LETTRE I. A JORDAN.
De l'an 1743.
Lorsque tu parles de canons,
Colin doit parler d'astrolabes,
Lise, des courbes, des Newtons,
Et moi, je ferai des chansons
En langues grecques et arabes.
Qu'un chacun garde ses oisons,
Crois-moi, c'est le seul parti sage :
Trop heureux, si nous remplissons
Comme il faut un seul personnage!
Je ne dis point que tu ne sois pas un excellent scribe, un Atlas de bibliothèque, un savant jovial, un terrible Grec, un galant doué de tous les talents que possédait défunt l'âne de Lucien : je me renferme modestement à soutenir que tu n'es point un Bélidor133-a en artillerie. J'ai pensé étouffer de rire en lisant ta lettre. Un tourneur s'offre à faire des canons, et s'adresse à Jordan. Crois-moi, mon ami, <134>ne communique point ce secret, et fais travailler cet artiste pour ton arsenal. A la première dispute littéraire qui te surviendra, braque ta grosse artillerie contre ton adversaire, et crie-lui : Ultima ratio Jordani!134-a
Je suis ici134-b depuis quelques jours; je ne vois que des remparts, je n'entends que le tonnerre des fusils, je ne me promène que dans des mines, et je ne respire que du soufre. Que peux-tu attendre de moi sinon une lettre bien martiale? Cependant je compte de retrouver à Berlin des plaisirs plus doux et d'y souper gaiement entre Mécène-Jordan et Pollion-Césarion. Adieu, mon ami; profite du temps, car il s'envole.
133-a Bernard Forest de Bélidor, maréchal de camp et inspecteur de l'artillerie à Paris, où il mourut le 8 septembre 1761; il était né en 1697.
134-a Allusion à l'inscription Ultima ratio regis, que Frédéric fit mettre sur ses canons dès 1742. On lisait sur ceux de Louis XIV : Ultima ratio regum. Voyez t. I, p. 251; t. VIII, p. 180 et 332, et t. IX, p. 163.
134-b Cette lettre a été écrite à Neisse, le 4 août 1743. Voyez Friedrichs des Zweiten Königs von Preussen hinterlassene Werke. Aus dem Französischen übersetzt. Berlin, 1789, t. I, p. XXV, et t. VII, p. 335.