océan;
Sa proue, en fendant l'eau, s'approche du couchant,
Et, ballotté longtemps entre le ciel et l'onde,
Après un long voyage il trouve un autre monde.
Ferdinand, attentif à d'aussi grands travaux,
Fait du port de Cadix partir d'autres vaisseaux;
De Dieu dans l'Amérique il veut venger la cause,
Les saints sont ennichés sur les bords du Potose,
Les Incas détrônés sont livrés à la mort.
Ainsi l'espoir du gain, l'ardente soif de l'or
Apprit aux Espagnols secourus par Neptune
Sur des bords étrangers à chercher la fortune.
<122>Cortez, le fier Cortez, avec peu de soldats,
Dompta Montézuma, subjugua ses États.
L'Africain consterné122-a voit, rempli d'épouvante,
Approcher de ses bords une ville flottante,
Et huit cents Espagnols lui paraissent des dieux :
Ils portent le tonnerre, ils lui lancent leurs feux,
Des monstres inconnus, des centaures rapides
L'atteignent, en courant, de leurs traits homicides;
Tout se soumet, tout plie, on enchaîne le Roi,
Cortez aux Mexicains fait respecter sa loi.
Ces cruels conquérants, dans ces champs de leur gloire,
Par des meurtres affreux ternissent leur victoire,
Les caciques, les rois sont livrés au trépas.
Depuis, l'astre brûlant de ces riches climats,
En dardant ses rayons sur cette ardente zone,
Ne vit plus de cacique ou de roi sur le trône;
Le peuple avait péri comme ses souverains,
Les fleuves regorgeaient du sang des Mexicains.
Parmi tant de fureurs et tant de funérailles,
On fouillait dans les monts; du sein de leurs entrailles
L'Espagnol retirait ce dangereux métal,
Du vice des humains mobile principal;
Les riches minéraux que recélait l'Afrique,122-b
La dépouille des rois, les trésors du Mexique,
Et tous ces biens acquis par des crimes hardis
Pour enrichir Madrid passèrent à Cadix.
On timbra les lingots, la pièce eut son poids juste,
De Charles122-8 à chacune on imprima le buste,
<123>Ces signes des valeurs reçurent divers noms,
On vit piastres, ducats, pistoles, patacons;
Par les ressorts nombreux qui meuvent le commerce
Ce métal en Europe à pleine main se verse.
Voyez-vous de bateaux ces grands fleuves couverts?
Ils portent nos moissons dans de lointaines mers;
L'Espagnol les reçoit, il nous rend des espèces,
Et de ce troc heureux dérivent nos richesses.
Les tributs du Mexique en Prusse transportés
Entretiennent les arts dans les grandes cités,
Ils font naître le luxe, enfant de l'opulence,
Des villes aux hameaux circuler la dépense;
Le laboureur qui vend le fruit de sa sueur
Du prix qu'il en reçoit va payer son seigneur;
C'est lui qui vous fournit, à force de fatigue,
Ces ducats dont au jeu vous êtes si prodigue.
Jugez, comte, jugez par ces faibles dessins
Des travaux étonnants qu'embrassent les humains;
Je n'ai pas tout dépeint, la matière est immense,
Et je laisse à Bernis sa stérile abondance.123-a
Mais ceci vous suffit, vous voyez les liens
Dont l'avantage égal unit les citoyens,
L'industrie en tous lieux qui s'accroît et s'exerce,
L'ouvrage encouragé par l'appât du commerce;
L'Asie et l'Amérique ont contenté nos goûts,
Nous travaillons pour eux, ils travaillent pour nous.
Méprisez-vous encor ces artisans habiles,
A vous, à leur patrie, au genre humain utiles?
Leurs occupations les rendent vertueux,
<124>Comte, de leur bonheur devenez envieux :
Vos jours semblent plus longs que chez eux les semaines,
Les vrais plaisirs sont ceux qu'ont achetés les peines.
La paresse offre à l'homme une fausse douceur,
Le travail est pour lui la source du bonheur.
ÉPITRE VII. A MAUPERTUIS.125-a LA PROVIDENCE NE S'INTÉRESSE POINT A L'INDIVIDU, MAIS A L'ESPÈCE.
Non, ne présumez point, sublime Maupertuis,
Que Dieu règle un détail trop au-dessous de lui :
De nos frêles destins, de notre petitesse
Le ciel n'occupe point sa suprême sagesse;
Quoi! notre individu, quoi! nos nombreux besoins
Méritent-ils sur eux de distraire ses soins?
Ce moteur inconnu, cette cause première,
En donnant une forme à l'antique matière,
Aux êtres imposa ses immuables lois :
Vers un centre commun gravitent tous les poids,
Le feu dans l'air élève une flamme ondoyante,
L'eau sans rétrograder suit le cours de sa pente.
Tout genre est limité dans son petit circuit,
D'un pepin de pommier l'arbre se reproduit,
<126>Mais jamais ce pepin ne produira des roses :
Les effets sont toujours les esclaves des causes.
Ainsi l'homme en naissant reçut les passions,
Ces tyrans de son cœur et de ses actions;
Leur empire est connu par des effets semblables :
La trahison naquit des haines implacables;
L'amour à ses douceurs mêle un cruel poison,
Il égare l'esprit et séduit la raison;
Inquiet, soupçonneux, rempli de jalousie,
Il produit la fureur ou la mélancolie;
La colère est subite, aveugle en ses accès,
Et pousse les humains au comble des forfaits.
Nous sommes tous marqués d'un de ces caractères,
Ils ont, vous le voyez, des suites nécessaires :
Un Héraclite pleure, un Démocrite rit,
L'atrabilaire est dur, et l'humain s'attendrit.
Dieu fit ces passions; une main inconnue
Dans un ordre ignoré partout les distribue;
Tant de variétés, tant de destins divers
Par leurs combinaisons décorent l'univers,
Et d'un spectacle usé renouvellent la scène.
Mais l'Être tout-puissant ne se met point en peine
Du rôle que je joue et du sort qui m'attend;
Mon principe m'entraîne, et je suis son torrent;
Si du faîte des cieux il abaisse sa vue,
Il voit d'un œil égal la rosé et la ciguë;
Le grand est son ouvrage, et dans l'immensité
Il sait manifester toute sa majesté.
Dans de vastes desseins ce Dieu peut se complaire,
Mais il est sourd aux cris du stupide vulgaire;
<127>Sans soins, sans embarras, sans peine, sans tourment,
Il sait que la nature, exécutant son plan,
Obéit à ses lois sans leur donner d'atteinte,
Et garde les vertus dont il l'avait empreinte.
Tel, sûr de son ouvrage, un horloger expert
Agence des ressorts pour agir de concert,
Et donne au mouvement son allure constante;
Au principe moteur la montre obéissante
Dans l'absence du maître accomplit ses desseins :
Et tel, ayant posé des principes certains,
Dieu soumit les effets à leurs premières causes :
Sûr des événements, il laisse aller les choses,
Ce qui nous paraît bien, ce qui nous paraît mal,
Tout concourt en effet à son plan général.
Les lois qu'à la matière imposa sa sagesse
Se bornent au devoir de conserver l'espèce,
Tout ce qui se détruit doit être remplacé.
Ainsi le temps présent répare le passé,
Ainsi nous occupons les places de nos pères,
Les aigles, les vautours engendrent dans leurs aires,
Le Rhin fournit la mer du tribut de ses eaux;
Là naissent des forêts, ici des végétaux,
Leur semence diverse, également féconde,
Alors qu'il dépérit, renouvelle le monde;
Mais leur force inhérente et leur fécondité
Ne produit qu'un seul genre à jamais limité.
Connaissez la nature, attentive à l'espèce.
Nos pertes par ses soins se réparent sans cesse.
Par sa fécondité le monde est maintenu,
Et son sein abondant fournit au superflu :
<128>Elle sait que le gland peut reproduire un chêne,
Mais de ces glands perdus elle n'est point en peine,
Qui tombent les hivers, abattus par les vents,
Et sans multiplier pourrissent dans les champs.
Qu'un déluge en été détruise la semence,
Le grain en d'autres lieux revient en abondance;
Que l'Afrique fournisse aux besoins des Français,
Que les champs des Germains nourrissent les Anglais,
Ces objets, grands pour nous, petits pour la nature,
N'importent point au monde, il poursuit son allure.
Voyez, quand le printemps vient déchaîner les eaux,
Que les torrents saxons font enfler nos ruisseaux,
Dans son cours orgueilleux l'Elbe majestueuse
Étendre sur les prés sa fange limoneuse,
Changer en serpentant la forme de son lit,
Couvrir un de ses bords de son onde qui fuit;
Sans égard au terrain, qu'il soit le mien, le vôtre,
Ce qu'elle prend à l'un, elle le rend à l'autre.
Ainsi pour l'univers il n'est rien de perdu,
Mais Dieu ne descend point jusqu'à l'individu :
Il rit de l'homme vain, qui, rempli de lui-même,
Mécontent de son sort, blâme l'Être suprême.
Eh quoi! la taupe aveugle, en son vil souterrain,
Doit-elle critiquer les palais de Berlin?
Peut-elle apercevoir leur immense étendue?
A sa motte de terre elle borne sa vue.
Maupertuis, l'homme est taupe, étroitement borné,
Par l'instinct de ses sens il se trouve enchaîné,
Ses jugements sont faux, ses lumières trompeuses.
Ce campagnard se plaint que des sources bourbeuses
<129>Coulent par le gagnage à travers ses vallons;
Il accuse les dieux; connaît-il leurs raisons?
Ce marais desséché qui forme sa prairie
A l'utile ruisseau doit son herbe fleurie,
Et ses eaux, serpentant par des détours divers,
Par les bouches d'un fleuve enrichissent les mers.
Tels sont nos préjugés. L'homme, d'un regard louche,
Voit et sent vivement le malheur qui le touche,
Mais il n'aperçoit point dans la totalité
Le bien que son mal fait à la société.
Atome imperceptible, insecte qui murmure,
De quel tort te plains-tu? que te doit la nature?
T'avait-elle promis de troubler l'univers
Pour t'épargner des soins, des peines, des revers?
Étouffe ton orgueil qui te rend misérable,
Et souviens-toi toujours du ciron de la fable.129-9
Dans l'ordre général par le ciel arrêté,
Un homme, un État même est à peine compté;
Un empire n'est rien, il disparaît dans l'ombre
De ce vaste univers, de ces mondes sans nombre
Qui nagent dans le vide autour de leurs soleils,
Supérieurs au nôtre ou du moins ses pareils.
Des plus puissants États examinons l'histoire.
J'y vois de grands revers à côté de leur gloire :
La Grèce, jadis libre, esclave des Romains;
La maîtresse des mers et des champs africains,
Par Scipion conquise, abattue et rasée;
<130>Par les Huns et les Goths je vois Rome embrasée;
Ici, tout un pays submergé par les flots,
Là, Marseille livrée aux fureurs d'Atropos;130-a
Tant de vastes États, tant d'immenses colosses,
Ébranlés et détruits par des peuples féroces :
De la vicissitude ils se ressentent tous.
Vous voyez donc que Dieu ne descend point à nous.
Insensible aux fléaux qui ravagent le monde,
Nous n'occupons jamais sa sagesse profonde,
Il voit tout dans le grand où l'homme est englouti.
Oui, dans l'immensité l'homme est anéanti,
Oui, cette vérité, qui blesse une âme vaine,
Par les événements paraît claire et certaine.
Lorsque l'astre des jours, qui règle les saisons,
De ses rayons ardents vient brûler nos moissons,
Et que les cieux d'airain, qu'à grands cris on implore,
Refusent aux mortels jusqu'aux pleurs de l'aurore,
L'État prévoit sa perte, il va manquer de pain;
Le besoin, la pâleur, la misère, la faim,
L'horreur, le désespoir et la mort implacable
Font dans tout le royaume un ravage effroyable.
Si Dieu daignait veiller sur nos faibles destins,
A ces calamités donnerait-il les mains?
Verrait-il de sang-froid le démon de la guerre
Voler d'un pôle à l'autre, en détruisant la terre,
Ces crimes, ces fureurs, ces pays ravagés,
Ces massacres affreux de mortels égorgés,
Tous ces combats sanglants qui nous ensevelissent,
Ces générations qui par le fer périssent?
<131>Malgré tant de fléaux cruels au genre humain,
L'espèce fièrement triomphe du destin.
Qu'un monarque absolu, par des arrêts très-sages,131-a
Proscrive les moineaux qui pillent les villages,
Le mal qu'ils souffriront de sa rigidité
N'approchera jamais de leur fécondité.
Les animaux privés, aux humains serviables,
Ont, pour multiplier, des ressources semblables;
Notre voracité de leur chair se nourrit,
Mais il en naît partout bien plus qu'il n'en périt.
Ce mal contagieux est présent à ma vue,
Qui ravit la génisse au joug de la charrue;
Nos prés semblent déserts, sur nos troupeaux nombreux
La mort appesantit son glaive rigoureux;
Tous les secours de l'art leur furent inutiles,
Nos champs sans leurs travaux vont demeurer stériles,
Le triste laboureur, pensif, désespéré,
Sans toucher son râteau, demeure désœuvré;
Les Français, les Bretons, la vaste Germanie,
La Prusse, tout le Nord et la froide Scythie
Éprouvent de ces maux les cruelles rigueurs.
Mais la mort vainement exerce ses fureurs :
Voici d'autres troupeaux parés de leur jeunesse,
La nature par eux réparera l'espèce.
Cette calamité rappelle à mon esprit
Les funestes fléaux dont la Prusse souffrit;131-b
<132>Citoyens malheureux! ô ma chère patrie!
De votre triste sort mon âme est attendrie.
Le trépas n'épargnait le peuple ni les grands,
Et le royaume en deuil déplorait ses enfants.
Du mal contagieux l'attaque était subite,
De ceux qu'il atteignait la vie était proscrite;
Une chaleur ardente à l'instant les brûlait,
L'haleine leur manquait, la soif les accablait,
Ils buvaient, mais hélas! nos fleuves, dans leurs courses,
Sans éteindre leur soif, auraient tari leurs sources;
Pareils à la fournaise où l'on verse de l'eau,
Leurs entrailles sentaient accroître un feu nouveau,
Leurs yeux étincelaient, leur gorge était aride,
Leur langue desséchée et leur couleur livide.
L'un vers l'autre en tremblant ils étendaient les bras,
Ils portaient sur leur front l'arrêt de leur trépas;
Ces cadavres vivants, dans des douleurs affreuses,
Sentaient couvrir leurs corps de taches venimeuses,
De ces charbons crevés sortait un poison noir,
Ils mouraient dans les cris et dans le désespoir.
O temps infortunés! ô temps vraiment funestes!
Il n'était plus alors de Nisus ni d'Orestes,
Les nœuds de l'amitié, ceux de la parenté,
Rien ne pouvait lier le peuple épouvanté.
Faut-il le rapporter? ô comble de nos crimes!
On fuyait lâchement ces plaintives victimes
Qui sentaient les fureurs de la contagion;
On les laissait mourir sans consolation.
La faim à tant de maux vint joindre sa souffrance,
Alors de tous les cœurs disparut l'espérance.
<133>Peignez-vous, s'il se peut, les horreurs de ces temps :
Les places, les maisons pleines de nos mourants;
Là, le frère expirant sur le corps de son frère,
Le cadavre du fils couvrant celui du père;
Là, les tristes sanglots et les cris douloureux
Des lamentables voix qui s'élevaient aux cieux.
Voyez ce tendre enfant qui tette à la mamelle :
Il prend sans le savoir une boisson mortelle,
Sa mère défaillante et manquant de secours
Veut même en expirant lui prolonger ses jours.
Figurez-vous ces morts privés de sépulture,
Et représentez-vous l'odeur infecte, impure,
Qu'exhalaient dans les airs tant de corps empestés,
Ces passants par l'odeur à l'instant infectés.
Nos sens n'étaient frappés que d'objets lamentables;
O jours trop désastreux! spectacles effroyables!
A la sombre lueur d'un funèbre flambeau,
Une famille entière est conduite au tombeau,
Et tous ceux qui lui font cette faveur dernière
Dans peu sont tous portés au même cimetière.
Là des monceaux de morts on détournait ses pas;
Où fuir? hélas! partout on trouvait le trépas;
La mort, jusqu'aux saints lieux insultant tout asile,
Fit un sépulcre affreux de cette triste ville,133-10
La peste avait juré la mort des Prussiens;
Il nous restait si peu des anciens citoyens,
Par les meurtres nombreux qu'avait commis sa rage,
Que ce pays désert semblait un champ sauvage.
<134>Soit que la peste alors, lasse de ses fureurs,
Terminât de nos maux les funestes horreurs,
Ou soit quelle perdît par ce ravage insigne
De son poison mortel l'influence maligne,
Le mal finit enfin, et sous un règne heureux,134-11
La Prusse répara son destin malheureux.
Le peu de citoyens qui des maux échappèrent,
Secondés par le temps, depuis la repeuplèrent;
La nature attendrie, attentive à nos jours,
Sous le nom de l'amour vint à notre secours;
Tout le peuple nouveau dont la Prusse est remplie
Au pouvoir de ce dieu doit compte de sa vie,
Et l'on n'aperçoit plus dans ces heureux États
Les traces qu'imprimait la fureur du trépas.
Si ces calamités troublaient l'ordre des choses,
La main du Tout-Puissant arrêterait leurs causes;
Mais ce qui nous paraît un malheur capital
N'est rien, quand on le voit d'un coup d'œil général.
Que cette vérité, quoique dure et sévère,
Ne nous éloigne point du plaisir nécessaire;
Le sage gagne à tout : l'école du malheur
Lui sert à mieux sentir le vrai prix du bonheur;
Il sait à quels dangers l'expose sa nature,
Dans des jours fortunés disciple d'Épicure,
Dans des jours désastreux disciple de Zénon,
Pour tous les cas prévus il arme sa raison.
Oui, tels sont nos devoirs; respectons en silence
Ces lois qu'à l'univers donna la Providence,
<135>De notre esprit borné redoutons les erreurs,
Craignons de décider sur tant de profondeurs,
Et soyons assurés, malgré nos catastrophes,
Que le ciel en sait plus que tous les philosophes.
ÉPITRE VIII. A MON FRÈRE FERDINAND.136-a SUR LES VŒUX DES HUMAINS.
Tous les hommes sont fous. Platon, dans son erreur,
Leur donna la raison, et leur fit trop d'honneur.
Un triste instinct les porte à la vicissitude,
Leur vie est le tableau de leur inquiétude;
Empressés d'obtenir, lassés de posséder,
Leurs vœux et leurs destins ne sauraient s'accorder.
J'aime à voir tel qu'il est l'homme et son caractère,
Et l'exemple d'autrui sur mes défauts m'éclaire;
Oui, le cœur des humains, ce fidèle miroir,
Nous peint tous dans le vrai, si nous voulons nous voir.
Un jour, en raisonnant, je traversais la ville,
L'esprit tout occupé, suivi de Théophile;
Le hasard me mena du côté du jardin.
Un peuple d'importuns remplissait le chemin,
De mille voix en l'air le discordant mélange
Nous annonçait de loin la multitude étrange
Qu'assemblait en ces lieux l'esprit d'oisiveté.
<137>Aussi désœuvré qu'eux, ma curiosité
Nous entraîna tous deux vers la foule bruyante :
Les fous sont pour un sage une leçon puissante.
Nous pénétrons ces flots l'un par l'autre pressés,
Se heurtant, se fuyant, poussés et repoussés,
Et, portés par la foule au fort de la mêlée,
Nous voilà des secrets de l'absurde assemblée.
Un jeune fou disait, parlant vite et très-haut :
« Puisse-t-il plaire au ciel d'allumer au plus tôt,
Qu'importe au sud, au nord, en quel lieu de la terre,
Pour exaucer mes vœux, une sanglante guerre!
On connaîtrait alors le prix que nous valons;
Loin de nous consommer, ainsi que nous faisons,
Dans les honneurs obscurs des grades subalternes,
On connaîtrait en nous des Eugènes modernes. »
Deux jeunes officiers se parlaient sur ce ton;
Un poil follet à peine ombrageait leur menton.
Au même instant arrive une foule nouvelle
Dont l'épais tourbillon nous entraîne avec elle;
Vingt personnes au moins, croyant se réjouir,
Se parlaient à la fois, sans penser, sans ouïr.
Ce flux impétueux qui vient et nous inonde
Se dissipe à l'instant et se perd comme l'onde;
Tout change, et nos voisins sont d'autres inconnus,
Alors tout fraîchement dans la foule venus.
Un squelette ambulant me passe et me coudoie,
Disant à son ami : « Dieu, que j'aurais de joie,
Si le ciel bienfaisant, renouvelant ses dons,
Daignait me départir deux vigoureux poumons!
Un siècle tout au moins j'aurais dessein de vivre. »
La toux, en l'étouffant, l'empêcha de poursuivre.
<138>Bientôt d'autres passants s'approchèrent de nous :
Un personnage âgé se distinguait d'eux tous,
Il disait d'un ton sec à l'un de ses confrères :
« Il vous plaît de louer l'ordre de mes affaires,
Mais ne présumez pas que je me trouve heureux,
Tant que les dieux cruels n'exaucent pas mes vœux.
Je les ai conjurés que ma stérile flamme
Pût encor procurer un seul fils à ma femme;
Mes avides neveux désirent mon trépas,
Mes biens accumulés seront pour des ingrats. »
Quelques collatéraux qui près de lui passèrent,
Bras dessus, bras dessous, vivement l'embrassèrent,
Et de mille fâcheux qui discouraient sans choix
Le bruyant carillon fit étouffer sa voix.
Nous entendons chanter, on éclatait de rire;
Tous ceux qui de l'amour sentaient le doux empire
Auprès de leurs beautés faisaient les doucereux.
Un homme très-rêveur était tout auprès d'eux,
Il se promenait seul d'un pas grave et stoïque,
En se frottant le front d'un air mélancolique;
Ses yeux fixés sur terre exprimaient sa douleur.
Touché de ses soupirs, ému de son malheur,
Lui promettant mes soins et ma faible assistance,
Je le presse surtout de rompre le silence.
« Ah! puisse Bestusheff périr tragiquement! »
Reprit-il, et soudain me quitte brusquement.
Théophile, à la fin, brûlant d'impatience,
S'écria : « Dieu, quels gens! ah! quelle extravagance!
Partons, et dès demain revenons tous les deux;
Puisse le juste ciel écarter les fâcheux,
Et nous favoriser d'un temps doux et propice! »
<139>« Apercevez du moins quelle est votre injustice,
Vous, dis-je, qui frondez tous ces gens à projets;
Vous en formez ici pour de moindres sujets.
Au lieu de relever les faiblesses des autres,
Il serait plus sensé de corriger les vôtres;
Jouissons dès ce soir de ce charmant jardin :
Le présent est plus sûr que n'est le lendemain,
Souvent un ciel serein se couvre de nuages,
Aux charmes des beaux jours succèdent les orages. »
Mon frère, je vous fais le tableau de nos mœurs.
Voyez ces insensés, en proie à leurs erreurs,
Dévorés de désirs et nourris de chimères,
S'élever follement au-dessus de leurs sphères,
Attristés du passé, dégoûtés du présent,
Fonder sur l'avenir leur espoir inconstant;
D'un bonheur idéal soigneux de se repaître,
Ils vivent dans les temps qui doivent encor naître,
Et vont en étourdis importuner les dieux
De frivoles projets, de vœux audacieux.
Remplissez leurs souhaits, la colère céleste
Ne put jamais leur faire un présent plus funeste.
Mais ouvrons à leurs yeux le palais des destins.
Observez ce concours de malheureux humains
Qui, passant tour à tour de l'espoir à la crainte,
Mécontents de leur sort, au dieu portent leur plainte.
Il leur répond à tous : « Tremblez, faibles mortels;
Renoncez à changer mes décrets éternels,
Connaissez l'avenir, la liaison des choses,
L'enchaînement des faits assujettis aux causes.
Tout obéit aux lois de la nécessité;
Voyez, voilà le Temps, voilà la Vérité,
<140>Ils vont hâter pour vous l'ordre des destinées,
Présenter à chacun le cours de ses années.
Dans l'immense avenir quel est l'événement
Qui peut remplir les vœux de votre égarement?
Quittez les vains projets où votre espoir se fonde,
Vos vœux dans le chaos replongeraient le monde,
C'est par mes sages lois que je l'ai maintenu,
Rien ne doit se changer lorsque tout est prévu.
Les sorts sont partagés, soyez contents des vôtres,
Ceux que vous désirez font les destins des autres,
Et si j'avais été flexible à vos soupirs,
Vous seriez tous punis par vos propres désirs.
Toi, guerrier imprudent, un autre tient ta place.
Vois sa funeste fin, frémis de son audace :
Il aimait les dangers, il cherchait les combats;
Le voilà moissonné par la faux du trépas.
Toi qui du vieux Nestor désires les années,
Peins-toi dans ce vieillard les tristes destinées
Qu'en t'accordant ses jours le ciel te préparait :
Il n'a plus de plaisirs, son bonheur disparaît,
Il vit dans les dégoûts; l'âge, la maladie
Ronge insensiblement la trame de sa vie,
De sa faible raison consume le flambeau,
Et par de longs tourments le conduit au tombeau.
Approche, vieux Crésus, mécontent imbécile,
Possesseur malheureux d'une femme stérile,
Vois-tu chez ton voisin ce fils tant désiré?
C'est un lâche, un ingrat, un fils dénaturé.
Misanthrope absorbé dans tes frayeurs sinistres,
Au lieu d'un Bestusheff, vois deux nouveaux ministres
Plus fiers, plus corrompus et plus entreprenants.
<141>Ah! modérez, mortels, vos désirs violents.
Un ciel toujours serein, un bonheur sans mélange
Était-il fait pour vous, qui rampez dans la fange?
Rien ne vous était dû, j'ai beaucoup fait pour vous;
Ingrats à mes bienfaits, redoutez mon courroux. »
Il dit, et dans l'instant, à ses accents terribles,
Le palais et le dieu devinrent invisibles,
Et ce peuple à projets, détrompé de ses vœux,
Dit en se résignant : Laissons agir les cieux.
Qu'est-ce que nos souhaits? Des plaintes insensées,
D'inutiles regrets, de frivoles pensées,
Des songes turbulents d'un sommeil agité,
Et l'éternel dégoût d'un bien qu'on a goûté.
Notre sort est marqué, l'homme déraisonnable
Veut changer à son gré son arrêt immuable;
Tandis que Jupiter de deux vases égaux
Verse sur les humains et les biens et les maux.
Mortel extravagant, fragile créature,
Prétends-tu renverser l'ordre de la nature
Et jouir d'un bonheur toujours pur et parfait?
Dis-moi, qui t'a promis cet étrange bienfait?
Réponds : pour quels humains les trois Parques sévères
Ont-elles donc sans fin filé des jours prospères?
Consultons, s'il le faut, ces poudreux monuments,
Ces fastes échappés à l'injure des temps,
Fouillons l'antiquité, rappelons la mémoire
De ces illustres morts qui vivent dans l'histoire :
J'en vois comblés d'honneurs, j'en vois chargés de fers,
Et tous ont dans leur vie essuyé des revers.
Crésus se crut heureux; une foule importune
De courtisans flatteurs adorait sa fortune;
<142>Il apprit de Solon, qui lui prédit son sort,
Qu'on ne peut dire un homme heureux avant sa mort.
Cyrus, qui le vainquit et qui dompta l'Asie,
Perdit bientôt après sa fortune et sa vie,
Une femme142-12 mit fin à ses destins heureux.
Le vainqueur de Pharsale, entouré d'envieux,
Au sein de la fortune, au sein de la victoire,
Comblé de biens, d'honneurs, de pouvoir et de gloire,
Arbitre des humains et maître du sénat,
Est à Rome immolé par les mains d'un ingrat.
Je pourrais vous citer l'exil de Bélisaire,
Un Frédéric second errant dans la misère,
Ce roi neuf ans heureux et neuf ans fugitif
Que Pierre à Poltawa vit presque son captif.
Oui, tel est notre sort, nos courtes destinées
Sont tristes dans un temps, dans d'autres fortunées;
Faut-il, pour le prouver, échauffant mes poumons,
D'exemples entassés renforcer mes raisons?
Cette instabilité du monde fait l'essence,
N'en faisons-nous pas tous la triste expérience?
Mais un cœur ulcéré, plein d'orgueil et de fiel,
Se révolte tout haut contre l'arrêt du ciel;
Les choses à ses yeux semblent changer de formes,
Il prend des accidents pour des malheurs énormes.
« Passe que le vulgaire éprouve des hasards,
Mais les gens tels que moi méritent des égards, »
Disait un certain homme ennuyé de l'attente
Du bien qu'il espérait par la mort de sa tante.
Varus est mécontent, il ne sait pas pourquoi,
Mais son chagrin le ronge et lui donne la loi.
<143>Si Plancus fait des vœux, c'est que Plancus s'ennuie;
Il veut des nouveautés qui dissipent sa vie.
Galba, devenu prince, est las de son bonheur,
Il n'a plus de repos qu'il ne soit électeur;
Mais à peine l'est-il, que sa folie extrême
Veut décorer son iront du sacré diadème,
Et mécontent bientôt de cette dignité,
Il envie aux Césars leur vaine majesté;
Ses vœux vont en croissant, il est incorrigible :
Oui, rendre heureux un fou, c'est une œuvre impossible.
O le sage discours que le vieux Cinéas
Fit au bouillant Pyrrhus, qui ne l'écouta pas!
« Quittez ces vains projets dont votre esprit s'enivre,
Apprenez à jouir, c'est apprendre à bien vivre. »143-a
Je suis de son avis, ici-bas tout mortel
Doit jouir du présent, c'est le seul bien réel.
Le temps qui fuit toujours emporte nos années,
En dévorant sans fin nos frêles destinées;
Il s'échappe, il s'envole, et ne revient jamais,
Et notre esprit chagrin, dans ses sombres accès,
Quand le bonheur présent lui pèse et l'importune,
De l'avenir qu'il craint se fait une infortune.
Mais ce triste avenir que l'on veut pénétrer,
Les favorables dieux nous le font ignorer.
Si l'homme était instruit au jour de sa naissance
Des desseins qu'a sur lui la sage Providence,
L'un, prévoyant ses maux, deviendrait furieux,
L'autre, sûr de ses biens, serait trop tôt las d'eux,
Et l'ennui, le dégoût, la tristesse ennemie,
Armant leur désespoir, abrégerait leur vie.
<144>Oui, laissons l'avenir dans son obscurité,
Le ciel l'a de nos yeux prudemment écarté;
Sans murmurer en vain contre la Providence,
Supprimons de nos vœux l'orgueilleuse imprudence :
Que le ciel à son gré dispose des humains,
C'est à nous d'obéir à l'ordre des destins.
A Potsdam, corrigée ce 14 d'août 1749; et corrigée ce 7 d'octobre de la même année.
<145>ÉPITRE IX. A STILLE.145-a SUR L'EMPLOI DU COURAGE ET SUR LE VRAI POINT D'HONNEUR.
Still, sur le point d'honneur peu de gens sont d'accord :
L'un pense qu'il suffit d'oser braver la mort,
Il pousse un fanatique à faire un crime atroce;
L'ambitieux le croit une valeur féroce
S'emportant sur des riens, facile à s'embraser,
Que la seule vengeance a le droit d'apaiser;
Ce fier ressentiment d'un chimérique outrage
Ressemble à la fureur beaucoup plus qu'au courage,
Rien n'est plus éloigné du véritable honneur.
Nous admirons l'effet d'une utile valeur,
Lorsque dans les combats son ardeur aguerrie
Affronte les dangers pour servir la patrie;
Qui manque à ses devoirs obscurcit ses vertus,
Et ses plus beaux lauriers sont bientôt abattus.
La Suède a de nos jours souffert cette infamie;
Elle, qui subjugua la fière Germanie,
<146>A vu de ses guerriers les cœurs abâtardis
Succomber sous l'effort des Russes enhardis;146-a
La Finlande, témoin de leur honteuse fuite,
Sous un joug étranger naguère fut réduite.146-b
Par un destin pareil, ces fiers républicains
Dont la valeur brisa les fers de leurs Tarquins,
Et noya dans le sang l'idole politique
Qu'élevait dans leurs murs un maître tyrannique,
Virent dégénérer leurs indignes neveux
Et souiller les vertus qui paraient leurs aïeux.
De leurs lâches soldats la déroute fut prompte,
Laeffelt et Fontenoi sont témoins de leur honte,
Le Batave, à la peur indignement livré,
Cherchait dans ses roseaux un asile assuré :146-c
Telle est la lâcheté d'un cœur pusillanime,
La faiblesse est sa honte et la peur est son crime.
Le véritable honneur tient un milieu prudent,
Il n'a point de faiblesse, il n'est jamais ardent;
Assuré de son cœur et maître de lui-même,
Ce n'est pas un vain nom, mais la vertu qu'il aime.
Mais si le point d'honneur cause d'autres effets,
S'il produit des débats, des meurtres, des forfaits,
Sa vertu disparaît, et c'est scélératesse.
Cet excès perd souvent l'indocile jeunesse;
Au violent courroux prompte à s'abandonner,
Elle est sur un seul mot prête à s'assassiner;
L'honneur est dans sa bouche, et pleine d'arrogance,
<147>De ce nom respecté décorant sa vengeance,
Et ne distinguant point dans son aveuglement
L'ennemi de l'ami, l'étranger du parent,
Elle court s'égorger sans avoir l'âme noire,
Et pense par le crime arriver à la gloire.
Les premiers mouvements doivent se pardonner,
L'impétueux courroux ne peut se gouverner;
Mais lorsque de sang-froid, sans haine, sans colère,
Un préjugé cruel que le monde révère
Pour sauver leur honneur oblige deux amis
De combattre en champ clos comme des ennemis,
Qui ne déplorerait qu'un caprice bizarre
Impose à l'honneur même une loi si barbare?
Sont-ce des insensés, sont-ce des furieux
Que ces vengeurs cruels d'un honneur odieux?
Non, c'est un peuple doux, généreux, magnanime.
Qu'un préjugé funeste entraîne dans le crime,
Qui, du ciel partagé d'une rare valeur,
En pervertit l'usage, et la change en fureur.
Arrêtez, malheureux! ayez l'âme attendrie;
Votre sang est trop pur, trop cher à la patrie,
N'en couvrez point la terre où vous vîtes le jour.
Ah! qu'avide de sang l'implacable vautour
Tombe sur la colombe ou sur la tourterelle,
Et, déchirant leur sein de sa serre cruelle,
Disperse dans les bois leurs membres palpitants,
Tous les vautours sont nés pour être des tyrans.
Mais vous, ô Prussiens! vous êtes tous des frères,
Respectez vos foyers, vos pénates, vos pères,
Ces intérêts sacrés qui sont communs à tous;
<148>Arrêtez vos fureurs et suspendez vos coups :
Cette terre, inhumains, qui vous sert de patrie,
Se voit avec horreur de votre sang rougie.
« Verrai-je, ô ciel! dit-elle, égorger mes enfants?
Leurs parricides mains leur déchirer les flancs?
Quel monstre des enfers, quelle affreuse Euménide
Ramène les forfaits que vit la Thébaïde?
Parlez, êtes-vous nés des dents de ce dragon,
Abattu par Cadmus près du mont Cithéron,
Dont le venin semé produisit sur la terre
Un peuple qui périt en se faisant la guerre?
Ne vous ai-je nourris que pour m'abandonner,
Pour trahir votre mère et vous exterminer?
Barbares assassins! si j'ai pu vous produire,
C'était pour vous aimer, et non pour vous détruire;
Épargnez ce beau sang; que mes rivaux jaloux,
Vaincus par vos exploits, périssent sous vos coups.
Oui, signalez contre eux le vertueux courage
Qui, tourné contre vous, n'est qu'une aveugle rage.
Vos duels à mes yeux vous font des meurtriers,
Des mains de la victoire attendez vos lauriers.
Le courage rend-il les humains sanguinaires?
Quel pouvoir avez-vous sur les jours de vos frères?
Quittez de vos fureurs l'affreuse illusion. »
J'applaudis de bon cœur à notre nation,
Lorsque de ses succès présents à ma mémoire
Je me rappelle ici la grandeur et la gloire.
Mânes que je révère, invincibles héros
Dont la haute valeur terrassa nos rivaux,
Souffrez que j'ose orner mes poëmes funèbres
<149>Des noms que vos vertus ont rendus si célèbres.
Si ma lyre eut jamais des sons harmonieux,
Qu'elle m'aide à chanter vos exploits glorieux,
Tant d'ennemis vaincus, tant de traits de clémence.
Les pleurs de la patrie et ma reconnaissance.
Ces faits, que publiera l'auguste vérité,
Seront l'exemple un jour de la postérité;
Elle apprendra de vous comment s'élève l'âme
Lorsque l'amour du bien et la gloire l'enflamme.
Que l'immortalité me prête son burin,
Je vais graver vos noms sur le durable airain.
J'attesterai comment votre ardeur généreuse
Confondit des Césars l'aigle présomptueuse,
Dans combien de combats, sous vos efforts soumis,
J'ai vu plier l'orgueil de nos fiers ennemis.
Illustres fils d'Albert, l'ennemi, de son foudre,
Tous les deux, juste ciel! vous a réduits en poudre;149-a
Mais si vous périssez, c'est sur le champ d'honneur,
Trop dignes149-b rejetons de ce grand électeur
Qui jadis comme vous risqua cent fois sa vie
Pour défendre l'État, pour sauver la patrie.
Cher Finck,149-c ah! Schulenbourg,149-d que je plains votre sort!
Toi, brave Fitzgerald,149-c spectateur de ta mort,
<150>Était-ce donc à moi de fermer ta paupière?
Que ne promettait pas ton illustre carrière,
Si le dieu des combats, de tes exploits jaloux,
N'eût trompé notre espoir en t'arrachant à nous!
Tous ces vaillants guerriers au trépas se dévouent,
Les Anglais sont surpris, et les Hongrois les louent;
Dans ce fameux combat si longtemps disputé,
L'amour de la patrie et l'intrépidité
Les firent triompher, à force de constance,
Des vieilles légions fières de leur vaillance
Qu'Eugène avait su rendre invincibles sous lui,
Et l'Autriche contre eux en vain cherche un appui.
Que dirai-je de vous, héros couverts de gloire,
A qui la Prusse doit sa seconde victoire?
Rien ne vous ébranla; ces perfides Saxons,
Méditant en secret d'infâmes trahisons,
Rompaient les nœuds sacrés d'une triple alliance;
Ils quittaient la Bavière, et la Prusse, et la France;
Jaloux de nos succès, qu'ils ne pouvaient ternir,
Ils fuyaient, et par crainte, et pour nous affaiblir;
Le Lorrain s'avançait vers l'Elbe épouvantée;
Mais par votre valeur son onde ensanglantée
Apprit à l'Océan vos immortels exploits.150-a
Hélas! cher Rottembourg,150-b est-ce vous que je vois
Victime de la mort? Dieu! quel sanglant spectacle!
Aux dieux mon amitié demandait un miracle.
Et Mars vous rappela des portes du trépas;
L'Autrichien sentit le poids de votre bras,
<151>Et vos regards mourants jouirent de sa fuite.
Werdeck151-a et Buddenbrock,151-a ardents à la poursuite,
Dans ces funèbres champs terminèrent leurs jours.
Bientôt151-13 la politique, appelant des secours,
Ligua cent nations qui juraient notre perte;
De leurs soldats nombreux la terre fut couverte,
Et l'on voyait marcher sous l'aigle des Romains
Croates et Saxons, barbares et Germains.
Trop fiers de leurs projets, pleins d'une ardeur extrême,
Ils descendaient déjà des monts de la Bohême;
Un présage trompeur, un chimérique espoir
Et leur présomption leur faisaient entrevoir
De la Prusse aux abois la facile conquête;
Sans songer aux combats, ils réglaient dans leur tête
Le partage des lieux qu'ils croyaient subjuguer.
Que de sang généreux ce jour vit prodiguer!
Schwerin, Truchsess, Düring,151-b vous perdîtes la vie;
Votre sort glorieux est digne qu'on l'envie.
Quoi! sont-ce des dragons,151-b sont-ce des demi-dieux
Qui renversent partout l'ennemi devant eux?
Quel nombre de captifs et de drapeaux signale
De leurs brillants exploits la pompe triomphale!
Ainsi, lorsque les vents déchaînés sur les eaux
Vers le prochain rivage amoncellent les flots,
D'un choc impétueux les digues sont percées,
Les bois déracinés, les maisons renversées,
<152>Et la mer en fureur, s'élançant sur les champs,
Dans leur fuite engloutit leurs pâles habitants.152-a
Invincibles héros, oui, dans ce jour de gloire,
Votre insigne valeur nous donna la victoire;
Que de sang précieux, ô généreux guerriers,
Dans ce jour de carnage arrosa vos lauriers!
Prusse, de tes héros la race est immortelle,
Ce phénix dans tes camps sans fin se renouvelle,
Il naît dans tes périls de nouveaux défenseurs.
Nos ennemis vaincus raniment leurs fureurs;
Sur les monts sourcilleux de la sombre Bohême,
Aux complots meurtriers joignant le stratagème,
Ils formaient des projets dictés par le courroux;
Le nombre était pour eux, la valeur fut pour nous.
