LETTRES EN VERS ET PROSE.[Titelblatt]
<132><133>LETTRE I. A JORDAN.
De l'an 1743.
Lorsque tu parles de canons,
Colin doit parler d'astrolabes,
Lise, des courbes, des Newtons,
Et moi, je ferai des chansons
En langues grecques et arabes.
Qu'un chacun garde ses oisons,
Crois-moi, c'est le seul parti sage :
Trop heureux, si nous remplissons
Comme il faut un seul personnage!
Je ne dis point que tu ne sois pas un excellent scribe, un Atlas de bibliothèque, un savant jovial, un terrible Grec, un galant doué de tous les talents que possédait défunt l'âne de Lucien : je me renferme modestement à soutenir que tu n'es point un Bélidor133-a en artillerie. J'ai pensé étouffer de rire en lisant ta lettre. Un tourneur s'offre à faire des canons, et s'adresse à Jordan. Crois-moi, mon ami, <134>ne communique point ce secret, et fais travailler cet artiste pour ton arsenal. A la première dispute littéraire qui te surviendra, braque ta grosse artillerie contre ton adversaire, et crie-lui : Ultima ratio Jordani!134-a
Je suis ici134-b depuis quelques jours; je ne vois que des remparts, je n'entends que le tonnerre des fusils, je ne me promène que dans des mines, et je ne respire que du soufre. Que peux-tu attendre de moi sinon une lettre bien martiale? Cependant je compte de retrouver à Berlin des plaisirs plus doux et d'y souper gaiement entre Mécène-Jordan et Pollion-Césarion. Adieu, mon ami; profite du temps, car il s'envole.
<135>LETTRE II. A VOLTAIRE.
Du 22 de février 1747.
Vous n'avez donc point fait votre Sémiramis pour Paris? On ne se donne pas non plus la peine de travailler avec soin une tragédie pour la laisser vieillir dans un portefeuille. Je vous devine : avouez donc que cette pièce a été composée pour notre théâtre de Berlin. A coup sûr, c'est une galanterie que vous me faites, et que votre discrétion ou votre modestie vous empêche d'avouer. Je vous en fais mes remercîments à la lettre, et j'attends la pièce pour l'applaudir, car on peut se récrier d'avance quand il s'agit de vos ouvrages. Il n'y a qu'une injustice extrême de la part du public, ou plutôt les intrigues et les cabales, qui peuvent vous enlever les louanges que vous méritez. Voilà donc votre goût décidé pour l'histoire : suivez, puisqu'il le faut, cette impulsion étrangère; je ne m'y oppose pas. L'ouvrage135-a qui m'occupe n'est point dans le genre de mémoires, ni de commentaires; mon personnel n'y entre pour rien. C'est une fatuité en tout homme de se croire un être assez remarquable pour que tout l'uni<136>vers soit informé du détail de ce qui concerne son individu. Je peins en grand le bouleversement de l'Europe; je me suis appliqué à crayonner les ridicules et les contradictions que l'on peut remarquer dans la conduite de ceux qui la gouvernent. J'ai rendu le précis des négociations les plus importantes, des faits de guerre les plus remarquables; et j'ai assaisonné ces récits de réflexions sur les causes des événements et sur les différents effets qu'une même chose produit quand elle arrive dans d'autres temps ou chez différentes nations. Les détails de guerre que vous dédaignez sont sans doute ces longs journaux qui contiennent l'ennuyeuse énumération de cent minuties; et vous avez raison sur ce sujet. Cependant il faut distinguer la matière de l'inhabileté de ceux qui la traitent pour la plupart du temps. Si on lisait une description de Paris où l'auteur s'amusât à donner l'exacte dimension de toutes les maisons de cette ville immense, et où il n'omît pas jusqu'au plan du plus vil brelan, on condamnerait ce livre et l'auteur au ridicule, mais on ne dirait pas pour cela que Paris est une ville ennuyeuse. Je suis du sentiment que de grands faits de guerre, écrits avec concision et vérité, qui développent les raisons qu'un chef d'armée a eues en se décidant, et qui exposent, pour ainsi dire, l'âme de ses opérations; je crois, je le répète, que de pareils mémoires doivent servir d'instruction à tous ceux qui font profession des armes. Ce sont des leçons qu'un anatomiste fait à des sculpteurs, qui leur apprennent par quelles contractions des muscles les membres du corps humain se remuent. Tous les arts ont des exemples et des préceptes : pourquoi la guerre, qui défend la patrie et sauve les peuples d'une ruine prochaine, n'en aurait-elle pas?
Si vous continuez à écrire sur ces dernières guerres, ce sera à moi à vous céder ce champ de bataille; aussi bien mon ouvrage n'est-il pas fait pour le public.
J'ai pensé très-sérieusement trépasser, ayant eu une attaque d'apo<137>plexie imparfaite; mon tempérament et mon âge m'ont rappelé à la vie. Si j'étais descendu là-bas, j'aurais guetté Lucrèce et Virgile jusqu'au moment que je vous aurais vu arriver, car vous ne pourrez avoir d'autre place dans l'Élysée qu'entre ces deux messieurs-là. J'aime cependant mieux vous appointer dans ce monde-ci : ma curiosité sur l'infini et sur les principes des choses n'est pas assez grande pour me faire hâter le grand voyage. Vous me faites espérer de vous revoir; je ne m'en réjouirai que quand je vous verrai, car je n'ajoute pas grand' foi à ce voyage. Cependant vous pouvez vous attendre à être bien reçu,
Car je t'aime toujours, tout ingrat et vaurien,
Et ma facilité fait grâce à ta faiblesse
Je te pardonne tout avec un cœur chrétien.137-a
Le duc de Richelieu137-b a vu des dauphines, des fêtes, des cérémonies et des fats : c'est le lot d'un ambassadeur. Pour moi, j'ai vu le petit Paulmi,137-b aussi doux qu'aimable et spirituel. Nos beaux esprits l'ont dévalisé en passant, et il a été obligé de nous laisser une comédie charmante, qui a eu assez de succès à sa représentation. Il doit être à présent à Paris. Je vous prie de lui faire mes compliments, et de lui dire que sa mémoire subsistera toujours ici avec celle des gens les plus aimables.
<138>Vous avez prêté votre Pucelle à la duchesse de Würtemberg : apprenez qu'elle l'a fait copier pendant la nuit. Voilà les gens à qui vous vous confiez; et les seuls qui méritent votre confiance, ou plutôt à qui vous devriez vous abandonner tout entier, sont ceux avec lesquels vous êtes en défiance. Adieu; puisse la nature vous donner assez de force pour venir dans ces pays-ci, et vous conserver encore de longues années pour l'ornement des lettres et pour l'honneur de l'esprit humain.
<139>LETTRE III. A VOLTAIRE.
Du 24 d'avril 1747.
Vous rendez la Mort si galante
Et le Tartare si charmant,
Que cette image décevante
Séduit mon esprit, et le tente
D'en tâter pour quelque moment;
Mais de cette demeure sombre,
Où Proserpine avec Pluton
Gouvernent le funeste nombre
D'habitants du noir Phlégéthon,
Je n'ai point vu revenir d'ombre.
