ÉPITRE IX. A MAUPERTUIS.
Vous revoilà donc à Paris,56-a
Parmi messieurs les beaux esprits,
Au centre de la politesse,
Des arts et de l'urbanité
Que posséda jadis la Grèce,
Caressé par une duchesse,
Désiré, partout invité,
Jouissant dans votre patrie
Et de l'estime et de l'envie
Qu'attire toujours après soi
Le mérite dont l'éminence
A la fastidieuse ignorance
Tacitement donne la loi.
Que la France sera jalouse
Qu'hymen, par le choix d'une épouse,56-a
<57>Ait fixé vos vœux à Berlin!
« Ma chère, c'est un géomètre,
Dira l'une d'un air malin;
Le monde prétend qu'il doit être
D'un jugement net et certain. »
Le feu lui montant au visage,
Elle sent d'autant plus l'outrage
Que vous faites à ses attraits.
L'autre répond, pleine de rage :
C'est que c'est un mauvais Français.
Bientôt un nouveau flux de monde
Vous entraîne vers ce séjour
Où de la nature profonde
L'art à tâtons suit le détour.
Dans cet aréopage auguste,
On distingue ce vieux Nestor,
Reste chéri de l'âge d'or,
Dont l'esprit gai, profond et juste
Semble triompher de la mort.57-a
Là sont protégés d'Uranie
Et les Clairauts et les Mairans,
Votre émule de Laponie,57-b
Et tant d'autres, tous vrais savants.
De là vous vous rendez au temple
Qu'Armand fonda, tant pour son nom
Que pour le culte d'Apollon,
<58>Où l'étranger ravi contemple
Tous les dieux de votre Hélicon :
Quarante bouches éloquentes,
Quarante plumes triomphantes
Y portent des coups foudroyants
Aux solécismes renaissants.
Dans cette compagnie illustre,
L'un brille d'un plus vif éclat,
Il en est l'ornement, le lustre,
Du Pinde il a le consulat;
Comme un cèdre qui se redresse
Lève sur la forêt épaisse
Son front superbe et sourcilleux,
De même ce moderne Homère,
Au-dessus du savant vulgaire,
Semble porter son vol aux cieux.
Plus loin, aux bords de l'Hippocrène,
On voit l'amant de Melpomène,58-a
Son Catilina dans les mains,
Faisant haranguer sur la scène
Le Démosthène des Romains.
Là, prenant une autre tournure,
Chiche de mots, mais plein de sens.
Usbek crayonne à ses Persans58-b
De nos mœurs la folle peinture;
Et plus loin, sur un flageolet,
Un héroïque perroquet...58-c
Mais quels sont ces cris d'allégresse,
<59>Ces chants, ces acclamations?
Le Français, plein de son ivresse,
Semble vainqueur des nations;
Il l'est, et voilà que s'avance
La pompe du jeune Louis.59-a
L'Anglais a perdu sa balance,
L'Autrichien, son insolence,
Et le Batave encor surpris,
En grondant, bénit la clémence
De ce héros, dont l'indulgence
Pardonne après l'avoir soumis.
Ce prince à son peuple qui l'aime
Immole son ambition,
Plus grand, à mon opinion,
De s'être subjugué lui-même
Que s'il eût, moderne César,
Attaché la Flandre à son char.
Les Français suspendent leurs armes,
Les arts, les plaisirs et l'amour
Bannissent les froides alarmes;
Mars régna, chacun a son tour.
Ces cyprès qu'un sang magnanime
Arrosa pour punir le crime
De vingt rois contre vous liés Soudain
se changent en lauriers;
Les roses couronnent vos têtes,
Tous les jours sont des jours de fêtes
Quand Janus ferme son palais.
Qu'il est beau de cueillir la paix
<60>Au sein brillant de la victoire!
Louis, votre immortelle gloire
Va de pair avec vos bienfaits.
De cette charmante patrie,
Maupertuis, goûtez les douceurs;
Mais, du centre de ses splendeurs,
Écoutez du moins, je vous prie,
Les tristes regrets qu'à Berlin
Exhale votre Académie :
Ce sont des plaintes d'orphelins
Revendiquant en vous leur père;
Leurs pleurs et leur douleur amère
Fléchiraient des cœurs de marins;
Toute leur gloire est éclipsée,
Toute leur grandeur est passée.
Telle qu'on voit, dans un jardin,
La rose manquant de rosée
Se flétrir dès le lendemain,
Tel ce corps, sans votre présence,
Dans les langueurs de l'indolence
S'achemine vers son déclin.