Héros qui confondez leur funeste artifice,
O Wedell,152-b notre Achille, et vous, Goltz,152-b notre Ulysse!
A vos bras généreux nous devons nos succès,
Les larmes des vainqueurs arrosent vos cyprès;
Que d'obstacles vaincus par vos cœurs magnanimes!
Les tonnerres d'airain, des rochers, des abîmes,
Des volcans infernaux, des dangers imprévus,
Vingt peuples réunis, tout cède à vos vertus.
Mais quels sont ces héros dont la brillante audace
Affronte dans nos camps les frimas et la glace?
Le Lorrain, qui s'armait au milieu de l'hiver.
Nous portait de ses mains152-c et la flamme et le fer :
« Qu'à nos embrasements Berlin serve de proie,
<153>Faisons de leurs palais une seconde Troie.153-a
Tous leurs fiers défenseurs, dans leurs sanglants combats,
Ont été moissonnés par la faux du trépas,
Le plus pur de leur sang acheta leur victoire;
Tombeaux de leurs héros, vous l'êtes de leur gloire,
Le succès nous appelle, il est temps, vengeons-nous. »
A ces mots nos guerriers, pleins d'un noble courroux,
S'élancent aux combats; les cieux leur sont propices,
Les forêts, les torrents, les monts, les précipices
Que la Saxe étonnée enferme dans son sein,
Rien ne peut s'opposer à leur heureux destin.
Sur ses remparts affreux l'ennemi se rassure,
Il faut vaincre à la fois et l'art et la nature;
Ils volent sur des monts tout chargés de frimas,
Que défendait le feu, le fer et le trépas;
Ils volent, rendez-vous, cédez à leur courage,
Cédez, faibles efforts d'une impuissante rage.
La mort fond sur Bredow153-b par des coups imprévus;
O mort cruelle! arrête, épargne ses vertus.
Des ennemis altiers l'espérance est détruite,
Vers Dresde consternée ils prennent tous la fuite.
Ah! Polentz, Kleist, Rintorf,153-b quels coups vous ont percés!
Vous nous rendez vainqueurs, grand Dieu! vous périssez!
Quel barbare a sur vous porté sa main sanglante?
<154>Il n'est plus d'ennemis, leur rage est impuissante,
La Prusse a triomphé, dans ces fameux combats,
Du terrain, des saisons, du nombre, des soldats,
Et la gloire à vos mains en était réservée.
La patrie, en ce jour par vos exploits sauvée,
Notre triste patrie, en proie à ses douleurs,
Appelle en gémissant ses vaillants défenseurs;
Vos périls l'ont plongée en d'affreuses alarmes,
Et vos lauriers sanglants sont baignés de ses larmes;
Oui, mânes généreux, nos regrets vous sont dus,
Notre reconnaissance égale vos vertus.
Telle est de nos héros la valeur admirable.
Tel est le point d'honneur, pur, simple et véritable,
Fécond en grands exploits, soumis à son devoir,
Utile à sa patrie et doux dans le pouvoir.
L'État fait affronter les périls de la guerre,
Qui sauve sa patrie est un dieu sur la terre;
Par le puissant effort d'un esprit vertueux,
Il perd pour ses parents le jour qu'il reçut d'eux.
Ainsi Léonidas, au pas des Thermopyles,
S'immola pour la Grèce, et rendit inutiles
Les efforts redoublés de ces fiers conquérants;
Son audace étonna la valeur des Persans.
Ainsi chez les Romains le généreux Décie
Pour fixer la victoire abandonna sa vie.
Illustres défenseurs, héros des Prussiens,
Vous avez surpassé ces héros anciens,
Vous serez désormais nos dieux et nos exemples.
Malheureuse jeunesse, accourez à leurs temples,
Abhorrez vos fureurs; loin de vous égorger,
<155>Apprenez que vos jours doivent se ménager.
Si vous osez jamais prodiguer votre vie,
Ainsi que ces héros mourez pour la patrie;
Leurs grands noms dureront jusqu'à la fin des temps,
Autant que l'univers aura des habitants,
Et que l'astre des jours du haut de sa carrière
Dispensera sur eux sa brillante lumière.
(Envoyée à Voltaire au commencement de décembre 1749.) Corrigée à Berlin, ce 9 janvier 1750.
<156>ÉPITRE X. AU GÉNÉRAL BREDOW.156-a SUR LA RÉPUTATION.
Bredow, l'homme est aux yeux d'un censeur équitable
Un être raisonneur plutôt que raisonnable :
Son esprit inquiet, vain, superficiel,
Embrasse l'apparence et manque le réel;
Sa faiblesse entrevoit, et son orgueil décide.
Est-il rien de plus faux et rien de plus stupide
Que la frivolité de tant de jugements,
Que ces décisions d'ineptes suffisants,
Que tant de tribunaux qui, sans règles ni titres,
Des réputations se rendent les arbitres?
C'est là que la sottise a d'ardents zélateurs;
<157>J'ai vu, discret témoin de leurs propos moqueurs,
Le mérite modeste attaqué sans scrupule,
La folie en crédit, le bon sens ridicule.
Quand, pour les intérêts du Kan son souverain.
Mustapha d'Oczakoff se rendit à Berlin,
Sa barbe, son caftan excitèrent à rire;
Le courtisan moqueur, enclin à la satire,
Rempli de préjugés contre les Musulmans,
Épiloguait leurs mœurs et leurs ajustements;
Les plus polis disaient : Peut-on être Tartare?
Pas un d'eux ne savait que ce peuple barbare,
Quoique de nos habits les siens soient différents,
Avait conquis la Chine et soumis les Persans.
Mais la réflexion les effraye et les gêne,
L'esprit d'un mot plaisant peut accoucher sans peine;
Affectons cet air haut et ce ton suffisant
Dont l'idiot public respecte l'ascendant,
Et nous subjuguerons notre absurde auditoire :
Un sot trouve toujours un plus sot pour le croire;157-a
Une voix imposante, un maintien effronté,
Sont de forts arguments pour le peuple hébété.
Dès qu'un livre nouveau s'étale chez Néaulme,157-b
Nos beaux esprits manques, sur le titre du tome,
Jugent sévèrement l'ouvrage et son auteur;
Tout quartier de Berlin a certain connaisseur
Qui sur ces nouveautés raisonne, dogmatise,
Du vulgaire à son gré gouverne la bêtise.
<158>L'un soutient que Voltaire est dépourvu d'esprit,
Mais que Bähr158-a doit charmer tout lecteur qui le lit,
Qu'Euler158-b en vains calculs met sa philosophie,
Que Maupertuis des dieux parle comme un impie,
Que Sack158-c est amusant et Montesquieu diffus.
Les Grâces, dit un autre, inspirent Heinius,158-d
Haller,158-e à son avis, l'emporte sur Horace,
Et Gottsched doit tenir le sceptre du Parnasse.
Midas jugeait ainsi sur le sacré vallon
Des pipeaux du satyre et du luth d'Apollon.
Qu'heureux seraient nos jours, si tout juge profane
Portait comme ce roi la coiffure d'un âne!
Ah! quel plaisir de voir ces censeurs refrognés
Dans toute leur folie en public désignés!
Mais nous voyons partout fourmiller dans le inonde
De ces louches esprits dont ma patrie abonde.
Virgile avec Segrais158-f s'est trouvé comparé,
Auguste aux Antonins fut souvent préféré;
Des imposteurs mitrés qu'on nomme les saints-pères
<159>Nous ont peint Julien sous les traits des Tibères;
Tout l'univers reçut ces mensonges pieux,
Et Julien passa pour un monstre odieux;
Un sage,159-14 après mille ans, débrouilla son histoire,
La vérité parut et lui rendit sa gloire.
Tout Paris condamna l'auteur laborieux159-15
Qui, dans un parallèle exact, ingénieux,
D'Homère et de Zeuxis compara la science;
Des lettrés étrangers forcèrent ceux de France
A priser cet ouvrage approuvé d'Apollon.
Londres ne connut point la muse de Milton;
Longtemps après sa mort, l'Anglais mélancolique
Aperçut les beautés de son poëme épique;
Si l'ouvrage était bon, il le fut de tout temps,
Mais il faut de bons yeux pour juger des talents.
Je vois que ces écrits et ces pièces nouvelles
Vous semblent dans le fond d'aimables bagatelles;
Vous pensez qu'en payant l'ouvrage à l'éditeur,
Le droit de le juger appartient au lecteur,
Que l'un aime le simple et l'autre le sublime,
Que soutenir son choix n'est pas un si grand crime,
Mais que tous les humains pensent profondément
Lorsqu'il faut décider d'un sujet important,
D'un sujet dont dépend leur fortune et leur vie.
Ah! c'est là, cher Bredow, que paraît leur folie.
Erreur, sur notre esprit jusqu'où va ton pouvoir!
Dans ce siècle éclairé, plein d'un profond savoir,
De nos bons Berlinois la cervelle insensée
<160>Prend la poudre d'Ailhaud160-a pour une panacée;
Aucun d'eux ne connaît l'empirique docteur,
Du remède nouveau téméraire inventeur;
Sans un long examen, qui leur est incommode,
Éblouis par l'espoir, attirés par la mode,
Ils éprouvent sur eux quels seront ses effets.
Ne vous souvient-il plus du règne des sachets,
Fameux préservatif du mal qu'on appréhende,
Aussi sûr que les os d'un saint de la légende?
J'ai vu, Bredow, j'ai vu mes chers concitoyens,
Chargeant de ces sachets leurs cous luthériens,
Dans leur crédulité braver la léthargie,
Et ne plus redouter les coups d'apoplexie.
Faut-il approfondir si le remède est bon,
Si c'est un antidote ou si c'est un poison?
Claudine l'applaudit, Marthe s'en est servie,
Suffit, il faut en prendre, au risque de sa vie.
Sur la fortune enfin on ne voit pas plus clair,
Tant l'esprit des humains est frivole et léger!
Rappelez-vous les temps de Law et du système :
Jadis les bons chrétiens couraient moins au baptême
Que le peuple français, dans ses transports outrés,
S'empressait de gagner de ces papiers timbrés;
La triste vérité, dissipant leur chimère,
Au sein de leurs trésors étala leur misère.
Quoi! Bredow, vous riez de mes raisonnements?
<161>Vous pensez, je le vois, que ces beaux arguments
Ne sont qu'un jeu d'esprit d'une muse badine,
Qui plaisante des sots et de la médecine;
Ces portraits, dites-vous, malignement tracés,
Ne représentent point des citoyens sensés,
Et mes pinceaux, trempés aux couleurs des Ténières,
Peignent d'un peuple obscur les sottises grossières.
Soit, mais ce peuple abject que vous m'abandonnez,
C'est lui qui fait le nombre, et du moins convenez
Que les trois quarts du monde ignorant et stupide
Ne sait pas dans ses choix quel motif le décide.
Eh bien, puisqu'il le faut, plaçons-nous sur les bancs,
Examinons tous deux la raison des savants;
Ces esprits pénétrants, amateurs des sciences,
Sans doute auront acquis de vastes connaissances.
Prenons ce fameux Sack, ce suppôt de Calvin,
Ce zélateur couru du sexe féminin,
Qui deux fois par semaine en style de sophiste
Fulmine l'anathème et proscrit le déiste.
Si le hasard caché qui préside au destin,
Au lieu d'avoir formé sa cervelle à Berlin,
L'avait fait naître à Rome, il serait catholique,
A Péra musulman, et païen en Afrique;161-a
Nourri dès le berceau d'autres opinions,
Il aurait combattu pour ces religions.
<162>De puissants préjugés, sucés dès son enfance,
Offusquant sa raison, font toute sa science;
Par de sombres terreurs ses esprits égarés
Adorent en tremblant des énigmes sacrés.
Ce docteur à son gré gouverne le vulgaire,
Une foule stupide environne sa chaire,
Avec un saint respect l'écoute en sommeillant,
Le croit sans le comprendre, et l'admire en bâillant.
Qu'au sortir du sermon l'auditeur imbécile
Entende un libertin glosant sur l'Évangile,
Il dévore aussitôt ces plaisantes leçons,
Il prend quelques bons mots pour autant de raisons;
Dévot sans examen, libertin sans scrupule,
De chrétien qu'il était, il devient incrédule,
Son esprit inconstant est dépourvu d'appui,
De fragiles roseaux sont plus fermes que lui.
Le peuple veut juger, le docte croit connaître,
Raisonner sans raison, c'est le fond de notre être.
Ne m'allez point citer le sublime Newton,
Qui, s'élevant plus haut qu'Archimède et Platon,
Dit qu'autour du soleil nous faisons une ellipse :
Newton, le grand Newton fit son Apocalypse;
Quoique par son algèbre il calculât les cieux,
Sur saint Jean, comme nous, cet Anglais rêva creux.
Peu m'importe après tout que des savants célèbres
Égarent leur raison au sein de ces ténèbres;
Mais ce qui doit toucher tout homme de bon sens,
C'est la funeste ivresse et les écarts fréquents
D'un peuple mesuré, timide, flegmatique,
Républicain zélé, commerçant pacifique,
<163>Qui, suivant les conseils d'un fripon d'écrivain,
Fit la guerre à la France et Nassau souverain.
A Cologne vivait un fripier de nouvelles,
Singe de l'Arétin,163-a grand faiseur de libelles.
Sa plume était vendue, et ses écrits mordants
Lançaient contre Louis leurs traits impertinents;
Deux fois tous les sept jours pour lui roulait la presse.
Et ses feuillets, notés par sa scélératesse,
Décorés des vains noms de foi, de liberté,
Étaient lus du Batave avec avidité.
De ce poison grossier le succès fut rapide,
Le peuple et les régents suivant leur nouveau guide,
Ces bons marchands, heureux dans le sein de la paix,
Publièrent la guerre en haine des Français.
Si George de leurs bras fortifia sa ligue,163-b
Il ne dut ce secours qu'au pouvoir de Rodrigue.163-c
Ainsi d'un scélérat le vain raisonnement
Devient l'opinion du vulgaire ignorant;
Plein de ses préjugés, il donne son suffrage,
Il approuve, il condamne, il loue, il vous outrage,
Il veut apprécier les grands et les héros,
Sans les avoir connus il reprend leurs défauts.
Quand Mars au front sanglant, par sa funeste escorte,
Du palais de Janus a fait ouvrir la porte,
Dès qu'on voit dans les champs déployer les drapeaux,
Les glaives meurtriers sortir de leurs fourreaux,
<164>Sans savoir la raison de leur haine cruelle,
D'un des rois le vulgaire embrasse la querelle.
J'ai vu de nos Germains le bon sens perverti,
Plein d'un instinct aveugle, embrasser un parti,
De l'Autriche oublier l'insolent despotisme,
En faveur de Thérèse outrer le fanatisme,
Détester Charles sept, Prussiens, Bavarois,
Et du Lorrain vaincu prôner les grands exploits.
O le plaisant projet de ce peuple caustique,
Qui reprend un héros sur l'art de la tactique,
Qui veut juger d'un camp, n'en ayant jamais vu,
Et dispose un combat sans avoir combattu!
Chacun, jusqu'au beau sexe, en ces graves matières
Croit pouvoir décider par ses propres lumières;
Devant son tribunal, ministres, généraux,
Et les rois agresseurs, et les rois leurs rivaux,
Reçoivent leur arrêt en moins d'une minute,
Et la navette en main, l'on juge de leur chute.
Dans cet aréopage on décide des noms,
On élève, on détruit les réputations;
La vertu, les talents, le sceptre, la tiare,
Il n'est rien qu'on épargne en ce siècle bizarre.
Ce digne protecteur des arts et des talents,
A qui la France a dû ses destins florissants,
Colbert, de l'industrie et le moteur et l'âme,
Souffrit après sa mort un traitement infâme.164-a
Louis, qui dans l'Europe étala sa grandeur,
Bienfaisant dans sa cour, terrible à l'Empereur,
Louis, que les travaux, les arts et la victoire
<165>D'un pas toujours égal élevaient à la gloire,
Dès qu'une fois la mort retrancha ses destins,
Son tombeau fut couvert par des couplets malins,
Et le Français léger, enivré de folie,
Du plus grand de ses rois osa flétrir la vie.165-a
Bredow, tel est le peuple et l'idiot public,
Rien ne peut échapper à sa langue d'aspic;
C'est cet étrange oiseau, rempli d'yeux et d'oreilles,
De climats en climats publiant des merveilles,
Qui ne peut assouvir sa curiosité,
Qui confond le mensonge avec la vérité;165-b
L'inquiète cabale et la perfide envie,
La haine, la fureur, l'infâme calomnie,
L'instruisent en passant de faits remplis d'horreurs,
Et bientôt l'univers répète ces noirceurs.
Être blessé du monstre est un mal incurable.
Eh bien, que pensez-vous? l'homme est-il raisonnable
D'employer tant de soins, de peines, de travaux,
D'immoler ses plaisirs, ses jours et son repos,
Pour attirer sur lui les yeux et le suffrage
De ce peuple ignorant, téméraire et volage,
Rempli de préjugés, esclave de l'erreur,
Et du nom des mortels très-faux dispensateur?
O gloire, illusion, cesse de nous séduire,
L'amour de la vertu doit tout seul nous conduire;
Mon cœur doit méjuger, s'il m'approuve, suffit,165-c
J'arrache ces lauriers qu'on me prête à crédit.
<166>Quoi! je voudrais devoir mon nom et mon mérite
Au caprice inconstant d'une foule séduite,
Et n'être vertueux que pour me voir louer!
Que le monde me blâme ou daigne m'avouer,
Je ris de son encens qui s'envole en fumée,
Et du peuple insensé qui fait la renommée.
ÉPITRE XI. A MA SŒUR DE SUÈDE.167-a
Quelle gloire en ce jour, ma sœur, vous environne!
Vos premiers pas en Suède, en approchant du trône,
Vous ont déjà conduite à l'immortalité.
Ce royaume autrefois si fier, si redouté,
Terreur du Danemark, fléau de la Russie,
Arbitre du Sarmate et maître en Germanie,
Était enfin réduit, à force de malheurs,
A la nécessité d'implorer ses vainqueurs;
Au milieu du sénat une guerre intestine
Lui déchirait le sein et comblait sa ruine;
La Discorde ordonnait, et le peuple animé
Tournait contre l'État son courage enflammé;
Tout paraissait perdu, l'Europe semblait dire :
Voici le dernier jour qui reste à votre empire.
Mais lorsque ce colosse oppresseur du Germain
S'incline vers sa chute et présage sa fin,
Une femme paraît : tout change, tout s'anime,
Le sénat généreux rompt le joug qui l'opprime,
La nation reprend des sentiments plus hauts,
<168>Dignes du grand Gustave et de tous ses héros;
Ces cœurs humiliés, vaincus par la souffrance,
Se remplissent d'espoir, d'ardeur, de confiance :
Les peuples sont toujours ce que les font leurs rois.
Ma princesse a fixé les destins des Suédois,
Toutes les passions se taisent devant elle,
Il n'est plus d'envieux, il n'est plus de querelle,
L'ordre renaît du sein de la confusion,
On sacrifie enfin la haine à l'union.
Qu'Homère vainement vante Penthésilée,168-a
Que Mars guide ses pas au fort de la mêlée,
Des bords du Thermodon aux bords du Simoïs,
Quels que soient son courage et ses faits inouïs,
Des flammes qu'en ces murs la vengeance déploie
Son bras ne peut sauver la malheureuse Troie,
Cette brave Amazone, en ces champs pleins d'horreurs,
Ne combattit cent rois que pour voir des malheurs;
Qu'en vers harmonieux le sublime Virgile168-b
Dans le camp des Latins nous dépeigne Camille,
Dont les faibles secours, les stériles vertus
Ne purent soutenir le bon roi Latinus :
Votre gloire, ma sœur, plus sûre et plus brillante,
Mériterait au moins qu'un Voltaire la chante;
Mon cœur en est ému, j'admire vos exploits,
Mais pour tout exprimer je n'ai termes ni voix,
Le seul pinceau d'Apelle osait peindre Alexandre;
Si ma témérité m'a fait trop entreprendre,
C'est qu'un si beau sujet soutient seul un auteur.
C'est donc vous que je vois à ce point de grandeur!
<169>C'est donc vous qui donnez à la Suède enchantée
Ce feu divin qu'aux cieux déroba Prométhée!
Votre exemple étonnant porte la fermeté
Jusqu'au sein palpitant de la perplexité;
Ce peuple libre et fier, ma sœur, qui vous admire,
Apprend à soutenir l'honneur de votre empire;
Timide auparavant, encouragé par vous,
Il impose silence à ses voisins jaloux,
169-aA ce peuple farouche, insolent et barbare,
Qui combat en esclave et s'enfuit en Tartare,
Et dont l'orgueil, enflé d'un succès passager,
Se flattait hautement de l'espoir mensonger
Que sa férocité, qui fit trembler l'Euphrate,
Dompterait le Suédois ainsi que le Sarmate.
Dans les fonds ténébreux de leurs vastes forêts,
Sous un ciel rigoureux et parmi leurs marais,
Vos lâches ennemis, que la fureur possède,
Osaient forger des fers destinés à la Suède;
On voyait dans leurs ports leurs grossiers matelots
Défier à la fois les Suédois et les flots;
Des glaces d'Archangel au Palus Méotide,
Le démon de la guerre au regard homicide
Assemblait vers Vibourg de rustiques guerriers,
Avides de pillage et non pas de lauriers.
Un monstre que l'enfer vomit sur ce rivage,
Que l'implacable haine allaita de sa rage,
169-bInstruit par la Discorde en cet art criminel
<170>Qu'à Florence enseigna l'affreux Machiavel,170-a
Ce monstre,170-b en soumettant sa molle souveraine,
Près du trône éleva sa fortune hautaine,
Et le Russe tremblant, que ce tyran conduit,
Dans sa stupidité par bassesse obéit.
La noire trahison, la louche perfidie,
Formèrent aux forfaits sa fureur enhardie;
Ce farouche ennemi des plus augustes droits
Veut régner dans le Nord, fouler aux pieds ses rois :
Qui nage dans le sang, eu ravageant la terre,
Infâme précurseur du démon de la guerre,
La Discorde, en un mot, excitant ses fureurs,
S'échappant à moitié des fers de ses vainqueurs,
Répandait dans le Nord ses poisons fantastiques,
Et corrompait les cœurs des altiers politiques.
Les esprits sont troublés; les peuples animés
S'excitent aux combats, l'un contre l'autre armés :
Vous les voyez couvrir, rangés sous leurs bannières,
L'extrémité des champs de leurs vastes frontières.
Ce feu, qui couve encore, est près d'être étendu.
Le ressort préparé par le monstre est tendu;
Un seul moment d'oubli, d'une ardeur indiscrète.
Le maniement grossier d'une main maladraite,
Allait, malgré la paix, de nouveau vous plonger
Dans les convulsions du trouble et du danger.
La Discorde, en voyant prospérer son ouvrage.
D'avance se repaît du meurtre et du carnage;
La barbare, en riant du faible des humains,
Applaudit en secret à ses cruels desseins,
Son succès l'enhardit, l'orgueil qui la possède
La flatte qu'elle peut rappeler en Suède
Ces jours, ces tristes jours qui, confondant les droits.
Sur le trône ébranlé font chanceler les rois.
Ce monstre, redoublant la ruse et l'artifice,
Sous les pas du sénat creusait un précipice;
Toujours accompagné de crimes, de forfaits,
Il foulait à ses pieds l'olive de la paix.
Divisent l'univers en puissantes cabales,
Il séduit l'empereur, que dis-je? les Anglais,
Complices de sa rage, ont payé ses forfaits.
Mais lorsqu'on le voit prêt à ravager la terre,
Un dieu dans ses cachots vient renfermer la guerre;
Ce monstre audacieux en gémit de douleur,
Il demeure interdit, en proie à sa fureur;
Rongé par les serpents qui servaient sa vengeance,
Le bonheur des Suédois redouble sa souffrance.
Tel on peint sous l'Etna ce géant renfermé,
Qui, vomissant des feux de son gouffre enflammé,
S'agite, et veut briser sa puissante barrière;
Il brave en ses prisons l'auteur de la lumière;
Mais ce dieu, qui punit ses transports menaçants,
Dédaigne au haut des cieux ses efforts impuissants.
Ce dieu, c'est vous, ma sœur, oui, c'est vous dont l'égide
Pétrifia ce monstre envieux et perfide :
Votre main détruisit ses infâmes complots.
Sans armes, sans secours, sans foudres, sans carreaux,
Il vous suffit d'un mot pour calmer la tempête;
Vous dites, Arrêtez, et la guerre s'arrête.
O Suède! reconnais d'aussi puissants secours.
Si l'ombre de la paix protége tes beaux jours,
Si du joug ennemi Stockholm est préservée,
Bénis du fond du cœur la main qui t'a sauvée.
Auteurs, ne vantez plus dans vos pesants écrits
Les noms d'Elisabeth et de Sémiramis;
Suédois, votre Christine, indigne qu'on la prône,
Par un caprice étrange abandonna le trône;
Déjà mon héroïne a su le soutenir.
<172>Ah! quels engagements, ma sœur, pour l'avenir!
Si dans le second rang je vous vois si brillante,
Parvenue au premier, jugez de mon attente.
Tout prêt à prononcer, on tient les yeux ouverts,
Votre règne intéresse et nous et l'univers,
Il se propose à voir l'Europe réunie
Par les soins généreux de ce puissant génie,
Dont la sagesse égale, asservissant le sort,
Fera l'amour du monde et la gloire du Nord.
Vénus à vos appas aurait cédé la pomme,
Minerve à vos vertus connaîtrait un grand homme.
Vos tranquilles sujets sous votre règne heureux
Diront : « O Prussiens! ô peuple généreux!
C'est vous dont nous tenons cette nouvelle aurore,
Prémices des beaux jours qui la suivront encore;
Nous vous devons la paix, nos biens et nos honneurs. »
Ah! quel plaisir touchant! quels concerts enchanteurs!
Foyers de mes aïeux, ô ma chère patrie!
O quel plus bel éloge et plus digne d'envie!
En respectant vos dons, on chante vos bienfaits;
Nos voisins sont heureux, nos peuples satisfaits,
On ne les entend point murmurer et se plaindre,
Ils savent nous aimer, et ne sauraient nous craindre.
De notre probité ces peuples convaincus
S'empressent d'ennoblir leur sang par nos vertus :
Combien viennent ici nous demander des femmes!
Le tendre dieu d'hymen, en embrasant leurs âmes,
Pour les encourager leur présente à la fois
Cinq exemples fameux des filles de nos rois :
Celles dont s'applaudit l'heureuse Franconie,172-16
<173>Que le Wéser chérit,173-17 que l'Oder déifie,173-18
Vous, enfin, que l'envie admire en frémissant,
Vous, que vos ennemis estiment en tremblant,
Oui, vous, qui contraignez jusqu'au vice lui-même
A rendre hommage en vous aux vertus qu'il blasphème;
La vérité s'arrache à ces cœurs furieux,
Ainsi l'enfer connaît et déteste les dieux.
Si le simple mérite est digne qu'on l'admire.
Quand la beauté s'y joint, il en a plus d'empire :
Le stoïque Zénon, dans sa rigidité,
Aurait connu par vous le prix de la beauté,
Il eût été surpris de se trouver sensible.
Ah! malheur au mortel dont l'âme est inflexible!
La raison ne doit point détruire l'homme en nous,
Quand le cœur s'attendrit, l'esprit en est plus doux.
Oui, j'adore les dieux dans leur plus bel ouvrage,
Je vois dans vos attraits leur véritable image;
Cet hommage si pur et détaché des sens
Se doit, comme aux vertus, aux charmes, aux talents.
Mais tandis que je vois la Suède fortunée
Ne devoir qu'à vos soins sa haute destinée,
Vous le dirai-je ici? l'oserai-je, ma sœur?
C'est sa prospérité qui fait tout mon malheur.
Ah! si j'ai pu chanter votre gloire future,
Je sens en même temps murmurer la nature;
Amitié, don du ciel, sacrés liens du sang!
Si nous devons tous deux nos jours au même flanc,
Parlez enfin, parlez, sentiments d'un cœur tendre,
Rendez compte des pleurs que vous a fait répandre
<174>Ce départ douloureux, cet adieu si touchant.
Accablé de chagrins dans cet affreux moment,
Je vous quittai, ma sœur, m'arrachant à vos charmes;
Que ce triste congé fut arrosé de larmes!
Ce jour pour mon repos fut un fatal écueil,
Ma douleur à jamais en fait un jour de deuil;
Un éternel adieu, ma sœur, quel sort barbare!
Triste nécessité! devoir qui nous sépare!
Fallait-il à mon peuple immoler mon bonheur?
Heureux sont les mortels qui, loin de la grandeur,
Réunissent en paix leur tranquille famille,
Dont un toit peut couvrir, et mère, et fils, et fille!
Satisfaits de leur sort dans leur obscurité,
Le bonheur est le prix de leur simplicité;
Ils ne redoutent point la fortune bizarre,
Et l'abîme des mers jamais ne les sépare;
Les brigues, les complots que forme l'étranger
Amusent leur loisir, loin de les affliger :
Mais surtout, et c'est là ce qui me désespère,
C'est chez eux que la sœur peut vivre auprès du frère.
Quels écarts insensés! où vais-je m'égarer?
Aimons sans intérêt, et sachons préférer
Le bien de nos amis à notre bonheur même.
Je vois sur votre front poser le diadème;
Si la Suède connaît le prix de nos bienfaits,
Ne souillons pas nos dons par d'impuissants regrets,
Étouffons nos soupirs et supprimons nos larmes.
Loin de vous, mais toujours le cœur plein de vos charmes.
Votre félicité fera tout mon bonheur :
Je le préviens déjà, ce siècle de grandeur,
<175>Ce temps où j'entendrai la prompte renommée.
Répétant les accents de la Suède charmée,
Vous nommer à grands cris, en contant175-a vos exploits,
Le modèle du sexe et l'exemple des rois.
A Potsdam, ce 25 de décembre 1749.
<176>ÉPITRE XII. A PODEWILS.176-a SUR CE QUE L'ON NE FAIT PAS TOUT CE QUE L'ON POURRAIT FAIRE.
Laborieux ami, dont l'esprit pacifique
Dirige le vaisseau de notre république,
Vous, dont l'activité, remplissant mes desseins.
D'un œil toujours ouvert veille sur nos destins,
Ne remarquez-vous pas, en passant en revue
L'Europe, chaque jour présente à votre vue,
Dans des climats divers et parmi tant de lois.
Que, du moine au pontife et des commis aux rois,
Aucun mortel ne fait tout ce qu'il pourrait faire?
Le fils aveuglément suit les pas de son père;
Il n'est aucun état qui ne soit plein d'abus,
On les souffre, on s'en plaint, n'exigeons rien de plus.
Si quelque citoyen, pour l'État plein de zèle,
Ouvre au bonheur public une route nouvelle,
Entrant dans la carrière, il est d'abord lassé,
<177>Et quitte son ouvrage à peine commencé.
Ces mortels adorés dont l'âme magnanime
Servit le genre humain sans briguer son estime,
Qui de tant de bienfaits, d'utiles changements,
Laissèrent après eux d'illustres monuments,
Ces demi-dieux sur terre, avec un esprit ferme,
Voulaient obstinément arriver à leur terme :
La volonté peut tout; qui ne veut qu'à demi
Sort du sommeil, se lève, et retombe endormi.
En tous lieux, en tout genre on voit des gens habiles;
Bien peu d'un si grand nombre ont passé pour utiles,
S'ils n'ont point travaillé pour leur bien mutuel;
La paresse, l'ennui, l'intérêt personnel,
Ont fait évanouir dans leurs âmes communes
Des désirs vertueux dignes de leurs fortunes.
Et qu'importe177-a en effet à la société
Qu'un ministre absorbé dans la prospérité,
Ayant, sans être roi, la puissance suprême,
Pour le bien de l'État trouve un nouveau système,
Si, quittant ce dessein, distrait par cent objets.
Il n'exécute point ses louables projets?
L'un préfère aux travaux les plaisirs de la vie,
L'autre craint en secret de réveiller l'envie,
Et d'entendre crier contre le novateur
Ce peuple, de l'usage aveugle sectateur,
Patron des vieux abus, insensible aux services,
Qui compte les bienfaits pour autant d'injustices;
Un autre dans son cœur des biens sent les attraits,
Immole ses devoirs à de vils intérêts,
Capable de servir l'État et la couronne,
<178>Il ne voit, ne connaît, n'aime que sa personne.
Ces indignes mortels, qui tolèrent nos maux,
Laissent nos lois, nos mœurs et tout dans le chaos;
C'est un plaisir divin de pouvoir tirer l'ordre
De la confusion et du sein du désordre;
Mais quelque sort malin, par des moyens secrets,
Retarde et bien souvent enchaîne nos progrès,
L'intérêt, le dépit, la crainte, la paresse,
Sont les lâches ressorts de l'humaine faiblesse :
L'homme à l'humanité paya toujours tribut,
Guerriers, ministres, rois, aucun n'atteint son but.
Voyez-vous ces guerriers au sein de la victoire
Marquer imprudemment des bornes à leur gloire,
Préparer un pont d'or à l'ennemi qui fuit,
Et de tous leurs travaux perdre eux-mêmes le fruit?
L'amour-propre, avec peu satisfait de lui-même,
Se flatte, s'applaudit, s'élève au rang suprême;
Il caresse un héros, il lui montre ses faits
Par un verre trompeur qui grossit les objets;
Il lui dit : « C'est assez, et votre ardeur guerrière
Dans ce jour mémorable a rempli sa carrière;
Conservez les lauriers dont vous êtes muni. »
L'ouvrage est commencé, qu'il croit l'avoir fini.
Si le vil intérêt d'un ministre s'empare,
Si la corruption de son devoir l'égaré,
Du bonheur de l'État, de l'intérêt public
Il fera sans remords un indigne trafic,
Embrouillera les lois, et se livrant au vice,
Au temple de Thémis il vendra la justice;
Sa voix, dans les conseils organe des voisins,
Fera par artifice agréer leurs desseins,
<179>Et, troublant à leur gré le repos de la terre,
Entraînera l'État dans l'horreur de la guerre :
Un traître s'enhardit de forfaits en forfaits.
Mais vous reconnaissez à ces infâmes traits
179-aDu portrait que je peins l'original coupable,
Ce monstre dont Moscou sent le bras redoutable,
Qui tient un peuple entier sur sa frontière armé,
Et se complaît à voir tout le Nord alarmé.
Tandis que ses complots bravent notre constance,
Que l'Europe en courroux souffre son insolence,
De la fertile Ukraine il voit les champs déserts,
Les vaisseaux à Riga dévorés par les vers,
Les arts abandonnés, l'industrie expirante,
L'antique barbarie à la cour renaissante,
Tous les travaux du Czar pencher vers leur déclin.
Quel abus, cher ami, du pouvoir souverain!
Quelle utile leçon aux ministres, aux princes
Qui, loin de s'occuper du bien de leurs provinces,
<180>Puissants pour leurs voisins, misérables chez eux,
Ont le cœur dévoré de soins ambitieux!
180-aEt quoique leur pays soit beaucoup moins barbare
Que ce repaire d'ours, image du Ténare,
Il n'est aucun État, si policé qu'il soit,
Où pour le bien public la réforme n'ait droit,
Où l'usage et la loi l'un à l'autre contraires
N'offensent du bon sens les préceptes sévères.
« De ces difficultés on sent les embarras,
Mais pourquoi, dites-vous, ne les lève-t-on pas? »
Sachez comme en effet le monde se gouverne :
Ceux devant qui le peuple en tremblant se prosterne,
Élevés dans la pompe et dans l'oisiveté,
D'un ouvrage suivi redoutent l'âpreté;
Occupés de plaisirs, au sein de la mollesse,
Ces fainéants heureux respectent leur paresse;
Les affaires iront selon le gré des dieux,
Tous les événements étaient prévus par eux,
Et le soin que du monde a pris la Providence
De travaux superflus en honneur les dispense.
Leur lâche quiétude adopte ces raisons,
Et perd dans ses langueurs les jours et les saisons;
Ces fardeaux de la terre, engourdis sur le trône,
Insensibles pour nous, tendres pour leur personne,
Semblables par leurs mœurs aux rois orientaux,
Sans procurer le bien, tolèrent tous les maux.
Si la Saxe, autrefois puissante et fortunée,
<181>A vu depuis dix ans changer sa destinée,
Préparer sa ruine, abaisser son crédit,
Ses peuples opprimés, son fonds à rien réduit,
N'en chargez point leur prince, il n'est point tyrannique,
Rien ne peut remuer son âme léthargique;
Condamnez sa faiblesse et son oisiveté :
S'il cause tous leurs maux, c'est sans méchanceté,
Il s'endort sur des fleurs, et ses mains incertaines
De l'État chancelant laissent flotter les rênes.181-a
Avec ces vieux abus, la mollesse des cours,
L'oisiveté des grands, le monde va toujours;
Mais les vices des rois sont la première cause
Que pour le bien public se fait si peu de chose.
Réprimons la satire, épargnons nos égaux :
Ah! serions-nous les seuls exempts de ces défauts?
Avons-nous en tout temps la même vigilance,
Dans nos travaux divers la même prévoyance?
Et n'est-il pas des jours où l'esprit détendu,
Incapable d'agir, demeure sans vertu,
Où, loin d'approfondir le tout ou sa partie,
A peine glissons-nous sur la superficie?
De ma légèreté vous me voyez rougir,
La mort est un repos, mais vivre c'est agir;
Le temps qui fuit toujours aurait dû nous apprendre
Que nos jours sont comptés, qu'il ne faut rien suspendre,
Qu'il faut par les cheveux saisir l'occasion,
Et passer constamment ses jours dans l'action.
<182>La Parque coupe en vain le fil de notre vie,
Nous l'allongeons assez dès qu'elle est bien remplie,
Dès que nous dirigeons au bonheur des humains
L'usage du pouvoir qui repose en nos mains;
A ce but nos desseins doivent tous se réduire,
L'âme est inépuisable et peut toujours produire.
Voyez ces orangers, féconds dans tous les temps :
La séve leur fournit ses tributs abondants;
Ces fleurs, ces pommes d'or qu'ils produisent sans cesse
Semblent nous reprocher notre indigne paresse.
Si je chante en mes vers la mâle activité,
Ne me supposez point follement entêté
De ces esprits ardents qui désolent la terre,
Et par inquiétude entreprennent la guerre.
Non, je n'admire point ce fougueux roi du Nord
Qui, cherchant les travaux, les dangers et la mort,
N'ayant d'autre plaisir que le trouble des armes,
A détrôner les rois trouva ses plus doux charmes,
Et, loin de ses sujets, qu'il ne gouvernait pas,
Conquérait la Pologne, en perdant ses États.
Mais dans un citoyen revêtu de puissance
Je blâme hautement le goût de l'indolence;
Son emploi, son honneur, son plaisir, son pouvoir,
Tout devrait l'animer à remplir son devoir;
S'il est trop négligent, il est un infidèle,
Et la paresse en lui peut être criminelle.
On n'a pas de mérite à s'abstenir du mal,
Être ardent pour le bien, c'est le point principal.
Si l'on daigne approuver qu'un poëme agréable
Orne la vérité des attraits de la fable,
<183>Si la naïveté peut être de saison
Pour adoucir les traits de l'austère raison,
Qu'on me permette ici d'emprunter ses nuances
Pour cacher sous des fleurs l'âpreté des sentences.
Sur le sommet d'un mont de rochers hérissé
Le temple de la Gloire était jadis placé;
Elle promit un prix à ceux dont le courage,
Surmontant ces dangers, viendrait lui rendre hommage.
Un jour, tous ses amants, excités par ce prix,
Tentèrent de monter à son sacré pourpris.
En approchant du mont, les uns, pleins de surprise,
Restaient tout étonnés de leur grande entreprise;
Plus loin, des jeunes gens légers, fous, amoureux,
Allaient cueillant des fleurs pour l'objet de leurs vœux;
D'autres d'un pas timide entraient dans la carrière,
Effrayés du danger, retournaient en arrière,
Et d'autres, fatigués, rebutés, abattus,
Se couchaient sans vigueur sur le roc étendus;
On en voyait plus haut monter avec audace,
Jaloux de leurs rivaux, leur disputer la place,
Au bord du précipice au point de succomber,
Se heurter en fureur, au bas du mont tomber.
Un sage sans envie et sans incertitude,
Par un sentier plus court et même encor plus rude,
Animé par le prix que la Gloire promet,
De rochers en rochers vola jusqu'au sommet;
C'est là qu'il fut reçu dans les bras de la Gloire,
Et son nom fut écrit au temple de Mémoire,
Dans ce livre si court où sont les noms fameux
Des mortels dont le cœur fut ferme et vertueux.
<184>La déesse, approuvant l'effort de son courage,
Lui dit : « Soyez heureux, jouissez du partage
De ces esprits actifs, auteurs, rois et guerriers :
Le repos est permis, mais c'est sous des lauriers. »184-a
A Berlin, ce 28 de décembre 1749.
<185>ÉPITRE XIII. A MA SŒUR DE BAIREUTH.185-a SUR L'USAGE DE LA FORTUNE.