J'ignore si dans ce canton
Les beaux esprits ont le bon ton,
Et ce voyage est de nature
Qu'en s'embarquant avec Caron
La retraite n'est pas trop sûre.
<140>Laissons donc à la fiction
La tranquille possession
Du royaume de l'autre monde,
Source où l'imagination,
En nouveautés toujours féconde,
Puise le système où se fonde
La populaire opinion.
Qu'un fanatique ridicule
Y place son plus doux espoir;
Qu'on prépare pour ce manoir
Un quidam que la fièvre brûle,
S'il faut lui dorer la pilule
Pour l'envoyer tout consolé,
Bien lesté, pieusement huilé,
Passer en pompe triomphale
Aux bords de la rive infernale :
Moi, qui ne suis point affublé
De vision théologale,
Je préfère à l'onde infernale
La solide réalité
Des voluptés de cette vie.
Je laisse la félicité
Dont on prétend qu'elle est suivie
A tout fanatique entêté
Dont l'âme, au plaisir engourdie,
Ne vit que dans l'éternité;
A cette engeance triste et folle
Des Malebranches de l'école,
Grands alambiqueurs d'arguments,
Dont la raison et le bon sens
<141>Subtilement des bancs s'envole.
Ah! puisse un Astolphe nouveau,
Ayant pitié de leur cerveau,
Leur en rapporter la fiole!141-a
Pour moi, qui me ris de ces fous,
Je m'abandonne sans faiblesse
Aux plaisirs que m'offrent mes goûts;
Et, lorsque mon démon m'oppresse,
Aux riches sources du Permesse
J'ose encor puiser quelquefois.
Mais l'âge fane ma jeunesse,
Mon front, sillonné par ses doigts.
M'apprend, hélas! que la vieillesse
Vient pour me ranger sous ses lois.
Adieu, beaux jours, plaisirs, folie,
Brillante imagination;
Enfant de mon naissant génie,
Adieu, pétillante saillie;
Vos charmes sont hors de saison,
Et la sagesse, me dit-on,
Doit sur la physionomie
D'un républicain de Platon
Imprimer l'air froid de Caton.
Adieu, beaux vers, douce harmonie,
Frénétique métromanie,
Immortelle cour d'Apollon,
Qui jurez dans la compagnie
De la pourpre et de la raison :
<142>Ma muse, du Pinde proscrite,
M'avertit que son dieu la quitte.
Ainsi donc j'abandonnerai
Cette brillante carrière;
Mais tant que vous la remplirez,
Appuyé sur la barrière,
Battant des mains, j'applaudirai.
Je vous rends un peu de laiton pour de l'or tout pur que vous m'envoyez. Il n'est en vérité rien au-dessus de vos vers. J'en ai vu que vous adressez à Algarotti,142-a qui sont charmants; ceux qui sont pour moi142-b sont encore au-dessus des autres. La Sémiramis m'est parvenue en même temps, remplie de grandes beautés de détail et de ces superbes tirades de vers qui confirment le goût décidé que j'ai pour vos ouvrages. Je ne sais pas cependant si les spectres et les ombres mettront dans cette pièce le pathétique que vous vous en promettez. L'esprit du dix-huitième siècle se prête à ce merveilleux lorsqu'il est mis en récit; c'est un peu hasarder que de le mettre en action, et je doute que l'ombre du grand Ninus fasse des prosélytes. Un public qui croit à peine en Dieu doit rire des démons lorsqu'il leur voit jouer un rôle sur le théâtre. Je hasarde peut-être trop que de vous exposer mes doutes sur un morceau dont je ne suis pas juge compétent. Si c'était quelque manifeste, quelque alliance, ou quelque traité de paix, peut-être pourrais-je en raisonner plus à mon aise et bavarder politique, ce qui est le plus souvent travestir en héroïsme la fourberie des hommes. Je me suis enfoncé à présent dans l'histoire : je l'étudie et je l'écris,142-c plus curieux de connaître celle des autres que de savoir la fin de la mienne, me portant mieux à présent, vous con<143>servant toujours mon estime, et étant toujours dans les dispositions de vous recevoir ici avec empressement. Adieu.
Faites, je vous prie, mes compliments à madame du Châtelet, et remerciez-la de la part qu'elle prend à ce qui me regarde.
<144>LETTRE IV. A VOLTAIRE.
De Potsdam, le 29 novembre 1748.
En vain veux-je vous arrêter,
Partez donc, indiscrète Muse;
Allez vous-même déclamer
Vos vers, que Vaugelas récuse,
Et chez l'Homère des Français
Etaler l'amas des portraits
Qu'a peints votre verve diffuse.
Quels sont vos étranges exploits!
A-t-on jamais entendu l'âne
Provoquer de sa voix profane
Le chantre aimable de nos bois?
Et vous, babillarde caillette,
Allez, sans raison, sans sujet,
Auprès du plus fameux poëte,
Afin d'exciter sa trompette
Par les sons de mon flageolet.
Partez donc, je n'y sais que faire.
Puisqu'il le faut, voyez, Voltaire,
<145>Le fatras énorme et complet
De mille rimes insensées
Qui, malgré moi, comme il leur plaît,
Ont défiguré mes pensées;
Mais surtout gardez le secret.
Voilà la façon dont j'ai parlé à ma muse, ou à mon esprit; j'y ajoutais encore quelques réflexions. Voltaire, leur disais-je, est malheureux : un libraire avide de ses ouvrages ou quelque éditeur familier lui volera un jour sa cassette, et vous aurez le malheur, mes vers, de vous y trouver et de paraître dans le monde malgré vous. Mais sentant que cette réflexion n'était qu'un effet de l'amour-propre, j'opinai pour le départ des vers, trouvant dans le fond que ces laborieux ouvrages, au lieu de trouver une place dans votre cassette, serviraient mieux dans la tabagie du roi Stanislas. Qu'on les brûle; c'est la plus belle mort qu'ils peuvent attendre. A propos du roi Stanislas, je trouve qu'il mène une vie fort heureuse. On dit qu'il enfume madame du Châtelet et le gentilhomme de chambre ordinaire de Louis XV, c'est-à-dire qu'il ne peut se passer de vous deux. Cela est raisonnable, cela est bien. Le sort des hommes est bien différent. Tandis qu'il jouit de tous les plaisirs, moi, pauvre fou, peut-être maudit de Dieu, je versifie. Passons à des sujets plus graves. Savez-vous bien que je me suis mis en colère contre vous, et cela tout de bon? Comment pourrait-on ne point se fâcher? car
Du plus bel esprit de la France,
Du poëte le plus brillant,
Je n'ai reçu depuis un an
Ni vers ni pièce d'éloquence.
C'est, dit-on, que Sémiramis
L'a retenu dans Babylone.
Cette nouvelle Tisiphone
Fait-elle oublier des amis?
<146>Peut-être écrit-il de Louis
La campagne en exploits fameuse
Où, vainqueur de ses ennemis,
Les bords orgueilleux de la Meuse
Arborèrent les fleurs de lis.
Jamais l'ouvrage ne dérange
Un esprit sublime et profond;
D'où vient donc ce silence étrange?