Lorsqu'un berger sage et fidèle
Sait quelques loups dans son canton,
Abandonne-t-il ses moutons
A leur dent vorace et cruelle?
Et vous, qui fîtes soulever
Les argumenteurs, les sophistes,
Tous les professeurs monadistes,
Criant partout pour nous braver,
Et que, dans l'obscurité sombre,
Ils ferraillent encor dans l'ombre,
<61>Qu'on entend partout disputer,
Distinguer, prouver, réfuter,
Et pérorer des gens austères
Du style aigre des harengères;
Dans l'acharnement du combat
De tous ces cuistres à rabat,
Vous quittez ces champs de batailles,
Et fuyez en poste à Versailles,
Pour respirer votre air natal.
Ainsi Rome, de ses murailles,
Vit la retraite d'Annibal;
Et tandis que l'Africain loue
Ce courage aux Romains fatal,
Le héros s'endort à Capoue.
Votre Capoue est dans Paris;
Ces voluptés chez nous proscrites,
Ce peuple doux de Sybarites,
Et tant de commodes maris,
Aux disputes métaphysiques
Sont de funestes pronostiques.
A Paris il est des élus
Du dieu de la délicatesse;
Leur esprit est plein de finesse,
D'eux partent des traits imprévus,
Brillants de feu, de gentillesse.
C'est là que vous êtes sans cesse;
Mais de chez eux serait exclus
Quiconque nommerait l'espèce
De nos bons professeurs en us.
Quittez ces divins sanctuaires
Et d'Uranie et de Clio;
<62>Suivez mes avis salutaires,
Allez retrouver vos corsaires
Dans votre port de Saint-Malo.
C'est là que mon esprit sans crainte
Et sans alarmes vous saura;
Je n'appréhende point l'empreinte
Que sur votre cerveau fera
L'éloquence grossière et plate
Et l'atticisme d'un pirate,
Fût-il le fils du Gay-Trouin,62-a
Demi-homme, demi-marsouin;
Car mon amour-propre se flatte
Que Saint-Malo devant Berlin
Baisse le pavillon à plein.
Quand de la mer hyperborée
L'astre étincelant des saisons
Aura fondu tous les glaçons;
Qu'ici la nature parée,
Et d'éclatants rayons dorée,
Poussera feuilles et boutons;
Que le printemps de sa livrée
Décorera tous ces cantons :
Alors cet astre secourable,
Dans une saison favorable,
Protégera votre retour.
L'Académie inconsolable,
Dès l'aurore de ce beau jour,
Quittant ces noires élégies,
<63>Célébrera par ses orgies
L'empire de son président,
Et dans ces jours tissus de soie
Retentiront des cris de joie
De l'Elbe jusqu'à l'Éridan.
(Voltaire fait l'éloge de cette Épître dans sa lettre au Roi, du 26 janvier 1749.)
56-a Maupertuis partit de Berlin pour Paris le 30 septembre 1748. Il avait épousé, le 28 octobre 1745, Catherine-Eléonore de Borcke, dame d'atour de la Reine-mère, et fille du ministre d'Etat Gaspard-Guillaume de Borcke.
57-a Le Roi veut probablement parler de Fontenelle. Voyez t. II, p. 42; t. VII, p. 6; t. VIII, p. 55; et t. X, p. 235.
57-b Maupertuis, Clairaut, Camus, Le Monnier et l'abbé Outhier allèrent à Tornéa, en 1736, mesurer un degré du méridien. Ce fut dans le même but que Godin, Bouguer et La Conda-mine s'embarquèrent à La Rochelle pour Quito, le 16 mai 1735.
J.-J. Dortoüs de Mairan, de l'Académie française, né en 1678, mort en 1771.
58-a Crébillon père, qui fit représenter sa tragédie de Catilina en 1748.
58-b Montesquieu, Lettres persanes. 1721.
58-c Gresset, Vert-Vert. 1734.
59-a Le Roi fait allusion aux victoires et aux conquêtes des Français depuis 1745 jusqu'à la paix d'Aix-la-Chapelle. Voyez t. III, p. 105-112, et t. IV, p. 13-17.
62-a René Du Gay-Trouin, l'un des plus grands hommes de la marine française, s'éleva du rang de simple matelot au grade de chef d'escadre. Il était né en 1673 à Saint-Malo (ville natale de Maupertuis), et mourut en 1736.