Du songe des grandeurs l'image évanouie
M'a rendu tout entier à la philosophie;
Évitant les fâcheux, le tumulte et le bruit,
Je profite du temps chaque instant qu'il s'enfuit;
J'achète à peu de frais mille plaisirs champêtres,
J'arrondis des berceaux, je fais tailler des hêtres,
Je lis La Quintinie,185-b et par son art divin
Je change un sable aride en fertile jardin.
Là je me plais à voir pousser, verdir, éclore
Des fleurs que le Midi reçut des dons de Flore;
Mon ami Philémon vient dans ces lieux reclus
<186>Disserter avec moi du prix qu'ont les vertus,
Et lorsque son discours échauffe mon génie,
Je l'enrichis des traits qu'offre la poésie.
Une feuille, une fleur, et de moindres objets
A nos moralités fournissent des sujets,
La nature à nos yeux est pleine de merveilles;
Nous admirons souvent le peuple des abeilles;
O quel plaisir, ma sœur, de les voir travailler
Ce doux suc que l'instinct leur apprit à piller!
De leurs soins mutuels et de leur vigilance
Résulte pour l'essaim la commune abondance :
L'un travaille pour l'autre, et ce miel apprêté
Appartient sans partage à la communauté.
Pourquoi ne suit-on pas, disais-je, leur exemple?
L'homme a lieu de rougir chaque fois qu'il contemple
Cette heureuse union et l'ordre sans égal
Qui concourt en effet à leur bien général.
L'abeille a mieux que nous réglé sa république,
On n'y voit point de mouche altière et magnifique
Refuser à ses sœurs le fruit de ses travaux;
L'orgueil et l'intérêt respectent leur repos.
Fière raison humaine, orgueilleuse folie,
Que de ces animaux l'exemple t'humilie!
Notre cœur endurci méprise les humains,
L'homme change de mœurs en changeant de destins;186-a
Enivré de l'éclat de son bonheur suprême,
Il fuit son origine, il s'ignore lui-même.
Qui dirait, lorsqu'on voit ces grands si dédaigneux,
<187>Que les pauvres sont faits du même limon qu'eux,
Que ces gueux en lambeaux, courbés sous les misères,
Marqués des mêmes traits, sont en effet leurs frères?187-a
L'orgueil les a changés, c'est l'ouvrage du sort,
Du riche au misérable il n'est plus de rapport,
A leur destin commun rien ne les intéresse,
Ce sont des animaux de différente espèce;
Ces loups sans s'émouvoir regardent les faucons
Du sang de la colombe arroser les vallons.
Que je suis en courroux lorsque certaine altesse
Jusqu'aux chevaux, aux chiens prodigue sa tendresse!
On dirait que pour eux le destin l'agrandit,
De sa folle dépense ils tirent le profit;
Ces chevaux superflus s'engraissent à la crèche,
Tandis qu'abandonné, le pauvre se dessèche;
Il nage dans le luxe, il ne vit que pour lui,
Et c'est un songe vain que le malheur d'autrui.
Cet abus, je l'avoue, à tel point m'importune,
Que j'en ai méprisé les grands et la fortune.
« Vous en êtes surpris? repartit Philémon;
Le monde est inhumain, ingrat et sans raison. »
« Pour moi, depuis longtemps j'appris à le connaître,
Jadis de la Fortune on m'a vu le grand prêtre :
Son temple était rempli de sots adulateurs,
L'univers y venait demander des honneurs.
Le courtisan disait : O puissante déesse!
Donnez-moi du pouvoir, afin que j'en oppresse
Un rival odieux qu'on dit de mes amis.
Le roi lui demandait des esclaves soumis,
<188>Un homme du bel air à mine évaporée
Voulait un grand état, une maison dorée;
Un franc dissipateur exigeait un gros bien,
Pour qu'il eût le plaisir de le réduire à rien;
L'avare lui disait : Déesse salutaire,
Donnez-moi bien de l'or, afin que je l'enterre;
Un comte en se dressant criait avec fierté :
Quand parviendrai-je au rang que j'ai tant mérité?
Je n'aurais jamais fait, si de tant de prières
Je voulais rapporter les phrases singulières;
Bref, aucun ne pensait dans ses bizarres vœux
Au noble et doux plaisir de faire des heureux;
Et ma déesse aveugle, inégale et quinteuse,
Sur l'emploi de ses dons nullement scrupuleuse,
Refusait par travers ou donnait sans raison.
La fortune, lui dis-je, est un cruel poison;
Lorsqu'elle a pu remplir l'esprit de sa chimère,
Elle altère le fond du meilleur caractère.
L'homme dans ses transports s'imagine être un dieu,
Il prétend que pour lui l'encens fume en tout lieu;
Ces grands, enorgueillis de leur magnificence,
Pensent qu'ils sont l'objet pour qui la Providence
Fit sortir du néant ces êtres si divers
Qui rampent sur la terre ou volent dans les airs;
Ils se placent eux seuls au centre de ce monde,
Et tout le reste est bien quand pour eux tout abonde,
Tendres sur leur sujet, insensibles pour nous,
Ivres de leur plaisir, de leur grandeur jaloux,
Semblables aux rameaux dont les feuilles stériles
Du tronc qui les nourrit tirent les sucs utiles,
<189>Et, dans un vain feuillage étalant leur beauté,
Laissent les tendres fruits sécher à leur côté.
Est-ce donc pour eux seuls que se filtre la séve
Qui par tant de tuyaux jusqu'aux branches s'élève?
Ah! quelle heureuse main coupera ces rameaux,
Des présents de Pomone injurieux rivaux?
Avec trop de chagrin j'en vois grossir le nombre. »
Philémon repartit, prenant un air plus sombre :
« Peut-être verrait-on plus de cœurs bienfaisants,
Mais ce monde pervers est peuplé de méchants,
Les bienfaits sont payés de noire ingratitude;
Qui fait de la sagesse une profonde étude,
S'il connaît les mortels, ne les servira pas. »
Qu'il est beau, Philémon, de faire des ingrats!
Faut-il, lorsqu'aux vertus un doux penchant nous guide,
Que l'austère raison contre le cœur décide?
O vous, sage Minerve, aimable et tendre sœur!
O vous, qui possédez tous les talents du cœur,
Vous pensez, je le sais, qu'un noble caractère
Ne trouve en sa grandeur de plaisir qu'à bien faire,
Qu'à daigner partager à l'homme son égal
Les faveurs dont pour lui le ciel fut libéral.
Ces colonnes dont l'art d'un habile architecte
Sait orner noblement sa façade correcte,
Ces masses ne sont pas de ces vains ornements
Que la profusion ajoute aux bâtiments;
Mais leur commun concours, leur force réunie
Soutient solidement la façade embellie.
Notre grand édifice est la société,
Tout citoyen concourt à son utilité,
<190>L'embellir n'est pas tout, et, pour le dire encore,
La bonté la soutient, le faste la décore.
O puissante nature! âme de l'univers!
Souffre que tes secrets éclatent dans mes vers.
Ménagère ou prodigue, on te voit toujours sage,
Ton dessein permanent mène tout à l'usage.
Voyez ces réservoirs qui, pour ses grands desseins,
Aux entrailles des monts sont creusés par ses mains;
Les fleuves orgueilleux en ont tiré leur source,
D'un humide cristal ils fournissent la course;
En fuyant de leur sein, jeunes, faibles ruisseaux,
Ils arrosent les prés de leurs fécondes eaux;
Mais bientôt, agrandis, enflés d'eaux passagères,
Ils portent leur tribut à des mers étrangères,
D'où le soleil, après, les changeant en vapeurs,
Goutte à goutte, en pleuvant, les rend sur les hauteurs;
Ce n'est point pour croupir que les monts les amassent,
Par ces mêmes canaux leur sort190-a veut qu'ils repassent.
Et tels sont les devoirs attachés aux honneurs.
Des dons de la fortune heureux dispensateurs,
Les grands pour les États sont la source féconde
Qui porte l'abondance et le bonheur au monde.
Que j'aime ce discours qu'un sage magistrat 190-19
Tint au peuple romain séparé du sénat!
Autour du Mont Sacré triomphait la discorde,
Son éloquente voix rétablit la concorde.
« La république, amis, leur dit-il, est le corps
Dont tous les citoyens sont autant de ressorts;
<191>Un seul membre perclus peut troubler l'harmonie
Qui maintient la santé, qui prolonge la vie.
Supposons que la bouche, aimant mieux discourir,
Refusât à son corps le soin de le nourrir :
L'animal épuisé, dans sa langueur mourante,
Serait mis au tombeau par la faim dévorante.
Membres séditieux, injustes plébéiens,
Servez votre sénat, et soyez citoyens. »
Quel que soit le haut rang qu'on tienne en sa patrie,
De la totalité l'on fait toujours partie;
Si par vous les humains ne sont pas secourus,
L'État ne voit en vous que des membres perclus.
Modérons nos transports, évitons la satire,
C'est peu de condamner, le grand art est d'instruire;
Enseignons en amis, sans prêcher en censeurs,
Comment l'homme sensé doit user des grandeurs,
Comment, fuyant l'orgueil, la haine, la vengeance,
Sa bonté doit surtout annoncer sa puissance.
« Il n'est rien de plus grand dans ton sort glorieux
Que ce vaste pouvoir de faire des heureux,
Ni rien de plus divin dans ton beau caractère
Que cette volonté toujours prête à le faire, »
Osait dire à César ce consul orateur
Qui de Ligarius se rendit protecteur;191-a
Et c'est à tous les rois qu'il paraît encor dire :
« Pour faire des heureux vous occupez l'empire :
Astres de l'univers, votre éclat est pour vous,
Mais de vos doux rayons l'influence est pour nous. »
<192>Les grands, ces fils chéris de l'aveugle fortune,
Sont couverts de mépris, si leur âme est commune.
Néron, quoique César, fut haï des Romains,
Rome pour leurs vertus chérit les Antonins;
Bienfaisants Antonins, mes héros, mes exemples,
Il faut vous invoquer, vous méritez des temples :
Si de faibles humains peuvent atteindre aux dieux,
Vous êtes immortels, adorables comme eux.
Je sens à votre nom dans le fond de mon âme
Que l'amour des vertus redouble encor sa flamme;
Oui, j'en présume mieux du triste genre humain.
Julien, peu connu, fut le dernier Romain.
Que de monstres affreux profanèrent ce trône,
Et firent éclipser l'éclat de leur couronne!
Mais faut-il être roi pour être bienfaisant?
N'est-il plus de vertus quand on est moins puissant?
L'occasion peut rendre un pauvre serviable,
Dans l'état médiocre on sera secourable,
Si l'on est riche, au pauvre on doit son superflu,
Un grand doit protéger l'indigente vertu.
Dans la prospérité l'âme entière s'étale,
On la voit ce qu'elle est, avare ou libérale;
Nos états sont divers, nos devoirs sont communs.
Ainsi la tendre fleur nous donne ses parfums,
La campagne ses blés, les arbres leurs ombrages,
Les rochers leurs métaux, les prés leurs pâturages,
L'Océan ses poissons, et les vents leur fraîcheur.
Ainsi l'astre du nord guide le voyageur.
Ainsi, lorsque la nuit répand ses voiles sombres,
La sœur du dieu du jour vient éclairer les ombres.
<193>Ainsi le grand flambeau, moteur de l'univers,
De ses rayons brillants remplit le champ des airs;
Par lui-même fécond, son influence pure
Ranime et rend la vie à toute la nature.193-a
Potsdam, 22 août 1749.
<194>ÉPITRE XIV. A SWEERTS.194-a SUR LES PLAISIRS.
De nos brillants plaisirs aimable directeur,
O vous qui gouvernez au gré du spectateur
Les jeux de Terpsichore et ceux de Polymnie,
Les pleurs de Melpomène et les ris de Thalie,
Lequel de ces plaisirs pourrait, selon nos vœux,
Contribuer le plus à faire des heureux?
Serait-ce, dites-moi, la joie impétueuse,
Du brillant carnaval fille si dangereuse,
Si chère à nos galants, si funeste aux époux,
Lorsque sous plus d'un masque on voit de jeunes fous
Suivre les étendards du beau dieu de Cythère,
Enflammés de ses feux, prompts à se satisfaire,
Sauter, tourbillonner au son des instruments,
Et s'enivrer enfin de cent plaisirs bruyants?
L'aurore, en plein hiver si lente et si tardive,
Paraît selon leurs vœux trop prompte et trop active,
Quoique de leur amour le rapide roman
Souvent dans un quart d'heure ait dégoûté l'amant.
<195>Aimeriez-vous plutôt qu'on préférât la scène
Où Molière traça de sa naïve veine
De nos bizarres mœurs l'humiliant tableau?
« Cherchez, me dites-vous, un spectacle nouveau,
Allez à ce palais enchanteur et magique
Où l'optique, la danse et l'art de la musique
De cent plaisirs divers ne forment qu'un plaisir;
Ce spectacle est de tous celui qu'il faut choisir.
C'est là que l'Astrua195-a par son gosier agile
Enchante également et la cour et la ville,
Et que Felicino195-a par des sons plus touchants
Sait émouvoir les cœurs au gré de ses accents;
C'est là que Marianne,195-a égale à Terpsichore,
Entend tous ces bravos dont le public l'honore;
Ses pas étudiés, ses airs luxurieux,
Tout incite aux désirs nos sens voluptueux. »
Je vous entends. Sachez que dans le fond de l'âme
J'aime tous ces plaisirs qu'un faux mystique blâme;
Ami des sentiments des épicuriens,
Je laisse la tristesse aux durs stoïciens;
Si comme Thèbe, hélas! notre âme avait cent portes.
J'y laisserais entrer les plaisirs en cohortes.
Tout le monde, après tout, ne pense pas ainsi :
J'ai vu d'outrés chasseurs, en haussant le sourcil,
Bâiller et s'endormir au sein de ces merveilles;
<196>Nul son ne peut flatter leurs stupides oreilles,
Leur esprit, occupé de cerfs, de sangliers,
Au lieu de voir Cinna, rêvait aux lévriers.
J'ai vu sur vos gradins frémir d'impatience
Plus d'un vieil Harpagon rêvant à la finance,
Pressé de visiter ses serrures, ses huis,
Et de compter tout seul ses sacs pleins de louis.
Vous savez qu'au spectacle un certain fils d'Euclide
S'avisa d'égayer son cerveau trop aride;
Sans entendre, sans voir et même sans parler,
Il se mit, en rêvant, d'abord à calculer
Les effets de la voix, l'espace de la salle,
Le théâtre, l'optique et le grand cintre ovale;
Cela fait, ne trouvant rien de touchant pour lui,
Et se sentant glacé de dégoût et d'ennui,
Sans qu'il eût vu finir un acte (est-il croyable?),
Il sortit brusquement, donnant le tout au diable.196-a
Quel feu n'anime point toutes nos actions
Lorsqu'on nous voit servir nos propres passions!
Mais nous sommes glacés pour les plaisirs des autres.
Si notre instinct nous force à préférer les nôtres,
Tolérons dans chacun ses propres sentiments :
Comme les traits de l'homme, ils sont tous différents.
Oui, bénissons plutôt la sage Providence,
Qui, suffisant à tout avec tant d'abondance,
Ayant à l'infini varié tous nos goûts,
Pourvoit en même temps à les contenter tous;
Sans quoi ces doux plaisirs, seuls charmes de ce monde,
Seraient pour les humains une source féconde
De jalouses fureurs, de démêlés cruels;
<197>On verrait à la fin les malheureux mortels
Pour satisfaire un goût ensanglanter la terre,
Et le plaisir ferait le sujet de la guerre.
Pensez-vous donc qu'il faut aux hommes fainéants
Des plaisirs merveilleux pour chatouiller leurs sens?
Que, manquant de spectacle ou de feux d'artifice,
Ils ont droit d'accuser le destin d'injustice?
La nature attentive en tout temps a voulu
Suffire à nos besoins et même au superflu :
Elle transforme au sein des misères humaines
En désirs les besoins, en voluptés les peines;
C'est d'elle que nous vient le charme de l'amour,
Aussi doux pour Colin que pour l'homme de cour;
C'est d'elle que nous vient le sommeil délectable,
Secours voluptueux, au corps si favorable;
Dans une ardente soif trouvez un clair ruisseau,
C'est boire du nectar que d'avaler son eau;
Quand le Lion brûlant nous fait rechercher l'ombre,
Quel bien de respirer l'air frais dans un bois sombre,
Sur le duvet des prés couché nonchalamment,
De laisser son esprit errer tranquillement!
Mais enfin quel spectacle approche de l'aurore?
La nuit fuit, et bientôt un beau pourpre colore
Un tiers de l'horizon aux bords de l'orient;
On voit pâlir les feux du vaste firmament,
Le brouillard se dissipe, et du haut des montagnes
Quelques faibles rayons vont dorer les campagnes :
Zéphyre en voltigeant vient agiter les fleurs,
Un instinct de plaisir s'empare de nos cœurs,
Le monde est renaissant, l'astre de la lumière
Remplit de son éclat sa brillante carrière,
<198>Des flambeaux de la nuit ses rayons triomphants
Paraissent et plus purs et plus étincelants.
Dites, par quel prestige ou bien par quel miracle
L'art pourra-t-il jamais atteindre à ce spectacle?
Et par quelles couleurs peindrez-vous du soleil
La pompe fastueuse et l'éclat sans pareil?
Graun198-a n'imitera point, quoiqu'il soit un grand maître,
Le doux gazouillement si simple et si champêtre
Du tendre rossignol et des chantres des bois,
Quand l'aube d'un beau jour semble exciter leurs voix.
Une nymphe à quinze ans de sa beauté parée
A vos visages peints doit être préférée;
Malgré le vermillon, les pompons et le fard,
La nature a le droit de triompher de l'art.
Tels sont les doux plaisirs d'une vie innocente.
Si leur simplicité vous paraît moins brillante
Que vos fêtes, vos jeux, où tout est cadencé,
Sachez qu'étant unis ils n'ont jamais lassé;
Ils sont comme un ruisseau qui voit couler sans peine
Son onde de cristal sur l'argentine arène;
Il embellit les prés, en les rendant féconds,
Il ne se vante point de ses superbes ponts,
Et sans avoir l'honneur qu'ont les grandes rivières
De porter des bateaux décorés de bannières
Et de laver les murs des plus grandes cités,
Où par nos bons Germains leurs flots sont insultés,
Sa course moins gênée en est bien plus égale.
Goûtez de ces plaisirs qu'enseigne ma morale,
Les remords dévorants ne les suivent jamais,
<199>On en jouit sans trouble, on les prend sans excès,
On y revient toujours lorsqu'on est las des vôtres.
Dans tout âge nos goûts sont succédés par d'autres :
Le printemps nous soumet à l'inconstant amour,
La gloire, en notre été, sur nous règne à son tour,
Dans l'automne souvent l'intérêt en ordonne,
Et l'hiver de nos jours se plaint, gronde, raisonne.199-a
Des visages ridés, des cheveux blanchissants
Sont honteux d'arborer tous vos déguisements,
Dans la décrépitude il siérait bien sans doute
D'endosser sans désirs le masque et la bahoute;199-b
L'amour n'a plus pour eux ni flèches ni carquois,
Et la caducité n'en reçoit plus de lois;
L'amour aux cœurs glacés paraît une folie,
En les abandonnant, l'amour les humilie,
Ils blasphèment les dieux qu'ils avaient adorés,
Ils ne sont qu'impuissants et non pas modérés.
Sans passions, adieu vos galantes merveilles :
Les sens sont comme sourds au rapport des oreilles.
Les yeux sont-ils frappés des objets les plus beaux,
C'est l'ombre d'un palais qui se peint sur les eaux,
Tandis que chaque flot, d'une course légère,
Emporte, en s'échappant, cette ombre passagère :
Ainsi pour un vieillard passent les voluptés.
Jouissons des plaisirs sans en être entêtés.
Sweerts, heureux qui s'en va, reprenant sa houlette,
Retrouver ses jardins, ses bois et sa retraite,
Après que sur la scène il a vu dans un camp
<200>Amollir par des pleurs le fier Coriolan,200-a
Ou sauver au milieu de la Grèce assemblée
La triste Iphigénie200-a au point d'être immolée.
Tout ce brillant fracas à la fin assourdit,
Et l'homme dissipé lui-même s'étourdit.
Dans une vie errante et presque vagabonde.
Suivez le tourbillon de la cour ou du monde :
Toujours embarrassé d'affairés fainéants,
Profondément rempli de cent riens importants,
Et sans cesse entraîné par le torrent rapide
Des plaisirs répétés dont la mode décide,
De cette oisiveté prompt à vous infecter,
Sans vivre, sans penser, réduit à végéter,
Au grand monde, au spectacle empressé de paraître,
Vous vous fuiriez, de crainte un jour de vous connaître.
Qui veut s'étudier doit chercher le repos :
Là, seul avec lui-même, il peut voir ses défauts,
C'est ainsi de son temps que doit user le sage;
De l'art de se connaître il fait l'apprentissage,
Et dans un examen souvent trop odieux,
Vainqueur des préjugés qui fascinaient ses yeux,
Il foule sous ses pieds l'artificieux masque
Qui cachait ses travers ou son humeur fantasque,
Repousse l'amour-propre en son cœur renaissant,
Qui flatte ses désirs et blesse en caressant.
Je vois que vous pensez que toute comédie
Reprend le ridicule et réforme la vie.
<201>Oui, mais ce jeu plaisant, quelquefois trop bouffon,
Effleure nos défauts, sans attaquer le fond;
On y cherche un bon mot qu'aiguise la satire,
Ce n'est point un sermon, au théâtre on veut rire.
Montrez-moi, s'il se peut, un mortel vicieux
Que votre comédie ait rendu vertueux;
Non, cet auguste emploi ne fut point son partage,
Qui veut se corriger trouve un pénible ouvrage;
C'est le combat interne et la réflexion
Qui nous font approcher de la perfection.
Oui, notre vrai bonheur et notre récompense,
C'est d'établir la paix dans notre conscience;
Sweerts, de vos vains plaisirs on ne doit s'occuper
Que lorsque du travail il faut se dissiper.
A Potsdam, 25 août 1749.
<202>ÉPITRE XV. A ALGAROTTI.202-a
Aimable rejeton de l'antique Ausonie,
En qui l'on reconnaît tout le brillant génie,
L'urbanité, le goût de ces esprits ornés
Que Rome produisit en ses temps fortunés,
D'où vient, Algarotti, que l'homme né caustique
Jusque sur ses amis se permet la critique?
Qu'à trouver des défauts occupant sa raison,
Au nectar de l'éloge il mêle du poison?
N'est-ce point l'amour-propre, ingénieux protée,
Qui, prenant de l'esprit la figure empruntée,
Des mœurs, du ridicule et des défauts d'autrui
Élève un monument qu'il érige pour lui?
Ou serait-ce qu'un dieu dont nous sommes l'ouvrage
Eût empreint dans nos cœurs une secrète image
Qui, retraçant les traits de la perfection,
Nous fait juger d'autrui par la comparaison?
Cherchons moins d'arguments pour pallier un vice
Que forma l'amour-propre au sein de la malice;
<203>Un courtisan adroit condamne ses rivaux,
D'une main complaisante il flatte ses défauts;
Il n'est point médisant, il s'en ferait scrupule,
Mais d'un sot plaisamment il rend le ridicule;
Cet esprit pénétrant dont il se fait honneur
Me fait craindre sa langue et soupçonner son cœur.
S'il était bienfaisant, son éloquence vaine
Ne déchirerait pas toute l'espèce humaine;
Sur les défauts d'autrui beaucoup moins rigoureux,
Par charité souvent il fermerait les veux.
Mais de ces scrutateurs la langue trop hardie
Glace chez les mortels l'amitié refroidie;
Plaçant à tout propos des si malins, des mais.
Juges de leurs amis, ils leur font leur procès;
Même à force de goût et de délicatesse,
Ils prennent en horreur notre fragile espèce.
Dans ce siècle de fer, dans ces temps corrompus,
Il n'est plus par malheur d'Achate, de Nisus,
L'homme plein de bonté passe pour imbécile,
Et l'amitié s'exprime en style de Zoïle.
« Licidas mon ami, dit l'un, me fait bâiller,
Perse serait charmant, s'il n'aimait à railler,
Chrvsippe est ennuyeux, il est toujours sublime,
Et l'emporté Damon à tout propos s'anime;
Ménélas est trop fier, Sulpicius trop bon,
L'économe Lycas est pis qu'un Harpagon,
Héraclite, hypocondre, en lui-même se mine,
Et Narcisse en vrai fat chérit sa bonne mine. »
Par de pareils propos pleins de malignité
On renverse l'esprit de la société.
Ah! si l'homme du moins dans sa folie extrême
<204>Faisait sans préjugés un retour sur lui-même,
Il trouverait en lui le nombre de défauts
Qu'il va si hautement blâmer chez ses égaux;
On le verrait bientôt, quand son ami le blesse,
Compenser avec lui faiblesse pour faiblesse,
Et, l'aidant à voiler certains défauts trop nus,
Relever de bon cœur l'éclat de ses vertus.
Qui trouve tout mauvais est rempli de malice,
Un œil qui voit tout jaune est atteint de jaunisse;
Souvent les préjugés et les préventions
Nous dictent les arrêts de nos décisions.
La nature, en suivant ses maximes constantes,
Tailla tous les objets à faces différentes :
Burrhus voit le dessus, Séjan voit le revers,
De là sur un objet cent jugements divers.
J'ai honte qu'un soldat nourri dans l'ignorance
Réprouve d'un lettré l'étude et la science,
Ou lorsqu'aux financiers quelque pédant fourré
De leur utile emploi fait un portrait outré,
Ou qu'en argumentant l'homme de loi s'engage
De prouver qu'un soldat est un anthropophage.
Extravagants bouffis de vos faibles exploits,
Don Quichottes zélés de vos divers emplois,
Ne verrez-vous jamais que l'immense nature
A bien plus d'une fin a fait la créature?
Tout être eut ses destins, tout homme eut ses talents,
Et pour le bien du monde ils sont tous différents.
Si chacun s'enrôlait sous Cujas et Bartole,
Qui, de ses bras nerveux rendant la terre molle,
Déchirerait son sein, cultiverait son champ,
Ramasserait les blés coupés d'un fer tranchant?
<205>Sera-ce l'avocat qui pourra vous défendre,
Si quelque prince actif, prêt à tout entreprendre,
Forme sur le royaume un projet dangereux,
Et vient couvrir vos champs de ses soldats nombreux?
Supprimons le soldat ou le jurisconsulte,
Même danger alors pour l'État en résulte :
Ce serait, un vaisseau privé de matelots,
Voguant au gré d'Éole à la merci des flots.
De ces instincts divers l'espèce et la nuance
Fait, loin de la blâmer, bénir la Providence;
Ne condamnons jamais que le vice effronté,
Trop funeste ennemi de la société.
On peut vous pardonner l'humeur acariâtre,
A vous que la nature a traités en marâtre,
Vous, malheureux Thersite, et vous, triste Brunel.205-a
Oui, vengez-vous sur nous des cruautés du ciel.
Mais qu'un homme d'esprit se porte à la folie
D'obscurcir les talents, de ternir le génie,
Que, par malice enclin à blâmer ses égaux,
Taupe sur leurs vertus et lynx sur leurs défauts,205-b
Il se fasse un plaisir de nuire et de médire,
Non, c'est à quoi mon cœur ne peut jamais souscrire.
Ce sujet me rappelle un conte qu'on me fit,
Dans cet âge où la fable instruisait mon esprit.
En ces temps où le monde était en son enfance.
Chaque être était, dit-on, doué de connaissance,
La raison éclairait les sages animaux,
<206>L'on entendait parler jusques aux végétaux,
Toute chose en naissant semblait être parfaite,
Et ni plante ni fleur n'était alors muette.
Dans un certain jardin, en ces temps renommé,
Que l'auteur par oubli ne nous a pas nommé,
La rose, en s'admirant et méprisant la vigne,
Lui dit un jour : « Je plains ta destinée indigne :
Si l'homme ne taillait tes rameaux superflus,
Si tu n'élevais pas tes pampres abattus,
Entourant tendrement cet ormeau charitable,
Tes sarments languissants ramperaient sur le sable;
Tes ceps disgraciés ne portent point de fleurs,
Tes feuilles sont sans ombre, et tes fruits sans odeurs.
Aux rayons d'un beau jour lorsqu'on me voit éclore,
Mon éclat cède à peine au pourpre de l'aurore;
Cet encens recherché, ces baumes peu communs
N'ont pas la douce odeur qu'exhalent mes parfums;
Nous sommes des festins les compagnes fidèles,
J'orne dans des bouquets la coiffure des belles,
Et, reine des jardins, mes charmes ravissants
Assurent mon empire établi sur les sens. »
« Je vaux bien plus que toi, dit la vigne à la rose :
Trop peu durable fleur, souvent, à peine éclose,
Un souffle d'aquilon vient terminer ton sort,
Le jour qui t'a vu naître est le jour de ta mort.
J'estimerais bien plus tes qualités divines,
Si ta tige hérissée enfantait moins d'épines,
Si, joignant à tes fleurs l'avantage des fruits,
Tu devenais utile ainsi que je le suis.
Regarde mes raisins si féconds en délices :
Qui ne préférerait mon vin à tes calices?
<207>Ces grappes, au pressoir réduites en liqueurs,
Chassent l'ennui chez l'homme, et raniment les cœurs;
Mes pampres ont orné dans des fêtes galantes
Le thyrse de Bacchus, la tête des bacchantes :
Ta beauté n'a qu'un temps, et je dure toujours. »
Un gros vilain chardon écoutant leurs discours,
Occupant un terrain qu'il rendait inutile,
Leur dit, en hérissant son panache stérile :
« Je n'ai ni vos parfums ni vos fruits de bon goût,
Mais tout terrain m'est bon, ma plante vient partout,
Et vos fruits et vos fleurs, de quel nom qu'on les nomme,
Ne sont qu'un vil tribut que vous payez à l'homme :
De notre liberté nous connaissons le prix :
Allez, et des chardons n'attendez que mépris. »
Déjà ces végétaux se seraient fait la guerre,
Ils se seraient battus; mais ils tenaient en terre.
Au fort du démêlé, l'aigle de Jupiter
Entendit leurs brocards, planant sur eux en l'air.
« Étouffe, vil chardon, dit-il, ta voix profane;
Rebut de la nature et pâture de l'âne,
Que ma leçon t'apprenne à te moins estimer :
Il faut être parfait quand on veut tout blâmer. »
Et s'adressant, après, à ces diverses plantes :
« Réprimez, leur dit-il, vos satires mordantes,
Et sans vous avilir par vos propos amers,
Applaudissez plutôt à vos talents divers.
Tout est ce qu'il doit être, et les vignes, les roses
Tiennent toutes leur rang selon l'ordre des choses :
N'élevez pas trop haut vos téméraires vœux. »
Oui, la perfection est l'attribut des dieux;
Du bon et du mauvais le bizarre assemblage
<208>De ce faible univers doit être le partage;
La terre si féconde a d'arides cantons,
L'été brûle d'ardeur, l'hiver a ses glaçons;
Ce globe raboteux, hérissé de montagnes,
A des gouffres, des bois, des mers et des campagnes;
Le feu dévore tout, l'air est troublé des vents,
Cet éternel combat maintient les éléments.
Qui se peint tout en beau dans ces lieux qu'il habite
Méconnaît la nature, et rêve en Sybarite;
Qui trouve tout mauvais trahit son intérêt :
Il faut prendre ici-bas le monde tel qu'il est.208-a
ÉPITRE XVI. A FINCK.209-a LA VERTU PRÉFÉRABLE A L'ESPRIT.
Le défaut principal du siècle où nous vivons,
Digne des habitants des Petites-Maisons,
C'est que, jusqu'au cerveau le plus paralytique,
Chacun de bel esprit au fond du cœur se pique;
Cette fureur s'accroît et nous possède tous,
Non, les Abdéritains ne furent pas plus fous.
Le monde aime l'esprit, il rit de la bêtise;
L'esprit, l'esprit, dit-on, et nous serons de mise.
Du plus sot sur ce point l'aveuglement est clair,
Et s'il ne sait penser, il en affecte l'air;
Pareil à ces taureaux qui dans un champ aride
Paraissent se nourrir, et ne mâchent qu'à vide,
Le pédant le plus lourd se croit spirituel,
Et surtout dans le monde on veut passer pour tel;
Ah! que ne fait-on pas pour usurper ce titre!
L'un, fléau des auteurs, s'érigeant en arbitre,
<210>Avec moins de talents que ses rivaux n'en ont,
Admire ce qu'il fait, déchire ce qu'ils font;
Il pense qu'en jouant le rôle de Zoïle,
L'univers abusé l'en croira plus habile.
Un autre, plus pervers, va jusqu'à la noirceur;
Aux charmes de l'esprit il immole son cœur,
Prépare des poisons, s'arme de la satire,
Comme un chien furieux, attaque, mord, déchire;
De l'encens des humains son esprit altéré
Ne s'est perdu d'honneur que pour être admiré.
D'autres présomptueux qui s'élèvent aux nues
Débitent hardiment leurs visions cornues,
Du vulgaire ignorant se font les précepteurs,
Et se flattent d'atteindre au rang des grands auteurs;
Mais le public ingrat, dédaignant leurs hommages,
Siffle cruellement l'auteur et ses ouvrages.
J'en ai même connu d'assez écervelés
Et du faux bel esprit assez ensorcelés
Pour oser nier Dieu présent à leur mémoire,
Lorsque tout l'univers nous annonce sa gloire;210-a
Il leur importait peu d'avoir raison ou tort,
Ils voulaient s'illustrer d'un brevet d'esprit fort,
Et pour se distinguer du vulgaire orthodoxe,
Ces raisonneurs abstraits s'armaient du paradoxe.
A ce prix, que le ciel nous prive de l'esprit!
C'est dans un vase impur un miel doux qui s'aigrit;
C'est l'esclave du cœur, il en reçoit l'empreinte,
Chez le tendre il est doux, chez le dur plein d'absinthe;
Défenseur obstiné de nos productions,
Avocat éloquent d'indignes passions,
<211>C'est un sophiste adroit dont l'argument perfide
Étouffe le flambeau dont la raison nous guide.
L'esprit n'en est pas moins un présent précieux
Que l'homme ingrat reçut de la faveur des cieux;
Il est un rayon pur de l'essence divine,
Qui fait penser, agir, dont l'âme s'illumine;
Il voit dans le passé, perce dans l'avenir,
Conçoit, juge, conclut, prouve et sait définir,
Et d'un principe admis tirant la conséquence,
Il guide à la raison et mène à la prudence;
La nature voulut que ses puissants ressorts
Fussent et le moteur et l'âme de nos corps.
Mais cet esprit vanté, divin par son essence,
N'aura jamais chez moi l'injuste préférence
Sur un cœur simple et pur, fidèle à son devoir.
Ayez de la mémoire, ayez un grand savoir,
Soyez spirituel, plaisant, profond, sublime,
Ce n'en est pas assez, je veux qu'on vous estime;
Mon suffrage, en un mot, n'est dû qu'à la vertu.
Sans vertu, tout esprit est mal fait et tortu :
Elle fait l'ornement et la base de l'homme.
Sectateur de Genève ou sectateur de Rome,
Soyez bon citoyen, et mon cœur vous chérit;
Charmé de vos vertus plus que de votre esprit,
Vous m'inspirez alors une amitié sincère.
L'esprit n'altère point le fond du caractère :
Cet auteur tant noté,211-20 détesté des Français,
Qui contre le Régent décocha tant de traits,
Et couvrit des attraits d'une douce harmonie
L'assassinat affreux que fit sa calomnie,
<212>Avec quelques talents avait tant de noirceur,
Qu'en tolérant ses vers, on abhorrait son cœur.
Avec beaucoup d'esprit on peut être perfide,
Trompeur, fripon, brigand, scélérat, parricide.
Cromwell, qui chez l'Anglais fit respecter ses lois,
Qui du trône sanglant précipita ses rois,
Cromwell, ce fourbe heureux, sans qu'il daignât paraître,
Fit sur un échafaud exécuter son maître;
Vainqueur dans les combats, il soumit ses égaux :
Cromwell eut quelques traits qui forment les héros.
Un esprit malfaisant, toujours enclin à nuire,
Séduisant quelquefois, ne peut toujours séduire;
Souvent il éblouit par des dehors brillants,
Mais lorsqu'on les connaît, on hait tous les méchants;
Leur esprit est pareil aux arides contrées
Qui portent pour tout fruit des ronces bigarrées;
Les malheureux efforts de leur fécondité
Nous nuisent encor plus que leur stérilité.
Si le public, poussé d'un caprice bizarre,
Admire aveuglément le singulier, le rare,
Je prétends lui produire, en un terme prescrit,
Pour un homme d'honneur cent personnes d'esprit;
J'entends ici l'honneur pris dans un sens sévère,
Qui ne brilla jamais dans une âme vulgaire.
Le monde de nos mœurs juge légèrement,
Il condamne, il approuve, et, sans discernement,
Trouve la probité, la bonté, la prudence
Où le sage éclairé n'en voit pas l'apparence.
Le nonchalant Simon passe pour vertueux,
S'il n'est point criminel, c'est qu'il est paresseux;
Le sot Afranius d'aucun mal ne s'avise,
<213>Ce n'est point sentiment, dans le fond c'est bêtise;
Le scélérat Damon craint d'être confondu,
Ses vices sont couverts du lard de la vertu,
Si vous sondez son cœur, ce n'est qu'hypocrisie.
Plein d'un meilleur esprit, l'âme du vrai saisie,
Varus combat le charme et l'abus des plaisirs,
Réprime l'intérêt, étouffe ses désirs,
Rabaisse son orgueil, lutte contre lui-même,
Et sert le genre humain, qu'il déplore et qu'il aime.
Telles sont les vertus d'un digne citoyen,
Tel doit être tout sage et tout homme de bien.
Ce caractère heureux, cette vertu si rare,
C'est le plus beau présent dont la nature avare
Ait honoré jamais la faible humanité.
Oui, mortel généreux, exemple de bonté,
Oui, mon âme attendrie, admirant ta sagesse,
Pardonne, en ta faveur, aux vices de l'espèce.
Tandis que tant d'humains sont faibles, chancelants,
Pareils à ces roseaux agités par les vents,
Mon héros, tel qu'un chêne affermi dans la terre,
Résiste à la tempête et brave le tonnerre;
Le crime essaye en vain de souiller son honneur,
Et l'envie impuissante en frémit de fureur;
Il est comme un vaisseau qui triomphe d'Éole,
Ses voiles sont l'esprit, la gloire est sa boussole,
Son jugement le sert comme un pilote heureux,
Les ouragans qu'il craint sont ses désirs fougueux,
Le rivage charmant où tend son espérance,
C'est un port peu connu, la bonne conscience;
Dans ce port fortuné, terme de ses succès,
Il jouit constamment d'une éternelle paix.
<214>Pourrait-on présumer qu'une vertu si pure
Sortît souvent des mains de l'avare nature,
Et pour notre malheur n'observons-nous donc pas
Pour un cœur généreux qu'on trouve mille ingrats?
Cette perfection, cette sagesse égale,
C'est la Vénus des Grecs 214-a en genre de morale.
Éprouvons au creuset tous vos esprits charmants,
J'y vois peu de solide et beaucoup d'agréments;
C'est un propos léger plein de plaisanterie,
Un ton de politesse et de galanterie;
Mais gardez-vous bien d'eux, un rien peut les piquer,
Et malheur à celui qu'ils voudront attaquer!
Il n'est dans leur commerce aucun lien durable,
Point de pouvoir sacré, point de droit respectable;
Bienfaiteurs, ennemis, à leurs yeux sont égaux,
Nulle empreinte ne tient dans leurs légers cerveaux;
Ils vous sacrifieront pour un trait de folie,
Sans dessein, sans objet, tout sert à leur saillie,
Ils brodent en riant vos plus légers défauts,
Ils mourraient, s'il fallait ravaler leurs bons mots.
S'ils empruntent de vous, c'est pour ne rien vous rendre,
En vain vous les pressez, il n'en faut rien attendre,
Ou leur ingratitude, oubliant vos bienfaits,
Jusqu'à la trahison portera leurs forfaits;
Dangereux par leur langue, ils le sont par leur plume :
Je les vois sous leur main amasser un volume,
Et de mauvais plaisants devenus plats auteurs,
D'un déluge de vers chargeant leurs éditeurs,
Ils deviendront du jour la fable et la nouvelle;
Tous leurs livres seront une longue querelle,
<215>Écrits injurieux ou fatras insensés,
Tantôt calomniant et tantôt accusés;
Le Parnasse, infecté de leurs injures sales,
Est surpris de parler le langage des halles.215-a
Voyons un bel esprit d'un coup d'œil différent;
Donnons-lui quelque emploi, certain éclat, un rang;
Qu'on le place à la cour, il en saisit l'usage,
Il intrigue, il cabale, en secret il outrage
Un Mécène en faveur qu'il trouve en son chemin.
S'il est juge, au barreau voyez cet inhumain :
Devant son tribunal la justice est vénale,
Le droit entre ses mains devient un vrai dédale,
L'innocence opprimée élève en vain sa voix,
Le corrupteur l'étouffé, et fait taire les lois.