On dirait qu'un beau jour Caron,
Inspiré par un mauvais ange,
Vous eût transporté chez Pluton,
Dans ce manoir funeste et sombre
Où le sot vaut l'homme d'esprit,
D'où jamais ne sortit une ombre,
Où l'on n'aime, ne boit, ni rit.
Cependant un bruit court en ville :
De Paris l'on mande tout bas
Que Voltaire est à Lunéville;
Mais quels contes ne fait-on pas?
Un instant m'en rappelle mille.
Deux rois, dit-on, sont vos galants :
L'un, roi sans peuple et sans couronne,
L'autre, si puissant qu'il en donne
A ses beaux-fils, à ses parents.
Au nombre des rois vos amants
J'en ajouterais un troisième;
Mais la décence et le bon sens
M'ont empêché depuis longtemps
De faire mention de moi-même.
Malgré ce silence, j'exciterai d'ici votre ardeur pour l'ouvrage. Je ne vous dirai point : « Vaillant fils de Télamon, ranimez aujourd'hui <147>votre courage, que tous vos généreux compagnons sont hors de combat, et que le sort des Grecs dépend de votre bras. »147-a Mais achevez l'histoire de Louis le Grand; et ayant eu l'honneur de donner à la France un Virgile, ajoutez-y la gloire de lui donner un Arioste.
Les nouvelles publiques m'ont mis de mauvaise humeur; je trouve que, comme vous n'êtes point à Paris, vous seriez tout aussi bien à Berlin qu'à Lunéville. Si madame du Châtelet est une femme à composition, je lui propose de lui emprunter son Voltaire à gage. Nous avons ici un gros cyclope de géomètre147-b que nous lui engagerons contre le bel esprit; mais qu'elle se détermine vite. Si elle souscrit au marché, il n'y a point de temps à perdre : il ne reste plus qu'un œil à notre homme, et une courbe nouvelle qu'il calcule à présent pourrait le rendre aveugle tout à fait avant que notre marché soit conclu. Faites-moi savoir sa réponse, et recevez en même temps de bonne part les profondes salutations que ma muse fait à votre puissant génie. Adieu.
<148>LETTRE V. A VOLTAIRE.
De Potsdam, le 13 février 1749.
Je reçois avec plaisir deux de vos lettres à la fois. Avouez-moi que ce grand envoi de vers vous a paru assez ridicule; il me semble que c'est un Thersite qui veut faire assaut de valeur contre un Achille. J'espérais qu'à vos lettres vous joindriez une critique de mes pièces, comme vous en usiez autrefois, lorsque j'étais habitant de Rheinsberg, où le pauvre Keyserlingk, que je regrette et que je regretterai toujours, vous admirait. Mais Voltaire, devenu courtisan, ne sait donner que des louanges; le métier en est, je l'avoue, moins dangereux. Ne pensez pas cependant que ma gloire poétique se fût offensée de vos corrections : je n'ai point la fatuité de présumer qu'un Allemand fasse de bons vers français.
La critique douce et civile
Pour un auteur est un grand bien;
Dans son amour-propre imbécile,
Sur ses défauts il ne voit rien.
Ce flambeau divin qui l'éclaire
Blesse à la vérité ses yeux,
<149>Mais bientôt il n'en voit que mieux,
Il corrige, il devient sévère.
Qui tend à la perfection,
Limant, polissant son ouvrage,
Distingue la correction
De la satire et de l'outrage.
Ayez donc la bonté de ne me point épargner; je sens que je pourrai faire mieux, mais il faut que vous me disiez comment.
Ne pensez-vous pas que de bien faire des vers est un acheminement pour bien écrire en prose? Le style n'en deviendrait-il pas plus énergique, surtout si l'on est sur ses gardes de ne point charger la prose d'épithètes, de périphrases, et de tours trop poétiques?
J'aime beaucoup la philosophie et les vers. Quand je dis philosophie, je n'entends ni la géométrie ni la métaphysique. La première, quoique sublime, n'est point faite pour le commerce des hommes; je l'abandonne à quelque rêve-creux d'Anglais : qu'il gouverne le ciel comme il lui plaira, je m'en tiens à la planète que j'habite. Pour la métaphysique, c'est, comme vous le dites très-bien, un ballon enflé de vent.149-a Quand on fait tant que de voyager dans ce pays-là, on s'égare entre des précipices et des abîmes; et je me persuade que la nature ne nous a point faits pour deviner ses secrets, mais pour coopérer au plan qu'elle s'est proposé d'exécuter. Tirons tout le parti que nous pouvons de la vie, et ne nous embarrassons point si ce sont des mobiles supérieurs qui nous font agir, ou si c'est notre liberté. Si cependant j'osais hasarder mon sentiment sur cette matière, il me semble que ce sont nos passions et les conjonctures dans lesquelles nous nous trouvons qui nous déterminent. Si vous voulez remonter ad priora, je ne sais point ce qu'on en pourra conclure. Je sens bien que c'est ma volonté qui me fait faire des vers, tant bons que<150> mauvais, mais j'ignore si c'est une impulsion étrangère qui m'y force; toutefois lui devrais-je savoir mauvais gré de ne pas mieux m'inspirer.
Ne vous étonnez point de mon Ode sur la Guerre;150-a ce sont, je vous assure, mes sentiments. Distinguez l'homme d'État du philosophe, et sachez qu'on peut faire la guerre par raison, qu'on peut être politique par devoir, et philosophe par inclination. Les hommes ne sont presque jamais placés dans le monde selon leur choix; de là vient qu'il y a tant de cordonniers, de prêtres, de ministres et de princes mauvais.
Si tout était bien assorti
Sur ce ridicule hémisphère,
L'ouvrier, quittant son outil,
Serait amiral ou corsaire,
Le roi peut-être charbonnier,
Le général, un maltôtier,
Le berger, maître de la terre,
L'auteur, un grand foudre de guerre.
Mais rassurons-nous là-dessus,
Chacun conservera sa place;
Le monde va par ses vieux us,
Et jusqu'à sa dernière race
On y verra mêmes abus.
A propos de vers, vous me demandez ce que je pense de la tragédie de Crébillon.150-b J'admire l'auteur de Rhadamiste, d'Électre et de Sémiramis, qui sont de toute beauté; et le Catilina de Crébillon me paraît l'Attila de Corneille, avec la différence que le moderne est bien au-dessus de son prédécesseur pour la fabrique des vers. Il paraît que Crébillon a trop défiguré un trait de l'histoire romaine dont les<151> moindres circonstances sont connues. De tout son sujet, Crébillon ne conserve que le caractère de Catilina. Cicéron, Caton, la république romaine et le fond de la pièce, tout est si fort changé et même avili, que l'on n'y reconnaît rien que les noms. Par cela même Crébillon a manqué d'intéresser ses auditeurs. Catilina y est un fourbe furieux que l'on voudrait punir, et la république romaine, un assemblage de fripons pour lesquels on est indifférent. Il fallait peindre Rome grande, et les supports de sa liberté aussi généreux que sages et vertueux; alors le parterre serait devenu citoyen romain, et aurait tremblé avec Cicéron sur les entreprises audacieuses de Catilina. De plus, il n'y a aucun endroit où le projet de la conjuration soit clairement développé; on ignore quel était le véritable dessein de Catilina, et il me semble que sa conduite est celle d'un homme ivre. Vous aurez remarqué encore que les interlocuteurs changent presque à chaque scène; il semble qu'ils n'y viennent que pour faire varier de dialogue à Catilina. On peut retrancher de la pièce, sans y rien changer, Lentulus et les ambassadeurs gaulois, qui ne sont que des personnages inutiles, pas même épisodiques. Le quatrième acte est le plus mauvais de tous; ce n'est qu'un persifflage. Et dans le cinquième acte, Catilina vient se tuer dans le temple, parce que l'auteur avait besoin d'une catastrophe; il n'y a aucune raison valable qui l'amène là; il semble qu'il devait sortir de Rome, comme fit effectivement le vrai Catilina.