Que sera-ce, grand Dieu! quel avenir sinistre,
Si le prince aveuglé le prend pour son ministre!
D'abord l'extravagant, Alberoni215-b nouveau,
De la guerre en Europe allume le flambeau;
Il veut se faire un nom, l'extravagant se flatte
De l'immortalité dont jouit Érostrate.
L'honnête homme n'a pas autant de faux brillant;
Mais sûr en son commerce, ami sage et prudent,
Il est toujours égal, discret en chaque affaire;
Simple au sein de la cour, doux, quoique militaire,
Auteur sans arrogance et juge sans erreur,
Il ne s'écarte point des règles de l'honneur.
Dites : à votre gré, lequel est préférable,
Ou cet homme en tout temps modeste, sûr, aimable,
<216>Ou cet esprit bouillant qui pousse en ses écarts,
Comme un feu d'artifice, un nombre de pétards;
Qui produit à la fois la fumée et les flammes,
Et qui met sans pudeur l'Europe en épigrammes;
Qui change dans un jour, tantôt blanc, tantôt noir,
Votre ami le matin, votre ennemi le soir;
Qui parle, se repent, affirme, désavoue,
Et qui sait vous blâmer de même qu'il vous loue?
Consultez le bon sens; sourd à vos préjugés,
Comparez-les tous deux, pesez-les, et jugez.
A Potsdam, 3 octobre 1749.
<217>ÉPITRE XVII. A CHASOT.217-a SUR LA MODÉRATION DANS L'AMOUR.
Ne pensez point, Chasot, vous que l'amour possède,
Que, marchant sur les pas du fougueux Diomède,
En vers injurieux j'ose blesser Vénus;
Pour les dieux des plaisirs mes respects sont connus,
Si j'attaque l'amour, c'est qu'il peut souvent nuire,
Je veux le modérer, et non pas le détruire :
Conservez votre vue à travers son bandeau.
Un amant me paraît dépourvu de cerveau,
Quand pieds et poings liés il se livre au caprice
D'un sexe plein d'appas, mais rempli de malice,
Qui, de nos passions saisissant les travers,
S'en sert adroitement pour nous donner des fers.
<218>Pensez-vous qu'à l'Amour, comme au seul dieu suprême,
Il faut immoler tout, jusqu'à la vertu même?218-a
Votre raison répugne à de tels sentiments.
L'amour croît avec nous à la fleur de nos ans,
L'âge des passions est l'heureuse jeunesse;
Un cœur novice est prompt à brûler de tendresse,
La nature, attisant ces feux séditieux,
De la vigueur des sens enfants impétueux,
Excite vivement la jeunesse fougueuse
A courir de l'amour la carrière épineuse;
De flatteuses erreurs et des désirs puissants
Triomphent sans combat de son faible bon sens.
Si l'on nous peint l'Amour sous les traits de l'enfance,
C'est que ce vieil enfant n'eut jamais de prudence :
Il est le compagnon de l'âge des erreurs,
Un sourire, un regard le rend maître des cœurs;
Dompté par la raison, vainqueur par le délire,
Il vit dans la jeunesse, il l'anime, il l'inspire.
Mais quand on a passé cette heureuse saison,
Que l'âge à pas tardifs amène la raison,
Que le sang refroidi se calme dans nos veines,
Pourquoi, par métaphore en bénissant ses chaînes,
Aller sacrifier aux autels de Vénus,
Et rappeler l'amour qui ne vous entend plus?
Dans nos temps corrompus, remarquez, je vous prie,
Combien d'originaux de la galanterie
La province et la cour ont en foule produits,
Qui, pleins de vanité, du faux bel air séduits,
Nous vantent les ardeurs de leurs flammes stériles.
Vieux guerriers languissants, vous n'êtes plus Achilles,
<219>Vos feux se sont éteints, un dieu vous a quitté,
La honte est le seul prix de la témérité.
Ah! ne regrettez plus votre superbe maître :
Vous avez servi tous un dieu sans le connaître,
Son Église eut le sort des Églises du temps,
L'hérésie à la fin sapa leurs fondements.
Le bon vieux temps n'est plus, le siècle dégénère :
L'amour était jadis tendre, discret, sincère,
Il n'est plus à présent que léger et trompeur,
La débauche succède aux sentiments du cœur;
On se prend sans amour, on se quitte de même,
Souvent, quand on se hait, on se jure qu'on s'aime,
On se brouille, on revient, on change, on se reprend,
De nos jours la tendresse et s'achète et se vend.
Cet homme du bel air, prodigue de caresses,
Voudrait comme Tarquin suborner nos Lucrèces;
S'il essuie un refus, pour venger cet affront,
Sa langue sur leurs mœurs distille son poison;
S'il est vainqueur, voyez ce galant coryphée
D'une indigne victoire ériger un trophée,
Amener ses captifs, comme un autre César,
Dans un jour de triomphe attachés à son char,
Et se vanter tout haut de son bonheur insigne.
Non, de ces procédés la bassesse m'indigne;
Il n'est plus de secret, d'honneur, de bonne foi,
L'amour est détrôné, l'orgueil donne la loi.
Je ne fais qu'effleurer, mais si je voulais mordre,
Je vous exposerais le coupable désordre
Qu'un amant du bel air par sa légèreté
Fait et fera toujours dans la société;
Comment dans nos maisons un enfant né du crime
<220>Usurpe biens et droits sur le fils légitime,
A l'abri d'un faux nom réunissant sur lui,
Malgré toutes les lois, l'héritage d'autrui.
Vous direz qu'un mari se rit de cet échange,
Et que le talion avec plaisir le venge.
Soit, mais l'ordre établi n'en est-il pas troublé,
Quand un crime produit un crime redoublé?
Quel usage du temps! indignes Sybarites,
Vos amoureux larcins sont donc tous vos mérites!
Supposons qu'un galant favorisé du sort
Atteignît dans sa course aux ans du vieux Nestor,
Examinons tous deux la vie irrégulière
Qu'on lui verrait mener dans sa longue carrière.
De sa jeunesse ardente il donnera les jours
Aux charmes inconstants des frivoles amours;
Mais puni des excès de sa flamme légère,
De ses fougueux écarts emportant le salaire,
Il quitte la roture, et dans un plus beau champ,
Des femmes de la cour il grossit son roman;
Il intrigue, il tracasse, il entreprend, il tente,
Il abuse à son gré d'une fille innocente,
Il remplace l'amour, dont il est moins séduit,
Par l'éclat indécent, le scandale et le bruit,
Là, se prêtant aux goûts d'une femme quinteuse,
Ici, se ruinant pour plaire à la joueuse,
Bientôt par la coquette adroitement trompé,
Et désigné du doigt par le monde attroupé.
Enfin, par ce désordre usé même avant l'âge,
N'ayant plus de l'amour que le flatteur langage,
Et gardant pour le sexe un goût enraciné,
Il régnait autrefois, je le vois enchaîné;
<221>Je le vois sous le joug d'une femme insolente;
Excité par le fiel de sa langue méchante,
Et par son artifice en cent façons commis,
Il est forcé de rompre avec tous ses amis.
Si j'avais de mes jours à rendre un pareil compte,
Vous m'en verriez rougir de dépit et de honte;
Qu'un galant effronté s'en fasse seul l'honneur,
Je méprise sa gloire, en plaignant son erreur.
Ah! Stins nous avilir, restons ce que nous sommes :
Tous ces efféminés ressemblent-ils aux hommes?
Livrés à la mollesse et perdus sans retour,
Dans l'ordre le plus bas esclaves de l'amour,
Ce sont les descendants du lâche Héliogabale.
Mais Hercule, dit-on, fila bien pour Omphale.
Soit, égalez d'abord son courage inouï,
Terrassez des tyrans, et filez comme lui;
Servez votre pays comme il servit la Grèce,
Et méritez le droit d'avoir une faiblesse.
Diane ornait les nuits, avant qu'Endymion
Fît naître dans son cœur sa folle passion;
Avant qu'après Daphné l'on vît courir son frère,
Il avait parcouru l'un et l'autre hémisphère;
Pluton, dans les enfers, tenant l'urne en ses mains,
Avait jugé longtemps tous les pâles humains,
Avant que de Cérès il enlevât la fille.
A Virgile ou Voltaire on passe une cheville;
Aux petits rimailleurs dépourvus de beautés,
Dont les défauts nombreux ne sont point rachetés,
On marque des mépris, le sifflet les assomme :
Je ne vous passe rien, si vous n'êtes grand homme.
Tout fait illusion à vos jeunes désirs,
<222>L'Amour, les Jeux, les Ris, la troupe des Plaisirs;
De ce perfide enfant la cour voluptueuse,
Tranquille en apparence, est toujours orageuse.
Arrachez tout à fait le bandeau de vos yeux,
Apercevez enfin ces piéges dangereux.
A Cythère, un beau jour, Vénus, par fantaisie,
Des habits de Minerve embellit la Folie,
Et voulut quelle ouvrît son école aux amants;
La Folie affecta le ton des sentiments,
Et leur fit des sermons sur l'amour platonique.
Les sages, dédaignant sa parure héroïque,
Découvrirent d'abord sa marotte à grelots,
Mais elle demeura la maîtresse des sots;
Son université, qui s'accroît et prospère,
A banni le bon sens, en prêchant l'art de plaire;
De là nous sont venus tant de fades galants,
Romanesques esprits, amants extravagants.
Le début de l'amour est doux et plein de charmes;
A ses premiers assauts a-t-on rendu les armes,
Son rapide succès le rend maître de tout;
Sa fin, c'est le regret, le dépit, le dégoût.
C'est un cheval fougueux qui s'emporte et vous guide;
Il est trop dangereux en lui lâchant la bride,
La sagesse est le mors qui le peut arrêter.
Voyez donc si j'ai tort de ne vous point flatter;
Examinez ici que de maux dans ce monde
A causés cet amour que dans mes vers je fronde.
Léandre pour Héro périt dans l'Hellespont;
Le maître en l'art d'aimer fut banni dans le Pont;
Tant qu'Achille amoureux écouta sa colère,
Hector du sang des Grecs faisait rougir la terre;
<223>L'adultère Paris alluma ce flambeau
Par qui le vieux Priam, descendant au tombeau,
Dans la fatale nuit, la dernière de Troie,
Vit aux flammes des Grecs sa capitale en proie.
Si vous me demandez des exemples plus grands,
Les fastes des humains en ont rempli les temps :
On ne reconnaît plus, tant le sort est injuste,
Le bras droit de César, le fier rival d'Auguste,223-21
Sur les mers d'Actium esclave de l'amour,
Lorsqu'il perd Cléopâtre et sa gloire en un jour;
Quand l'Anglais dans Paris porta sa violence,
Agnès à Charles sept fit oublier la France;
Du grand Turenne enfin imprimez-vous ce trait :
Envers son roi l'amour le rendit indiscret.223-a
Craignez donc cet enfant et ses flèches dorées,
Gardez-vous de porter ses brillantes livrées :
Il fait ses plus grands maux même en vous caressant,
Et s'il perdit Didon, ce fut en l'embrassant.
Qui pourrait raconter toutes ses perfidies,
Et combien ses fureurs ont fait de tragédies?
Ne vous attendez point que dans des vers mordants223-b
J'ajoute à ces vieux faits des exemples récents;
Je me suis pour toujours interdit la satire :
Il est bon de reprendre, et cruel de médire.
Mais par quelle raison décrier les plaisirs?
Est-il rien de plus doux que les tendres désirs?
Et que peut-on gagner, quand d'une humeur austère
<224>On va prêchant toujours la morale sévère,
Dans des vers chevillés tristement vertueux?
Quoi! veut-on repeupler des couvents de chartreux?
Veut-on que la raison, outrageant la nature,
En herbe ose étouffer notre race future?
Serions-nous, par raison, de ces monstres hideux
Par un pacha jaloux réduits à leurs neveux?
Je veux être Ixion, je veux être Tantale,
Si jamais à ce but a tendu ma morale :
La sagesse, Chasot, prudente en ses leçons.
Évite les excès où donnaient les Catons.
Loin d'ici ce docteur qui sans cesse nous damne!
L'amour est approuvé, l'abus, on le condamne;
Rien n'est de sa nature absolument mauvais,
Mais le bien et le mal sont voisins d'assez près.
L'amour paraît semblable aux plantes venimeuses,
Mortelles quelquefois, et toujours dangereuses;
Mais, en les mitigeant, de savants médecins
S'en servent, par leur art, au salut des humains;
Loin d'être un aliment, ce doit être un remède.
Un amour modéré peut venir à notre aide,
Quand, lassés d'un travail long et laborieux,
Nous empruntons de lui quelques moments joyeux.
Si je vous ai tracé d'une touche légère
Les écueils différents qu'ont les mers de Cythère,
C'est pour vous empêcher d'y périr quelque jour;
Arrosez cependant les myrtes de l'Amour,
Et suivant les conseils que vous dicte ma verve,
En adorant Vénus, n'oubliez pas Minerve,
Et recueillez toujours, sensible à votre nom,
Les suffrages de Mars avec ceux d'Apollon.
<225>Ainsi l'on vit jadis, dans Rome florissante,
Lorsque tant de héros la rendaient triomphante,
Que dans le Panthéon le sénat vertueux,
Ayant tous les talents, adorait tous les dieux.
A Potsdam, 27 septembre 1749.
<226>ÉPITRE XVIII. AU MARÉCHAL KEITH.226-a SUR LES VAINES TERREURS DE LA MORT ET LES FRAYEURS D'UNE AUTRE VIE.
Il n'est plus, ce Saxon, ce héros de la France,226-b
Qui du superbe Anglais renversa la balance,
De l'aigle des Césars abaissa la fierté,
Dompta dans ses roseaux le Belge épouvanté,
Et rendit aux Français leur audace première.
Ah! Mars dans les combats prolongea sa carrière;
Mais le cruel trépas qui, dans ces champs fameux,
Respecta du héros les jours victorieux,
Et ménageait en lui les destins de la France,
Dans les bras de la paix qu'on dut à sa vaillance,
Le frappe dans son lit, et lui laisse en mourant
<227>Envier les destins qu'ont eus en combattant
Le généreux Belle-Isle227-a et l'illustre Bavière.227-a
Ce héros triomphant est réduit en poussière,
Tout est anéanti, de l'Achille saxon
Il ne nous reste rien que son illustre nom,
Des sons articulés, des syllabes stériles,
Qui frappent du tympan les membranes subtiles,
Et vont se dissiper dans l'espace des airs,
Tandis que le grand homme est rongé par les vers.
Nos soupirs, nos regrets, ce souvenir, sa gloire,
Ses combats, où toujours présida la victoire,
Tout se perd à la fin; l'immensité des temps
Absorbe jusqu'aux noms des plus grands conquérants.
Si Maurice n'est plus, dites, qu'a-t-il à craindre?
Nous qui l'avons perdu, c'est à nous de nous plaindre;
C'est un pilote heureux qui vient d'entrer au port.
Le sage de sang-froid doit regarder la mort :
Des maux désespérés son secours nous délivre,
Il n'est plus de tourments, dès qu'on cesse de vivre;
Qui connaît le trépas ne le fuit ni le craint.
Ce n'est pas, croyez-moi, ce fantôme qu'on peint,
Ce squelette effrayant dont la faim dévorante
Engloutit des humains la dépouille sanglante,
Et, par d'amples moissons qu'il fait dans l'univers,
Remplit incessamment l'abîme des enfers.
Ce sont des songes vains que ces plaintives ombres
<228>Qui passent sans retour dans des demeures sombres,
Dans des lieux de douleurs où ces esprits tremblants
Souffriront, sans espoir, d'éternels châtiments;
Les fables de l'Egypte et celles de nos pères
Sont un frivole amas de pompeuses chimères;
La crainte et l'artifice ont produit ces erreurs.
Ah! repoussons, cher Keith, ces indignes terreurs,
La vérité paraît, mes vers sont ses organes;
Mensonges consacrés, mais en effet profanes,
Ne vous montrez ici que pour être vaincus.
Dépouillons le trépas de tous les attributs
Dont la secrète horreur révolte la nature.
Qu'importe que des vers le corps soit la pâture?
Ne voyons dans la mort qu'un tranquille sommeil
A l'abri des malheurs, sans songe, sans réveil;
Et quand même après nous une faible étincelle,
Un atome inconnu, qu'on nomme âme immortelle,
Ranimant du trépas la froide inaction,
Pourrait braver les lois de la destruction,
Hélas! tout est égal, pour notre cendre éteinte
Il n'est aucun objet ni d'espoir ni de crainte.
Qu'aurais-je à redouter au séjour éternel?
Quoi! le Dieu que j'adore, est-ce un tyran cruel?
Serai-je après ma mort l'innocente victime
De l'auteur dont je tiens ce souffle qui m'anime
Et ces tendres désirs des sens voluptueux?
Si l'esprit des mortels sortit des mains des dieux,
Se peut-il que ces dieux punissent leur ouvrage
Des imperfections qui furent son partage?
Non, ma raison répugne à de tels sentiments.
<229>Un père dont le cœur est tendre à ses enfants
Serait-il parmi nous assez dur et bizarre
Pour accabler son fils d'un châtiment barbare,
Si ce malheureux fruit de sa fécondité
Le choquait, en naissant, par sa difformité?
Un fils dénaturé peut irriter son père
Et se voir écrasé du poids de sa colère;
Mais nous, contre les dieux que peut notre fureur?
Rien ne peut altérer leur éternel bonheur.
Écarts audacieux de notre extravagance,
Pourriez-vous offenser l'auguste Providence?
Signalez, fiers géants, votre rébellion,
Entassez, s'il se peut, Ossa sur Pélion,
Armez contre le ciel votre bras redoutable :
Vous ne sauriez heurter ce trône inébranlable.
Dieu voudrait-il punir qui ne peut l'offenser?
Un dieu sans passions peut-il se courroucer?
Je connais ses bienfaits, sa bonté, sa clémence;
Qui le dépeint barbare est le seul qui l'offense.
Ah! cette âme, cher Keith, qu'on ne peut définir,
Et qu'après notre mort un tyran doit punir,
Ce nous qui n'est pas nous, cet être chimérique
Disparaît aux flambeaux que porte la physique.
Que le peuple hébété respecte ce roman;
Regardons d'un œil ferme et l'être et le néant.
J'implore ton secours, ô divine Uranie!
Accorde à ma raison les ailes du génie,
Montre-moi la nature au feu de tes clartés :
Heureux qui peut connaître et voir tes vérités!
Déjà l'expérience entr'ouvre la barrière,
<230>Je vois Lucrèce et Locke au bout de la carrière;
Venez, suivons leurs pas, et montrons aux humains
Leur nature, leur être, et quels sont leurs destins;
Examinons l'esprit depuis son origine,
Pendant tous ses progrès, jusqu'à notre ruine :
Il naît, se développe et croît avec nos sens,
Il éprouve avec eux différents changements;
Ainsi que notre corps, débile dans l'enfance,
Étourdi, plein de feu dans notre adolescence,
Abattu par les maux et fort dans la santé,
Il baisse, il s'affaiblit dans la caducité,
Il périt avec nous, son destin est le même.
Mais l'âme, qu'on nous dit de nature suprême,
Quoi! cet être immortel, presque l'égal des dieux,
Quitterait-il pour nous l'heureux séjour des cieux?
Daignerait-il s'unir à ce corps peu durable,
A la matière ingrate, abjecte et périssable,
Épier les moments des plaisirs de Vénus,
Se tenir en vedette, animer le fœtus,
Et s'enfermer neuf mois dans le sein de la mère,
Dans un cachot obscur prisonnier volontaire,
Pour s'exposer après à tous les coups du sort,
Souffrir le chaud, le froid, la douleur et la mort?
Voilà les visions dont notre orgueil nous flatte.
Consultons sur ces faits les enfants d'Hippocrate,
Voyons la mécanique et les jeux des ressorts
Qui meuvent nos esprits, de même que nos corps.
Lorsque l'astre du jour termine sa carrière,
Que le discret sommeil ferme votre paupière,
Que fait alors cette âme? Elle dort avec vous.
<231>Quand le sang en fureur agite votre pouls,
Que par redoublement la fièvre vous dévore,
Votre esprit dérangé pendant l'accès s'ignore :
Laissez sortir le sang par ses ruisseaux ouverts,
Que sa pourpre en jets d'eau s'élance dans les airs,
Bientôt le mal n'est plus, votre poumon respire,
Et l'esprit égaré revient de son délire.
Voyez, le verre en main, ce dévot de Bacchus,
Il bégaye des mots, il ne les comprend plus.
Un homme évanoui perd d'abord sa pensée,
Son âme, en ce moment par les maux oppressée,
Reste, ainsi que le corps, dans l'engourdissement;
Aussitôt qu'il revient de ce saisissement,
Quand il rouvre les yeux, son âme appesantie
Après un court trépas est rendue à la vie.
Souvent un peu de sang qui presse le cerveau
De la faible raison étouffe le flambeau;
L'esprit a, pour penser, besoin de nos organes.
S'il était dégagé de leurs fines membranes,
Comment pourrait-il voir, sentir, toucher, ouïr,
Sans mémoire penser, craindre ou se réjouir?
Cet atome immortel, sans matière solide,
Privé de tous les sens, n'est qu'un être stupide;
Il n'est qu'un nom pompeux, un fantôme idéal.
Peut-il se souvenir de notre jour natal?
Sait-il comment le ciel l'unit à la matière,
Et quelle était jadis sa nature première?
L'âme que je reçus, cet être clairvoyant,
Avait très-mal instruit mon esprit en naissant;
Je n'ai pas apporté la plus légère trace
<232>De ce qui se passa dans cet immense espace,
Dans ces temps où mon âme a dû me précéder;
Sur ce fait ma mémoire a droit de décider.
Non, mon cœur attendri n'a point donné de larmes
A ces jours rigoureux, à ces jours pleins d'alarmes,232-22
Quand dans nos champs féconds l'oppresseur des Germains
Ravissait les moissons qu'avaient semé nos mains,
Quand de nos ennemis la fureur divisée
Ruinait tour à tour ma patrie épuisée,
Pillait les habitants, saccageait les cités,
Que les cieux rigoureux, contre nous irrités,
Pour comble de nos maux envoyèrent la peste,
Qui de nos habitants emporta tout le reste,
De son poison mortel corrompit enfin l'air,
Et fit de nos États un immense désert.
Ces faits à mon esprit sont connus par l'histoire,
S'il subsistait alors, il était sans mémoire;
De l'avenir, cher Keith, jugeons par le passé :
Comme, avant que je fusse, il n'avait point pensé,
De même, après ma mort, quand toutes mes parties
Par la corruption seront anéanties,
Par un même destin il ne pensera plus.
Non, rien n'est plus certain, soyons-en convaincus :
Dès que nous finissons, notre âme est éclipsée.
Elle est en tout semblable à la flamme élancée
Qui part du bois ardent dont elle se nourrit,
Et dès qu'il tombe en cendre, elle baisse et périt.
Oui, tel est notre sort, et je vois d'un œil ferme
Que le temps fugitif m'approche de mon terme;
<233>Craindrais-je le trépas et ses coups imprévus?
Je sais qu'il me remet dans l'état où je fus
Pendant l'éternité qui précéda mon être;
Étais-je malheureux avant qu'on m'ait vu naître?
Je me soumets aux lois de la nécessité;
Mes jours sont passagers, mon être est limité,
Je prévois mon trépas : faut-il que j'en murmure?
Ah! mortel orgueilleux, écoute la nature;
C'est peu d'avoir sur toi répandu ses faveurs,
Elle veut bien encor détruire tes erreurs,
Vaincre tes préjugés, dissiper tes chimères,
Enfin t'initier à ses savants mystères :
« Je t'ai donné la vie, et c'est par mon concours
Que se forma ton corps, que s'accrurent tes jours;
Tes fibres déliés, leur tissure subtile,
Tout a dû t'annoncer que ton être est fragile.
A des conditions, tu vis quelques moments;
Quand je te composais de divers éléments,
Je leur promis alors que la mort équitable
Acquitterait un jour cet emprunt charitable :
Jouis de mes bienfaits, mais garde mon accord,
Je t'ai donné la vie, et tu me dois ta mort.
Tu veux que mon secours allonge tes années?
Redoute, malheureux, tes tristes destinées :
Je vois fondre sur toi les maux et la douleur,
Le chagrin dévorant te rongera le cœur;
Réduit à désirer la fin de ta carrière,
Ta main à tes parents fermera la paupière,
A tes plus chers amis, à ta postérité;
Isolé dans le monde en ta caducité,
<234>Et perdant chaque jour tes sens et ta pensée,
De tes derniers neveux tu seras la risée.
Eugène et Marlborough, malgré leurs grands exploits,
Ont senti les effets de ces sévères lois;
Condé, le grand Condé survécut à lui-même;
L'Auguste des Français, malgré son diadème,
Éprouva l'infortune à la fin de ses ans,
Et vit dans un tombeau porter tous ses enfants. »
Voilà ce que dirait notre mère commune.
Hélas! trop vain mortel, son discours t'importune,
Ton cœur aime le monde; il brille, il éblouit,
Mais sa figure passe, et tout s'évanouit.
Malgré tant de dangers, tu désires la vie :
Le bien de tes parents, leur amour t'y convie,
Ta fin serait pour eux un lamentable deuil,
Tes affaires un temps ont besoin de ton œil;
Ah! que de grands projets ta mort viendrait suspendre!
Tu n'as rien achevé, que ne peut-elle attendre?
Eh! pourquoi, malheureux, ne t'es-tu point hâté?
Croyais-tu donc jouir de l'immortalité?
Apprends que nos désirs nous suivent en tout âge,
Et que personne enfin n'acheva son ouvrage
Avant que d'arriver à son terme fatal.
Ou plus tôt ou plus tard, le trépas est égal :
Tous les temps écoulés sont effacés de l'être,
Cent ans passés sont moins que l'instant qui va naître,
Tout change, et c'est, cher Keith, la loi de l'univers.
Les fleuves orgueilleux renouvellent les mers,
On engraisse la terre, aride sans culture;
Lorsque l'air s'épaissit, un zéphire l'épure,
<235>Ces globes enflammés qui parcourent les cieux
De l'astre des saisons renouvellent les feux.
La nature, attentive et de son bien avare,
Fait des pertes toujours, et toujours les répare;
Depuis les éléments jusques aux végétaux,
Tout change, et reproduit quelques objets nouveaux;
La matière est durable et se métamorphose,
Mais si l'ordre l'unit, le temps la décompose.
Le ciel pour peu de temps nous a prêté le jour,
Mais tout doit s'animer, tout doit avoir son tour;
Sommes-nous malheureux, si la Parque infidèle
Ne fila pas pour nous les jours de Fontenelle?235-a
Serait-ce donc à nous à redouter la mort?
A nous, pauvres humains, frêles jouets du sort,
Qui rampons dans la fange, et dont l'esprit frivole,
S'il ne possédait point le don de la parole,
Serait égal en tout à ceux des animaux?
Ah! voyons dans la mort la fin de tous nos maux :
Ennemis irrités, armez votre vengeance,
Le trépas me défend contre votre insolence;
Grand Dieu, votre courroux devient même impuissant,
Et votre foudre en vain frappe mon monument;
La mort met à vos coups un éternel obstacle.
J'ai vu de l'univers le merveilleux spectacle,
J'ai joui de la vie et de ses agréments,
Et je rends de bon gré mon corps aux éléments.235-b
Quoi! César, qui soumit sous son bras despotique
<236>Tout l'univers connu, Rome, sa république;
Quoi! Virgile, l'auteur des plus sublimes vers,
Newton, qui devina les lois de l'univers,
Que dis-je? et vous aussi, vertueux Marc-Aurèle,
L'exemple des humains, mon héros, mon modèle,
Vous avez tous subi les arrêts du trépas!
Ah! si le sort cruel ne vous épargna pas,
Devons-nous murmurer, si la Parque lassée
Vient du fil de nos jours trancher la trame usée?
Qu'est-ce que nos destins? L'homme naît pour souffrir,
Il élève, il détruit, il aime, il voit mourir,
Il pleure, il se console, il meurt enfin lui-même :
Voilà, pauvres humains, votre bonheur suprême.
Nous ne quittons ici qu'un séjour passager,
Nous vivons dans le monde ainsi qu'un étranger
Qui jouit en chemin d'un riant paysage,
Et ne s'arrête point aux gîtes du voyage.
Cher Keith, suivons les pas de nos prédécesseurs,
Faisons à notre tour place à nos successeurs;
Tout le monde a les siens, et nous aurons les nôtres,
Ceux qui nous pleureront seront pleurés par d'autres.
Allez, lâches chrétiens,236-a que les feux éternels
Empêchent d'assouvir vos désirs criminels,
Vos austères vertus n'en ont que l'apparence.
Mais nous, qui renonçons à toute récompense,
Nous, qui ne croyons point vos éternels tourments,
<237>L'intérêt n'a jamais souillé nos sentiments :
Le bien du genre humain, la vertu nous anime,
L'amour seul du devoir nous a fait fuir le crime;
Oui, finissons sans trouble et mourons sans regrets,
En laissant l'univers comblé de nos bienfaits.
Ainsi l'astre du jour, au bout de sa carrière,
Répand sur l'horizon une douce lumière,
Et les derniers rayons qu'il darde dans les airs
Sont ses derniers soupirs, qu'il donne à l'univers.
ÉPITRE XIX. A DARGET.238-a APOLOGIE DES ROIS.
De mes productions laborieux copiste,
Qui de tous mes écrits sous ta clef tiens la liste,
Confesse-moi, Darget, les secrets de ton cœur.
Dis-moi, que penses-tu d'un maître si rêveur,
Inégal, agité, pensif, distrait et sombre,
Tel qu'est un algébriste en combinant un nombre?
Le plaisir vainement veut dérider son front,
Il paraît absorbé dans un travail profond;
Tu lui vois tellement faire la sourde oreille,
Qu'à peine, quand tu lis, Cicéron le réveille.
Alors, réfléchissant au fond de ton cerveau
Sur un roi si rêveur dans un poste si beau,
<239>Tu penses en toi-même, enviant ma fortune :
« Astolphe n'a pas seul son bon sens dans la lune;239-a
Un roi dans l'univers n'a rien à souhaiter,
Que son sort est heureux, s'il en sait profiter!239-b
Il peut tout ce qu'il veut; ô trop fortunés princes!
Arbitres souverains de nombreuses provinces,
Janus ouvre son temple ou le ferme à leur choix,
Les mortels semblent nés pour fléchir sous leurs lois;
Idoles des humains, demi-dieux de ce monde,
Le ciel qui les chérit les sert et les seconde.
S'il plaisait au destin de couronner Darget,
Au lieu d'approfondir un pénible projet,
Ses beaux jours couleraient de plaisirs en délices,
A ses vœux les amours seraient toujours propices,
Buvant, riant, chantant du soir jusqu'au matin,
Les dieux mêmes, les dieux envieraient son destin :
Qui sous le diadème a l'air mélancolique
N'est rien qu'un hypocondre, un rêveur lunatique. »
Tout doucement, Darget; que ton esprit calmé
Apaise le courroux dont il est animé.
Ton erreur t'éblouit, et, juge téméraire,
Tu suis les préjugés qu'adopte le vulgaire;
Écartons l'appareil, l'illusion, l'éclat,
Examinons ici le fond de notre état.
La médiocrité fait le sort de ta vie,
Tes jours sont tous égaux, et ta fortune unie,
Te plaçant au milieu des deux extrémités
Des besoins indigents, des superfluités,
Écueils où si souvent le genre humain échoue,
<240>De ses biens mesurés en ce monde te doue;
Plus élevé qu'un nain, plus petit qu'un géant,
C'est être comme il faut, c'est ton sort, sois content.
Libre des embarras et d'un travail pénible,
Ton âme peut goûter un sort doux et paisible;
Jouissant du présent sans prévoir l'avenir,
Tous tes soins sur toi seul peuvent se réunir.
Ah! trop heureux Darget, qui dans ta vie obscure
Ne crains pour ton honneur l'outrage ni l'injure
Que sur les noms connus des grands et des héros
L'envie en frémissant répandit à grands flots,
Pourvu qu'en ta maison ta femme, douce, honnête,
D'un bruyant carillon ne rompe point ta tête,
Qu'elle daigne du moins, le soir, à ton retour,
T'accueillir, t'embrasser, ranimer ton amour;
Pourvu que du cerveau nulle âcreté fâcheuse
Ne porte sur tes yeux son humeur douloureuse,
Pourvu que Dalichamp240-23 t'assure ta santé,
Que manque-t-il alors à ta félicité?
Je vois à ta froideur, ton air, ta contenance,
Que tu crois, cher Darget, rempli de méfiance,
Qu'égayant mes crayons par un riant tableau,
Je flatte tes destins, en les peignant en beau.
Eh bien donc, j'y consens, il ne faut plus rien taire.
O le fâcheux métier que d'être secrétaire
Auprès d'un maître auteur, soi-disant bel esprit,
Qui du matin au soir lit, versifie, écrit,
Et croit la renommée avec ses cent trompettes
Occupée à prôner ses frivoles sornettes!
Tous les jours, par cahiers, tu mets ses vers au net,
<241>Et quand tu les lui rends, Dieu sait le bruit qu'il fait :
D'un sévère examen le pointilleux scrupule
S'étend sur chaque point et sur chaque virgule;
Là sont des e muets qui devraient être ouverts,
Ou c'est un mot de moins qui fait clocher un vers :
Puis, en recopiant cet immortel ouvrage,
Tu donnes son auteur au diable à chaque page;
Tel est de ton histoire en deux mots le précis.
Mais viens, apprends de moi quels sont les vrais soucis,
Qui de nous est lié des plus fortes entraves,
Des Dargets ou des rois qui sont les plus esclaves.
Tu crois par ce début que j'orne mes discours
Des paradoxes vains, la honte de nos jours,
Qui, heurtant le bon sens, aux vérités rebelles,
Débitent des erreurs sous des formes nouvelles?
Soit paradoxe ou non, c'est une vérité
Qu'on sent trop malgré soi, qu'on tait par vanité.
L'emploi d'un souverain, Darget, n'est pas facile
Quand il veut gouverner en roi vraiment habile,
Que, sans se rebuter d'un pénible travail,
Il règle en ses États jusqu'au moindre détail.
Là Thémis, redressant sa balance inégale,
Et réprimant en vain la discorde infernale,
Aux lois de l'équité conformant ses arrêts,
Doit dans un temps donné terminer les procès;
Un hydre renaissant qu'on nomme la chicane.
En aboyant contre elle, élève un front profane.
Et lorsque dans les fers on veut le captiver,
Il s'échappe à l'instant, et revient nous braver;
Cet ouvrage est pareil à ceux de Pénélope.
Mais qui ne deviendrait à bon droit misanthrope,
<242>Quand, ayant terminé cent procès fatigants,
On voit dans les plaideurs autant de mécontents
Qui, mesurant leurs droits au gré de leur caprice,
De propos diffamants accablent la justice?
Il faut taxer le peuple, il subvient aux emplois
Attachés à la cour, aux finances, aux lois;
Ce que donne à l'État le fuseau, la charrue,
Aux héros ses vengeurs de droit se distribue,
Et c'est à l'équité de régler ces impôts
Sur les biens des sujets, différents, inégaux.
Quand le peuple se plaint qu'on charge les villages,
Le courtisan prétend qu'on augmente ses gages,
Et féconds en projets qui bercent leur espoir,
Aucun ne veut donner, et tous veulent avoir;
Qu'heureux serait le roi qui, véritable adepte,
Du grand œuvre un beau jour trouverait la recette!
Plus heureux, s'il pouvait, élevant leur raison,
Réaliser l'État qu'imagina Platon!
Mais voici d'autres soins : il faut qu'un bras sévère
Retienne en son devoir le fougueux militaire :
Dans son libertinage un farouche soldat,
Parjure à ses serments, renverserait l'État;
En ses prétoriens Rome eut autant de traîtres,
Ils marchandaient l'empire et lui donnaient des maîtres.
Il faut que ces lions, pour les combats nourris,
Par Bellone lâchés, soient domptés par Thémis;
Mais pour assujettir leur fière indépendance,
Mais pour donner un frein à leur folle licence,
Il nous faut tour à tour employer la rigueur,
L'espérance, la crainte et même la douceur;
Il faut, pour que l'État ne perde point sa gloire,
<243>Au milieu de la paix préparer la victoire,
Afin que tant d'esprits, unis par le devoir,
Ne forment qu'un seul corps qu'un seul chef fait mouvoir;
C'est lui dont la raison, pour servir la patrie,
Guide, excite, modère ou retient leur furie.
« Ah! grâce au ciel, dis-tu, prenant un air aisé,
Mon maître en ce discours enfin s'est épuisé. »
Epuisé? moi! « Mais oui » ... Darget, cette matière
Pour un homme d'État est une ample carrière;
Je ne t'ai présenté que trois points différents,
Il en est plus de mille, et tous sont importants.
Dans le gouvernement, la sûreté publique
Ne peut se soutenir que par la politique :
En unissant des rois elle oppose à propos
Le pouvoir des amis au pouvoir des rivaux,
Et par les poids égaux d'un prudent équilibre
Elle maintient l'Europe indépendante et libre.
Tant que la bonne foi parla dans les traités,
Ces utiles liens ont été respectés;
Mais bientôt l'intérêt, corrompant la droiture,
Amena l'artifice et même l'imposture.
La politique alors adopta le soupçon;
L'envie aux noirs serpents, l'affreuse trahison,
Préparèrent de loin les jours de la vengeance,
Et de tant de forfaits on fit une science;
Le monde fut peuplé d'illustres scélérats,
Pestes du genre humain et fléaux des États;
La sagesse elle-même adopta ces maximes,
Et devint criminelle en combattant les crimes :
Dans les conseils des rois on osa les citer,
Tout pacte eut un sens louche et put s'interpréter,
<244>Tout traité fut suspect et devint un problème,
La fraude sur son front posa le diadème,
Des crimes dont le peuple est puni par les lois
Devinrent des vertus, appartenant aux rois.
Depuis que les forfaits parurent légitimes,
Nous voyons sous nos pas entr'ouvrir244-a des abîmes,
Nous sommes entourés de cent piéges tendus,
Comme sur ces glacis avec art défendus
Où l'assiégeant timide, en main tenant la sonde,
Avance, en éventant les mines à la ronde.
Entre les souverains il n'est que peu d'amis,
Les plus proches voisins sont les plus ennemis,
L'un de l'autre en secret ils trament la ruine;
Il faut qu'on les observe, il faut qu'on les devine,
Et d'un œil pénétrant lisant dans l'avenir,
Il faut y voir le mal que l'on doit prévenir.
Tels sont les soins, Darget, que la couronne exige;
Mais à moins que le ciel ne fasse un grand prodige,
Lors même que le prince est quitte envers l'État,
Le peuple de son roi juge comme un ingrat.
On veut qu'il sache tout, la guerre, la finance,
L'art de négocier et la jurisprudence,
Qu'il soit universel dans ce vaste métier
Dont chaque point demande un homme tout entier.
Celui qui l'offensa le trouve trop sévère,
L'autre le croit trop doux, celui-ci trop colère;
Fait-il la guerre, on dit : « C'est un roi furieux,
Le ciel pour nous punir l'a fait ambitieux; »
S'il se maintient en paix, « ce monarque stupide
Redoute les dangers, la gloire l'intimide. »
<245>S'il gouverne lui seul, c'est un prince jaloux,
« Têtu, capricieux, qui ne suit que ses goûts; »
Commet-il de l'État le soin à ses ministres,
« Pourquoi tolère-t-il tous leurs complots sinistres? »
A-t-il des favoris, « son faible fait pitié; »
N'en a-t-il point, « ce prince est sourd à l'amitié. »
L'un est trop remuant, l'autre craint la fatigue,
L'économe est vilain, le libéral, prodigue,
Et le galant surtout passe pour débauché.
Tel est de notre état le portrait ébauché.
Comment joindre, Darget, tout grands rois que nous sommes,
Les vertus qu'ont les dieux aux faiblesses des hommes?
L'humanité n'a point tant de perfections;
Si nous voulons des rois privés de passions,
Dont la tranquillité ne saurait être émue,
Allons, qu'Adam 245-24 travaille, et fasse une statue.
Et pourquoi se flatter d'apaiser ces frondeurs?
César eut ses jaloux, Titus eut ses censeurs.
Veux-tu savoir pourquoi la cruelle satire
S'acharne sur les rois, et toujours les déchire?
C'est que, par son penchant aimant la liberté,
L'homme hait un pouvoir qui n'est point limité,245-a
Et du maître au sujet la grande différence,
Rabaissant son orgueil, blesse son arrogance;
L'un se dit en secret : « Je condamne le Roi,
Il n'a jamais l'esprit de penser comme moi; »
Un autre dit tout haut : « Si j'étais dans sa place,
Notre gouvernement aurait une autre face. »
Vois-tu ce peuple abject d'obérés mécontents,
<246>Solliciteurs fâcheux de tous postes vacants?
Tous veulent les avoir, on les donne aux plus dignes;
Alors de ces jaloux les satires malignes,
Qui comme autant d'affronts regardent les refus,
Défigurent nos traits, noircissent nos vertus;
De nouveaux mécontents cette troupe grossie
Épilogue tout haut le cours de notre vie;
Le ciel même jamais n'a pu les contenter,
Un roi faible mortel pourrait-il s'en flatter?
Aimer toujours le bien, le suivre par principe,
Mépriser un vain bruit dont l'écho se dissipe,
C'est là notre parti; laissons donc bourdonner
Cet essaim de frelons sans nous en chagriner;
A ces juges des rois si nous osions répondre,
Par le mot de l'énigme on pourrait les confondre :
Ils n'ont vu que de loin ces importants objets,
Ces censeurs pointilleux sont autant de Dargets;
La critique est aisée, et l'art est difficile,246-a
Un citoyen charmant fait un roi malhabile,
Et tous ces Phaétons si savants dans notre art
Tomberaient de l'Olympe en guidant notre char.
Ne pense point, Darget, que, dangereux sophiste,
De cent rois criminels affreux apologiste,
Abusant de ma lyre et du charme des vers,
Je chante des tyrans, l'horreur de l'univers;
Ma muse ose blâmer la funeste conduite
De ces vulgaires rois sans honneur, sans mérite,
Endormis sur le trône246-b ou pleins de vains projets,
<247>Trop mous vers leurs voisins, trop durs vers leurs sujets.
Je vais te crayonner leurs traits d'après nature :
Un tel ... Mais mon discours te lasse outre mesure,
Tu brûles, cher Darget, de revoir ta maison,
Où ta femme t'attend pour plus d'une raison.
Je crois ouïr gronder ta cuisinière experte,
Déjà le rôti sèche et la table est couverte,
Tes ragoûts délicats vont tous se refroidir,
Et ton cocher là-bas fouette à nous étourdir;
Dix heures vont sonner; lassés de ton absence,
Tes valets excédés grondent d'impatience.
Pars donc, puisqu'il le faut; mais conviens avec moi
Que les grands ne sont pas plus fortunés que toi.
(Envoyée à Voltaire le 5 mars 1749.) A Potsdam, 3 août 1749.
<248>ÉPITRE XX. A MON ESPRIT.248-a
Écoutez, mon esprit, je ne saurais le taire,
Les contes que sur vous tous les jours j'entends faire,
Vos défauts, vos travers m'ont mis au désespoir;
Quoi! vous étudiez du matin jusqu'au soir?
D'un violent désir suivant l'intempérance,
Vous faites le savant? Ah! quelle extravagance!
En feuilletant sans cesse un auteur vermoulu
Qui lassa les Achards,248-b et qu'aucun roi n'a lu,
Vous voulez, imitant les Huets, les Saumaises,
Vous remplir le cerveau de leurs doctes fadaises?
O ciel! un roi savant! ce mot me fait frémir :
Jamais dessein plus fou pouvait-il vous venir?
Qu'un roi sache arrêter un calcul de finance,
<249>Parafer un traité, signer une ordonnance,
C'est beaucoup dans le siècle où l'on vit aujourd'hui;
Peut-on en conscience exiger plus de lui?
Un roi doit soutenir la majesté du trône;
Tout plein de la grandeur dont l'éclat l'environne,
Fier envers ses voisins et toujours dédaigneux,
Il doit vivre d'encens, égal en tout aux dieux.
Qu'importe le savoir? la science parfaite,
C'est de connaître à fond les lois de l'étiquette :
Cette règle des cours occupe auprès des grands
Ces oisifs affairés qu'on nomme courtisans.
Oui, marmottez tout bas au ministre en silence
Un compliment obscur dans un jour d'audience,
Soyez chasseur outré, forcez-vous à jouer,
Et surtout sans rougir entendez-vous louer;
Empressez-vous au prône, et bâillez au spectacle,
Soyez morne au souper, ne parlez qu'en oracle,
Et par air de grandeur affectez de l'amour :
Voilà comment un roi doit ennuyer sa cour,
Tel était le métier qu'il vous fallait apprendre.
Vos plaisirs, mon esprit, ont droit de me surprendre;
L'étude, qui pour vous a tant de volupté,
Déroge à vos grandeurs, et perd la royauté.
Je vous dirai bien plus : pour comble de manie,
On vous dit possédé de la métromanie;
Oui, vous êtes poëte en dépit d'Apollon.
Pouvez-vous renier ce poëme bouffon 249-a
Où, d'un style mordant blessant toute la terre,
Vous critiquez les cieux au mépris du tonnerre,
Et sur Homère même aiguisant vos bons mots,249-a
<250>Vous attirez sur vous l'essaim de ses dévots?
Pouvez-vous ignorer que, sous différents titres,
On voit courir de vous des odes, des épîtres,
Où, comme La Neuville,250-a échauffant vos poumons,
Vous prêchez la vertu par d'ennuyeux sermons?
Du langage français ignorant les finesses,
Vous mettez Vaugelas et d'Olivet en pièces;250-b
Ah! si Boileau vivait, peut-être, un beau matin,
Votre nom dans ses vers remplacerait Cotin.
Que la rougeur au moins250-c vous en monte au visage,
Ayez honte du temps qu'absorbe un tel ouvrage,
Et sans vous dessécher le cerveau vainement,
Quittez du bel esprit le fol amusement.
Mais vous me répondez : « Qu'amant de l'harmonie,
Transporté, malgré vous, par le dieu du génie,
Vous pouvez librement suivre votre plaisir,
Quand le Roi fatigué vous donne du loisir;
Que si, pour s'amuser, on voit plus d'un grand prince
Prendre dans ses filets les daims de sa province,
Vous charmez vos ennuis par des écrits divers,
Inondant le papier d'un déluge de vers. »
Comment! lorsque d'un cerf précipitant la fuite,
Des princes et des chiens courent à sa poursuite,
<251>Et qu'ils font la curée au milieu des marais,
Au lieu d'être affecté par les mêmes attraits,
Vous poursuivez chez vous une bizarre rime,
Un mot que votre sens exige, et qui l'exprime?
Ah! quel étrange esprit le ciel m'a-t-il donné,
Si contraire à nos mœurs, si mal morigéné,
Qui, par bizarrerie à sa grandeur rebelle,
Prétend s'ouvrir tout seul une route nouvelle!
Oui, vous me soutenez : « Que s'il fallait toujours
Vous occuper de riens, grand ouvrage des cours,
Vous quitteriez plutôt grandeur, sceptre, patrie,
Et des rois empesés la lourde confrérie; »
Enfin, vous ajoutez : « Que vos savants écrits
Mériteraient l'estime au lieu des vains mépris
D'un peuple plein d'erreur, d'un vulgaire imbécile,
Qui juge en vrai Midas, et prononce en Zoïle. »
J'en conviens, mon esprit, mais n'allez pas choquer
Des usages reçus, qu'on risque d'attaquer;
Je vous rends simplement, sans être satirique,
Tous les bruits que sur vous répand la voix publique.
On se moque surtout du peu de gravité
Dont vous assaisonnez l'auguste royauté;
Il est sur vos défauts plus d'un Caton qui veille,
Et j'entends très-souvent qu'on se dit à l'oreille :
« N'avons-nous pas, amis, un bien plaisant consul? »
Mais vous comptez toujours suivant votre calcul :
« Ces censeurs, dites-vous, sont aisés à confondre;
Et voilà de ma part ce qu'on peut leur répondre :
Ivre de mes plaisirs, ai-je comme un ingrat
Négligé mes devoirs, sacrifié l'État?
M'a-t-on vu du public tromper les espérances,
<252>Traîner de longs procès, embrouiller les finances,
Oublier les traités, pour penser aux beaux-arts?
M'a-t-on vu des derniers paraître au champ252-a de Mars?
Mais si sur tous ces points j'ai fait briller mon zèle,
Si l'on m'a vu toujours, à mes devoirs fidèle,
Du peuple et du soldat prévenir les désirs,
Par quelle cruauté fronde-t-on mes plaisirs?
Je vois couler mes jours au sein de l'innocence;
Enchanté des attraits dont brille l'éloquence,
J'ai su monter ma lyre à différents accords,
Chez Horace et Maron je puise mes trésors;
Je ne me flatte point de pouvoir les atteindre,
Mais, un peu plus bas qu'eux, je n'ai point à me plaindre.
Eh quoi! dans ma grandeur et dans ma royauté,
Je ne jouirai point du peu de liberté
Qu'un berger, conduisant son troupeau pacifique,
A de chanter le soir une chanson rustique,
Quand l'ombre ayant chassé les ardeurs du soleil,
Le plaisir lui prépare un tranquille sommeil?
Achille pourra donc, dans son jaloux délire,
Apaiser son courroux par les sons de sa lyre,
Et moi, je ne pourrai, moi seul dans l'univers,
Adoucir mes travaux par le charme des vers?
Quoi! l'on m'interdira les sources du Permesse?
Du monde prosterné voyant grossir la presse,
Je serai dans ma niche, au milieu de ma cour,
Encensé par des sots comme le saint du jour?
On me rendra martyr de la cérémonie?
Ah! secouons le joug de cette tyrannie.
Tant pis si le bon sens paraît hors de saison,
<253>Je m'éclaire au flambeau que porte ma raison,
Et bravant des censeurs la sotte fantaisie,
Je préfère surtout l'auguste poésie.
Puisque j'en ai tant dit, comparons une fois
Les lauriers d'Apollon et les lauriers des rois.
Nous devons nos transports au seul dieu du génie;
Le hasard qui préside au destin de la vie
Fait au plus grand héros succéder quelquefois
Un stupide fœtus sur le trône des rois,
Qui végète sans vivre, et, des humains l'arbitre,
N'a pour toute vertu que l'enflure d'un titre.
Mais les fils d'Apollon s'élèvent jusqu'aux cieux;
Quand nous osons parler le langage des dieux,
A peine parle-t-il le langage des bêtes;
Des lauriers toujours verts ont couronné nos têtes,
Plus d'un roi par nos chants est devenu fameux,
Notre gloire jamais n'a rien emprunté d'eux;
En vain de notre sort un souverain décide,
Son exil dans le Pont n'avilit point Ovide.
Qu'un prince sans honneur, sur le trône amolli,
Termine sa carrière, il est mis en oubli;
Son nom, dans un bouquin de généalogie,
Pourra servir d'époque à la chronologie;
Ces rois anéantis restent pour toujours morts.
Mais de nos vers heureux les sublimes accords,
Des siècles destructeurs perçant la nuit obscure,
Font passer notre nom à la race future;
Nos durables travaux, victorieux des temps,
Ont vu des plus grands rois périr les monuments :
De la superbe Troie il n'est trace légère,
Quand après trois mille ans nous conservons Homère.
<254>Depuis que le trépas redoutable aux humains
D'Auguste et de Virgile eut tranché les destins,
Lasse de ces combats que l'histoire nous vante,
Aux exploits du héros mon âme indifférente
N'y voit que des hauts faits qu'ont produits tous les temps;
Mais Virgile me charme, et plaira dans mille ans :
Il m'émeut lorsqu'il peint la malheureuse Troie
Au fer des Grecs vengeurs, à leurs flammes en proie;
Il touche par l'amour de la triste Didon,
Du bûcher funéraire allumant le brandon;
Quel feu, quand sur le Styx il fait voguer Énée!
Il me guide aux enfers, j'y vois la destinée
Des descendants d'Anchise et du peuple romain;
J'évoque avec Virgile un nouveau genre humain,
Du Gange aux bords des mers où le soleil expire,
Je vois l'heureux Octave étendant son empire.
Des enfants d'Apollon, héros, soyez jaloux :
César fit tout pour lui, Virgile tout pour nous.254-a
Mais du pouvoir des rois connaissons l'origine.
Pensez-vous qu'élevés par une main divine,
Leur peuple, leur État leur ait été commis
Comme un troupeau stupide à leurs ordres soumis?
Les crimes effrontés, l'artifice des traîtres,
Forcèrent les humains à se donner des maîtres;
Thémis arma leur bras de son glaive vengeur,
Pour inspirer au vice une utile frayeur;
D'autres, en usurpant un bien illégitime,
Devinrent souverains en prodiguant le crime,
Et passent pour héros chez les ambitieux.
Notre origine est pure, elle nous vient des cieux;
<255>Apollon nous plaça vers le haut du Permesse,
C'est l'immortalité qui fait notre noblesse.
Ah! si jamais les grands n'avaient fait que des vers,
Qu'ils auraient épargné de maux à l'univers!
César, moins enivré d'un pouvoir despotique,
Aurait par de beaux vers charmé sa république;
On n'aurait point connu ces deux triumvirats.
Sanguinaires liens d'illustres scélérats
Qui sur les grands de Rome exerçaient leur vengeance;
Si le héros du Nord, si fier de sa vaillance,
Moins roi, moins souverain que chevalier errant,
Au lieu d'être amoureux d'Alexandre le Grand,
Eût choisi pour modèle Horace ou bien Pindare,
Il n'eût point imploré le Turc et le Tartare.
Les Muses, de tout temps, ont adouci les mœurs :
Leurs exploits sont des jeux, leurs armes sont des fleurs;
Dans les tranquilles bois où ces nymphes habitent,
Des plaisirs délicats les charmes les excitent;
Leurs cœurs ne sont touchés que par le sentiment. »
Mais que dis-je? à quoi sert ce long raisonnement?
Quel flux impétueux d'éloquence frivole!
Quel inutile abus du don de la parole!
Ce n'est pas contre moi que vous devez plaider,
C'est l'univers entier qu'il faut persuader.
Il ne se nourrit point d'une vaine fumée,
Sa critique surtout, vivement animée,
Rit de vos méchants vers. « Mais quoi! s'ils étaient bons,
Et s'ils pouvaient charmer, en variant leurs sons,
D'Argens, Algarotti, si Maupertuis les loue,
Si l'Homère français255-a lui-même les avoue,
<256>Si la postérité ... » Quelles sont vos erreurs!
Connaissez, mon esprit, le poison des flatteurs :
Leurs sons, plus dangereux que le chant des sirènes,
Peuvent bien enchanter vos veilles et vos peines,
Mais imitez Ulysse, et sourd à leurs accents,
Rejetez pour jamais un si funeste encens.
Pouvez-vous ignorer qu'un roi, quoi qu'il propose,
Et quoi qu'il entreprenne, excelle en toute chose?
S'il aime les dangers, les combats, les hasards,
Pour l'élever plus haut on abaissera Mars;
S'il est fort, aussitôt le flatteur sans scrupule
Lui prouve que d'Alcide il est le seul émule;
Son cœur est-il d'amour facile à s'enflammer,
C'était pour lui qu'Ovide avait fait l'Art d'aimer;
Lorsqu'à de mauvais vers comme vous il s'amuse,
Il rend jusqu'à Voltaire envieux de sa muse.
Revenez, mon esprit, de votre aveuglement,
Que l'amour-propre enfin le cède au jugement.
Est-il chez les humains de vertu sans mélanges?256-a
Rabattons sans orgueil les trois quarts des louanges
Que certains beaux esprits nous donnent à l'excès;
Vous faut-il tant d'encens pour ces faibles succès?
Qu'avec Horace un jour votre muse barbare
Pour vous apprécier humblement se compare,
Alors de vos écrits les défauts dévoilés
Vous feront convenir du peu que vous valez;
Détestant de vos vers l'insipide volume,
Vous remettrez d'abord l'ouvrage sur l'enclume.
Étudiez surtout la docte antiquité :
Plus vous approcherez de son urbanité,
<257>Plus vous aurez de goût pour ses divins ouvrages,
Et plus vous aurez droit d'attendre des suffrages.
C'est là votre modèle, et ces trésors ouverts
Orneront vos écrits et plairont dans vos vers.
Mais puisque je vous vois toujours inébranlable,
Que les vers ont pour vous un charme inconcevable,
Que ne pouvant vous taire, et marmottant tout bas,
Comme cet indiscret confident de Midas,
Vous contez aux roseaux mes passe-temps frivoles,
Du moins consolez-moi de vos visions folles;
Apprenez quelque jour aux lecteurs indulgents,
Si vous pouvez percer la sombre nuit des temps,
Ou si quelque hasard vous amène au grand monde,
Quel était cet auteur dont la muse féconde
Monta sur l'Hélicon sur les pas du plaisir,
Et composa des vers pour charmer son loisir.
Dites que mon berceau fut environné d'armes,
Que je fus élevé dans le sein des alarmes,
Dans le milieu des camps, sans faste et sans grandeur,257-a
Par un père sévère et rigide censeur;
Que je lus écolier des plus grands capitaines;
Qu'à Sparte cultivant les douces mœurs d'Athènes,
Je fus ami des arts plutôt que vrai savant,
Et que sans écouter un orgueil décevant,
Et simple courtisan des filles de Mémoire,
Je n'aspirai jamais à la sublime gloire
D'être le plus fêté parmi leurs nourrissons;
Que sachant me borner et rabaisser mes sons,
Je me suis contenté de peindre ma pensée
Et de parler raison en prose cadencée.
<258>Dites que j'ai subi, bravé l'adversité,
Mais que parmi les rois, depuis, on m'a compté;
Attestez hardiment que la philosophie
A dirigé mes pas et réformé ma vie;
Dites qu'en admirant le système des cieux,
J'ai préféré ma lyre aux arts fastidieux;
Que, sans haïr Zénon, j'estimais Épicure,
Et pratiquais les lois de la simple nature;
Que je sus distinguer l'homme du souverain;
Que je fus roi sévère et citoyen humain :
Mais, quoiqu'admirateur de César et d'Alcide,
J'aurais suivi par goût les vertus d'Aristide.
Lorsque la Parque enfin, lasse de ses fuseaux,
Terminera mes jours d'un coup de ses ciseaux,
Que sur ma cendre éteinte aboiera la satire,
Dites que, méprisant tout ce que pourra dire
Un esprit irrité, chagrin, mal fait, tortu,
Trop rigide censeur de ma faible vertu,
Sans aimer la louange, insensible à tout blâme,
J'ai toujours conservé le repos de mon âme.
Et que, m'abandonnant à la postérité,
Elle peut me juger en toute liberté.
A Potsdam, ce 8 d'août 1749.
<259>L'ART DE LA GUERRE, POËME.[Titelblatt]
Unde prius nulli velarint tempora Musae.Lucret.,lib. I
.<260><261>L'ART DE LA GUERRE.
CHANT Ier.
Vous qui tiendrez un jour, par le droit de naissance,
Le sceptre de nos rois, leur glaive et leur balance,
Vous, le sang des héros, vous, l'espoir de l'État,
Jeune prince, écoutez les leçons d'un soldat
Qui, formé dans les camps, nourri dans les alarmes,
Vous appelle à la gloire et vous instruit aux armes.
Ces armes, ces chevaux, ces soldats, ces canons
Ne soutiennent pas seuls l'honneur des nations;
Apprenez leur usage, et par quelles maximes
Un guerrier peut atteindre à des exploits sublimes.
Que ma muse en ces vers vous trace les tableaux
De toutes les vertus qui forment les héros,
De leurs talents acquis et de leur vigilance,
De leur valeur active et de leur prévoyance,
Et par quel art encore un guerrier éclairé
De l'art même franchit le terme resserré.
Mais ne présumez pas que, dangereux poëte,
Entonnant des combats la funeste trompette,
<262>Ébloui par la gloire, ivre de son erreur,
J'inspire à votre audace une aveugle fureur.
Je ne vous offre point Attila pour modèle,
Je veux un héros juste, un Tite, un Marc-Aurèle,
Un Trajan, des humains et l'exemple et l'honneur,
Que la vertu couronne, ainsi que la valeur.
Tombent tous les lauriers du front de la victoire,
Plutôt que l'injustice en ternisse la gloire!
O bienfaisante paix! et vous, génie heureux
Qui sur les Prussiens veillez du haut des cieux,
Détournez de nos champs, des cités, des frontières.
Ces ravages sanglants, ces fureurs meurtrières,
Ces illustres fléaux des malheureux humains.
Si mes vœux sont reçus au temple des destins,
Consentez qu'à jamais ce florissant empire
Goûte sous votre abri le repos qu'il désire,
Que sous leurs toits heureux les laboureurs contents
Recueillent pour eux seuls les moissons de leurs champs,
Que sur son tribunal Thémis en assurance
Réprime l'injustice et venge l'innocence,
Que nos vaisseaux légers, fendant le sein des eaux.
Ne craignent d'ennemis que les vents et les flots,
Que, tenant dans ses mains l'olivier et l'égide,
Minerve sur le trône à nos conseils préside.
Mais si d'un ennemi l'orgueil ambitieux
De cette heureuse paix rompt les augustes nœuds,
Rois, peuples, armez-vous, et que le ciel propice
Soutienne votre cause et venge la justice.
C'est à toi, dieu terrible, à toi, dieu des combats,
A m'ouvrir la barrière, à conduire mes pas;
Et vous, charmantes Sœurs, déesses du Permesse,
<263>Gouvernez de ma voix la sauvage rudesse,
Rendez d'un vieux soldat les chants mélodieux,
Accordez ma trompette au luth harmonieux.
J'entreprends de placer, par une heureuse audace,
Le dieu de la victoire au sommet du Parnasse,
Je veux armer vos fronts de casques menaçants;
Ma main ne peindra point les transports des amants,
Leurs peines, leurs plaisirs, leurs larcins, leurs caresses,
Ni des cœurs des héros les indignes faiblesses.
Que le chantre du Pont, dans ses douces erreurs,
Vante le dieu charmant qui causa ses malheurs,
Qu'à ses flatteurs accents les Grâces soient sensibles :
Je ne vous offrirai que des objets terribles,
Vulcain, qui, sous l'Etna, par ses brûlants travaux,
Forge à coups redoublés les foudres des héros,
Ces foudres redoutés entre des mains habiles,
Qui tantôt font tomber les fiers remparts des villes,
Tantôt percent les rangs dans l'horreur des combats,
Et font dans tous les temps le destin des États.
Je peindrai les effets de cette arme cruelle
Qu'inventa dans Bayonne une fureur nouvelle,
Qui, du fer et du feu réunissant l'effort,
Aux yeux épouvantés offre une double mort.263-a
Au sein de la mêlée, au milieu du carnage,
On verra des héros le tranquille courage
Réparer le désordre, et, prompt dans ses desseins.
Disposer, ordonner, enchaîner les destins.
<264>Avant que de traiter ces matières sublimes,
Il faut vous arrêter aux premières maximes.
Ainsi, quand l'aigle enseigne à ses jeunes aiglons
A diriger leur vol au champ des aquilons,
Couverts à peine encor d'une plume nouvelle,
La mère, en s'élevant, les porte sur son aile.
O vous, jeunes guerriers qui, brûlant de valeur,
Prêts à vous signaler dans les champs de l'honneur,
Vous arrachez aux bras d'une plaintive mère,
N'allez point vous flatter, novices à la guerre,
Que vous débuterez par d'immortels exploits.
Passez, sans en rougir, par les derniers emplois :
Durement exercés dans un travail pénible,
Du fusil menaçant portez le poids terrible;
Rendez votre corps souple à tous les mouvements
Que le dieu des guerriers enseigne à ses enfants;
Tous fermes dans vos rangs, en silence, immobiles,
L'œil fixé sur le chef, à ses ordres dociles,
Attentifs à sa voix, s'il commande, agissez,
En mouvements égaux à l'instant exercez,
Apprenez à charger vos tubes homicides,
Avancez fièrement, à grands pas intrépides,
Sans flotter, sans ouvrir et sans rompre vos rangs,
Tirez par pelotons, en observant vos temps;
Prompts sans inquiétude, et pleins de vigilance
Aux postes dont sur vous doit rouler la défense,
Attendez le signal, et marchez sans tarder :
Qui ne sait obéir ne saura commander.
Tel, sous Louis de Bade exerçant son courage,
Finck264-25 de l'art des héros a fait l'apprentissage.
<265>Des troupes qu'on rassemble en formidables corps
Les derniers des soldats composent les ressorts;
Ces ressorts agissants, ces membres de l'armée
D'un mouvement commun la rendent animée
C'est ainsi, pour fournir aux superbes jets d'eaux
Que Versailles renferme en ses vastes enclos,
Qu'à Marli s'éleva cette immense machine
Qui rend la Seine esclave, et sur les airs domine;
Cent pompes, cent ressorts à la fois agissants
Pressent dans des canaux les flots obéissants,
Jusqu'à la moindre roue a sa tâche marquée;
Qu'une soupape cède, ou faible ou détraquée,
La machine s'arrête, et tout l'ordre est détruit.
Ainsi, dans ces grands corps que la gloire conduit,
Que tout soit animé d'un courage docile;
La valeur qui s'égare est souvent inutile,
Des mouvements trop prompts, trop lents, trop incertains,
Font tomber les lauriers qu'avaient cueillis vos mains
Aimez donc ces détails, ils ne sont pas sans gloire,
C'est là le premier pas qui mène à la victoire;
Dans des honneurs obscurs vous ne vieillirez pas,
Soldat, vous apprendrez à régir des soldats;
Bientôt, chef éclairé d'une troupe intrépide,
Marchant de grade en grade où le devoir vous guide,
Vous verrez sous vos lois un bataillon nombreux;
Présidez à sa marche et gouvernez ses feux,
Montrez-lui dans quel ordre un bataillon s'avance,
Charge, tire, recharge, et s'arrête ou s'élance
Les Prussiens nerveux, tous robustes et grands,
Vainquent leurs ennemis, combattant sur trois rangs;
Sur plus de profondeur, leurs rivaux pleins d'audace,
<266>Résistant un moment, leur ont cédé la place.
Il faut qu'un bataillon marche d'un pas égal,
Qu'il ne prodigue point son tonnerre infernal,
Que son front hérissé, pointant la baïonnette,
Étonne l'ennemi, le force à la retraite
Il faut renouveler vos combattants altiers :
La mort aux champs de Mars moissonne les guerriers;
Pour maintenir l'honneur de ces troupes augustes,
Choisissez avec soin des hommes grands, robustes;
Mars veut que, sans quitter leurs rangs et leurs drapeaux,
Ils portent en marchant les plus pesants fardeaux;
Des corps moins vigoureux, vaincus de lassitude,
N'atteindraient pas la fin d'une campagne rude
Tels, au milieu des bois, les chênes sourcilleux
Affrontent les assauts des vents impétueux,
Tandis qu'à leurs côtés le souffle de Borée
Renverse des sapins la tige resserrée :
Tels sont ces hommes forts, ces robustes lions,
Dont il faut repeupler nos braves bataillons
Si, voulant acquérir une gloire certaine,
Vous aspirez au nom de fameux capitaine,
Des armes connaissez les emplois différents,
A les bien manier exercez vos talents.
Au combat du Lapithe il faut savoir encore
Unir cet art guerrier qu'inventa le centaure :
Apprenez à dompter la fougue des chevaux,
Qu'un nouveau Pluvinel266-a vous montre leurs défauts.
Qu'ils sautent les fossés au gré de votre audace.
<267>Accoutumez vos reins au poids de la cuirasse,
Que votre front pressé ne se plaigne jamais
Lorsque sur lui le casque a sillonné ses traits.
La valeur sans adresse est tôt ou tard trompée :
Exercez votre bras à manier l'épée :
Cette arme redoutable et prompte en ses effets
Épouvante et détruit les ennemis défaits;
Mars daigne l'approuver, il veut, dans la bataille,
Que le fer meurtrier porte des coups de taille.
N'employez point le feu, combattant à cheval.
Son vain bruit se dissipe, et ne fait point de mal.
Parez, quand il le faut, vos coursiers sur la croupe,
Apprenez dans les champs à ranger votre troupe,
Serrez vos cuirassiers, et que votre escadron,
Des autres peu distant, garde le même front.
Faites-vous enseigner par un guerrier habile
Comme en ces mouvements ce corps devient agile,
Comment en un clin d'œil, par ses conversions,
Il prend, quitte, reprend d'autres positions,
Se transporte soudain, se forme avec vitesse,
Dans des terrains divers manœuvre avec souplesse,
A l'ordre de ses chefs attentif et soumis,
Sur les ailes des vents fond sur ses ennemis,
Et de son choc serré les pousse et les renverse,
Les poursuit dans les champs, les force et les disperse
La Grèce la première a planté nos lauriers,
Sparte fut le berceau, l'école des guerriers,
<268>Là naquirent jadis l'ordre et la discipline;
La phalange aux Thébains a dû son origine;
Miltiade, Cimon, sage Épaminondas,
Vous fîtes des héros de vos moindres soldats;
L'art suppléait au nombre, et l'audace aguerrie
De l'orgueil des Persans vengea votre patrie.
O jour de Salamine! ô jour de Marathon!
C'est vous qui de la Grèce éternisez le nom.
Regardez ce héros, ce roi de Macédoine :
Il donne à ses amis ses biens, son patrimoine,
Mais riche en espérance et fier de ses vertus,
Il fond sur les Persans, il défait Darius,
Il subjugue l'Asie, et sa forte phalange
Asservit le Granique, et l'Euphrate, et le Gange
Des bords de l'Orient le formidable Mars
Dans le sénat romain porta ses étendards;
Ce peuple de guerriers amoureux des alarmes
Apprit de ce dieu même à manier les armes;
Il combattit longtemps ses belliqueux voisins,
A le favoriser il força les destins,
Étrusques et Sabins, vaincus par sa vaillance,
Gouvernés par ses lois, accrurent sa puissance
Fière de ses exploits, l'aigle des légions
Prit un vol élevé vers d'autres régions;
Rome, de ses rivaux imitatrice heureuse,
Tournant contre eux leurs traits, en fut victorieuse;
Ses camps furent changés en d'invincibles forts.
Le Danube les vit, et trembla pour ses bords.
Rome ainsi triompha du Germain-de l'Ibère,
De ce peuple farouche, habitant d'Angleterre,
De tous les arts des Grecs, des fins Carthaginois,
<269>Des défenseurs du Pont, des grands corps des Gaulois,
Et de tous les États qui composaient le monde
Mais cette discipline, en victoires féconde,
Qui les fit arriver au point de leur grandeur,269-a
Sous les derniers Césars n'était plus en vigueur.
Alors les Goths, les Huns, les vagabonds Gépides,
Moins guerriers que brigands et de pillage avides.
Ravagèrent l'empire en proie à leurs fureurs;
Vainement le Romain chercha des défenseurs,
Et ce puissant État, touchant à sa ruine,
Regretta, mais trop tard, l'antique discipline
Cet art qui se perdit, après un long déclin,
Sortit de son tombeau sous le grand Charles-Quint :
Sous ce guerrier fameux, la Castille aguerrie
Fit craindre aux nations sa brave infanterie;
L'ordre l'avait soumise à sa sévère loi,
Mais sa gloire périt dans les champs de Rocroi.269-b
Alors, d'un joug honteux rejetant l'insolence,
Exercé par Maurice à venger son offense,
Apprenant à combattre, apprenant à servir,
Le Batave fut libre en sachant obéir,
Et l'exemple imposant de ce grand capitaine
Développa bientôt les talents de Turenne;
Il apprit aux Français le grand art des héros,
Louis, ce sage roi, seconda ses travaux,
Le militaire alors eut ses lois et sa règle;
Mais Louis dans sa cour méconnut un jeune aigle,
<270>Fils tendrement chéri de Bellone et de Mars,
Eugène, le soutien du trône des Césars.
Sous ce savant guerrier, Dessau, dans son jeune âge,
Fit de l'art des combats le dur apprentissage,
Et les dieux protecteurs des camps autrichiens
Devinrent avec lui les dieux des Prussiens
Voilà comme en tout temps l'art que je vous enseigne
A soutenu les rois, a maintenu leur règne;
Et si la discipline en est le fondement,
Si sa force soutient ce vaste bâtiment,
Jugez de sa grandeur et de son importance.
On ne peut l'acquérir que par l'expérience;
Malheur aux apprentis dont les sens égarés
Veulent, sans s'appliquer, franchir tous les degrés!
Tel était Phaéton, ce jeune téméraire;
A lui prêter son char il contraignit son père,
Sans qu'il sût gouverner des coursiers si fougueux,
Sans savoir le chemin qu'ils tenaient dans les cieux.
Du char de la lumière il prit en mains les rênes;
Parcourant, égaré, des routes incertaines,
La foudre le frappa; du vaste champ des airs
Son corps précipité s'abîma dans les mers
Téméraires, craignez le sort qui vous menace :
Phaéton périt seul par sa funeste audace;
Si vous guidez trop tôt le char brillant de Mars,
Songez que tout l'État doit courir vos hasards.
CHANT II.
Quand sur cet univers la Discorde fatale
Se déchaîne des bords de la rive infernale,
Que ses cris furieux excitent ses serpents,
Qu'elle secoue en l'air ses flambeaux dévorants.
Et sur les toits des rois répand leurs étincelles,
Alors, envenimant leurs funestes querelles,
La vanité, l'envie et l'animosité
Chassent de leurs conseils la paix et l'équité;
La vengeance à leurs yeux offre sa douce amorce,
Et tous leurs démêlés se vident par la force
Par ses premiers succès le monstre encouragé,
Avide encor du sang dont il est regorgé,
Invoque par ses cris le démon de la guerre
Et les fléaux cruels qui désolent la terre
Alors s'ouvrent partout les magasins de Mars,
Les tonnerres d'airain garnissent les remparts,
L'acier battu gémit sur la pesante enclume,
Et l'air est infecté de soufre et de bitume.
Ces immenses cités où les heureux sujets
Jouissaient des plaisirs, des arts et de la paix,
Sont pleines de soldats, de machines et d'armes;
Ces guerriers rassemblés respirent les alarmes,
<272>La trompette guerrière éclate dans les airs,
On n'attend pour agir que la fin des hivers
La saison des plaisirs, où le dieu de Cythère
Fait respirer l'amour à la nature entière,
Où les mortels en paix se livrent à ses feux,
N'offre que des dangers aux cœurs audacieux :
Mais la gloire a caché ces périls à leur vue
Dès que l'air s'adoucit, que la neige fondue
Tombe en flots argentés de la cime des monts,
Et serpente en ruisseaux à travers les vallons,
Que les prés, émaillés par des fleurs différentes,
Présentent aux troupeaux leurs pâtures naissantes,
Que les blés verdoyants embellissent nos champs,
Dès que Flore aux humains annonce le printemps,
Ces guerriers, préparés contre des coups sinistres,
Des vengeances des rois redoutables ministres,
Volent pour s'assembler dans les champs de l'honneur,
Et tous, pleins du désir de marquer leur valeur,
Quittent l'abri du toit pour la toile légère.
Leurs voisins effrayés appréhendent la guerre,
Et de leurs laboureurs ces champs272-a abandonnés
Par des bras étrangers vont être moissonnés.
Vers un lieu désigné cette troupe guerrière
S'assemble pour camper sur un front de bandière
Sitôt qu'on a choisi les lieux des campements,
On voit tracer, bâtir et croître en peu de temps
Places, maisons, palais de cette ville immense;
L'élite de l'État y tient sa résidence,
Le travail y préside, il élève ces toits
Sans l'aide du ciment, des pierres ni du bois;
<273>Tout soldat est maçon; cet architecte habile
Fait, transporte et refait cette cité mobile.
Il faut beaucoup d'acquis, de l'art et des talents,
Pour choisir son terrain et pour prendre ses camps;
Cette utile science est surtout estimée
Voulez-vous par vos soins assurer votre armée?
Formez-vous le coup d'œil sur des signes certains,
Faites un bon emploi des différents terrains.
Ici, vous rencontrez des hauteurs escarpées,
Là, des vallons, des champs, ou des terres coupées;
Dans des occasions et des temps différents,
Ils vous serviront tous à soutenir vos camps;
D'eux dépend votre sort quand le combat s'apprête
Vos troupes sont un corps dont vous êtes la tête;
Il faut penser pour lui, ranimer son effort,
Agir quand il repose, et veiller lorsqu'il dort.
En vous tous ces guerriers placent leur confiance,
Leurs destins sont commis à votre prévoyance;
Répondez à leurs vœux par votre habileté :
Le soldat de vous seul attend sa sûreté
Si vous voulez tenter la fortune incertaine,
Avide de combats, campez-vous dans la plaine :
Rien n'y peut empêcher vos divers mouvements;
Placez, pour sûreté, des corps sur vos devants,
N'éloignez pas les camps des bois et des rivières,
Couvrez de son abri les villes nourricières.
Il faut que votre corps, sur deux lignes rangé,
Occupe son terrain avec art ménagé,
L'infanterie au centre, et surtout sur les ailes
Placez de vos dragons les cohortes nouvelles;
<274>Ceux qui par pelotons élancent le trépas
Font le corps de bataille, et vos coursiers, ses bras;
Des deux côtés, sans gêne, ils doivent les étendre.
Attentif aux moyens qu'ils ont pour se défendre,
Au lieu qui leur est propre assignez chaque corps :
Dans un terrain contraire ils perdent leurs efforts.
Ces centaures vaillants dont la course légère
Fait sous leurs pieds adroits disparaître la terre,
Et soulève dans l'air des nuages poudreux,
Ne sauraient s'élancer dans des lieux montagneux.
Les terrains sont égaux pour votre infanterie,
Montagne, défilé, bois, colline, prairie;
Elle franchit la plaine à grands pas menaçants,
Escalade les monts et les retranchements,
Elle attaque ou défend avec même avantage
Tous les postes divers où le combat s'engage.
Tel que dans le printemps un nuage orageux
Gronde et vomit soudain de ses flancs ténébreux
Les éclairs menaçants, et la grêle, et la foudre,
Renverse les épis et les réduit en poudre :
Tels ces braves guerriers par des gerbes de feux
Terrassent l'ennemi, qui s'abat devant eux.
Si votre expérience est déjà consommée,
Vous saurez appuyer les flancs de votre armée;
Un bois, une rivière, un village, un marais,
Par leurs difficultés en défendent l'accès;
Votre ennemi confus respectera ces bornes.
Le taureau se confie en ses superbes cornes,
Il terrasse les ours, les lions, les chevaux;
Fièrement attentif à leurs brusques assauts,
Il marche dans l'arène, il s'élance, il s'arrête,
<275>Il refuse les flancs et présente sa tête.
Gravez dans votre esprit ce principe important :
Qui cache sa faiblesse est un guerrier prudent.
Le héros d'Ilion, illustré par la Fable,
Achille, au talon près, était invulnérable;
Vous l'êtes sans vos flancs, donnez-leur un appui,
Ou vous pourrez par eux succomber comme lui.
Le sort peut relever vos faibles adversaires;
Si les événements vous deviennent contraires,
Si leur troupe grossit par des secours nombreux,
Quittez des champs ouverts les postes hasardeux;
Vous suppléerez au nombre, et par votre science
Vous choisirez des camps propres pour la défense :
Dans d'épaisses forêts, sur le sommet des monts,
Ou derrière un torrent placez vos bataillons.
Ce n'est pas encor tout; qu'une route inconnue
Pour sortir de ce poste ouvre une libre issue :
Alors, maître absolu de tous vos mouvements,
Vous enchaînez le sort et les événements;
L'ennemi que votre art a su rendre immobile
Consumera sans fruit son audace inutile.
Apprenez à présent comme il faut dans ces camps
Selon les lois de Mars ranger les combattants :
Soutenez par le feu la ligne de défense,
Et de vos bataillons remplissez la distance
Par vos foudres d'airain, dont les coups menaçants
Impriment l'épouvante au cœur des assaillants.
Derrière ces volcans d'où part la flamme ardente
Placez des cuirassiers la cohorte brillante;
Si vos rivaux de gloire, animés par l'honneur,
Percent par votre ligne et forcent sa valeur,
<276>Ébranlez vos coursiers, que la tranchante épée
Du sang des ennemis aussitôt soit trempée.
Ainsi par l'art du chef le docile terrain
Contre un danger pressant prête un secours certain,
Ainsi l'habileté corrige la fortune;
Mais la prudence est rare, et l'audace est commune :
Varron fut un soldat, Fabius un héros.
Tel, s'élevant aux cieux, le sommet de l'Athos
Voit le fougueux Borée assembler les nuages;
Il entend à ses pieds éclater les orages,
Son front toujours serein, où se brisent les vents,
Méprise le tonnerre et ses bruits impuissants :
Tel, du haut de son camp, bravant le sort contraire,
Un héros, de sang-froid, voit son fier adversaire
Épuiser contre lui sa frivole fureur.
Si le dieu des combats vous marque sa faveur,
Si du génie en vous brillent les étincelles,
Vous trouverez partout des forts, des citadelles,
Que les mains des mortels n'ont jamais travaillés,
Postes que la nature a seule ainsi taillés.
L'ignorant voit ces lieux, mais c'est sans les connaître,
Le sage les saisit, ce sont des coups de maître.
Ainsi dans un lieu fort le fier Léonidas
Se défendit longtemps avec peu de soldats;
Un monde de Persans aussi fiers qu'inhabiles
Se virent arrêtés au pas des Thermopyles;
La Grèce par son art sut confondre Xerxès
Dans le rapide cours de ses brillants succès.
Ainsi, se disputant la victoire et l'empire,
Transportant les hasards d'Ausonie en Épire,
Le héros du sénat, l'idole des Romains
<277>Du fils d'Anchise un temps balança les destins.
Monts de Dyrrachium, où Rome était campée,
Vous forçâtes César à respecter Pompée.