Ce n'est que la beauté de l'élocution et le caractère de Catilina qui soutiennent cette pièce sur le théâtre français. Par exemple, lorsque Catilina est amoureux, c'est comme un conjuré rempli d'ambition doit l'être :
C'est l'ouvrage des sens, non le faible de l'âme.
Quelle force n'y a-t-il pas dans ces caractères rapides de Cicéron et de Caton :
Timide, soupçonneux et prodigue de plaintes! etc.
<152> En un mot, cette pièce me paraît un dialogue divinement rimé Souvenez-vous cependant que la critique est aisée, et que l'art est difficile.152-a
Je n'ai compté vous revoir que cet été; si cela se peut, et que vous fassiez un tour ici au mois de juin ou de juillet, cela me fera beaucoup de plaisir. Je vous promets la lecture d'un poëme épique152-b de quatre mille vers ou environ, dont Valori est le héros; il n'y manque que cette servante qui alluma dans vos sens des feux séditieux que sa pudeur sut réprimer vivement.152-c Je vous promets même des belles plus traitables. Venez sans dents, sans oreilles, sans yeux et sans jambes, si vous ne le pouvez autrement; pourvu que ce je ne sais quoi qui vous fait penser et qui vous inspire de si belles choses soit du voyage, cela me suffit.
Je recevrai volontiers les fragments des campagnes de Louis XV, mais je verrai avec plus de satisfaction encore la fin du Siècle de Louis XIV. Vous n'achevez rien, et cet ouvrage seul ferait la réputation d'un homme. Il n'y a plus que vous de poëte français, et que Voltaire et Montesquieu152-d qui écrivent en prose. Si vous faites divorce avec les Muses, à qui sera-t-il désormais permis d'écrire? ou, pour mieux dire, de quel ouvrage moderne pourra-t-on soutenir la lecture?
Ne boudez donc point avec le public, et n'imitez point le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, qui punit le crime des pères jusqu'à la quatrième génération. Les persécutions de l'envie sont un tribut que le mérite paye au vulgaire. Si quelques misérables auteurs clabaudent contre vous, ne vous imaginez pas que les nations et la postérité en seront les dupes; marque de cela, malgré la vétusté des<153> temps, nous admirons encore les chefs-d'œuvre d'Athènes et de Rome, les cris d'Eschine n'obscurcissent point la gloire de Démosthène, et, quoi qu'en dise Lucain, César passe et passera pour un des plus grands hommes que l'humanité ait produits. Je vous garantis que vous serez divinisé après votre mort. Cependant ne vous hâtez point de devenir dieu; contentez-vous d'avoir votre apothéose en poche, et d'être estimé de toutes les personnes qui sont au-dessus de l'envie et des préjugés, au nombre desquelles je vous prie de me compter.
<154>LETTRE VI. A VOLTAIRE.
De Potsdam, le 5 mars 1749.
Il y a de quoi purger toute la France avec les pilules que vous me demandez, et de quoi tuer vos trois Académies. Ne vous imaginez pas que ces pilules soient des dragées; vous pourriez vous y tromper. J'ai ordonné à Darget de vous envoyer de ces pilules qui ont une si grande réputation en France, et que le défunt Stahl154-a faisait faire par son cocher. Il n'y a ici que les femmes grosses qui s'en servent. Vous êtes en vérité bien singulier de me demander des remèdes, à moi qui fus toujours un athée en fait de médecine.
Quoi! vous avez l'esprit crédule
Vis-à-vis de vos médecins,
Qui, pour vous dorer la pilule,
N'en sont pas moins des assassins!
Vous n'avez plus qu'un pas à faire,
Et je vois mon dévot Voltaire
Nasiller chez les capucins.
Faites ce que vous pouvez pour vous guérir : il n'y a de vrai bien dans ce monde que la santé. Que ce soient les pilules, le séné,<155> ou les clystères, qui vous rétablissent, peu importe; les moyens sont indifférents, pourvu que j'aie encore le plaisir de vous entendre, car il ne sera plus possible de vous voir, vous devez être tout à fait invisible à présent.
Malgré la Sorbonne plénière,
J'avais fermement dans l'esprit
Que l'homme n'est qu'une matière
Qui naît, végète, et se détruit.
De cette opinion qu'on blâme
Je reconnais enfin les torts;
Car j'admire votre belle âme,
Et je ne vous crois plus de corps.
Je vous envoie encore une Épître155-a qui contient l'apologie de ces pauvres rois contre lesquels tout l'univers glose, en enviant cent fois leur fortune prétendue. J'ai d'autres ouvrages que je vous enverrai successivement; c'est mon délassement que de faire des vers. Si je pèche du côté de l'élocution, du moins trouverez-vous des choses dans mes Épîtres, et point de ce paralogisme vain, de cette crême fouettée qui n'étale que des mots et point de pensées. Ce n'est qu'à vous autres Virgiles et Horaces français qu'il est permis d'employer cet heureux choix de mots harmonieux,155-b cette variété de tours, de passer naturellement du style sérieux à l'enjoué, et d'allier les fleurs de l'éloquence aux fruits du bon sens.
Nous autres étrangers, qui ne renonçons pas pour notre part à la raison, nous sentons cependant que nous ne pouvons jamais atteindre à l'élégance et à la pureté que demandent les lois rigoureuses de la poésie française. Cette étude demande un homme tout entier. Mille devoirs, mille occupations me distraient. Je suis un galérien enchaîné sur le vaisseau de l'État, ou comme un pilote qui n'ose ni quitter le<156> gouvernail, ni s'endormir, sans craindre le sort du malheureux Palinure.156-a Les Muses demandent des retraites et une entière égalité d'âme dont je ne peux presque jamais jouir. Souvent, après avoir fait trois vers, on m'interrompt; ma muse se refroidit, et mon esprit ne se remonte pas facilement. Il y a de certaines âmes privilégiées qui font des vers dans le tumulte des cours comme dans les retraites de Cirey, dans les prisons de la Bastille comme sur des paillasses en voyage. La mienne n'a pas l'honneur d'être de ce nombre : c'est un ananas qui porte dans des serres, et qui périt en plein vent.
Adieu; passez par tous les remèdes que vous voudrez, mais surtout ne trompez pas mes espérances, et venez me voir. Je vous promets une couronne nouvelle de nos plus beaux lauriers, une servante pucelle à votre usage, et des vers en votre honneur.