Sans risquer de combat, maître de la hauteur,
Le sénat triomphait, Pompée était vainqueur;
Mais trop facile aux vœux d'une jeunesse ardente,
Lasse de ses travaux, valeureuse, imprudente,
Il quitta sans raison277-a son poste avantageux;
Que Mars lui fit sentir des destins rigoureux
Dans ce jour décisif, dans ce combat unique
Où César soumit Rome au pouvoir despotique!
Vous, Montécuculi, l'égal de ce Romain,
Vous, sage défenseur de l'Empire et du Rhin,
Qui tîntes par vos camps, en savant capitaine,
La fortune en suspens entre vous et Turenne,
Mes vers oublieraient-ils vos immortels exploits?
Ah! Mars pour les chanter ranimerait ma voix.
Venez, jeunes guerriers, admirez sa campagne,
Où ses marches, ses camps sauvèrent l'Allemagne,
Où, se montrant toujours dans des postes nouveaux,
Il contint les Français, et brava leurs travaux.
Mais ne présumez pas qu'il se tînt immobile :
Quoiqu'un camp vous paraisse une superbe ville,
La guerre veut souvent d'autres positions;
Il faut sur l'ennemi régler ses actions,
Le prévenir partout, occuper un passage,
Marcher rapidement, saisir son avantage,
Se retirer sans perte, avancer à propos,
Et toujours l'occuper par des desseins nouveaux.
Quand par ordre du chef le vieux camp s'abandonne,
<278>Tous les corps séparés, se mettant en colonne,
Forment, en s'avançant, quatre corps différents,
L'infanterie au centre et les coursiers aux flancs;
Sous leurs pieds, dans les airs s'élève la poussière.
L'ennemi, qui de loin voit leur troupe guerrière
En replis tortueux couvrir les vastes champs,
Comme aux bords africains ces énormes serpents
Tous armés278-a et couverts d'une écaille brillante,
A cet aspect terrible il frémit d'épouvante,
Et croit voir devant lui s'avancer le trépas.
Quand vous marchez en ordre et prêt pour les combats,
Afin qu'avec plaisir Bellone vous regarde,
Poussez devant l'armée une forte avant-garde;
Ne l'abandonnez pas, sachez la soutenir,
Ou l'ennemi trop prompt pourrait vous en punir.
Semblable à ce fanal qui précéda Moïse,278-b
Ce corps vous garantit contre toute surprise.
Il est plus d'un moyen pour transporter les camps;
S'il faut vous ébranler en tournant par vos flancs,
Qu'à la droite ou qu'ailleurs le besoin vous appelle,
Vos deux lignes alors marchent en parallèle.
Le sort peut quelquefois abaisser les vainqueurs :
Condé s'est vu battu, Turenne eut des malheurs.
Alors il faut céder à ce destin contraire,
On peut en reculant tromper son adversaire;
C'est là que l'art du chef doit se faire admirer,
Si sans confusion il sait se retirer.
Son bagage escorté part et prévient sa perte,
Par un corps qui la suit son armée est couverte,
<279>Et tandis qu'il garnit le fier sommet des monts,
Ses guerriers rassurés traversent les vallons;
Ce héros gagne ainsi, sans que son nom s'expose,
Un poste avantageux où sa troupe repose.
En passant les forêts et les monts des Germains,
Varus négligea trop le soin de ses Romains;
Il oublia de l'art les règles salutaires,
Ses camps étaient peu sûrs, ses marches téméraires,
Il guida ses soldats en d'affreux défilés
Où par Arminius ils furent accablés.
Frappé de leur destin, le pacifique Auguste
S'écria, dans l'effort d'une douleur si juste :
« O Varus! ô Varus! rends-moi mes légions! »
S'il eût vu les Romains dans leurs positions,
Il aurait plutôt dit : Général incapable,
« Occupe les hauteurs d'où l'ennemi t'accable. »
Voilà quels sont de l'art les principes certains
Pour mouvoir de grands corps et choisir des terrains;
De l'ordre dans les camps, une marche bien faite,
Un poste avantageux, une belle retraite,
Décident du destin des rois et des États.
Vous, illustres guerriers, guides de nos soldats,
Apprenez par mes vers les lois de la tactique,
Et par leur théorie allez à la pratique :
Si vous voulez passer sous un arc triomphal,
Campez en Fabius, marchez comme Annibal.
CHANT III.
Vous avez parcouru les arsenaux de Mars.
C'est peu d'être enrôlé sous ses fiers étendards,
C'est peu que d'un soldat le courage s'estime,
Si, maître de son art, il ne tend au sublime.
Suivez-moi dans son temple, observez, pénétrez
Ses mystères divins, de la foule ignorés;
Loin des sentiers battus où rampe le vulgaire,
D'un pas sage et hardi marchez au sanctuaire.
Voyez-vous ces chemins raboteux, resserrés,
Teints du sang des héros, d'abîmes entourés?
Sur ce rocher sanglant voyez-vous dans la nue
De ce palais sacré la superbe étendue?
Son faîte est dans l'Olympe, au delà du soleil,
Où des dieux immortels s'assemble le conseil;
Ses fondements d'airain touchent au noir Tartare.
Alecton, la Discorde avec la Mort barbare,
Les gardes redoutés de ces lieux effrayants,
Lancent en vain sur vous des regards foudroyants;
La Gloire vous rassure et sa voix vous appelle,
La Gloire ouvre le temple, avancez avec elle.
Je vois les chastes Sœurs dans ces parvis sacrés;
Leurs utiles travaux n'y sont point ignorés.
<281>Un compas dans la main281-a j'aperçois Uranie,
Qui, mesurant la terre et sa forme aplatie,
Nous dépeint en petit, par ses crayons diserts,
Les différents États que contient l'univers;
Chaque point sur la terre a son ordre et sa place,
D'un hémisphère à l'autre elle a marqué la trace.
Sanson281-b avec Vauban, ses dignes favoris,
Des novices guerriers cultivent les esprits;
Elle leur montre à tous, dans des cartes guerrières,
Les pays, les cités, les monts et les rivières,
Les forts que l'on doit prendre et ceux qu'on doit laisser,
Les chemins reconnus qu'un corps peut traverser.
Plus loin, c'est Calliope : en caressant la Gloire,
Des rois et des héros elle conte l'histoire;
Ses jeunes auditeurs, attentifs à sa voix,
S'échauffent au récit de leurs nobles exploits,
Et la Muse, en traitant des matières si hautes,
Leur montre à profiter des succès et des fautes.
Voyez-vous la Morale à l'air majestueux,
Qui chasse du parvis les cœurs présomptueux?
Elle enseigne aux guerriers, d'un ton de voix sévère,
Les devoirs de l'honneur et d'un mérite austère,
Condamne l'intérêt et la férocité,
Dans le sein des horreurs prêche l'humanité,
Étouffe dans ses mains les serpents de l'envie,
Et veut pour l'État seul qu'on prodigue sa vie.
Approchons-nous : Bellone, un glaive dans la main,
Fait tourner sur ses gonds cette porte d'airain
<282>Qui cache pour jamais à tout guerrier vulgaire
Les secrets que le dieu renferme au sanctuaire,
Connus des favoris qu'il place à ses côtés.
Dans le fond de ce temple, entouré de clartés,
Sur un trône éclatant, de grandeur infinie,
Soutenu dans les airs des ailes du génie,
Paraît le dieu terrible en toute sa splendeur;
On voit auprès de lui l'intrépide Valeur,
Le tranquille Sang-froid qui sans crainte s'expose,
Le vigilant Travail qui jamais ne repose,
La Ruse à l'œil malin, qui, féconde en détours,
Par ses déguisements se fournit des secours,
Qui prend, dans le besoin, une forme empruntée,
S'échappe et reparaît comme un autre Protée;
L'Imagination aux yeux étincelants,
Brûlant d'un feu divin qu'elle porte en ses flancs,
Avec rapidité conçoit, forme, dessine
Mille brillants projets que Pallas examine;
Plus loin, les yeux baissés et le maintien discret,
On voit l'impénétrable et fidèle Secret;
Son doigt mystérieux repose sur sa bouche,
Ce confident de Mars sait tout ce qui le touche.
Le trône est entouré de lauriers éternels
Qu'il présente lui-même aux demi-dieux mortels,
A ses vrais favoris, qui, dignes de leur gloire,
Aux efforts du génie ont soumis la victoire.
Couronnes des héros, c'est vous dont les appas
Entraînent les guerriers dans l'horreur des combats;
Les autres passions sont par282-a vous étouffées.
Dans ce temple brillant, décoré de trophées,
<283>Où Mars règle à son gré le sort du genre humain,
Placés dans l'entre-deux de colonnes d'airain,
On peut des fils du dieu distinguer les statues,
Foulant les nations que leurs mains ont vaincues.
Là sont ces deux héros tant de fois comparés,
Montés au premier rang par différents degrés :
Le vainqueur des Persans, le vainqueur de Pompée;
La terre de leur nom est encore occupée.
Là paraît Miltiade, Alcibiade,
Cimon, Paul-Emile, Quintus Fabius, Scipion;
Plus loin, le grand Henri, Condé, Villars, Turenne;
Là, Montécuculi, de Bade, Anhalt, Eugène,
L'heureux Gustave-Adolphe et le Grand Électeur.
Là, sortant fraîchement de la main du sculpteur,
On voit une statue élégante et nouvelle;
Son front est ombragé d'une palme immortelle :
C'est ce fameux Saxon, le héros des Français,
Que la mort dans son lit abattit de ses traits.283-a
Venez, jeunes guerriers, voici l'Expérience :
Par d'immenses travaux elle acquit la science;
Son front est ombragé de cheveux blanchissants,
Ses membres recourbés sentent le poids des ans,
Son corps cicatrisé, tout couvert de blessures,
Du temps qui nous détruit affronte les injures.
Présente à tous les faits, présente à tous les lieux,
Elle instruit les esprits de ce qu'ont vu ses yeux;
Elle vous fera voir, dans la guerre punique,
Par quel coup Scipion sauva Rome en Afrique,
A Carthage effrayée attirant Annibal,
Le força de combattre en son pays natal;
<284>Un général vulgaire, un moins vaste génie,
Satisfait d'accourir aux champs de l'Ausonie,
Peut-être eût défendu son pays ravagé;
Il eût sauvé l'État, mais ne l'eût point vengé.
La discorde, en troublant la maîtresse du monde,
Dans les divers partis en héros fut féconde :
Voyez Sertorius, qu'on ne peut accabler,
Avancer à propos, quelquefois reculer.
Assuré par l'appui des rochers d'Ibérie,
Arrêter des Romains la valeur aguerrie;
Tant un génie heureux qui possède son art
Des destins de la guerre écarte le hasard!
Un guerrier plus ardent, moins sage et moins habile,
De l'âpreté des monts quittant le sûr asile,
Eût cherché ses rivaux, qui dans leurs camps nombreux
Amenaient la fortune et Pompée avec eux.
Ici, le grand Condé, fils chéri de Bellone,
De la France étonnée assure la couronne;
Il fallait arrêter par des coups éclatants
D'un heureux ennemi les succès trop constants.
Dans ce jour décisif pour l'Espagne et la France,284-a
L'audace du héros fit plus que la prudence;
Un chef plus circonspect et moins entreprenant
N'aurait point hasardé ce combat important;
L'Espagnol, enhardi par ce Français timide,
Vers Paris eût poussé sa fortune rapide.
Voyez du fond du Nord, où règnent les hivers,
Cette flotte étrangère avancer sur nos mers :
Elle porte Gustave et le sort de l'Empire,
Des Germains divisés la discorde l'attire,
<285>La prudence le guide, et Mars est avec lui.
Des peuples opprimés trop dangereux appui,
Il vient, il est armé contre la tyrannie
Dont Vienne menaçait la fière Germanie;
Gustave s'établit sur les bords de la mer,
Où Stralsund lui présente un port toujours ouvert.
Là, soit que le destin protége son audace,
Ou que du sort jaloux il sente la disgrâce,
Il est sûr des secours qu'arment ses défenseurs
Pour servir sa fortune ou venger ses malheurs.
Il marche en conquérant, le bonheur l'accompagne,
Il parcourt, il délivre, il dompte l'Allemagne,
Il remet dans leurs droits cent princes outragés :
Protecteur redoutable à ceux qu'il a vengés,
A ses desseins secrets il fait servir sa gloire;
Si la Parque fatale, au sein de la victoire,
N'eût arrêté sa course et tranché son destin,
L'Empire aurait nourri deux maîtres dans son sein.
Là, regardez Eugène et sa marche hardie,
Quand l'empire des Lis tenait la Lombardie :
Les Alpes au héros préparent le chemin,
Il les franchit, il vole, il délivre Turin;
Marsin, qui défendait une trop vaste enceinte,
Vit partout son armée à la fuite contrainte,
Et par ce seul exploit le rapide vainqueur
Rend la triste Italie à son faible empereur.285-a
Suivez ce grand Eugène aux champs de la Hongrie :
Du Danube, en sa marche, il longe la prairie,
Il assiége Belgrad, et voit les Musulmans
A leur tour l'assiéger dans ses retranchements :
<286>Il pousse ses travaux, il resserre la place,
Du vizir téméraire il méprise l'audace,
Il le laisse avancer par un travail nouveau,
Il lui laisse le temps de passer un ruisseau;
Alors, sans balancer, ce fils de Mars s'élance,
Sur eux ses cuirassiers fondent en assurance,
Tout fuit devant ses pas, le Turc, plein de frayeur,
Cède le champ de gloire et Belgrad au vainqueur.
Sortez de l'Elysée, ombre illustre et chérie,
Quittez pour nous des cieux l'immortelle patrie;
D'un regard paternel voyez vos descendants,
De l'art qui vous fit vaincre instruisez vos enfants.
Enfants de ce héros, je vous donne pour maîtres,
Non des guerriers obscurs, mais vos propres ancêtres.
Électeur généreux, c'est donc vous que je vois!
Vos peuples sont encor tout pleins de vos exploits;286-a
C'est à leurs cris touchants, c'est à leur voix plaintive
Que, du Rhin tout sanglant abandonnant la rive,
L'Elbe vous vit soudain voler à leur secours.286-a
L'État était en proie aux tigres, aux vautours,
Les fiers enfants des Goths ravageaient nos contrées,
Ils brûlaient nos cités, au pillage livrées;
Wrangel, fier d'un succès qui n'avait rien coûté,
S'endort dans son triomphe avec sécurité;
La foudre le réveille au bord du précipice,
Un dieu vengeur paraît, un dieu pour nous propice :
Venir, voir, triompher, fut l'ouvrage d'un jour;
Le Suédois, consterné par ce subit retour,
Surpris dans ses quartiers par ce nouvel Alcide,
Veut en vain s'opposer à sa course rapide.
<287>O champs de Fehrbellin! témoins de ses hauts faits,
Vous vîtes les Suédois attaqués et défaits.
Tel jadis du Très-Haut exerçant la vengeance,
D'un peuple, dans ses camps, punissant l'arrogance,
L'ange exterminateur frappa les Philistins :287-a
Tel, et plus grand encore en ses heureux destins,
Guillaume, dans ce jour au-dessus de sa gloire,
Exerce la clémence au sein de la victoire;
Il pardonne à Hombourg, dont l'imprudente ardeur
Engagea le combat, séduit par la valeur;
Il fait grâce aux captifs, à ces bandes altières,
De l'État désolé cruels incendiaires.
Mais s'il sait pardonner à ceux qu'il peut punir,
Des bords qu'ils ravageaient ardent à les bannir,
Il fait fuir devant lui leur troupe épouvantée
Vers les flots de la mer qui l'avait apportée.
Ses exploits287-b sont suivis par des exploits nouveaux :
La Prusse à son secours appelle ce héros;
Les rigueurs de l'hiver, les flots couverts de glace,
Au lieu de l'arrêter, secondent son audace,
Et Thétis, étonnée au bruit de ces récits,
Voit transporter des camps sur ses flots endurcis.
Il vient, et son nom seul, qui répand l'épouvante,
Confond des ennemis la fureur insolente;
Il vient, il est vainqueur, tout fuit devant ses pas,
Et sans même combattre il venge ses États.
Ce héros, qui jouit d'une gloire immortelle,
Doit, nourrisson de Mars, vous servir de modèle.
Sans cesse étudiez, comme cet électeur,
<288>Les différents pays où vous guide l'honneur.
Digérer vos projets, c'est remplir votre attente.
L'imagination souvent est imprudente :
Ne comptez jamais seul, et sachez supposer
Tout ce que l'ennemi pourra vous opposer;
Vos desseins sont manqués, si par votre prudence
Vous n'avez point pourvu pour votre subsistance.
Ce roi qui des destins éprouva les excès
N'eût point perdu le fruit de neuf ans de succès,
Si, dans des champs déserts conduisant son armée,
Le Czar ne l'eût battue, affaiblie, affamée.288-a
Que le foudre, en secret enfermé dans les airs,
Sur l'ennemi surpris tombe avec les éclairs;
Toujours prêt, toujours prompt, mais jamais téméraire.
Croyez que rien n'est fait, tant qu'il vous reste à faire,
Et ne soyez content de vos plus beaux succès
Qu'autant qu'un plein effet répond à vos projets.
Ainsi, lorsque de Dieu la sagesse profonde
Du ténébreux chaos eut arraché le monde,
Il trouva l'univers, par son souffle animé,
Conforme au grand dessein qu'il en avait formé.
CHANT IV.
Lorsqu'au siècle de fer, siècle où naquit le vice,
L'audace du plus fort tenait lieu de justice,
Contre de fiers voisins, au pillage excités,
On entoura de murs les naissantes cités.
Bientôt, pour asservir des citoyens rebelles,
L'autorité des rois bâtit des citadelles,
On éleva des forts et des remparts nouveaux
Sur la cime des monts, aux confluents des eaux,
D'ouvrages menaçants on ceignit les frontières.
Tel que du double rang de ses dents carnassières
Le lion rugissant présente avec fierté
Le terrible appareil au Maure épouvanté,
Tel d'un puissant État la frontière assurée,
Bravant des ennemis la fureur conjurée,
Ralentit leur ardeur par ses puissants remparts.
La guerre en tous les temps fut le premier des arts;
Ainsi que ses progrès, cet art eut son enfance :
La Grèce et l'Ausonie, assurant leur puissance.
N'avaient imaginé de plus puissants secours
Que l'épaisseur des murs et la hauteur des tours.
De ces lieux élevés ils défendaient les brèches
<290>En employant la fronde ou décochant des flèches;
Des pierres écrasaient les soldats assaillants.
Lorsqu'on serrait de près ces défenseurs vaillants,
Lorsqu'on battait un mur par des béliers terribles,
De bitume et de poix les masses combustibles
Tombaient sur la machine, et des traits meurtriers
Perçaient les assaillants malgré leurs boucliers;
Souvent les généraux, lassés d'efforts stériles,
Quittaient pleins de dépit ces travaux inutiles.
Je ne vous parle point de ce siége fameux
Qui fit périr Priam et ses fils malheureux :
J'honore d'Ilion la poétique cendre
Et ces combats livrés sur les bords du Scamandre;
Mais ce sujet si beau, par Virgile chanté,
Oterait à mes vers leur mâle gravité.
Voyez Rome occupée à prendre Syracuse,
Et Mételle290-a employer la valeur et la ruse
Pour emporter ces murs à force de travaux;
Là, voyez Archimède éluder ces assauts,290-b
De la ville et des tours réparer les ruines,
Arrêter les Romains et brûler leurs machines.
Marseille, de ses forts jusqu'alors indomptés,
Repoussa de César les assauts répétés;
Lassé de ces longueurs, mais sûr de sa fortune,
César soumit Marseille à l'aide de Neptune;
Les siéges des Romains, tous longs et meurtriers,
Suspendaient les destins des plus fameux guerriers.
Longtemps après César, le démon de la guerre
<291>Des mains de Jupiter arracha le tonnerre;
Tout changea dans cet art par ces foudres nouveaux,
L'airain vomit en l'air des globes infernaux
Qui, s'élevant aux cieux par une courbe immense,
Redoublent, en tombant, de poids, de véhémence,
Abîment les cités, s'envolent en éclats,
Et de leur flanc cruel élancent le trépas.
Bientôt de ses291-a remparts le canon homicide,
Avec un bruit affreux et d'un essor rapide,
Au même instant que l'œil peut voir partir l'éclair,
Atteignit l'ennemi d'une masse de fer;
Dans les murs des cités le boulet formidable
Rend à coups redoublés la brèche praticable.
Ces miracles de l'art, à nos jours réservés,
Par le dieu des combats aux siéges approuvés,
Se font par le charbon, le soufre et le salpêtre.
Depuis que ce secret chez nous s'est fait connaître,
L'industrie inventive, abondante en secours,
Défendit les cités sans élever des tours;
Par des difficultés bien plus ingénieuses
On évita l'effet de ces foudres affreuses.
Vous, célèbre Vauban, favori du dieu Mars,
Vous, le sublime auteur des modernes remparts,
Que votre ombre apparaisse à nos guerriers novices.
Montrez-leur par quels soins et par quels artifices
Vous avez assuré les places des Français
Contre les bras germains et les canons anglais;
Comment votre savoir, par des routes nouvelles,
A su multiplier les défenses cruelles.
<292>Ces ouvrages rasants, enterrés, protégés,
Ne sont des feux lointains jamais endommagés;
Munis de contre-forts à certaines distances,
Ils sont environnés par des fossés immenses :
Les bastions voisins flanquent les bastions,
Ils tournent vers leur gorge en forme d'orillons;
Au milieu des fossés et devant les courtines
Je vois des ravelins chargés de couleuvrines.
Ces ouvrages, coupés par sa savante main,
Par un nouveau rempart disputent le terrain :
Autour de ces travaux, dans un plus vaste espace.
L'enveloppe s'élève, elle couvre la place;
Devant sont des fossés, là le chemin couvert,
La palissade enfin qui montre un front altier,
Et ce glacis sanglant que défend le courage,
Théâtre des combats, théâtre du carnage.
Que d'utiles travaux, de secours étonnants
L'homme a tirés des arts soumis à ses talents!
Qui ne dirait, à voir les remparts de la France,
Que tout est épuisé dans l'art de la défense?
Non, ne le pensez pas; voyez ces souterrains :
Tout l'enfer s'associe aux fureurs des humains;
Ces glacis sous vos pas contiennent des abîmes,
Le salpêtre et la flamme attendent leurs victimes,
Ils partent de la terre, ils couvrent les remparts
D'armes, de sang, de morts, et de membres épais.
Malgré tant de travaux, tant de traits redoutables,
Les places, de nos jours, ne sont point imprenables;
Cet art ingénieux, soutien des défenseurs,
Par des secours égaux arme les agresseurs.
<293>L'attaque a sa méthode : un chef expert et sage
A travers les périls s'ouvre un libre passage,
Il entoure les forts par ses guerriers nombreux;
S'il craint des ennemis les projets hasardeux,
S'il craint qu'un général entreprenant, habile,
Osât forcer son camp et secourir la ville,
La terre se remue, et tous ses combattants,
En creusant des fossés, font leurs retranchements.
Ceux que Mars a doués de qualités insignes
Dans un terrain étroit ont resserré leurs lignes :
Un fossé sans soldats ne défend pas ses bords,
Il faut aux ennemis opposer des efforts,
Et ménager, de plus, une forte réserve.
Afin que l'ennemi jamais ne vous énerve,
Munissez-vous toujours de vivres abondants,
Et méprisez alors l'effort des assaillants.
Étudiez le faible et le fort de la place,
Et contre elle tournez vos soins et votre audace;
Formez votre dépôt, avancez pas à pas,
Le niveau dans la main, la règle et le compas;
Approchez par détours au pied des citadelles,
Et creusez dans les champs de longues parallèles.
Il faut que ces travaux, avec art dirigés,
N'offrent point d'ouverture au feu des assiégés;
L'airain vomit alors son redoutable foudre,
Bientôt les boulevards tombent réduits en poudre,
Le tonnerre des forts, qui s'élançait sur vous,
Est réduit au silence et respecte vos coups;
Dans son chemin couvert l'ennemi sans asile
Cède aux bonds d'un boulet qui de côté l'enfile.
<294>Mais vous voilà placé sur ce glacis trompeur
Dont les volcans cachés impriment la terreur :
Dans ces perfides lieux servez-vous de la sonde,
Découvrez, éventez les mines à la ronde,
Craignez d'un sang trop vif le transport imprudent,
Ménagez vos soldats, hâtez-vous lentement.
Terminez avant tout la guerre souterraine;
Que le mineur caché fouille et perce avec peine,
Que la sape en avant, par des chemins précis.
Vous mène en sûreté sur le pied du glacis;
Pour ne point hasarder l'honneur d'une brigade,
Commandez vos assauts près de la palissade.
Alors, maître absolu de ce sanglant terrain,
Qu'on y mène d'abord ces tonnerres d'airain;
Par leurs coups redoublés les murailles s'éboulent,
A l'aide du sapeur les boulevards s'écroulent,
On comble les fossés à force de travaux,
Et les assauts cruels succèdent aux assauts;
Souvent dans ces combats les guerriers pleins d'audace,
Poursuivant les fuyards, ont emporté la place.
Ainsi, par un effort avec art dirigé,
L'impétueux Français, au combat engagé,
Au pouvoir de Louis fit tomber Valencienne.
Observez le soldat, il faut qu'on le retienne,
Les tigres, les lions sont plus humains que lui
Quand il suit furieux le soldat qui l'a fui;
Si vous ne gouvernez sa cruauté mutine,
Avide de pillage, ardent, sans discipline,
Porté par ses fureurs au comble des excès,
Vous le verrez souillé de meurtres, de forfaits.
<295>Tout général cruel qui pille, qui ravage,
Qui permet les excès, qui souffre le carnage,
Eût-il même conquis les plus vastes terrains,
Voit ses plus beaux lauriers se flétrir dans ses mains;
La voix de l'univers contre lui réunie,
Oubliant ses exploits, maudit sa tyrannie.
Tilly, qui combattit pour l'aigle des Césars,
De l'éclat de son nom remplit les champs de Mars;
Mais un nuage sombre en obscurcit la gloire,
Son nom fut effacé du temple de Mémoire,
De Magdebourg sanglant les lamentables voix
Éternisent sa honte et non pas ses exploits.295-a
Guerriers, retracez-vous cette effroyable image :
Si ma main vous dépeint ces meurtres, ce carnage,
C'est pour vous inspirer l'horreur de ces forfaits.
On porte aux habitants des paroles de paix,
Leur foi par cet espoir fut promptement séduite;
Sous le trompeur appât d'une trêve hypocrite,
Tilly les endormit dans les bras du repos;
Morphée avait sur eux répandu ses pavots.295-b
Sur ce puissant rempart qui l'avait défendue,
La garde mollement sur l'herbe est étendue,
D'autres pour leurs maisons abandonnent leurs forts;
Un fantôme éclatant, sorti des sombres bords,
De l'olive de paix leur présente la tige,
On l'embrasse, on accourt, enfin tout se néglige.
<296>Tout dort, mais Tilly veille; il dispose ses corps,
Il précède l'aurore, il s'approche des forts;
Sur ces puissants remparts privés de leur défense
L'Autrichien cruel monte sans résistance.
Ah! peuple malheureux qu'un fantôme éblouit!
La trahison approche, elle vient, la paix fuit;
La mort, l'affreuse mort paraît dans ces ténèbres,
Et couvre la cité de ses ailes funèbres;
La rage ensanglantée et les sombres fureurs296-a
Des glaives infernaux vont armer les vainqueurs,
La nature en frémit, et le ciel en colère
Fait en vain dans les airs éclater son tonnerre.
Rien n'arrête Tilly; les soldats effrénés,
A la licence, au meurtre, au crime abandonnés,
Ardents, impétueux, frappent, pillent, égorgent;
Du sang des citoyens ces tristes murs regorgent.
Tilly, tranquille et fier de ses affreux succès,
Conduit leur cruauté, préside à leurs forfaits :
Ils forcent les maisons, ils enfoncent les temples,
Le moins féroce même imite ces exemples;
Celui qui leur résiste et celui qui les fuit
Ne saurait éviter le fer qui le poursuit;
Près de sa mère en pleurs l'enfant à la mamelle,
Égorgé sur son sein, tombe et meurt avec elle;
En défendant son fils, le père infortuné
Expire sans venger ce fils assassiné.
On ne voit en tous lieux que des objets horribles;
Ces monstres furieux, aux plaintes inflexibles,
<297>Dans un asile saint, inutile en ces temps,
Massacrent sans remords trois cents vieillards tremblants.
On dit, pour échapper au fer de ces impies,
Que de jeunes beautés, par la honte enhardies,
Cherchant clans le trépas un barbare secours,
Dans l'Elbe ensanglanté terminèrent leurs jours.
Mais quel spectacle affreux vient s'offrir à ma vue!
Où courez-vous, cruels? quelle rage inconnue!
Monstres, où portez-vous ces torches, ces flambeaux?
Vous êtes des démons et non pas des héros.
Déjà sur les palais la flamme se déploie,
Malheureuse cité, tu péris comme Troie.
L'embrasement s'accroît, il gagne en peu de temps,
Il s'élève en tous lieux d'horribles hurlements
De ceux que l'on égorge ou que le feu dévore;
O crimes! ô fureurs que la nature abhorre!
Tels qu'on peint de l'enfer les tourments et les feux,
Ce théâtre d'horreur, ces gouffres ténébreux
Où du plus faible espoir les sources sont taries,
Les malheureux humains en proie à des Furies,
Aux supplices divers à jamais condamnés,
De flammes, de bourreaux, d'horreur environnés :
Tels, et plus effrayants, dans ces moments funestes,
Parurent, Magdebourg, tes déplorables restes;
Plus d'habitants, de murs, de temples ni d'abris,
La flamme dans les airs éclairait tes débris.
Et de cette cité, jadis si florissante,
Que les arts et la paix rendirent si brillante,
Après l'affreux malheur en cette nuit souffert,
De cette ville immense il restait un désert
<298>Où le soldat cruel, fatigué du carnage,
S'applaudissait encor du meurtre et du pillage;
Et l'Elbe, en s'enfuyant de ces lieux détestés,
Couvrait de corps sanglants ses bords épouvantés.
Tilly fut-il heureux en prenant cette ville?
La flamme le priva d'une conquête utile;
Magdebourg n'était plus qu'un tombeau plein d'horreur,
Qui, mettant au grand jour l'excès de sa fureur,
En lui représentant tant d'images funestes,
Semblait le menacer des vengeances célestes.
CHANT V.
Pallas, qui vous appelle au champ de la victoire,
Qui par tous les chemins vous conduit à la gloire,
Qui forme des héros pour toutes les saisons,
Vous marque par mes vers ses prudentes leçons,
Pour que dans vos quartiers, à la fin des alarmes,
Vous sachiez conserver tout l'honneur de vos armes.
Lorsque le froid hiver aux cheveux blanchissants
Des cavernes d'Éole a déchaîné les vents,
Que le fougueux Borée, ennemi du Zéphire,
Sur Pomone et Cérès vient usurper l'empire,
Que les arbres couverts de glaçons, de frimas,
Des feuilles et des fruits ont perdu les appas,
Que les fleuves gelés demeurent immobiles,
Que les troupeaux nombreux quittent les prés stériles;
Lors enfin que les camps, étendus sur les monts,
Ressentent les rigueurs des rudes aquilons :
Les guerriers sont contraints d'abandonner leurs tentes,
Ils suspendent un temps leurs courses triomphantes;
Malgré toute l'ardeur dont ils sont animés,
Les chefs des deux partis, par l'hiver désarmés,
De l'abri des maisons recherchent les asiles.
Et leurs corps séparés s'enferment dans les villes.
<300>Il faut que le soldat, aux travaux consacré,
Goûte pendant l'hiver un repos assuré;
La fatigue, à la fin, l'affaiblit et l'épuisé,
L'art peut le garantir contre toute surprise.
Il faut que de gros corps tout prêts à s'ébranler
Contiennent l'ennemi qui voudrait vous troubler,
Que des postes divers la garde vigilante
Couvre tout votre front d'une chaîne puissante.
Passages, défilés, bois, chemins importants
Se garnissent d'abord par des détachements;
Sous les ordres du chef, un prudent capitaine
Garde cette frontière, et préside à la chaîne.
Les agiles dragons, les rapides hussards
Observent l'ennemi, préviennent les hasards,
L'inquiètent sans cesse, et leur avis fidèle
De sa moindre démarche apporte la nouvelle;
Par leurs soins répétés ses desseins reconnus
Sont soudain découverts et soudain prévenus.
Quand sur tous les détails qu'exige la défense
Vous aurez consulté les lois de la prudence,
Quand vous aurez fini ces pénibles travaux,
Vous en verrez bientôt renaître de nouveaux;
Que du froid Orion l'influence sévère
Procure aux combattants une paix passagère,
Leur chef judicieux, loin de rester oisif,
Dans les bras du repos peut se montrer actif.
C'est peu dans vos quartiers d'assurer votre armée,
De la tenir en ordre, à la gloire animée;
Il vous faut remplacer ces soldats généreux
Que la mort a ravis à vos drapeaux heureux.
La victoire a coûté; ces ombres immortelles
<301>Veulent des successeurs et des cœurs dignes d'elles;
Dans de nouveaux soldats cherchez un prompt secours.
Le vulgaire imbécile à vil prix vend ses jours;
Ainsi que le poisson de nourriture avide
Est pris par le pêcheur à l'hameçon perfide,
De même, par l'appât d'un métal suborneur,
On tire de son champ l'indigent laboureur;
Du roi qu'il va servir il ignore l'outrage,
Mais bientôt de la troupe où son destin l'engage
La fière discipline et le courage altier
Font un brave soldat d'un paysan grossier.
Souvent dans l'action le nombre seul décide,
Votre force peut rendre un ennemi timide.
Rassemblez avec soin de rapides coursiers;
Il faut qu'ils soient choisis, ainsi que vos guerriers,
Dans la fleur de leurs ans, vigoureux et dociles.
Préparez avec soin tous ces amas utiles
Que Cérès à vos soins s'empresse à présenter;
L'art de vaincre est perdu sans l'art de subsister.301-a
Ce camp, ce peuple entier, à votre loi fidèle,
Par une maladie à la longue mortelle
Se sent deux fois par jour vivement assaillir;
S'il manque de secours, on le voit défaillir.
Les fils de Galien y perdraient leur science,
Il faut pour les guérir maintenir l'abondance,
Ou, si vous négligez ces devoirs importants,
Vous verrez arriver au milieu de vos camps,
Du fond de ses rochers et de son antre aride,
Ce monstre décharné, la Faim pâle et livide.
Il amène avec lui les maux contagieux,
<302>Le découragement aux cris séditieux,302-a
La faiblesse, la peur, la misère effroyable,
Le sombre désespoir, la mort inexorable;
Et dans ce camp désert, peuplé par des mourants,
Combattrez-vous tout seul des ennemis puissants?
Prévenez ce malheur, arrangez-vous d'avance,
Dans vos camps, par vos soins, amenez l'abondance,
Et préparez ainsi, dans les bras du repos,
Pour vos futurs exploits des triomphes nouveaux.
Tandis que s'arrangeant pour la naissante année.
Le chef par ses travaux règle sa destinée,
L'officier généreux, tranquille en ses quartiers,
Dans le sein de la paix joint le myrte aux lauriers.
Sa fidèle moitié, pleine d'impatience,
Oublie entre ses bras les malheurs de l'absence;
O jours, ô doux moments par la crainte achetés!
Après tant de soupirs que l'amour a coûtés,
Quel plaisir de revoir à l'abri des alarmes
L'époux qui fit couler et qui tarit ces larmes,
D'entendre ses exploits, de désarmer ses bras,
Les vengeurs de leur roi, la gloire des combats,
D'attendrir ce grand cœur aux dangers insensible,
De baiser tendrement cette bouche terrible
Qui hâtait des soldats le redoutable effort,
Qui par ses fiers accents précipitait la mort!
Tandis que sur le sein de sa fidèle amante
Se penche du héros la tête triomphante,
Bénissant ses exploits, joyeux de son retour,
On voit autour de lui les fruits de son amour.
L'un baise avec transport ses mains victorieuses,
<303>Et brûle de remplir ces routes épineuses
Où les sages guerriers se rendent immortels;
L'autre serre en ses bras les genoux paternels;
De ces faibles enfants les naïves caresses
A ce père chéri prodiguent leurs tendresses,
Ils tiennent, en jouant, dans leurs débiles mains
Ce fer trempé de sang, ce fer craint des humains,
Son casque menaçant, sa terrible cuirasse;
Bientôt des pas du père ils vont suivre la trace.
Le dieu du tendre hymen donne à ces vrais amants
Ces biens purs et parfaits, ces doux ravissements
Qui naissent de l'estime où le cœur participe,
Dont l'amour réciproque est le constant principe,
Agréments inconnus dans la fleur de leurs jours
A tous les partisans des frivoles amours.
De ces chastes liens écartant la mollesse,
Ce généreux amant est tendre sans faiblesse;
Son cœur ne connaît point la molle volupté,
Et quand le devoir parle, il est seul écouté.
Dans ces chastes plaisirs, dans cette jouissance,
Compagne du devoir et de la tempérance,
Son corps robuste et sain n'est jamais abattu,
Son amour innocent anime sa vertu;
On le verra bientôt, plein d'une ardeur nouvelle,
Accourir dans ces champs où la gloire l'appelle.
Avant que les hivers finissent leurs rigueurs,
Avant le doux retour de la saison des fleurs,
Aux postes avancés les généraux s'empressent,
Ils forment leurs projets, les camps se reconnaissent,
Les élèves d'Euclide arpentent les terrains,
<304>Pour assembler304-a les corps désignent les chemins.
Le chef, toujours actif, veille sur leur ouvrage,
Il en donne le plan, il en sait l'avantage;
S'il pense à l'avenir, il n'est pas moins prudent
A pourvoir aux besoins qu'exige le présent.
La mère des succès, la sage méfiance,304-b
Dans ses travaux divers soutient sa vigilance,
Elle vient l'éveiller au moment qu'il s'endort,
A ses sens fatigués donne un nouvel essor;
Souvent elle lui dit : Craignez votre adversaire,
Pesez tout ce qu'il fait et tout ce qu'il peut faire,
Ayez chez l'ennemi, dans ses camps, en tous lieux,
Autour du général, des oreilles, des yeux
Qui l'observent partout, qui percent ses mystères,
Qui sachent ses desseins, ses projets militaires,
Et n'épargnez jamais pour des avis certains
Ce métal corrupteur qui séduit les humains.
Jugez en étranger de vos plans, de vous-même,
A vos arrangements donnez un soin extrême;
Croyez-vous vos quartiers en pleine sûreté?
Sur ces monts fondez-vous votre sécurité?
Croyez-vous que le corps qui tient cette rivière,
Qui, défendant son bord, garde votre frontière,
N'est point dans le péril de se voir insulter?
Sur vos positions n'allez point vous flatter :
Ces monts audacieux dont la terrible chaîne
Servait de boulevard à la fierté romaine,
Ces monts, dont on craignait le passage fatal,
Ne purent arrêter les progrès d'Annibal.
<305>Soldat laborieux, il vainquit ces obstacles :
L'audace des héros opère des miracles;
Il arrive, il descend par de nouveaux chemins,
Étonne, attaque et bat les généraux romains.
Vendôme s'assurait sur l'appui des montagnes
Qui bordent des Lombards les fertiles campagnes,
Quand, suivant des chemins inconnus jusqu'alors,
Eugène de l'Adige osa franchir les bords,
Et, non moins vigilant que hardi capitaine,
Brisa le joug honteux qu'au Pô donna la Seine.
Remarquez ces torrents dans ces tristes saisons :
Le froid les a changés en des ponts de glaçons;
L'ennemi, quelque jour, plein d'une noble audace,
Pour forcer vos quartiers en franchira l'espace;
Alors, surpris, confus, séparé, consterné,
Malgré vous dans la fuite avec honte entraîné,
Un seul moment fatal à vous, à votre armée,
Ravira vos succès et votre renommée.
Rien de plus dangereux qu'un quartier enlevé :
Ce n'est point pour le mal qui vous est arrivé,
Mais votre troupe alors, interdite et rebelle,
Perd son respect pour vous, sa confiance en elle;
L'abattement succède au désir des combats,
Tout est découragé, le chef et les soldats;
Cet échec après soi traîne de longues suites,
Et l'ennemi vous perd, s'il hâte ses poursuites.
Bournonville, battu, mais fier de ses renforts,
Du Rhin majestueux passa les larges bords;
Devant lui les Français, sous les lois de Turenne,
Gagnaient en reculant les monts de la Lorraine;
Sans consulter son art, sans craindre des revers,
<306>Le Germain se sépare avant les froids hivers,
Il divise ses corps, il cantonne en Alsace,
Il hâte par ses mains le sort qui le menace.
Tandis qu'il est flatté par la sécurité,
Que l'aigle des Césars s'endort en sûreté,
Turenne se rassemble au revers des montagnes,
Il les passe, il paraît, il fond dans les campagnes,
Tombe sur Bournonville, enlève ses quartiers,
De ses soldats épars il fait des prisonniers,
Et force le Germain, par cette rude épreuve,
A passer en courant vers l'autre bord du fleuve.306-a
L'hiver peut procurer de rapides succès,
La saison du repos peut hâter vos progrès;
Qu'assemblé par l'audace et par la vigilance,
Vers des corps séparés un corps nombreux s'avance :
Dès qu'il les a surpris, l'ennemi confondu
Le rend victorieux sans avoir combattu.
Que la rapidité se joigne à la conduite,
Dissipez l'ennemi, précipitez sa fuite :
Nos fastes vous diront qu'en tous lieux, en tout temps,
Le destin seconda les chefs entreprenants.
Tel parut aux Saxons ce conquérant rapide
Qui couvrait Stanislas de sa puissante égide :
Lorsque s'abandonnant à ses tendres désirs,
Auguste de Vénus partageait les plaisirs
Avec le tendre cœur de sa jeune maîtresse,
Se couronnait de pampre, et, rempli d'allégresse,
Oubliait son devoir, la Pologne et son camp,306-26
L'Alexandre du Nord l'assaillit à l'instant,
<307>Des fêtes de Bacchus il trouble les mystères;
Les bacchantes, l'amour, les guerriers mercenaires,
Tout fuit devant ses pas, et le Saxon chassé
Consent qu'Abdolonyme307-a au trône soit placé.
Telle des régions où gronde le tonnerre,
Quand l'aigle dans son vol aperçoit sur la terre
Des montagnes, des bois les jeunes habitants
Sans crainte des dangers dans la campagne errants,
Elle tombe sur eux, jette des cris de joie,
Et dans son nid sanglant elle emporte sa proie.
CHANT VI.
Le dieu de la victoire a daigné par ma voix
Enseigner de son art les rigoureuses lois;
Du métier des héros on a vu l'origine,
Le choix des campements, l'ordre, la discipline,
Comment un chef habile assure ses quartiers,
Et brise les remparts sous ses coups meurtriers.
Par de plus grands objets terminons cet ouvrage,
Des batailles traçons la redoutable image,
Montrons sur cette mer si prompte à s'irriter
Les dangers, les écueils, l'art de les éviter :
Je vous guide au combat, troupe illustre et guerrière.
Voilà ce champ fameux, voilà cette carrière
Où tant de généraux ont trop tôt succombé,
Où Guillaume bronchait, où Marsin est tombé,
Où d'autres, essoufflés, sans force et sans ressource,
N'atteignirent jamais le terme de leur course.
Là s'abattit Pompée, ici finit Pyrrhus,
Là périt Annibal, Mithridate, Crassus;
Des vestiges sanglants de leurs funestes pertes,
De leurs tristes débris les plaines sont couvertes.
Mais dans ces mêmes champs, courant avec plus d'art,
On a vu triompher Alexandre, César,
<309>L'impétueux Condé, le sublime Turenne,
Gustave, Luxembourg, Villars, Maurice, Eugène.
O vous, jeunes guerriers, touchés de leurs hauts faits,
Craignez de votre ardeur les transports indiscrets :
Dans le nombre d'amants qui courtisent la gloire,
Très-peu sont couronnés des mains de la victoire;
Tel à ses grands exploits enjoignit de nouveaux,
Qui perdit en un jour le fruit de ses travaux.
Tel parut le vengeur de la funeste Troie :
Contre cent rois ligués sa valeur se déploie,
Diomède est vaincu, les Grecs sont accablés,
Ajax fuit en courroux, ses vaisseaux sont brûlés;
Patrocle excite en vain son courage inutile,
Hector à ce héros prend les armes d'Achille;
Mais le Troyen succombe après tant de bonheur,
Dans le fils de Pelée il trouve son vainqueur.309-a
Du fier rival du Czar voyez la destinée,
Favorable neuf ans, neuf ans infortunée.
Si d'aussi grands héros, dans les combats experts,
Ont terni leurs exploits par de honteux revers,
S'ils sont enfin tombés au fond des précipices,
Qu'osez-vous espérer, dans l'art de Mars novices,
Dans nos camps par Bellone à peine encor sevrés,
Sur les devoirs d'un chef faiblement éclairés?
Mais, malgré mes conseils, dans votre ardeur première,
Comme un coursier fougueux lâché dans la carrière,
Vous brûlez de courir et de vous signaler.
<310>Craignez un fol orgueil qui peut vous aveugler,
Craignez votre amour-propre et ses douces amorces,
Éprouvez avant tout vos talents et vos forces,310-a
Et ne prenez jamais des vœux ambitieux
Pour l'effort du génie en vous victorieux.
En vain possédez-vous la force d'un athlète
Qui dans Londres combat au bruit de la trompette,
Admiré par le peuple, applaudi par des sots,310-b
Et de ses bras nerveux terrassant ses rivaux;
Quand vous ressembleriez à ces fils de la Terre,
A ces rivaux des dieux, qui leur firent la guerre,
Qui, pour braver l'Olympe, en leur rébellion
Soulevèrent l'Ossa sur le mont Pélion;
Quand du dieu des combats vous auriez le courage,
Ne vous attendez point à gagner mon suffrage :
Taille, force, valeur, tout est insuffisant,
Minerve exige plus d'un général prudent.
Il faut que son esprit, guidé par la sagesse,
Soit vif sans s'égarer et prudent sans faiblesse;
Qu'il agisse à propos, que, maître des soldats,
Il les fasse mouvoir dans l'horreur des combats;
Au désordre à l'instant qu'il porte un prompt remède,
Et ranime le corps qui s'épuise ou qui cède;
Qu'en guerrier prévoyant il prépare de loin
Tous les secours divers dont l'armée a besoin;
Qu'en ressources fécond, toujours infatigable,
Par sa faute jamais le destin ne l'accable.
Formez-vous donc l'esprit, surtout le jugement,
Attendez tout de vous, rien de l'événement;
<311>Soyez lent au conseil, c'est là qu'on délibère;
Mais lorsqu'il faut agir, paraissez téméraire,
Et n'engagez jamais sans de fortes raisons
Ces combats où la mort fait d'affreuses moissons.
Les forces de l'État sont dans votre puissance,311-a
Des soldats généreux vous guidez la vaillance;
Prompts pour exécuter l'ordre du général,
Ils volent aux dangers dès le premier signal;
Dès que vous commandez, leur cohorte aguerrie
Fond sur vos ennemis, comme un tigre en furie
Tombe sur un lion, lui déchire le flanc,
Le terrasse, l'abat, s'abreuve de son sang.
Le lendemain, grand Dieu! sur ces champs de batailles
Regardez ces mourants, ces tristes funérailles,
Et parmi ces ruisseaux du sang des ennemis,
Voyez couler le sang de vos meilleurs amis;
Voyez dans le tombeau ces guerriers magnanimes,
De votre ambition malheureuses victimes,
Leurs parents éplorés, leurs épouses en deuil,
Qui dans votre triomphe abhorrent votre orgueil.
Ah! plutôt que souiller vos mains de tant de crimes,
Plutôt que vous parer d'honneurs illégitimes,
Périssent à jamais les cruels monuments
Moins dus à vos exploits qu'à vos égarements!
Qui voudrait à ce prix gagner la renommée?
En père bienfaisant conduisez votre armée,
Dans vos moindres soldats croyez voir vos enfants,
Ils aiment leurs pasteurs, et non pas leurs tyrans;
Leurs jours sont à l'État, leur bonheur est le nôtre,
Avare de leur sang, sacrifiez le vôtre,
<312>Tant que Mars le permet, il faut les ménager.
Quand le bien de l'État les appelle au danger,
Lorsqu'entre vos drapeaux et ceux de l'adversaire
Il faut savoir fixer le destin de la guerre,
Alors, sans balancer, sans chercher de détours,
Disposez, attaquez, et prodiguez leurs jours :
C'est là qu'ils feront voir leur ardeur valeureuse,
Et qu'ils sauront périr d'une mort généreuse.
Un sage général dont Bellone est l'appui
Combat quand il le faut, et jamais malgré lui;
Rempli de prévoyance et sûr de sa cohorte,
Il pare tous les coups que l'ennemi lui porte;
S'il pense en général, il s'expose en soldat,
Loin de le recevoir, il donne le combat :
Le sort des assaillants est toujours favorable.
L'effort du fier bélier, par son choc redoutable,
S'ouvre un libre passage, et renverse les tours
D'où l'assiégé tremblant croit défendre ses jours;
Le mur longtemps battu cède au poids qui l'enfonce.
Attaquez donc toujours : Bellone vous annonce
Des destins fortunés, des exploits éclatants,
Tandis que vos guerriers seront les assaillants.
Si malgré tous vos soins la fortune légère
Passe de vos drapeaux à ceux de l'adversaire,
Opposez aux revers un front toujours serein,
Par votre habileté corrigez le destin,
Des guerriers abattus ranimez le courage,
Montrez-vous ferme et grand tant que dure l'orage.
Comme une sombre nuit, par son obscurité,
Des feux du firmament relève la clarté,
De même vos malheurs, autant que la victoire,
<313>Par votre fermeté vous couvriront de gloire.
Ne désespérez point, sûr des secours de l'art :
La sagesse toujours triomphe du hasard.
Si Villars fut forcé de se battre en retraite,
Denain de Malplaquet effaça la défaite;
Souvent un seul moment répare un long malheur,
De vaincu qu'il était, Villars devint vainqueur.
On gagne les combats de diverses manières :
Ceux connus sous le nom d'affaires régulières
Vous offrent313-a des deux parts des efforts généraux;
Des postes retranchés, des hauteurs, des ruisseaux
D'affaires de détail sont les sanglants théâtres;
Le terrain, bien choisi, les rend opiniâtres.
Voyez-vous dans ces champs en bon ordre avancer
Ces deux corps au combat tout prêts à s'élancer?
Leur front, qui s'élargit, s'étend et se déploie,
L'un, dans l'instant formé, va fondre sur sa proie;
Ces escadrons serrés, d'un cours impétueux,
Volent à l'ennemi, qui s'enfuit devant eux;
Dans d'épais tourbillons de soufre et de poussière
On voit briller de loin la lame meurtrière,
Ils pressent les fuyards par leurs coups dissipés,
Du sang des ennemis leurs glaives sont trempés.
Ici, l'infanterie, ayant perdu ses ailes,
Redoute des vainqueurs les attaques cruelles;
Cent tonnerres d'airain élancent le trépas,
Les corps victorieux s'avancent à grands pas,
Sur leur front menaçant brille la baïonnette;
L'ennemi consterné médite sa retraite,
Des bataillons altiers l'attaquent dans le flanc,
<314>Il craint, il cède, il fuit, la terre boit son sang.
Des tubes meurtriers part la poudre enflammée,
Ils lancent le trépas sur la troupe alarmée
Qui s'enfuit dans les champs, en pelotons épars,
Sans ordre, sans conseil, sans chef, sans étendards.
Loin de calmer la peur qu'aux vaincus il inspire,
Loin de faire un pont d'or au chef qui se retire,
Le parti triomphant saisit l'occasion;
Il poursuit chaudement le gain de l'action,
Il veut en ce jour même achever son ouvrage.
Ainsi le grand Eugène, à ce fameux village314-27
Où Tallard et Marsin s'étaient très-mal postés,
D'un effort général donna de tous côtés;
Il enfonça leur centre, il coupa leur armée,
Blenheim vit des Français l'audace désarmée;
Quel nombre de captifs sur ce sanglant terrain!
L'ennemi des Césars fuit jusqu'au bord du Rhin.
Ainsi, près d'Almanza quand les Lis triomphèrent,
Que les lions bretons à leurs efforts cédèrent,
Au trône de Castille, au trône d'Aragon
Berwick, par ses exploits, plaça l'heureux Bourbon.
Voici d'autres combats : là, sur cette colline
Dont le sommet au long314-a sur la plaine domine,
Voyez-vous étendus ces bataillons altiers?
La poussière de loin s'élève dans les airs,
L'ennemi marche, il vient, il se forme, il se range,
Il place sur un front sa puissante phalange;
Son terrain se refuse aux efforts des coursiers,
Derrière sa bataille il met ses cuirassiers.
<315>Le chef s'avance seul, il doit tout reconnaître,
Il peut vaincre en ce jour par un coup d'œil de maître,
S'il fait des lieux, des temps un choix prémédité,
S'il prend son ennemi par son faible côté.
De sa droite s'avance un corps d'infanterie,
Elle franchit les monts malgré l'artillerie;
Dans son poste attaqué, renversé, confondu,
L'ennemi se débande et s'enfuit éperdu,
Le désordre est partout, le vainqueur en profite,
Les cuirassiers oisifs volent à la poursuite.
Ainsi le grand Condé fut vainqueur à Fribourg;
Ainsi, devant son roi, dans un aussi grand jour,
On vit près de Laeffelt le valeureux Maurice,
En offrant à Pluton le sanglant sacrifice
Des Bretons, des Germains, des Bataves fuyards,
Sur le haut de leurs monts planter ses étendards.
Tel est de nos combats l'ingénieux système.
Tous les camps retranchés sont attaqués de même;
Souvent leurs boulevards, sans prudence tracés,
Ont de faibles appuis ou de mauvais fossés;
La moitié des soldats tient des lieux inutiles,
Cloués à leur terrain, ils restent immobiles,
Tandis que l'ennemi fait manœuvrer ses corps,
Et peut en liberté diriger ses efforts.
Rien n'arrête un héros quand Bellone le guide;
Si dans un camp choisi son ennemi timide,
Des maux qu'il a soufferts encore épouvanté,
Craint l'effort dangereux du bras qui l'a dompté,
Et se fait du terrain un invincible asile,
Ce héros le contraint par sa manœuvre habile
A donner ces combats qu'il avait évités.
<316>Il marche, à ce dessein, vers les grandes cités,
Il donne à l'ennemi plus d'une jalousie,
Il se prépare, il feint, il tourne, il se replie,
Il paraît menacer trois villes à la fois,
Elles sont dans l'attente et craignent toutes trois.
Tandis qu'en tous les cœurs la terreur est semée,
De son triste adversaire il affame l'armée,
Des lieux qui l'ont nourrie il coupe les secours,
Et la force aux combats316-a pour prolonger ses jours;
Il faut vaincre ou périr, il n'est plus de retraite :
Le faon ne quitte point la biche qui l'allaite,
Un chef risquera tout plutôt qu'abandonner
Ses dépôts abondants qu'il voit environner.
Lorsque pour se soustraire à votre diligence
Votre ennemi d'un fleuve implore l'assistance,
Et croit vous arrêter par ses rapides flots,
Imitez d'Annibal le plan et les travaux :
Du Rhône les Romains occupaient le rivage,
Il feint, marche plus bas, et se fraye un passage :
Il sait joindre la ruse avec l'activité,
Et trompe le consul qui le croit arrêté.
Soutien de mes rivaux, digne appui de ta reine,
Charles,316-b d'un ennemi sourd aux cris de la haine
Reçois l'éloge pur, l'hommage mérité :
Je le dois à ton nom, comme à la vérité.
Ces flots majestueux, cette rivière immense
Qui sépare à jamais l'Empire de la France,
Ces ennemis nombreux qui défendaient ses bords,
S'opposèrent en vain à tes nobles efforts;
<317>Qu'attendez-vous, guerriers, d'un sage capitaine?
Rhin, ennemis,317-a dangers, rien n'arrête Lorraine,
Charles en quatre corps sépare ses soldats;
A l'endroit où Coigny ne s'y préparait pas,
Son pont, construit soudain, seconde son audace,
Il surprend les Français, il pénètre en Alsace.
Oublierais-je, Louis, le grand jour de Tolhus,317-b
Ces Bataves postés, attaqués et vaincus,
Tes guerriers, dans le Rhin sous tes yeux à la nage.
Gagner en combattant l'autre bord du rivage?
C'est à de tels exploits que Mars daigne applaudir,
Un noble enthousiasme y peut seul réussir.
Si votre cœur aspire à la sublime gloire,
Sachez vaincre, et surtout user de la victoire;
Le plus grand des Romains par ses succès divers,
Le jour qu'à son pouvoir il soumit l'univers,
Sauva ses ennemis dans les champs de Pharsale.
Voyez à Fontenoi Louis, dont l'âme égale,
Douce dans ses succès, soulage les vaincus :
C'est un dieu bienfaisant dont ils sont secourus,
Ils baisent en pleurant la main qui les désarme,
Sa valeur les soumit, sa clémence les charme.
Dans le sein des fureurs la bonté trouve lieu,
Si vaincre est d'un héros, pardonner est d'un dieu.
Suivez, jeunes guerriers, ces illustres modèles :
Alors la Renommée, en étendant ses ailes,
Mêlant à ses récits vos noms et vos combats,
Portera votre gloire aux plus lointains climats.
A ce bruit, la Vertu, du haut de l'Empyrée,
<318>Retrouvant des héros dignes du temps d'Astrée,
Retrouvant des guerriers remplis d'humanité,
Viendra pour vous guider à l'immortalité.
Dans ce temple sacré, bâti pour l'innocence,
Les vertus des mortels trouvent leur récompense :
Là sont tous les esprits dont les savants travaux
Enrichirent l'État, trouvant des arts nouveaux;
Là sont tous les bons rois, les magistrats augustes,
Très-peu de conquérants, mais tous les guerriers justes.
Si vous prenez un jour un vol si généreux.
Si vous vous élevez jusqu'au faîte des cieux.
Souvenez-vous au moins qu'une muse guerrière,
Vous ouvrant des héros la fameuse barrière,
Excitant vos travaux du geste et de la voix.
Par l'appât des vertus a hâté vos exploits.
APPENDICE.[Titelblatt]
<320><321>I. ODE VII (VIII). AUX PRUSSIENS. AVEC LES REMARQUES DE VOLTAIRE.[Titelblatt]
<322>LÉGÈRES REMARQUES.322-+
<323>ODE VII (VIII). AUX PRUSSIENS.322-+
322-aPrussiens, que la valeur conduisit à la gloire,
Héros ceints des lauriers que donne la victoire,
Enfants chéris de Mars, comblés de ses faveurs,
Craignez que la paresse,
L'orgueil et la mollesse
Ne corrompent vos mœurs.
Par l'instinct passager d'une vertu commune,
Un peuple sous ses lois asservit la fortune,
Il brave ses voisins, il brave le trépas;
Mais sa vertu s'efface,
Et son empire passe,
S'il ne le soutient pas.
Peuples que la valeur conduisit à la gloire.
Héros ceints des lauriers que donne la victoire.
Enfants chéris de Mars, comblés de ses faveurs,
Craignez que la paresse,
L'orgueil et la mollesse
Ne corrompent vos mœurs.
Par l'instinct passager d'une vertu commune.
Un État sous ses lois asservit la fortune,
Il brave ses voisins, il brave le trépas :
Mais sa vertu s'efface,
Et son empire passe,
S'il ne le soutient pas.
Ennemis des Romains, rivaux de leur génie,
Vous vîtes dans vos fers expirer ses guerriers;
Mais Carthage l'avoue,
Le séjour de Capoue
Flétrit tous vos lauriers.
Jadis tout l'Orient tremblait devant l'Attique,
Ses valeureux guerriers, sa sage politique,
De ses puissants voisins arrêtaient les progrès,
Quand la Grèce opprimée
Défit l'immense armée
De l'orgueilleux Xerxès.
A l'ombre des grandeurs elle enfanta les vices,
L'intérêt y trama ses noires injustices,
La lâcheté parut où régnait la valeur,
Tels furent les vainqueurs de la fière Ausonie.
Ennemis des Romains, rivaux de leur génie.
Ils imposaient leur joug à ces peuples guerriers :
Mais Carthage l'avoue,
Le séjour de Capoue
Flétrit tous ses lauriers.
Jadis tout l'Orient tremblait devant l'Attique.
Ses valeureux guerriers, sa sage politique,
De ses puissants voisins arrêtaient les progrès.
Quand la Grèce opprimée
Défit l'immense armée
De l'orgueilleux Xerxès.
A l'ombre des grandeurs elle enfanta les vices.
L'intérêt y trama ses noires injustices,
La lâcheté parut où régnait la valeur,
La rendit la risée
De son nouveau vainqueur.
Ainsi, lorsque la nuit répand ses voiles sombres,
L'éclair brille un moment au milieu de ses ombres,
Dans son rapide cours son éclat éblouit;
Mais dès qu'on l'a vu naître,
Trop prompt à disparaître,
Son feu s'anéantit.
326-cLe soleil plus puissant du haut de sa carrière
Dispense constamment sa bénigne lumière,
Il dissout les glaçons des rigoureux hivers;
Son influence pure
Ranime la nature
Et maintient l'univers.
Et sa force épuisée
La rendit la risée
De son nouveau vainqueur.
Ainsi, lorsque la nuit répand ses voiles sombres,
L'éclair brille un moment au milieu de ces ombres.
Dans son rapide cours un éclat éblouit;
Mais dès qu'on l'a vu naître.
Trop prompt à disparaître.
Son feu s'anéantit.
Le soleil plus puissant du haut de sa carrière
Dans son cours éternel dispense sa lumière.
Il dissout les glaçons des rigoureux hivers :
Son influence pure
Ranime la nature
Et maintient l'univers.
Il en est le principe, il en est la ressource;
Quand la vermeille aurore éclaire l'orient,
Les astres qui pâlissent
Bientôt s'ensevelissent
Au sein du firmament.
Tel est, ô Prussiens, votre auguste modèle;
Soutenez comme lui votre gloire nouvelle,
Et sans vous arrêter à vos premiers travaux,
Sachez prouver au monde
Qu'une vertu féconde
En produit de nouveaux.
Des empires fameux l'écroulement funeste
N'est point l'effet frappant de la haine céleste,
Rien n'était arrêté par l'ordre des destins;
Ce feu si lumineux dans son sein prend sa source,
Il en est le principe, il en est la ressource :
Quand la vermeille aurore éclaire l'orient.
Les astres qui pâlissent
Bientôt s'ensevelissent
Au sein du firmament.
Tel est, ô Prussiens, votre auguste modèle :
Soutenez comme lui votre gloire nouvelle.
Et sans vous arrêter à vos premiers travaux.
Sachez, prouver au monde
Qu'une vertu féconde
En produit de nouveaux.
Des empires fameux l'écroulement funeste
N'est point l'effet frappant de la haine céleste.
Rien n'était arrêté par l'ordre des destins;
L'imprudent fait naufrage;
Le sort est en nos mains.
Héros, vos grands exploits élèvent cet empire,
Soutenez votre ouvrage, ou votre gloire expire; 330-d
Au comble parvenus il faut vous élever :
A ce superbe faîte
Tout mortel qui s'arrête
Est prêt à reculer.
Dans le cours triomphant de vos succès prospères,
Soyez humains et doux, généreux, débonnaires,
Et que tant d'ennemis sous vos coups abattus
Rendent un moindre hommage
A votre ardent courage
Qu'à vos rares vertus.
Où prospère le sage,
L'imprudent fait naufrage;
Le sort est en nos mains.
Héros, vos grands exploits élèvent cet empire,
Soutenez votre ouvrage, ou votre gloire expire;
D'un vol toujours rapide il faut vous élever,
Et monté près du faîte,
Tout mortel qui s'arrête
Est prêt à reculer.
Dans le cours triomphant de vos succès prospères,
Soyez humains et doux, généreux, débonnaires,
Et que tant d'ennemis sous vos coups abattus
Rendent un moindre hommage
A votre ardent courage
Qu'à vos rares vertus.
II. L'ART DE LA GUERRE. FRAGMENT DU CHANT Ier, AVEC LES REMARQUES DE VOLTAIRE.[Titelblatt]
<334><335>L'ART DE LA GUERRE.334-+ CHANT Ier.
Vous qui tiendrez un jour, par le droit de naissance,
Le sceptre de nos rois, leur glaive et leur balance.
Pour défendre et juger 334-a ce florissant État,
Recevez les leçons d'un généreux334-b soldat
Qui, nourri dans les camps par le dieu de la guerre,334-c
Va vous enseigner l'art de lancer son tonnerre.334-c
Ces armes, ces chevaux, ces soldats, ces canons
Ne soutiennent pas seuls l'honneur des nations;
Apprenez leur usage, et par quelles maximes
Un guerrier peut atteindre à des exploits sublimes.
Que ma muse en ces vers vous trace les tableaux
Vous qui tiendrez un jour, par le droit de naissance,
Le sceptre de nos rois, leur glaive et leur balance,
Vous, le sang des héros, vous, l'espoir de l'État,
Jeune prince, écoutez les leçons d'un soldat
Qui, formé dans les camps, nourri dans les alarmes,
Vous appelle à la gloire et vous instruit aux armes.
Ces armes, ces chevaux, ces soldats, ces canons
Ne soutiennent pas seuls l'honneur des nations;
Apprenez leur usage, et par quelles maximes
Un guerrier peut atteindre à des exploits sublimes.
Que ma muse en ces vers vous trace les tableaux
De leur valeur égale336-a et de leur vigilance,
De leurs talents acquis et de leur prévoyance,
Et de ces nobles traits d'un guerrier affermi,336-b
Qui par des coups336-c d'éclat surprend son ennemi.
Mais ne présumez point que, dangereux poëte,
Entonnant des combats la funeste trompette,
Aveuglé par la gloire, ivre de son erreur,
Je séduise vos sens par un faux point d'honneur :336-d
Ah! plutôt qu'Attila336-e vous servît de modèle,
J'éteindrais le flambeau de la guerre cruelle.336-f
O bienfaisante paix! et toi, génie heureux,
Qui sur notre salut336-g veillez du haut des cieux,
Détournez de nos champs, des cités, des frontières,
Ces spectacles336-h affreux, ces fureurs meurtrières,
Où le sanglant trépas engloutit336-h les humains.
De toutes les vertus qui forment les héros,
De leurs talents acquis et de leur vigilance,
De leur valeur active et de leur prévoyance,
Et par quel art encore un guerrier éclairé
De l'art même franchit le ternie resserré.
Mais ne présumez, pas que, dangereux poëte,
Entonnant des combats la funeste trompette,
Ébloui par la gloire, ivre de son erreur,
J'inspire à votre audace une aveugle fureur.
Je ne vous offre point Attila pour modèle,
Je veux un héros juste, un Tite, un Marc-Aurèle,
Un Trajan, des humains et l'exemple et l'honneur,
Que la vertu couronne, ainsi que la valeur.
Tombent tous les lauriers du front de la victoire,
Plutôt que l'injustice en ternisse la gloire!
O bienfaisante paix! et vous, génie heureux
Qui sur les Prussiens veillez du haut des cieux.
Détournez de nos champs, des cités, des frontières,
Ces ravages sanglants, ces fureurs meurtrières,
Ces illustres fléaux des malheureux humains.
339-+Consentez qu'à jamais ce florissant empire
Trouve sous votre abri le repos qu'il désire;
Qu'à l'ombre de la paix, les laboureurs contents
Recueillent pour eux seuls les moissons de leurs champs,
Que sur son tribunal Thémis en assurance
Prononce ses arrêts et venge l'innocence;
Que nos vaisseaux légers, fendant le sein des eaux,
Ne craignent d'ennemis que les vents et les flots,
Et surtout que Minerve, assise auprès du trône,
En veillant338-a sur nos rois, protége leur couronne.
C'est à toi,338-b dieu terrible, à toi, dieu des combats,
A m'ouvrir la barrière, à conduire mes pas;
Et vous, charmantes Sœurs, déesses du Permesse,
Si mes vœux sont reçus au temple des destins,
Consentez qu'à jamais ce florissant empire
Goûte sous votre abri le repos qu'il désire,
Que sous leurs toits heureux les laboureurs contents
Recueillent pour eux seuls les moissons de leurs champs,
Que sur son tribunal Thémis en assurance
Réprime l'injustice et venge l'innocence,
Que nos vaisseaux légers, fendant le sein des eaux,
Ne craignent d'ennemis que les vents et les flots,
Que, tenant dans ses mains l'olivier et l'égide,
Minerve sur le trône à nos conseils préside.
Mais si d'un ennemi l'orgueil ambitieux
De cette heureuse paix rompt les augustes nœuds,
Rois, peuples, armez-vous, et que le ciel propice
Soutienne votre cause et venge la justice.
C'est à toi, dieu terrible, à toi, dieu des combats,
A m'ouvrir la barrière, à conduire mes pas :
Et vous, charmantes Sœurs, déesses du Permesse,
Aux sons341-star2 que vous tirez du luth harmonieux,
Venez pour m'inspirer des chants mélodieux.
Je veux représenter, plein de ma frénésie,340-a
Des objets inconnus à notre poésie;
Je veux armer vos fronts de panaches flottants;341-star3
Ma main ne peindra point les transports des amants,
Les soupirs340-b des Amours, leurs larcins, leurs caresses,
Ni des cœurs des héros les indignes faiblesses.
Que le chantre du Pont, inspiré par Vénus,
Dessine340-c les Amours, qui, folâtrant tout nus,
Rendent à leurs désirs les trois Grâces sensibles :
Je ne vous offrirai que des objets terribles,340-d
Vulcain, qui, sous l'Etna, par ses brûlants travaux,
Gouvernez de ma voix la sauvage rudesse,
Rendez d'un vieux soldat les chants mélodieux,
Accordez ma trompette au luth harmonieux.
J'entreprends de placer, par une heureuse audace,
Le dieu de la victoire au sommet du Parnasse,
Je veux armer vos fronts de casques menaçants;
Ma main ne peindra point les transports des amants,
Leurs peines, leurs plaisirs, leurs larcins, leurs caresses,
Ni des cœurs des héros les indignes faiblesses.
Que le chantre du Pont, dans ses douces erreurs.
Vante le dieu charmant qui causa ses malheurs,
Qu'à ses flatteurs accents les Grâces soient sensibles :
Je ne vous offrirai que des objets terribles,
Vulcain, qui, sous l'Etna, par ses brûlants travaux.
Ces foudres redoutés cuire des mains habiles,
Qui renversent les murs, qui détruisent les villes;
Qui, décidant du sort dans l'horreur des combats
En tombant342-b sur le trône, écrasent les États.
Avant que de traiter ces matières sublimes,
Il faut vous arrêter aux premières maximes.
Ainsi, quand l'aigle enseigne à ses jeunes aiglons
L'art de fendre les airs malgré les aquilons,342-c
Avant d'avoir acquis342-d les forces paternelles,
La mère, en s'élevant, les porte sur ses ailes.
O vous,342-e jeunes guerriers qui, brûlant de valeur,
Voulez vous342-e signaler dans les champs de l'honneur,
Baignés des tendres pleurs que versa votre mère,342-e
Forge à coups redoublés les foudre des héros,
Ces foudres redoutés entre des mains habiles.
Qui tantôt font tomber les fiers remparts des villes.
Tantôt percent les rangs dans l'horreur des combats.
Et font dans tous les temps le destin des États.
Je peindrai les effets de cette arme cruelle
Qu'inventa dans Bayonne une fureur nouvelle,
Qui, du fer et du feu réunissant l'effort,
Aux yeux épouvantés offre une double mort.
Au sein de la mêlée, au milieu du carnage.
On verra des héros le tranquille courage
Réparer le désordre, et. prompt dans ses desseins.
Disposer, ordonner, enchaîner les destins.
Avant que de traiter ces matières sublimes.
Il faut vous arrêter aux premières maximes.
Ainsi, quand l'aigle enseigne à ses jeunes aiglons
A diriger leur vol au champ des aquilon,
Couverts à peine encor d'une plume nouvelle,
La mère, en s'élevant, les porte sur son aile.
O vous, jeunes guerriers qui, brûlant de valeur,
Prêts à vous signaler dans les champs de l'honneur.
Vous arrachez aux bras d'une plaintive mère.
Que vous débuterez par d'immortels exploits.
Passez, sans en rougir, par les derniers emplois :
Sous les drapeaux de Mars344-a Bellone vous enrôle,
Il faut que le fusil344-b pose sur votre épaule,
Que votre corps dispos fasse les mouvements344-c
Que l'exercice enseigne aux soldats commençants;344-d
Observez le silence, et, plein de retenue,
Paraissez dans vos rangs ainsi qu'une statue,344-e
Attentifs à la voix, l'instant même agissez,
Quand l'officier commande, aussitôt exercez;
Apprenez à charger votre tube homicide,
Avancez à grands pas et d'un air intrépide,
Sans flotter, sans ouvrir et sans rompre vos rangs,
Tirez par pelotons, en observant vos temps;
Soyez sobre et frugal,344-f et plein de vigilance
Au poste dont sur vous doit rouler la défense,
N'allez point vous flatter, novices à la guerre,
Que vous débuterez par d'immortels exploits.
Passez, sans en rougir, par les derniers emplois :
Durement exercés dans un travail pénible,
Du fusil menaçant portez le poids terrible;
Rendez votre corps souple à tous les mouvements
Que le dieu des guerriers enseigne à ses enfants :
Tous fermes dans vos rangs, en silence, immobiles,
L'œil fixé sur le chef, à ses ordres dociles,
Attentifs à sa voix, s'il commande, agissez,
En mouvements égaux à l'instant exercez,
Apprenez à charger vos tubes homicides,
Avancez fièrement, à grands pas intrépides,
Sans flotter, sans ouvrir et sans rompre vos rangs,
Tirez par pelotons, en observant vos temps;
Prompts sans inquiétude, et pleins de vigilance
Aux postes dont sur vous doit rouler la défense,
Qui ne sait obéir ne saura commander.
Tel est en peu de mots le dur apprentissage
De ces jeunes guerriers dont Mars reçoit l'hommage.346-a
Des troupes qu'on rassemble en formidable corps
Les derniers des soldats en forment les ressorts;
Il faut qu'à manœuvrer leur bande soit formée,
Ils font les bataillons, leur nombre fait l'armée.346-b
C'est ainsi, pour fournir aux superbes jets d'eaux
Que Versailles renferme en ses vastes enclos,
Qu'à Marli s'éleva cette immense machine
Où sont tant de ressorts que l'ouvrage combine;346-c
Les uns, qui foulent346-d l'eau, les autres, l'aspirant,346-d
Avec précision vont tous au même instant,
Jusqu'à la moindre roue a sa tâche marquée;
Qu'une soupape tarde, ou se soit détraquée,
La machine s'arrête, et tout l'ordre est détruit.
Attendez le signal, et marchez sans tarder :
Qui ne sait obéir ne saura commander.
Tel, sous Louis de Bade exerçant son courage,
Finck de l'art des héros a fait l'apprentissage.
Des troupes qu'on rassemble en formidables corps
Les derniers des soldats composent les ressorts;
Ces ressorts agissants, ces membres de l'armée
D'un mouvement commun la rendent animée.
C'est ainsi, pour fournir aux superbes jets d'eaux
Que Versailles renferme en ses vastes enclos,
Qu'à Marli s'éleva cette immense machine
Qui rend la Seine esclave, et sur les airs domine :
Cent pompes, cent ressorts à la fois agissants
Pressent dans des canaux les flots obéissants,
Jusqu'à la moindre roue a sa tâche marquée;
Qu'une soupape cède, ou faible ou détraquée,
La machine s'arrête, et tout l'ordre est détruit.
Bien loin qu'un soldat suive un aveugle courage,
Il faut qu'il soit dressé pour remplir son ouvrage;348-a
Par ses faux mouvements, tardifs, prompts, inégaux,
On vit souvent manquer les projets des héros.
348-bAimez donc ces détails qu'on apprend dans nos bandes,
Ces petites leçons vous mèneront aux grandes,
Dans ces grades obscurs vous ne vieillirez pas,
Et dans peu, commandant d'un nombre de soldats,
Vous serez installé chef d'une compagnie;348-b
Après, d'un bataillon la troupe réunie,
Qui porte en main la foudre et lance le trépas,348-c
Soumise à votre loi, marchera sur vos pas;
Pour savoir les devoirs348-d qu'exige cette charge,
Apprenez dans quel ordre un corps avance et charge.348-d
Ainsi, dans ces grands corps que la gloire conduit.
Que tout soit animé d'un courage docile;
La valeur qui s'égare est souvent inutile,
Des mouvements trop prompts, trop lents, trop incertains,
Font tomber les lauriers qu'avaient cueillis vos mains.
Aimez donc ces détails, ils ne sont pas sans gloire,
C'est là le premier pas qui mène à la victoire;
Dans des honneurs obscurs vous ne vieillirez pas,
Soldat, vous apprendrez à régir des soldats :
Bientôt, chef éclairé d'une troupe intrépide,
Marchant de grade en grade où le devoir vous guide,
Vous verrez sous vos lois un bataillon nombreux;
Présidez à sa marche et gouvernez ses feux,
Montrez-lui dans quel ordre un bataillon s'avance,
Charge, tire, recharge, et s'arrête ou s'élance.
10-a Vie de l'empereur Julien, par l'abbé de la Bletterie. Amsterdam, 1735.
101-a Jean-Baptiste de Boyer, marquis d'Argens, naquit le 24 juin 1704, à Aix en Provence. En 1741, il accompagna à Berlin la duchesse douairière de Würtemberg, et devint bientôt l'ami intime de Frédéric En 1769 il retourna dans sa patrie, et mourut le 12 janvier 1771, au château de la Garde, près de Toulon. Voyez ci-dessus, p. 75.
104-a Voyez t. VII, p. 127.
107-4 L'oignon.
[On vit le peuple fou qui du Nil boit les eaux
Conjurer l'ail, l'oignon, d'être à ses vœux propices,
Et croire follement maîtres de ses destins
Ces dieux nés du fumier porté dans ses jardins.
Boileau, Satire XII, v. 95.]
108-a Vers la fin de l'année 1781, le célèbre auteur du Commentaire sur l'Histoire de Polybe eut des convulsions sur le tombeau du diacre Paris, au cimetière de Saint-Médard, à Paris. Voyez t. I, p. 241, et ci-dessus, p. 97.
108-b C'est Apollon qui adresse ces paroles à Phaéton, dans les Métamorphoses d'Ovide, livre II, v. 56, selon la traduction que Voltaire en donne dans le IIe Discours sur l'homme, v. 84.
109-a Vous ne prouvez que trop que chercher à connaître
N'est souvent qu'apprendre à douter.
Réflexions diverses
, 1686.11-a Jean-Baptiste-Louis Gresset, né à Amiens en 1709, y mourut en 1777.
110-5 Carnéade.
110-a Ce vers est tiré de la Satire sur l'Homme (Satire against Man), par le comte Rochester. Voltaire (Œuvres, édition Beuchot, t. XIII, p. 401, et t. XXXVII, p. 244) l'avait rendu ainsi :
L'homme est né pour agir, et tu prétends penser!
113-a Le comte Gustave-Adolphe de Gotter, grand maréchal de la cour du Roi, ministre d'État et grand maître des postes, naquit à Gotha le 26 mars 1692, et mourut à Berlin le 28 mai 1762.
114-a Joyard, gendre d'Antoine Pesne, fut trente ans maître d'hôtel du Roi.
115-a Philippe-Julien Mazarin Mancini, duc de Nevers, mort en 1707. Dans son Épître à M. le duc de Nevers sur la petite vérole de M. le duc de Vendôme, l'abbé de Chaulieu s'exprime ainsi :
Et bien que chez toi l'abondance.
Si familière en tes repas,
Y fournisse cinquante plats
Des mets les plus exquis de France, etc.
118-6 Le premier qui a fait de la tapisserie à Berlin. [Voyez, t. I, p. 261.]
12-a Les éditeurs de 1789 ont adopté la leçon coasse, qui est préférable, puisqu'il est fait allusion à des grenouilles, et non à des corbeaux. Cependant nous avons cru devoir conserver le mot croasse, parce qu'il se trouve dans toutes les éditions originales, celles de 1752, de 1760 et de 1762, ainsi que dans la lettre autographe du Roi au comte Algarotti, du 26 mai 1754.
120-7 Chargé de timbrer les cartes.
120-a La comète, jeu de cartes à la mode dans ce temps-là. Voyez Encyclopédie méthodique. Dictionnaire des jeux, faisant suite au Tome III des Mathématiques. A Paris, 1792, in-4, p. 33-38.
121-a Par sa boussole. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 165.)
122-8 Charles-Quint.
122-a L'Américain troublé. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 166.)
122-b Que cachait l'Amérique. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 166.)
123-a Fuyez de ces auteurs l'abondance stérile. Boileau, L'Art poétique, chant Ier. Voyez t. IV, p. 38.
125-a Voyez ci-dessus, p. 43 et 75.
129-9 Le Ciron et le Bœuf de La Fontaine. [Cette note est omise dans l'édition de 1760, peut-être parce qu'il n'y a aucune fable dans La Fontaine qui porte ce titre. Il est probable que le Roi a voulu parler du Moucheron et le Bœuf de Phèdre. Voyez t. IX, p. 55.]
130-a Allusion à la peste de 1720.
131-a Le Roi semble se moquer ici d'une de ses propres ordonnances, le Renovirtes und geschärftes Edict, wegen Ausrottung der Sperlinge und Krähen, daté de Berlin, le 22 juin 1744. Voyez Mylius C. C. Marchicarum, Continuatio II, p. 189, no XVII.
131-b Voyez t. I, p. 138, 143, 159 et 168.
133-10 Königsberg.
134-11 Celui du feu roi.
136-a Voyez t. VI, p. 250.
142-12 Tomyris.
143-a Voyez t. VIII, p. 23, et ci-dessus, p. 23; voyez aussi Boileau, Epître I, v. 61-86.
145-a Voyez t. VII, p. 33-36, et ci-dessus, p. 93.
146-a Succomber sous l'effort d'ennemis enhardis. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 198)
146-b Voyez t. II, p. 155 et 156, et t. III, p. 8.