<157>LETTRE VII. A VOLTAIRE.
De Sans-Souci, ce 15 juillet 1749.
Des lois de l'homicide Mars
Belle-Isle peut m'instruire en maître;
Mais du bon goût et des beaux-arts
Il n'est que vous qui pouvez l'être,
Vous, qui parlez comme les dieux
Leur sublime et charmant langage,
Vous, qu'un talent victorieux
Rend immortel par chaque ouvrage,
Vous, qui menez vingt arts de front,
Et qui joignez dans votre style
A la prose de Cicéron
Des vers tels qu'en faisait Virgile.
Je ne veux que vous pour maître en tout ce qui regarde la langue, le goût, et le département du Parnasse. Il faut que chacun fasse son métier. Lorsque le maréchal de Belle-Isle157-a vétillera sur la pureté du langage, Brühl donnera des leçons militaires et fera des commen<158>taires sur les campagnes du grand Turenne, et je composerai un traité sur la vérité de la religion chrétienne.
Votre Académie devient plaisante dans ses choix : ces juges de la langue française vont abandonner Vaugelas158-a pour leur bréviaire,158-a cela paraît un peu singulier aux étrangers.
Enfin donc votre Académie
Va faire un couvent de dévots;
L'art de penser et le génie
En sont exclus par des cagots.
Qui veut le suffrage et l'estime
De ces quarante perroquets
N'a qu'à savoir son catéchisme,
Au demeurant point de français.
De cette cohue indocile,
Apollon et les doctes Sœurs
N'honoreront de leurs faveurs
Que Richelieu, vous et Belle-Isle.
Vous êtes, mon cher Voltaire, comme les mauvais chrétiens; vous renvoyez votre conversion d'un jour à l'autre. Après m'avoir donné des espérances pour l'été, vous me remettez à l'automne. Apparemment qu'Apollon, comme dieu de la médecine, vous ordonne de présider aux couches de madame du Châtelet. Le nom sacré de l'amitié m'impose silence, et je me contente de ce qu'on me promet.
Je corrige à présent une douzaine d'épîtres que j'ai faites, et quelques petites pièces, pour qu'à votre arrivée vous y trouviez un peu moins de fautes.
Vous pourrez voir, par l'argument de mon poëme, quel est le sujet. Le fond de l'histoire est vrai : Darget, alors secrétaire de Valori, fut enlevé de nuit, par un partisan autrichien, dans une chambre<159> voisine de celle où couchait son maître. La surprise de Franquini fut extrême quand il s'aperçut qu'il tenait ce secrétaire au lieu de l'ambassadeur. Tout ce qui entre d'ailleurs dans ce poëme n'est que fiction. Vous le verrez ici, car il n'est pas fait pour être vu en public. Si j'avais le crayon de Raphaël et le pinceau de Rubens, j'essayerais mes forces en peignant les grandes actions des hommes; mais avec les talents de Callot on ne fait que des caricatures et des charges.
J'ai vu ici le héros de la France,159-a ce Saxon, ce Turenne du siècle de Louis XV. Je me suis instruit par ses discours, non pas dans la langue française, mais dans l'art de la guerre. Ce maréchal pourrait être le professeur de tous les généraux de l'Europe. Il a vu nos spectacles, à l'occasion de quoi il m'a dit qu'une nouvelle comédie que vous avez donnée au théâtre, nommée Nanine, y avait eu beaucoup de succès. J'étais étonné d'apprendre qu'il paraissait de vos ouvrages dont j'ignorais jusqu'au nom. Autrefois je les voyais; à présent j'apprends par d'autres ce que l'on en dit, et je ne les reçois qu'après que les libraires en ont fait une seconde édition. Je vous sacrifie tous mes griefs, si vous venez ici. Sinon, craignez l'épigramme; le hasard peut m'en fournir une bonne. Un poëte, quelque mauvais qu'il soit, est un animal qu'il faut ménager.
Adieu; j'attends la chute des feuilles avec cette impatience qu'on attend au printemps le moment de les voir éclore.
<160>LETTRE VIII. A VOLTAIRE.160-a
Dans votre prose délicate
Vous avancez très-poliment
Que je ne suis qu'un automate,
Un stoïque sans sentiment.
Mes larmes coulent pour Électre,
Je suis sensible à l'amitié;
Mais le plus héroïque spectre
Ne m'inspire que la pitié.
Votre cardinal Quirini est bien digne du temps des spectres et des sortiléges. Vous connaissez votre monde, et c'était bien s'adresser de lui dire que, tout catholique étant obligé de croire aux miracles, le parterre se trouvait en conscience obligé de trembler devant l'ombre de Ninus. Je vous réponds que le bibliothécaire de Sa Sainteté approuvera fort cette doctrine orthodoxe. Pour moi, qui ne suis qu'un maudit hérétique, vous me permettrez d'être d'un sentiment différent, et de vous dire ingénument ce que je pense de votre tragédie. Quelque détour que vous preniez pour cacher le nœud de Sémiramis, ce n'en est pas moins l'ombre de Ninus : c'est cette ombre qui inspire <161>des remords dévorants à sa veuve parricide; c'est l'ombre qui permet galamment à la veuve de convoler en secondes noces; l'ombre fait entendre du fond de son tombeau une voix gémissante à son fils; il fait mieux, il vient en personne effrayer le conseil de la Reine et atterrer la ville de Babylone; il arme enfin son fils du poignard dont Ninias assassine sa mère. Il est si vrai que défunt Ninus fait le nœud de votre tragédie, que, sans les rêves et les apparitions différentes de cette âme errante, la pièce ne pourrait pas se jouer. Si j'avais un rôle à choisir dans cette tragédie, je prendrais celui du revenant : il y fait tout. Voilà ce que vous dit la critique; l'admiration ajoute avec la même sincérité que les caractères sont soutenus à merveille, que la vérité parle par vos acteurs, que l'enchaînure des scènes est faite avec un grand art. Sémiramis inspire une terreur mêlée de pitié; le féroce et artificieux Assur, mis en opposition avec le fier et généreux Ninias, forme un contraste admirable; on déteste le premier, aussi ne lui arrive-t-il aucune catastrophe dans l'action, parce qu'elle n'aurait produit aucun effet; on s'intéresse à Ninias, mais on est étonné de la façon dont il tue sa mère; c'est le moment où il faut se faire la plus forte illusion; on est un peu fâché contre Azéma qu'elle porte des paquets, et que ses quiproquo soient la cause de la catastrophe. Toute la pièce est versifiée avec force; les vers me paraissent de la plus belle harmonie, et dignes de l'auteur de la Henriade. J'aime mieux cependant lire cette tragédie que de la voir représenter, parce que le spectre me paraîtrait risible, et que cela serait contraire au devoir que je me suis proposé de remplir exactement, de pleurer à la tragédie et de rire à la comédie.
Du temps de Plaute et d'Euripide,
Le parterre morigéné
Suivait ce goût sage et solide;
Par malheur, il est suranné.