146-c Voyez t. III, p. 108, et t. IV, p. 13 et 14.
149-a Voyez t. II, p. 85, et t. III, p. 63.
149-b Très-dignes. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 203.)
149-c Le comte Frédéric-Guillaume Finck de Finckenstein, fils aîné du feld-maréchal et frère du ministre de Cabinet de ce nom (t. III, p. 17, et t. VI, p. 170), naquit en 1702, et mourut au mois de mai 1741, des suites des blessures qu'il avait reçues à la bataille de Mollwitz. Il était colonel et adjudant général du Roi.
Thomas Fitzgerald, capitaine dans la garde royale, avec le titre de lieutenant-colonel, périt également à Mollwitz.
149-d Voyez t. II, p. 83.
15-2 Charles Ier, roi d'Angleterre.
150-a Voyez t. II, p. 127-139.
150-b Voyez t. II, p. 137, t. III, p. 44. et ci-dessus, p. 91.
151-13 Campagne de 1744 et 1745.
151-a Voyez t. II, p. 140 et 168. Le major Charles-Frédéric de Buddenbrock, du régiment de cuirassiers (no 1) du feld-maréchal son père, resta sur le champ de bataille de Chotusitz.
151-b Voyez t. III, p. 129 et 130.
152-a Réminiscence de la Henriade, chant VI, v. 291 et suivants.
152-b Voyez t. III, p. 78 et 155, et t. VII, p. 15-25.
152-c Nous portait dans ses mains. (Variante de l'édition in-4. de 1760, p. 207.)
153-a Qu'ils cherchent dans l'Épire une seconde Troie.
Andromaque
, acte I, sc. II.153-b Le général Asmus-Ehrentreich de Bredow, le même à qui l'Épître X est adressée, fut blessé à la bataille de Kesselsdorf.
Le général-major Samuel de Polentz, le colonel de Rintorf (nommé, le 18 décembre 1745, commandeur du régiment d'infanterie d'Alt-Würtemberg, no 46) et le major Joachim-Erdmann de Kleist moururent des suites des blessures qu'ils avaient reçues à la bataille de Kesselsdorf. Voyez t. III, p. 187 et 188.
156-a Le général Asmus-Ehrentreich de Bredow passa l'hiver de 1750 à 1751 au château de Potsdam, dans la société de Frédéric. L'Épître qui lui est adressée fut probablement composée à cette époque, peu de temps après l'audience que le Roi donna au kan des Tartares le 27 juillet 1750. Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LV, p. 642. Membre de l'Académie des sciences depuis 1752, M. de Bredow mourut à Halberstadt le 23 février 1756, dans sa soixante-troisième année; il était alors lieutenant-général d'infanterie et chevalier de l'Aigle noir. Voyez ci-dessus, p. 153, les deux vers du Roi à la louange de cet officier.
157-a Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire.
L'Art poétique
, dernier vers.157-b Libraire de Berlin. Voyez t. I, p. xxxv.
158-a Nous présumons que le Roi veut parler de George-Henri Behr, médecin praticien à Strasbourg et président de la société allemande de la même ville, dès sa fondation en 1743. Ce savant, mort en 1761, est auteur d'un grand nombre d'ouvrages, entre autres : Die Gottheit oder Lob und Erkenntniss des Schöpfers aus seinen Geschöpfen, mit poetischer Feder entworfen. Augsbourg, 1751, in-8.
158-b Voyez t. IX, p. 74.
158-c Auguste-Frédéric-Guillaume Sack, premier prédicateur de la cour à Berlin, né en 1703, mourut en 1786. Son ouvrage intitulé Vertheidigter Glaube der Christen, 1748, fit sensation.
158-d Jean-Philippe Heinius fut directeur du gymnase de Joachim de 1730 à 1769; lorsque l'Académie des sciences fut rétablie, il devint directeur de la classe de philosophie. Il mourut en 1775.
158-e Voyez t. VII, p. 136.
158-f Jean Regnauld de Segrais, né en 1624, mort en 1701. On a de lui des Églogues, des Poésies diverses, une traduction en vers de l' Énéide et des Géorgiques, etc.
159-14 L'abbé de la Bletterie. [Voyez t. VII, p. 120, et ci-dessus, p. 10.]
159-15 L'abbé Du Bos. [Auteur des Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture. 1719.]
16-a Le bouclier. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 20.)
160-a Jean Ailhaud, chirurgien, né à Lourmian en Provence, ne doit sa célébrité qu'à la poudre purgative qui porte son nom, et qui n'était autre chose qu'un mélange de résine, de scammonée et de suie. En 1788, il publia un Traité de l'origine des maladies et des effets de la poudre purgative. Il mourut à Aix, en 1706, à l'âge de quatre-vingt-deux ans.
161-a Voltaire, Zaïre, acte I, sc. I, dit :
Je le vois trop : les soins qu'on prend de notre enfance
Forment nos sentiments, nos mœurs, notre croyance.
J'eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.
163-a Voyez t. IX, p. 54.
163-b Voyez t. III, p. 35.
163-c
Thérèse de leur bras fortifia sa ligue,
Et ne dut ce secours qu'au sermon de Rodrigue.
164-a Voyez ci-dessus, p. 6.
165-a Voyez ci-dessus, p. 6.
165-b Confondre l'apparence avec la vérité. Molière, Tartuffe, acte I, scène VI.
165-c Il suffit. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 223.)
167-a Voyez t. VI, p. 250; et t. IX, p. X et 207.
168-a C'est Virgile qui célèbre Penthésilée. Voyez Énéide, livre I, v. 491.
168-b Énéide, livre XI, vers 532 et 848.
169-a Les seize vers suivants sont omis dans l'édition in-4 de 1760, p. 227.
169-b Au lieu des quatorze vers qui suivent, on lit ceux-ci dans l'édition in-4 de 1760, 227 :
Qui se plaît dans le trouble à tramer des complots,
Ennemi des humains, de Thémis, du repos,
170-a Voyez t. VIII, p. v et 65-336.
170-b Voyez ci-dessus, p. 36, 138 et 140, et ci-après, p. 179.
172-16 Mesdames les margraves de Baireuth et d'Ansbach.
173-17 Madame la duchesse de Brunswic.
173-18 Madame la margrave de Schwedt.
175-a Comptant (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 234.)
176-a Le comte Henri de Podewils, né en Poméranie le 4 octobre 1695, ministre de Cabinet depuis 1730, mourut le 29 juillet 1760. Voyez t III, p. 167, et t. VI. p. 170.
177-a Eh! qu'importe. (Variante de l'édition in-4. de 1760, p. 237.)
179-a Les douze vers qui commencent à « Du portrait » sont remplacés par ceux-ci dans l'édition in-4 de 1760, p. 289 :
Ces monstres qu'à regret nous a tracés l'histoire,
Dont le peuple ulcéré déteste la mémoire,
Qui, sans cesse abusant du nom du souverain,
Opprimaient ses sujets sous leur sceptre d'airain,
Et, dans ce second rang, plus fiers, plus intraitables
Que ne furent jamais les maîtres véritables,
Impérieux, et durs, et prompts à le trahir,
Le rendaient méprisable, en se faisant haïr.
Tel était ce Séjan dont l'indigne statue
Par le sombre Tibère enfin fut abattue;
Tels, sous ces empereurs au vice trop enclins,
On abhorrait Pallas, Narcisse et Tigellin;
Tels, sous les faibles rois de la première race,
Les maires du palais, en occupant leur place,
Imposaient aux Français un joug oriental.
Quel abus des grandeurs et du pouvoir royal!
180-a
Ou qui, voluptueux, plongés dans l'indolence,
En d'indignes mortels ont mis leur confiance.
181-a Réminiscence de la Henriade, ch. I, v. 21 et 22 :
Valois régnait encore, et ses mains incertaines
De l'État ébranlé laissaient flotter les rênes.
184-a Sous les lauriers. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 246.)
185-a Voyez t. IV, p. 252.
185-b Jean de La Quintinie, né à Chabanais en 1626, mourut à Versailles en 1688. Il était directeur des jardins fruitiers et potagers de Louis XIV, et a laissé un ouvrage posthume qui a été longtemps regardé comme le seul guide des jardiniers.
186-a Il changera de mœurs en changeant de fortune.
La Mort de César
, acte 1, scène I.187-a Voyez t. IX, p. 43, et ci-dessus, p. 64 et 73.
190-19 Ménénius Agrippa. [Voyez t. VIII, p. 147 et 294.]
190-a Le sort. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 254.)
191-a Voyez t. VIII, p. 152 et 300.
193-a Voltaire fait l'éloge de cette Épître dans sa lettre au Roi, du 19 avril 1749.
194-a Ernest-Maximilien Sweerts, baron de Reist, directeur des spectacles à Berlin, y mourut en 1767, à l'âge de quarante-sept ans.
195-a La signora Giovanna Astrua, cantatrice à l'opéra, vint de Naples à Berlin dans le mois de mai 1747; elle quitta le théâtre de cette dernière ville en 1757.
Le chanteur Felicino Salimbeni, né à Milan vers l'an 1712, s'engagea en 1744 à l'opéra de Berlin, qu'il quitta dans l'automne de l'année 1750.
Marianne Cochois, sœur de Babet Cochois, marquise d'Argens, était une des premières danseuses de l'opéra de Berlin.
La célèbre Barberina, favorite du Roi et du public depuis 1744, était tombée en disgrâce et avait quitté le théâtre dans l'été de 1748.
196-a Voyez t. IX, p. 74.
198-a Charles-Henri Graun, qui fut vingt-cinq ans maître de chapelle du Roi, naquit à Wahrenbrück en Saxe, et mourut à Berlin le 8 août 1759, âgé de cinquante-cinq ans.
199-a Gronde et raisonne. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 260.)
199-b Espèce de manteau ou de voile recouvrant la tète, la figure et les mains, dont les femmes t'ont usage en Italie dans les mascarades du carnaval, et qu'on appelle en italien bautta.
200-a Allusion à Iphigénie en Aulide, 1748, et à Coriolan, 1749, opéras de Graun dont les paroles furent composées par le Roi lui-même. Il tira une partie du premier de l'Iphigénie de Racine, et imita d'Euripide la fin de la pièce. Quant à l'opéra de Coriolan, voyez la lettre de Frédéric au comte Algarotti, du 6 septembre 1749.
202-a Le comte François Algarotti, né à Venise le 11 décembre 1712. mourut à Pise le 3 mai 1764. Voyez t. VI, p. 250, et ci-dessus, p. 75.
205-a Personnage difforme et malheureux des poëmes du Bojardo et de l'Arioste.
205-b Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous,
Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes.
La Besace
.208-a Voltaire demanda cette Epître au Roi, dans sa lettre du 19 avril 1749.
209-a Charles-Guillaume comte Finck de Finckenstein, ministre de Cabinet. Voyez t. III, p. 17, t. IV, p. 24, et t. VI, p. 170.
210-a Voyez ci-dessus, p. 65.
211-20 La Grange. [Voyez t. VII, p. 60.]
214-a Fameuse statue de Phidias. (Note de l'édition in-4 de 1760, p. 286.)
215-a Le Parnasse parla le langage des halles.
L'Art poétique
, ch. I, v. 84.215-b Voyez, t. I, p. 162, et t. II, p. 12.
217-a Le chevalier Isaac-François-Egmont de Chasot, ami de jeunesse du Roi, devint en 1741 capitaine de cavalerie dans le régiment de Baireuth dragons, major en 1743, et lieutenant-colonel en 1760 : il quitta le service de Prusse le 17 février 1752. Depuis, le chevalier de Chasot fut plus de trente ans commandant de Lübeck, avec le grade de lieutenant-général danois. Il fut inhumé à Lübeck, le 30 août 1797. Voyez t. III, p. 129 et 160.
218-a Boileau, Satire X, v. 137 et 138.
22-a Voyez t. III, p. 192, et t. VIII, p. 162 et 313.
223-21 Antoine.
223-a Turenne était à soixante ans l'amant de madame de Coëtquen et sa dupe, comme il l'avait été de madame de Longueville. Il lui révéla en 1670 le secret de l'État, qu'on cachait au frère du Roi.
223-b Dans mes vers mordants. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 299.)
226-a Au-dessous de ces mots, on lit dans l'édition in-4 de 1760 : « Imitation du troisième livre de Lucrèce. »
226-b Le comte Maurice de Saxe mourut le 30 novembre 1750, à Chambord sur la Loire. Il était né à Goslar le 28 octobre 1696, et avait été fait maréchal de France en 1743. Voyez t. I, p. 180, t. III, p. 110 et 111, et t. IX, p. 167.
227-a Le chevalier de Belle-Isle, frère du maréchal, fut tué le 19 juillet 1747, en attaquant les retranchements d'Exilles, sur le col de l'Assiette. Voyez t. IV, p. 15.
Le comte Emmanuel-François-Joseph de Bavière, né en 1704, fils naturel de Maximilien II Emmanuel, électeur de Bavière, fut tué à la bataille de Laeffelt, le 2 juillet 1747.
23-a Voyez t. VIII, p. 23, et Boileau, Épître I.
23-b Voyez t. VIII, p. 58.
232-22 La guerre de trente ans.
235-a Voyez t. VIII, p. 55.
235-b Voyez t. VI, p. 243, article I. Voltaire dit dans le second chapitre de son Micromégas : « Quand il faut rendre son corps aux éléments, » etc.
236-a Dans l'édition in-4 de 1760, p. 317, et dans l'édition petit in-8 de 1762, p. 446, le mot « chrétiens » est remplacé par « humains; » l'édition gr. in-8 de 1760, p. 225, porte : « Allez, mortels craintifs. » Voyez la lettre du marquis d'Argens au Roi, à Berlin, 1er avril 1760, et la réponse du Roi.
238-a Claude-Etienne Darget, nommé le 18 janvier 1746 au poste de secrétaire des commandements du Roi, retourna en France le 14 mars 1752. Il fut chargé plusieurs fois de lire à l'Académie des sciences les écrits du Roi. On lui donnait, par courtoisie, le titre de conseiller intime. De retour en France, il fut placé à l'école militaire; il devint ensuite ministre des évêques de Liége et de Spire. Né en 1712, il mourut en 1778.
Cette Épitre à Darget rappelle l'Épitre de Boileau à son jardinier.
239-a Arioste, Roland furieux, chant XXXIV, stance 84.
239-b S'il sait en profiter. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 320.)
24-a Didier baron de Keyserlingk, né en 1698, mort en 1745.
240-23 Chirurgien des armées du Roi.
244-a S'entr'ouvrir. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 327.)
245-24 Sculpteur du Roi.
245-a Qui n'est pas limité. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 330.)
246-a Ce vers, tiré du Glorieux de Destouches, acte II, sc. V, est une des sentences favorite du Roi, qui la répète souvent, par exemple, t. IX, p. 171.
246-b Voyez ci-dessus, p. 180.
248-a C'est la IXe satire de Boileau qui paraît avoir donné au Roi l'idée de composer cette Épître. L'ouvrage du poëte français est destiné à faire son apologie et en même temps à lancer à ses détracteurs, ainsi qu'aux mauvais poëtes, des traits encore plus acérés que ceux des précédentes satires. Il commence par ces vers bien connus :
C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler,
Vous avez des défauts que je ne puis celer, etc.
248-b Antoine Achard, né à Genève en 1696, et pasteur de l'église française de Berlin depuis 1734, mourut dans cette dernière ville le 2 mai 1772.
249-a Le Palladion, ch. I, v. 15-27.
25-a Cette ode, lue par Darget dans la séance publique de l'Académie, le 25 janvier 1748, fut publiée pour la première fois dans l'Histoire de l'Académie royale des sciences et belles-lettres, Année 1747. A Berlin, 1749, p. 5-8. Elle y est intitulée Le renouvellement de l'Académie des sciences, titre qu'elle porte également dans la première édition des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, MDCCL, in-4. t. II.
250-a Anne-Joseph-Claude Frey de Neuville, jésuite et sermonnaire, né en 1693, mourut en 1774. 11 prêcha à Paris pour la première fois en 1736, et il mérita d'imposants suffrages. Dans sa lettre à Jordan, du 27 juin 1743, Frédéric fait allusion à l'oraison funèbre du cardinal Fleury par le P. Neuville, qui a été fort vantée.
250-b Il est vrai que l'on sue à souffrir ses discours,
Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours.
Les Femmes savantes
, acte II, scène VII.Au sujet de Vaugelas, voyez t. IX, p. 79.
L'abbé Joseph Thoulier d'Olivet, né en 1682, mourut en 1768.
Vaugelas et d'Olivet sont deux des plus célèbres grammairiens français.
250-c Du moins. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 335.)
252-a Aux champs. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 338.)
254-a Pour vous. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 341.)
255-a Voyez ci-dessus, p. 76.
256-a Sans mélange. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 345.)
257-a Sans faste, sans grandeur. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 346.)
263-a Imitation de la Henriade, chant VIII, vers 165-168 :
Cette arme que jadis, pour dépeupler la terre.
Dans Bayonne inventa le démon de la guerre,
Rassemble en même temps, digne fruit de l'enfer,
Ce qu'ont de plus terrible et la flamme et le fer.
264-25 Le maréchal Finck, mort en 1736. [1735. Voyez t. I, p. 137 et 216.]
266-a Antoine de Pluvinel, regardé comme le meilleur écuyer de son temps, mourut à Paris, le 24 août 1620, âgé de soixante-cinq ans. On a de lui le Manége royal, où l'on peut remarquer le défaut et la perfection du cavalier en tous exercices de cet art digne des princes, fait et pratiqué en l'instruction du Roi (Louis XIII). Le tout gravé et représenté en grandes figures de taille- douce. Imprimé à Paris, 1623, 69 pages in-folio oblong. Il en parut en 1625 une seconde édition revue et complétée d'après le manuscrit de l'auteur, sous le titre de : Instruction du Roi en l'exercice de monter à cheval, etc., in-folio oblong.
269-a De la grandeur. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 363.)
269-b La bataille de Rocroi fut gagnée par le due d'Enghien sur les Espagnols, le 19 mai 1643 : le vieux comte de Fuentes, qui commandait cette infanterie espagnole jusqu'alors invincible, y perdit la vie.
272-a Les champs. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 369.)
277-a A peine quitta-t-il. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 378.)
278-a Tout armés. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 379.)
278-b II Moïse, chap. 13, versets 21 et 22.
281-a A la main. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 384.)
281-b Nicolas Sanson, né à Abbeville en 1600 et mort en 1667, était, avant Guillaume Delisle, le plus renommé des géographes français.
282-a Pour. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 387.)
283-a Voyez ci-dessus, p. 226.
284-a Voyez t. VII, p. 100, et ci-dessus, p. 269.
285-a Voyez t. I, p. 131, et t. VIII, p. 156 et 304.
286-a Voyez t. I, p. 86, et ci-dessus, p. 62.
287-a II Rois, chap. 19, versets 35 et 36.
287-b Ces exploits. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 394.)
288-a Voyez t. I, p. 134.
29-a La guerre de MDCCXLVII. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 38.)
290-a Marcelle. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 399.) Voyez ci-dessus, p. 71.
290-b Les assauts. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 399.)
291-a Ces. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 400.)
295-a Voyez, t. I, p. 45-48.
295-b Coligni languissait dans les bras du repos,
Et le sommeil trompeur lui versait ses pavots.
Henriade
, ch. II, v. 179 et 180.296-a Ses sombres fureurs. (Variante dé l'édition in-4 de 1760, p. 408.)
30-a J.-B. Rousseau commence ainsi son ode tirée du psaume XLVIII, Sur l'aveuglement des hommes du siècle :
Qu'aux accents de ma voix la terre se réveille.
Rois, soyez attentifs; peuples, ouvrez l'oreille :
Que l'univers se taise, et m'écoute parler.
Mes chants vont seconder les accords de ma lyre :
L'esprit saint me pénètre, il m'échauffe, et m'inspire
Les grandes vérités que je vais révéler.
301-a Voyez t. III, p. 85, t. VII, p. 18, et le Palladion, ch. I, v. 430-432.
302-a Le découragement, les cris séditieux. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 417.)
304-a Pour rassembler. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 421.)
304-b Voyez t. III, p. 171.
306-26 Affaire de Pintschow. [Ou de Clissow, en 1702.]
306-a Voyez t. I, p. 83-85.
307-a Voyez t. I, p. 132, et t. VIII, p. 97 et 222.
309-a Au lieu des quatre derniers vers, on lit dans l'édition in-4 de 1760, p. 429 :
Hector combat Patrocle, il lui prend cette lance
Qui du fils de Pelée exerçait la vengeance;
Mais le sort l'abandonne après tant de bonheur,
Le Troyen dans Achille a trouvé son vainqueur.
310-a Tout ce passage est imité de l'Art poétique de Boileau, chant I, v. 11 et 12.
310-b Par les sots. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 430.)
311-a En votre puissance. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 432.)
313-a Nous offrent. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 435.)
314-27 Höchstädt.
314-a Au loin. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 438.)
316-a Au combat. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 440.)
316-b Voyez t. III, p. 50-54, p. 124 et suivantes, et p. 150 et suivantes.
317-a Ennemi. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 441.)
317-b Le fameux passage du Rhin au gué du Tolhuys eut lieu le 12 juin 1672. Voyez t. I. p. 108.
322-+ Dans le manuscrit original, les Légères remarques et les lettrines qui y correspondent sont de la main de Voltaire; elles datent de l'année 1750, ainsi que le texte de l'Ode, qui a été écrit par un secrétaire. Quant au second texte, que nous imprimons au-dessous de l'autre, il est tiré de l'édition de 1752. C'est la rédaction que nous avons donnée ci-dessus, p. 39-42.
322-a Le héros fait ici ses Prussiens de deux syllabes, et ensuite, dans une autre strophe, il leur accorde trois syllabes. Un roi est le maître de ses faveurs. Cependant il faut un peu d'uniformité, et les iens font d'ordinaire deux syllabes, comme liens, Silésiens, Autrichiens, excepté les monosyllabes rien, bien, tien, mien, chien, et leurs composés vaurien, chrétien, etc. Pourquoi ne pas commencer par peuples? ce mot peuple étant répété à la seconde strophe, on pourrait y substituer État.
324-b Aimez-vous deux apostrophes de suite à deux nations différentes? On pourrait aisément mettre la chose à la troisième personne :
Les Africains, vainqueurs de la fière Ausonie, etc,
326-c Tout cela est très-beau, et la comparaison est admirable par sa grandeur et par sa justesse. Le mot de bénigne est un peu dévot, et n'est pas admis dans la poésie noble; deux bonnes raisons pour l'effacer de vos écrits. Cela est très-aisé à corriger. Durable serait peut-être mieux, ou bien point d'épithète :
Dans son cours éternel dispense la lumière,
ou bien, une égale lumière.
330-+ Épître VI, v. 113-116 :
Le public, enrichi du tribut de nos veilles,
Croit qu'on doit ajouter merveilles sur merveilles :
Au comble parvenus il veut que nous croissions.
Il veut en vieillissant que nous rajeunissions.
330-d Quand on est au comble, il n'y a plus à s'élever, ou la figure n'est pas juste. Quand Boileau a dit : 330-+
Au comble parvenus il veut que nous croissions,
il l'a dit exprès pour marquer une impossibilité, et il dit ensuite :
Il veut en vieillissant que nous rajeunissions.
On ne s'arrête guère au faîte, c'est-à-dire que cette expression est équivoque, car elle peut signifier qu'on s'arrête sur le faîte, et alors on ne peut plus avancer. On pourrait dire à peu près :
D'un vol toujours {égal / rapide} il faut vous élever,
Et monté près du faîte,
Tout mortel qui s'arrête, etc.
Ce serait grand dommage si vous renonciez à la poésie dans la force de votre génie et de votre âge, et après les progrès étonnants que vous avez faits. J'espère que V. M. occupera encore quelquefois son loisir de ces nobles amusements.
334-+ Le texte au haut de la page à droite est. dans le manuscrit, de la main d'un secrétaire du Roi : les remarques en regard sont de la main de Voltaire. Les notes indiquées dans notre édition par des astérisques ont été mises par celui-ci, ou à la marge, ou entre les lignes du texte de 1750. Pour faire voir au lecteur le parti que le Roi a tiré de cette critique, nous avons placé sa nouvelle rédaction sous l'ancien texte. Voyez l'Avertissement de l'Éditeur en tête de ce volume; voyez également ci-dessus, p. 261-265.
334-a Juger paraît de trop : les leçons d'un soldat, l'art de lancer le tonnerre n'apprennent pas à juger.
334-b Généreux soldat. Toute épithète est ici superflue, et celle de généreux, si convenable à qui parlerait de V. M., ne semble pas permise quand vous parlez de vous-même.
334-c Le dieu de la guerre et lancer le tonnerre semblent trop vagues, trop communs; il n'y a point d'ailleurs d'art de lancer le tonnerre, et le tonnerre ne se lie pas bien avec les armes, les chevaux et les canons.
On pourrait changer aisément cette exposition, qui doit être très-correcte et garder dans sa correction exacte une simplicité majestueuse. Peut-être on pourrait dire à peu près :
Vous, le sang des héros, vous, l'espoir de l'État,
Jeune prince, écoutez les leçons d'un soldat
Qui, formé dans les camps, nourri dans les alarmes,
Vous appelle à la gloire et vous instruit aux armes;
Vous ouvre la carrière et vous appelle aux armes.
Apprenez dès l'enfance à défendre l'État,
Et, noblement docile à la voix d'un soldat,
Marchez avec moi, prenez les armes, etc.
336-a Égale. Ce mot semble dire qu'ils sont égaux en valeur. Pour ôter cette équivoque, on peut mettre : de leur valeur active, d'autant plus qu'active fait un heureux contraste avec prévoyance.
336-b Affermi. On ne peut dire affermi, sans dire en quoi, affermi dans son art, affermi sur son trône, dans ses idées, dans sa haine, etc., jamais affermi tout court.
336-c Coups, etc. Surprendre son ennemi par des coups d'éclat semble un peu vague; le mot de surprise semble annoncer des ruses de guerre. Les nobles traits d'un héros ne peut se dire que de son visage. Ne pourrait-on pas finir cette période en disant : Et par quel art encore le génie d'un héros s'élève quelquefois au-dessus de l'art même?
336-d Point d'honneur. Peut-être que le point d'honneur est non seulement un peu prosaïque, mais ne se dit guère que des duels; il semble qu'il serait plus à sa place de dire qu'on ne veut point inspirer une aveugle fureur,
336-e Attila, et cela d'autant plus qu'Attila ne fit point la guerre par un faux point d'honneur.
De plus, Attila tout seul, sans lui opposer quelque héros, rend l'idée imparfaite; le fond naturel de cette idée, c'est :
Tombent tous les lauriers du front de la victoire,
Plutôt que l'injustice en ternisse la gloire.
336-f J'éteindrais, etc.; cary éteindrais plutôt le flambeau de la guerre cruelle insinue que vous aimez la guerre cruelle, et votre idée est : Je renoncerais à la gloire plutôt que d'en acquérir une injuste.
336-g Salut. Je doute que ce terme consacré à la religion, notre salut, convienne, et je doute qu'on veille sur notre salut; on veille pour notre salut; mais cela est faible, il faut veiller sur les peuples, sur les empires, etc.
336-h Spectacles - engloutit. Le sanglant trépas n'engloutit ni dans des fureurs ni dans des spectacles.
Je continuerais la figure :
Ces spectacles sanglants, ces fureurs meurtrières,
Ces illustres fléaux des malheureux humains,
338-a Ce vers paraît un peu faible et vague; veiller a déjà été employé dans cette tirade.
338-b Voici qui est important. Il manque ici une transition. Je vous enseigne l'art de la guerre, mais, ô bienfaisante paix, régnez sur nous. C'est à toi, dieu des combats, à me conduire. L'ordre et vos propres idées semblent exiger absolument que vous disiez, après avoir montré les avantages de la paix, et que surtout Minerve, auprès du trône assise, y préside par sa sagesse : Mais si un injuste ennemi s'élève, si la guerre est nécessaire, alors sonnons le boute-selle et dégainons. Pardon de ces expressions familières, mais il faut absolument là un passage de la paix à la guerre.
339-+ A la marge des huit vers commençant à « Consentez, » Voltaire a écrit : « Voilà de bien beaux vers. »
340-a Le mot de frénésie convient à peine à une ode, et point du tout à un poëme didactique. Ne pourriez-vous pas dire :
Mars ........ sur le Parnasse,
ou bien saisie
poésie.
340-b Les soupirs. Une main ne peint point des soupirs; cela est très-aisé à corriger. De plus, ce ne sont pas les Amours qui soupirent.
340-c Comme Ovide n'a jamais dit, ni lui ni personne, que les Amours aient couché avec les Grâces, je ne crois pas qu'on lui doive imputer ce maquerellage, tout joli qu'il est. De plus, tout nus ne paraît pas assez noble ici, et semble être du style de La Fontaine :
Que le chantre du Pont, dans ses douces erreurs,
Peigne le dieu charmant qui causa ses malheurs,
Qu'à ses flatteurs accents les Grâces soient sensibles.
340-d Des objets terribles annonce une énumération d'objets, et vous ne parlez que de Vulcain qui forge des foudres.
341-+ Au-dessus du mot « Accordez, » Voltaire a écrit : « J'aimerais mieux gouvernes : » au-dessus des mots « l'indocile rudesse, » il a mis : « la sauvage : » et à la marge : « Si elle était indocile, elle ne s'accorderait pas. »
341-++ Au-dessus et au-dessous du vers « Aux sons, » etc., Voltaire a écrit : « J'aimerais mieux : accordez les sons de ma trompette à vos lyres, etc., à vos luths. »
341-+++ Au-dessus de la fin du vers : « Je veux armer, etc., » Voltaire avait écrit : « J'aimerais mieux de casques menaçants. »
342-a On attend quelque chose après ces foudres, qui ne sont pas les seuls objets de la guerre, et ce quelque chose manque à la phrase.
342-b Il me semble que les boulets de canon tombent d'abord sur des armes et sur des remparts avant de tomber sur le fauteuil du roi de Pologne; cette image n'a pas assez de précision, les vers en paraissent un peu communs, et comme la phrase exige encore une autre peinture que celle des canons, ne serait-il pas à propos de parler de la baïonnette, etc.
342-c Ce malgré les aquilons fait un peu languir le vers; à braver les rayons du soleil et les aquilons, à fendre les champs des aquilons, etc., enfin des images poétiques :
A diriger leur vol aux champs des aquilons.
342-d La phrase est un peu amphibologique par le tour : avant d'avoir acquis tombe sur le père; c'est avant qu'ils aient acquis; mais il faut éviter les aient, et ces tours sont trop prosaïques.
342-e Mère au singulier et vous au pluriel ne se peut sauver qu'en disant d'une mère. Je voudrais les peindre déjà partis pour la campagne en s'arrachant aux bras d'une mère.
344-a Mars peut enrôler sous Bellone, comme Bellone sous Mars. Ce sont des expressions trop générales, et par conséquent faibles.
344-b Quant au fusil sur l'épaule, ne serait-il pas beau d'essayer de peindre ce qui est exprimé ici? Le mérite de la poésie, et surtout de la poésie didactique, ne consiste-t-il pas à dire singulièrement les choses communes? Ne pourriez-vous pas dire que l'épaule immobile et ferme porte du fusil le fardeau respectable? Il me semble qu'il conviendrait de relever ainsi par une épithète ces premiers emplois dont, vous ne voulez pas qu'on rougisse.
344-c Fasse les mouvements, un peu trop prosaïque; soit souple aux mouvements ne dirait-il pas la même chose avec énergie?
344-d Je ne sais si les soldats commençants n'est pas trop faible. Que Mars dans l'exercice enseigne à ses enfants, ou quelque chose de relevé.
344-e Ainsi qu'une statue paraît une expression du style burlesque, et les rangs au pluriel ne convient pas au singulier à qui vous adressez la parole :
Ferme dans votre rang, immobile, en silence,
L'œil assuré et fixé sur le, etc.
344-f Mais je m'aperçois qu'il faut que toute cette phrase soit au pluriel; ainsi il faudra ôter soyez sobre et frugal, ce qui d'ailleurs paraît déplacé dans cette description de la parade, et qui peut être détaché. Je voudrais donc commencer par déterminer ce pluriel :
Tous fermes dans vos rangs, en silence, immobiles,
L'œil fixé sur le chef, à ses ordres dociles,
Attentifs à sa voix, il commande, agissez,
En mouvements égaux ....... exercez,
............................
Tirez par pelotons, en observant vos temps;
Sobres ....
346-a De ces jeunes guerriers dont Mars reçoit l'hommage est ce que l'on appelle un vers de remplissage; ne serait-il pas très-à propos de fortifier ce beau vers par des exemples?
Qui ne sait obéir ne pourra commander.
Tel, sous le grand Maurice exerçant son courage,
Turenne de son art a fait l'apprentissage,
346-b Ce vers semble destiné pour expliquer et prouver le précédent; cependant il ne le fait pas, il présente un sens détaché, il dit une chose qui paraît ne pas mériter d'être dite : on sait assez que beaucoup de bataillons font une armée; ce n'est pas là un précepte, et il s'agit ici des préceptes de l'art. Le sens est à peu près :
Ces ressorts agissants, ces membres de l'armée
D'un mouvement commun la rendent animée.
346-c Que l'ouvrage combine paraît faible; Vouvrage n'est pas le mot propre, l'ouvrage est plutôt combiné, et ce mot, qui paraît générique, ne convient pas :
Qu'à Marli s'éleva cette machine immense
Dont la Seine captive admire la puissance,
Qu'à Marli s'éleva cette immense machine
Qui rend la Seine esclave, et sur les airs domine;
Cent pompes, cent ressorts à la fois agissants
Pressent dans des canaux les flots obéissants.
346-d Remarquez qu'un ressort ne foule pas et n'aspire pas. Remarquez que le participe aspirant ne fait pas un effet heureux avec le qui : le mot de soupape doit être précédé de pompes.
348-a On ne peut dire remplir son ouvrage, on dit : remplir sa tâche, son devoir. Le mot dresse est trop trivial. Encore une fois, le grand secret, le seul secret est d'ennoblir ces détails :
A peu près {Ainsi, dans ces grands corps que la gloire conduit, / Que tout soit animé d'un courage docile}
La valeur qui s'égare est souvent inutile,
Des mouvements trop prompts, trop lents, trop incertains,
Font tomber les lauriers qu'avaient cueillis vos mains.
348-b La même nécessité d'ennoblir les détails paraît ici plus que jamais. Installé chef d'une compagnie ne peut guère se souffrir, un nombre de soldats est trop vague.
Quelque chose d'approchant. {Aimez donc ces détails, ils ne sont point sans gloire, / Et c'est là le premier pas qui mène à la victoire; / Dans des honneurs obscurs vous ne vieillirez pas,}
postes
Soldat, vous apprenez à régir des soldats;
Bientôt, chef éclairé d'une troupe intrépide,
Marchant de grade en grade où le devoir vous guide,
Vous voyez sous vos lois un bataillon nombreux;
Dirigez bien sa marche et gouvernez ses feux,
Montrez-lui dans quel ordre un bataillon s'avance,
Charge, tire, recharge, et s'arrête ou s'élance.
348-c Le bataillon et la compagnie portent également cette foudre, lancent également ce trépas. Ce trépas et cette foudre sont des termes trop vagues.
348-d Savoir, devoir, consonnance dure; charge et charge, désinence plus dure.
349-+ Voltaire a rayé les mots « De même, dans ces, » et il a écrit au-dessus : « Ainsi, dans ces grands. »
35-a Les trois strophes qui commencent à « La nature épuisée » sont remplacées dans l'édition in-4 de 1760, p. 46, par ces cinq strophes nouvelles :
O vous qui n'enfantez que des complots sinistres,
Fléaux du genre humain, ambitieux ministres,
D'esclaves entourés, tous flétris de vos fers,
Vos funestes intrigues,
Vos cabales, vos brigues
Désolent l'univers.
Votre esprit, occupé de projets tyranniques,
Pour usurper le nom de fameux politiques,
De crimes, d'attentats, de forfaits enivré,
Se livre à son caprice,
Et pour lui la justice
N'a plus rien de sacré.
De la foi de vos rois l'auguste privilége
Ne saurait arrêter l'audace sacrilége,
Ni limpétueux cours de vos débordements;
La guerre qui s'élance
Flatte votre arrogance,
En rompant vos serments.
36-a Voyez t. III, p. 33.
36-b Guerriers. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 48.)
41-a Où l'imprudent périt, les habiles prospèrent.
Voltaire, Ier
Discours sur l'homme
, leçon de 1738.43-a Voyez t. II, p. 39; t. III, p. 28; et t. VII, p. 35, 63 et 64.
48-a Au-dessous des mots « Au comte de Brühl, » on lit dans l'édition in-4 de 1760, p. 63 : « Imitation d'Horace. » (Liv. III, ode 29.)
5-1 On l'appelait à Paris dame Claude, comme à Rome on appelait César la femme de tous les maris. [Voyez t. II, p. 3.]
55-a Le rhythme de cette pièce (tirée de l'édition de 1760) est imité de celui que Voltaire a employé dans son Précis de l'Ecclésiaste, de l'an 1759; le mouvement du style s'en rapproche également, par exemple dans cette strophe :
« Le même champ produit la plante salutaire, etc. »
« Le même champ nourrit la brebis innocente. etc. »
6-a Colbert et Louis XIV ont aussi été célébrés par Voltaire, Épître XLII, A madame Du Châtelet, Sur la Calomnie. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 99.
61-a Voyez t. IV, p. 252.
61-b Voyez t. IX, p. 43, 141 et 142.
62-a Point. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 83.)
64-a Voyez ci-dessus, p. 3.
65-a Voyez t. IX, p. 104, 180 et 181.
66-a Réminiscence des vers 261 et 262 du 1er chant de la Henriade :
Surtout des plus grands cœurs évitez la faiblesse :
Fuyez d'un doux poison l'amorce enchanteresse.
69-a Voyez t. VIII, p. 156 et 304; et t. IX, p. 205.
70-a Ce vers et les trois suivants sont une réminiscence du commencement du VIIe chant de la Henriade :
Du Dieu qui nous créa la clémence infinie, etc.
71-a Marcelle. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 96.)
71-b L'édition in-4 de 1760, p. 97, dit plus correctement « Dans sa sublime extase. »
71-c Porta. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 97.)
72-3 Jurieu.
72-a Sur. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 98.)
73-a Voyez ci-dessus, p. 64.
73-b Voyez t. I, p. 110.
73-c Dans le Glorieux de Destouches, acte V, scène V, Lisimon, riche bourgeois anobli, passant le contrat de mariage de sa fille avec le comte de Tufière, répond à celui-ci, qui lui demande ses noms et titres :
LisimonAntoine Lisimon, écuyer.
Le Comte.Rien de plus?
Lisimon.Et seigneur suzerain ... d'un million d'écus.
74-a Voyez ci-dessus, p. 9.
76-a De héros. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 104.)
77-a Nabuchodonosor, roi de Babylone. Daniel, chap. 4, versets 30 et 31.
77-b Voyez ci-dessus, p. 41.
79-a Au lieu des sept vers qui suivent, on trouve ceux-ci dans l'édition in-4 de 1760, p. 107 :
Les plus savants projets et l'art le plus sublime
Deviennent odieux lorsqu'ils servent au crime.
Qu'au milieu de Paris un prélat insolent
Gouverne les ressorts d'un peuple turbulent,
Que la révolte enfin contre la cour éclate,
Le tout pour s'ombrager d'un chapeau d'écarlate,
80-a
Qu'un lâche, un Harpagon, un misérable avare
Du nom de vertueux sans scrupule se pare?
80-b L'édition in-4 de 1760, p. 109, donne ici ces quatre vers de plus :
L'insatiable soif qu'il a d'accumuler
Est l'unique talent qu'il peut nous étaler;
Il en fait, jour et nuit, sa misérable étude.
Observez les accès de son inquiétude.
Son navire est frété, etc.
85-a Les humains. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 116.)
85-b D'un feu séditieux. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 116.)
9-a Pierre-Joseph Bernard, connu sous le nom de Gentil-Bernard, et auteur de l'Art d'aimer. Voltaire lui parle déjà de cet ouvrage dans une lettre du 27 mai 1740. Bernard garda son manuscrit en portefeuille jusqu'à sa mort, arrivée en 1775, se bornant à en lire quelques parties dans les soupers alors à la mode dans la bonne compagnie.
91-a Voyez t. II, p. 137 et 166, et t. III, p. 44.
93-a Voyez l'Éloge du général de Stille, t. VII, p. 33-36, et, ci-dessous, l'Épître IX.
93-b C'était alors la mode chez les nobles, jeunes et vieux, qui n'étaient pas au service, de porter au chapeau une plume blanche, comme les généraux; à leur exemple, le jeune élégant qui voyage est décoré d'un plumet incarnat.
99-a Il s'agit ici de l'hôtel alors le plus renommé de Berlin, Brüderstrasse no 39. Jean Vincent en avait été le propriétaire jusqu'à sa mort, arrivée en 1731. A l'époque où cette Epître fut composée, la maison appartenait au capitaine de Montgobert, à qui les héritiers de Vincent l'avaient vendue. Par la suite, l'Hôtel de Montgobert prit le nom de la Ville de Paris.