<162>Vous dirai-je encore un mot sur la tragédie? Les grandes passions me plaisent sur le théâtre; je sens une satisfaction secrète lorsque l'auteur trouve le moyen de remuer et de transporter mon âme par la force de son éloquence. Mais ma délicatesse souffre lorsque les passions héroïques sortent de la vraisemblance; les machines sont trop outrées dans un spectacle raisonnable; au lieu d'émouvoir, elles deviennent puériles. S'il fallait opter, j'aimerais mieux dans la tragédie moins d'élévation et plus de naturel.
Le sublime outré donne dans l'extravagance. Charles XII a été le seul homme de tout ce siècle qui eût ce caractère théâtral; mais, pour le bonheur du genre humain, les Charles XII sont rares. Il y a une Mariane de Tristan qui commence par ce vers :
Fantôme injurieux qui troubles mon repos ....
Ce n'est pas certainement comme nous autres parlons; apparemment que c'est le langage des habitants de la lune. Ce que je dis des vers doit s'entendre également de l'action : pour qu'une tragédie me plaise, il faut que les personnages ne montrent que les passions telles qu'elles sont dans des hommes vifs et dans des hommes vindicatifs; il ne faut dépeindre les hommes ni comme des démons ni comme des anges, car ils ne sont ni l'un ni l'autre, mais puiser leurs traits dans la nature.
Pardon, mon cher Voltaire, de cette discussion; je vous parle comme faisait la servante de Molière, je vous rends compte des impressions que les choses font sur mon âme ignorante.
J'ai trouvé, dans le volume que je viens de recevoir, l'Éloge162-a que vous faites des officiers qui ont péri dans cette guerre, ce qui est digne de vous; et j'ai été surpris que nous nous soyons rencontrés, sans le savoir, dans le choix du même sujet. Les regrets que me causait la perte de quelques amis me firent naître l'idée de leur payer au moins après leur mort un faible tribut de reconnaissance; et je<163> composai un petit ouvrage163-a où le cœur eut plus de part que l'esprit. Mais ce qu'il y a de singulier, c'est que le mien est en vers, et celui du poëte, en prose. Racine n'eut de sa vie de triomphe plus éclatant que lorsqu'il traitait le même sujet que Pradon.163-b J'ai vu combien mon barbouillage était inférieur à votre Éloge; votre prose apprend à mes vers comme ils auraient dû s'énoncer.
Quoique je sois de tous les mortels celui qui importune le moins les dieux par mes prières, la première que je leur adresserai sera conçue en ces termes :
O dieux, qui douez les poëtes
De tant de sublimes faveurs,
Ah! rendez vos grâces parfaites,
Et qu'ils soient un peu moins menteurs.
Si les dieux daignent m'exaucer, je vous verrai l'année qui vient, à Sans-Souci; et si vous êtes d'humeur de corriger de mauvais vers, vous trouverez à qui parler. Vale. Dans ce moment je reçois Nanine.
<164>LETTRE IX. A VOLTAIRE.
De Berlin, le 11 janvier 1700.
J'ai vu le roman de Nanine,
Élégamment dialogué,
Par hasard, je crois, relégué
Sur la scène aimable et badine
Où triomphèrent les écrits
De l'inimitable Molière.
Si sa muse fut la première,
Sur le théâtre de Paris,
Qui donna des grâces aux ris,
Gare qu'elle soit la dernière.
Il terrassa tous vos marquis,
Précieuses, faux beaux esprits,
Faux dévots à triple tonsure,
Nobles sortis de la roture,
Médecins, juges et badauds;
Molière voyait la nature,
Il en faisait de grands tableaux.
<165>Les goûts frelatés et nouveaux
Qu'introduisirent ses rivaux
Lassés de sa forte peinture,
A la place de nos défauts
Et d'une plaisante censure
Qui pouvait corriger nos mœurs,
Surent affadir de Thalie
Le propos léger, la saillie,
Dont sa morale est embellie;
Et pour comble de leurs erreurs,
Us déguisèrent Melpomène,
Qui vient sur la comique scène
Verser ses héroïques pleurs
Dans les atours d'une bourgeoise
Languissante, triste et sournoise.
Disant d'amoureuses fadeurs.
Dans cette nouvelle hérésie,
On connaît aussi peu le ton
Que doit avoir la comédie
Qu'on trouve la religion
Dans les traits de l'apostasie.
Comme vous n'avez pu réussir à m'attirer dans la secte de La Chaussée,165-a personne n'en viendra à bout. J'avoue cependant que vous avez fait de Nanine tout ce qu'on en pouvait espérer. Ce genre ne m'a jamais plu; je conçois bien qu'il y a beaucoup d'auditeurs qui aiment <166>mieux entendre des douceurs à la comédie que d'y voir jouer leurs défauts, et qui sont intéressés à préférer un dialogue insipide à cette plaisanterie fine qui attaque les mœurs. Rien n'est plus désolant que de ne pouvoir pas être impunément ridicule. Ce principe posé il faut renoncer à l'art charmant des Térence et des Molière, et ne se servir du théâtre que comme d'un bureau général de fadeurs où le public peut apprendre à dire, Je vous aime, de cent façons différentes. Mon zèle pour la bonne comédie va si loin, que j'aimerais mieux y être joué que de donner mes suffrages à ce monstre bâtard et flasque que le mauvais goût du siècle a mis au monde. Depuis Nanine je n'entends plus parler de vous; donnez donc au moins signe de vie.
Votre muse est-elle engourdie?
L'hiver a-t-il pu la glacer?
Le beau feu de votre génie
Ne saurait-il plus s'élancer?
Ah! c'est un feu que Prométhée
Sut dérober aux dieux jaloux;
De cette flamme respectée
Ne parlons jamais qu'à genoux.
Chez vous elle ne peut s'éteindre,
Mais pour que je n'ose m'en plaindre,
J'exige quelques vers de vous.
C'est un défi dans toutes les formes; vous passerez pour un lâche, si vous n'y répondez. L'esprit ni les vers ne vous coûtent rien; n'imitez donc pas les Hollandais, qui, ayant seuls des clous de girofle, n'en vendent que par faveur. Horace, votre devancier, envoyait des épîtres à Mécène autant qu'il en voulait. Virgile, votre aïeul, ne faisait pas des poëmes épiques pour tout le monde, mais bien des églogues. Mais vous, dans l'opulence de l'esprit, et possédant tous les trésors de l'imagination la plus brillante, vous êtes le plus grand avare d'esprit que je connaisse. Faut-il être aussi difficile pour quelques vers de<167> votre superflu qu'on vous demande? Ne me fâchez pas : mon impatience me pourrait tenir lieu d'Apollon, et peut-être ferais-je une satire sur les avares d'esprit. Mais si je reçois une lettre bien jolie, comme vous en laites souvent, j'oublierai mes sujets de plainte, et je vous aimerai bien. Adieu.
<168>LETTRE X. A VOLTAIRE.168-a
Quoi! vous envoyez vos écrits
Au frondeur de Sémiramis,
A l'incrédule qui de l'ombre
Du grand Ninus n'est point épris,
Qui, sur un ton caustique et sombre,
Ose juger vos beaux esprits!
Ce trait désarme ma colère :
Enfin je retrouve Voltaire,
Ce Voltaire des temps jadis,
Qui savait aimer ses amis,
Et qui surtout savait leur plaire.
Voilà une lettre comme j'en recevais autrefois de Cirey; je redouble d'envie de vous revoir, de vous parler de littérature, et de m'instruire de choses que vous seul pouvez m'apprendre. Je vous fais mes remercîments de votre nouvelle édition :168-b comme je savais vos vieilles épîtres par cœur, j'ai reconnu toutes les corrections et addi<169>tions que vous y avez faites; j'en ai été charmé. Ces épîtres étaient belles; mais vous y avez ajouté de nouvelles beautés, et surtout quelques transitions qui lient mieux les matières. Ne serait-ce point une faute d'impression que cet endroit de l'Epître de Maurepas que voici :
Il fut cent fois moins fou que ceux dont l'imprudence
Dans d'indignes mortels a mis sa confiance.169-a
Ne faudrait-il pas ont et leur? Pardon de ces vétilles grammaticales, mais j'aspire au purisme, et je veux m'instruire.
Vous accoutumerez le parterre à tout ce que vous voudrez; des vers de la beauté des vôtres peuvent par leur imposture faire illusion sur le fond des choses. Je suis curieux de voir Oreste, comment vous aurez remplacé Palamède,169-b et de quelles autres beautés vous aurez enrichi cette tragédie. Si vous pensiez à moi, vous me feriez la galanterie de me l'envoyer; je suis prévenu pour vous, il ne tient donc qu'à vous de recueillir mes applaudissements. Mais se soucie-t-on à Paris que des Vandales et des barbares sifflent ou battent des mains à Berlin?
Cet Éloge de nos officiers tués à la guerre me rappelle une anecdote du feu czar. Pierre Ier se mêlait de pharmacie et de médecine; il donnait des remèdes à ses courtisans malades, et lorsqu'il avait expédié quelque boyard pour l'autre monde, il célébrait ses obsèques avec magnificence, et honorait leur convoi funèbre de sa présence. Je me trouve à l'égard de ces pauvres officiers dans un cas à peu près semblable : des raisons d'État m'obligèrent à les exposer en ces périls où ils ont péri; pouvais-je faire moins que d'orner leurs tombeaux d'épitaphes simples et véritables? Venez au moins corriger ce morceau plein de fautes, pour lequel je m'intéresse plus que pour tous mes<170> autres ouvrages. Des affaires m'appellent en Prusse au mois de juin; mais du premier de juillet jusqu'au mois de septembre je pourrai disposer de mon temps, je pourrai étudier aux pieds de Gamaliel, je pourrai
Vous admirer et vous entendre,
Et du grand art de Cicéron,
De Thucydide et de Maron
M'instruire, et par vos soins apprendre
Le chemin du sacré vallon;
Mais pour y mériter un nom,
Du feu que votre esprit recèle
Daignez à ma froide raison
Communiquer une étincelle,
Et j'égalerai Crébillon.
Comment voulez-vous que je juge qui de vous ou de madame d'Aiguillon a raison? Si la duchesse produit le Testament politique du cardinal de Richelieu en original, il faudra bien l'en croire. Les grands hommes ne le sont ni tous les moments, ni en toute chose. Un ministre rassemblera toutes ses forces, il emploiera toute la sagacité de son esprit dans une affaire qu'il juge importante, et il marquera beaucoup de négligence dans une autre qu'il croit médiocre. Si je me représente le cardinal de Richelieu rabaissant les grands du royaume, en établissant solidement l'autorité royale; soutenant la gloire des Français contre des ennemis puissants et étrangers, en étouffant des guerres intestines; détruisant le parti des calvinistes, et faisant élever une digue à travers de la mer pour assiéger la Rochelle; si je me représente cette âme ferme, occupée des plus grands projets et capable des résolutions les plus hardies : le Testament politique me paraît trop puéril pour être son ouvrage. Peut-être étaient-ce des idées jetées sur le papier; peut-être l'ouvrage de sa vieillesse; peut-être ne voulait-il pas dire tout ce qu'il pensait, pour se faire regretter d'autant plus. Si<171> j'avais vécu avec ce cardinal, j'en parlerais plus positivement : à présent, je ne peux que deviner.
Des grandeurs et des petitesses,
Quelques vertus, plus de faiblesses.
Font le bizarre composé
Du héros le plus avisé.
Il jette un rayon de lumière,
Mais ce soleil, dans sa carrière,
Ne brille pas d'un feu constant :
L'esprit le plus puissant s'éclipse :
Richelieu fit un Testament,
Et Newton son Apocalypse.
Je ne souhaite, pour la nouvelle année, que de la santé et de la patience à l'auteur de la Henriade; s'il m'aime encore, je le verrai face à face, je l'admirerai à Sans-Souci, et je lui en dirai davantage.
<172>LETTRE XI. A VOLTAIRE.
De Potsdam, le 20 février 1750.
La nuit, compagne du repos,
De son crêp172-a couvrant la lumière,
Avait jeté sur ma paupière
Ses plus léthargiques pavots;
Mon âme était appesantie,
Et ma pensée anéantie,
Lorsqu'un songe, d'un vol léger,
Me fit passer comme un éclair
Aux bords fleuris de l'Élysée.
Là, sous un berceau toujours vert,
Je vis l'ombre immortalisée
De l'aimable Césarion.
Dans la plus vive émotion,
Je m'élançai soudain vers elle :
« O ciel! est-ce toi que je vois,
Disais-je, ami tendre et fidèle,
<173>Toi, que j'ai pleuré tant de fois,
Toi, de qui la perte cruelle
M'est encor récente et nouvelle? »
Là, dans ces transports véhéments.
Je vole à ses embrassements;
Mais trois fois cette ombre si chère,
Telle qu'une vapeur légère,
Semble s'échapper à mes sens.
« Le destin, qui de nous décide,
Défend à tous ses habitants,
Dit-il, d'approcher des vivants;
Mais j'ose te servir de guide,
C'est tout ce que je peux pour toi.
Vers ces demeures fortunées
Où les vertus sont couronnées
Je vais te mener; viens, suis-moi. »
Là, sous d'ombrages admirables
De myrtes mêlés de lauriers,
Je vis des plus fameux guerriers
Les fantômes incomparables :
« De ces illustres meurtriers
Fuyons, me dit-il, au plus vite;
Des beaux esprits cherchons l'élite. »
Plus loin, sous un bois d'oliviers
Entremêlés de peupliers,
Je vis Virgile avec Homère;
Tous deux paraissaient en colère.
Je vis Horace qui grondait,
Et Sophocle qui murmurait.
Une ombre qui de notre sphère
Dans ces lieux descendit naguère
<174>Tous quatre les entretenait;
Et j'entendis qu'elle contait
Qu'en ce monde certain Voltaire
De cent piques les surpassait.
C'était la divine Émilie,
Qui jusque dans ces lieux portait
L'image de ce qu'en sa vie
Le plus tendrement elle aimait.
Mais ces morts, entrant en furie,
Sentaient encor la jalousie,
Qui lutine les beaux esprits.
Ils avisèrent par folie
De venger leur gloire avilie;
Ils appelèrent à grands cris
Un monstre qu'on nomme l'Envie,
Sèche et décrépite harpie,
Qui hait la gloire et les écrits
De tous les nourrissons chéris
De Mars, d'Apollon, de Minerve.
« Allez, dirent-ils, à Paris,
Sur ce Voltaire et sur sa verve
Exercez toutes vos noirceurs;
Complotez, tramez des horreurs,
Allez soulever le Parnasse,
Que le moindre scribe croasse,
Envenimez les rimailleurs.
Il est coupable, il nous surpasse,
Punissez-le de son audace;
Que sans cesse en butte à vos traits,
Il déteste tous ses succès;
Embouchez le sifflet funeste,
<175>Et, soutenant nos intérêts,
Faites surtout tomber Oreste. »
Le monstre partit à l'instant;
Et moi, soudain tressaillissant,
D'abord je m'éveille, et mon songe
Dans l'obscurité se replonge.
Voilà ce que je songeais dernièrement, et je pensais me ranger du parti de ces bons poëtes trépassés. Ils n'ont pas tort d'être de mauvaise humeur : vous abusez trop étrangement du privilége de grand génie. Vous allez à la gloire par autant de chemins qui y mènent; vous me revenez comme ce conquérant qui croyait n'avoir rien fait tant qu'il restait encore une partie du monde à conquérir. Vous venez d'entamer les États de Molière; si vous le voulez fort, sa petite province sera dans peu conquise. Je vous remercie de ce nouvel Harpagon,175-a qui est selon moi une comédie de mœurs; si vous l'aviez faite plus longue, il y aurait eu apparemment plus d'intérêt.
Voyez combien je vous ménage : je ne vous importune point pour vous voir à présent; j'attends que Flore ait embelli ces climats, et que Pomone nous annonce d'abondantes moissons, pour vous prier d'entreprendre ce voyage; j'attends que mes lauriers aient poussé de nouvelles branches pour vous en couronner. Au moins souvenez-vous qu'après le duc de Richelieu, personne n'a des droits plus incontestables sur vous que votre tudesque confrère en Apollon. Vale.
133-a Bernard Forest de Bélidor, maréchal de camp et inspecteur de l'artillerie à Paris, où il mourut le 8 septembre 1761; il était né en 1697.
134-a Allusion à l'inscription Ultima ratio regis, que Frédéric fit mettre sur ses canons dès 1742. On lisait sur ceux de Louis XIV : Ultima ratio regum. Voyez t. I, p. 251; t. VIII, p. 180 et 332, et t. IX, p. 163.
134-b Cette lettre a été écrite à Neisse, le 4 août 1743. Voyez Friedrichs des Zweiten Königs von Preussen hinterlassene Werke. Aus dem Französischen übersetzt. Berlin, 1789, t. I, p. XXV, et t. VII, p. 335.
135-a L'Histoire de mon temps. Voyez t. II, p. I.
137-a Voltaire, Épître XVII. A. M. de Genonville, 1719, dit : Tu me vis sans scrupule en proie à la tristesse :
Mais je t'aimai toujours tout ingrat et vaurien;
Je te pardonnai tout avec un cœur chrétien,
Et ma facilité fit grâce à ta faiblesse.
Œuvres de Voltaire
, édit. Beuchot, t. XIII, p. 47.137-b Au mois de décembre 1746, le duc de Richelieu fut nommé ambassadeur à Dresde. Il était chargé de demander pour le Dauphin la main de la princesse Marie-Josèphe de Saxe, fille de l'électeur Frédéric-Auguste. Le duc de Richelieu réussit dans cette négociation.
Antoine-René de Voyer d'Argenson, marquis de Paulmi, accompagna le duc de Richelieu dans son ambassade à Dresde, et vint ensuite à Berlin.
141-a Voyez t. X, p. 239.
142-a Voyez t. X, p. 75, 202 et 255.
142-b Voyez le commencement de la lettre de Voltaire au Roi, du 9 mars 1747.
142-c Les Mémoires de Brandebourg. Voyez t. I, p. XXXVII.
147-a Iliade, ch. XIII, v. 47-58.
147-b Léonard Euler. Voyez t. IX, p. 74, et t. X, p. 158 et 196.
149-a Voltaire dit cela de l'amour-propre, dans Zadig, et comme il est question de métaphysique quelques lignes plus bas, il se peut que le Roi ait confondu les deux passages.
150-a Voyez t. X, p. 29.
150-b Voyez ci-dessus, p. 58.
152-a Voyez t. IX, p. 171, et t. X, p. 246.
152-b Le Palladion.
152-c Dans sa lettre à Voltaire, du 7 avril 1744, Frédéric l'appelle l'amant de la cuisinière de Valori.
152-d Voyez t. II, p. 42, t. IX, p. III et III, et ci-dessus, p. 58.
154-a Voyez t. I, p. 263.
155-a A Darget. Voyez t. X, p. 238.
155-b Boileau, L'Art poétique, ch. I, v. 109.
156-a Voyez Virgile, Énéide, livre V, v. 835-860.
157-a M. de Belle-Isle (voyez t. II, p. 88 et 143) fut reçu à l'Académie française en 1749.
158-a Voyez t. IX, p. 79, et t. X, p. 250. Par le mot bréviaire, le Roi fait allusion aux ecclésiastiques reçus alors à l'Académie française.
159-a Voyez t. X, p. 226, et ci-dessus, p. 18.
160-a Réponse à la lettre de Voltaire du 17 novembre 1749.
162-a Éloge funèbre des officiers qui sont morts dans la guerre de 1741, daté du 1er juin 1748.
163-a L'Épître à Stille; voyez t. X, p. 145-155.
163-b Phèdre et Hippolyte. 1678.
165-a Frédéric répondit, le 28 mars 1738, à Voltaire, qui lui avait recommandé le poëte La Chaussée et sa tragédie de Maximien : « Le Maximien de La Chaussée n'est point encore parvenu jusqu'à moi. J'ai vu L'École des Amis, qui est de ce même auteur, dont le titre est excellent et les vers ordinaires, faibles, monotones et ennuyeux. Peut-être y a-t-il trop de témérité à moi, étranger et presque barbare, de juger des pièces du théâtre français; cependant ce qui est sec et rampant dégoûte bientôt. » On comprend que le Roi, partisan des règles classiques, ne pouvait guère goûter le genre de la comédie larmoyante, que La Chaussée voulait introduire. Nivelle de La Chaussée mourut le 14 mars 1754.
168-a Réponse à la lettre de Voltaire, du 31 décembre 1749.
168-b La première édition de Geogre-Conrad Walther, libraire à Dresde.
169-a Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 144.
169-b Personnage de l'Électre de Crébillon.
172-a Voyez, la lettre de Voltaire à Frédéric, du 5 janvier 1767.
175-a Nous pensons que le Roi fait ici allusion à M. Gripon, personnage de La Femme qui a raison, comédie de Voltaire qui fut représentée à Lunéville, en 1749, dans une fête donnée au roi Stanislas, duc de Lorraine. Cette pièce n'a été imprimée qu'en 1739.