LETTRE III. A VOLTAIRE.
Du 24 d'avril 1747.
Vous rendez la Mort si galante
Et le Tartare si charmant,
Que cette image décevante
Séduit mon esprit, et le tente
D'en tâter pour quelque moment;
Mais de cette demeure sombre,
Où Proserpine avec Pluton
Gouvernent le funeste nombre
D'habitants du noir Phlégéthon,
Je n'ai point vu revenir d'ombre.
J'ignore si dans ce canton
Les beaux esprits ont le bon ton,
Et ce voyage est de nature
Qu'en s'embarquant avec Caron
La retraite n'est pas trop sûre.
<140>Laissons donc à la fiction
La tranquille possession
Du royaume de l'autre monde,
Source où l'imagination,
En nouveautés toujours féconde,
Puise le système où se fonde
La populaire opinion.
Qu'un fanatique ridicule
Y place son plus doux espoir;
Qu'on prépare pour ce manoir
Un quidam que la fièvre brûle,
S'il faut lui dorer la pilule
Pour l'envoyer tout consolé,
Bien lesté, pieusement huilé,
Passer en pompe triomphale
Aux bords de la rive infernale :
Moi, qui ne suis point affublé
De vision théologale,
Je préfère à l'onde infernale
La solide réalité
Des voluptés de cette vie.
Je laisse la félicité
Dont on prétend qu'elle est suivie
A tout fanatique entêté
Dont l'âme, au plaisir engourdie,
Ne vit que dans l'éternité;
A cette engeance triste et folle
Des Malebranches de l'école,
Grands alambiqueurs d'arguments,
Dont la raison et le bon sens
<141>Subtilement des bancs s'envole.
Ah! puisse un Astolphe nouveau,
Ayant pitié de leur cerveau,
Leur en rapporter la fiole!141-a
Pour moi, qui me ris de ces fous,
Je m'abandonne sans faiblesse
Aux plaisirs que m'offrent mes goûts;
Et, lorsque mon démon m'oppresse,
Aux riches sources du Permesse
J'ose encor puiser quelquefois.
Mais l'âge fane ma jeunesse,
Mon front, sillonné par ses doigts.
M'apprend, hélas! que la vieillesse
Vient pour me ranger sous ses lois.
Adieu, beaux jours, plaisirs, folie,
Brillante imagination;
Enfant de mon naissant génie,
Adieu, pétillante saillie;
Vos charmes sont hors de saison,
Et la sagesse, me dit-on,
Doit sur la physionomie
D'un républicain de Platon
Imprimer l'air froid de Caton.
Adieu, beaux vers, douce harmonie,
Frénétique métromanie,
Immortelle cour d'Apollon,
Qui jurez dans la compagnie
De la pourpre et de la raison :
<142>Ma muse, du Pinde proscrite,
M'avertit que son dieu la quitte.
Ainsi donc j'abandonnerai
Cette brillante carrière;
Mais tant que vous la remplirez,
Appuyé sur la barrière,
Battant des mains, j'applaudirai.
Je vous rends un peu de laiton pour de l'or tout pur que vous m'envoyez. Il n'est en vérité rien au-dessus de vos vers. J'en ai vu que vous adressez à Algarotti,142-a qui sont charmants; ceux qui sont pour moi142-b sont encore au-dessus des autres. La Sémiramis m'est parvenue en même temps, remplie de grandes beautés de détail et de ces superbes tirades de vers qui confirment le goût décidé que j'ai pour vos ouvrages. Je ne sais pas cependant si les spectres et les ombres mettront dans cette pièce le pathétique que vous vous en promettez. L'esprit du dix-huitième siècle se prête à ce merveilleux lorsqu'il est mis en récit; c'est un peu hasarder que de le mettre en action, et je doute que l'ombre du grand Ninus fasse des prosélytes. Un public qui croit à peine en Dieu doit rire des démons lorsqu'il leur voit jouer un rôle sur le théâtre. Je hasarde peut-être trop que de vous exposer mes doutes sur un morceau dont je ne suis pas juge compétent. Si c'était quelque manifeste, quelque alliance, ou quelque traité de paix, peut-être pourrais-je en raisonner plus à mon aise et bavarder politique, ce qui est le plus souvent travestir en héroïsme la fourberie des hommes. Je me suis enfoncé à présent dans l'histoire : je l'étudie et je l'écris,142-c plus curieux de connaître celle des autres que de savoir la fin de la mienne, me portant mieux à présent, vous con<143>servant toujours mon estime, et étant toujours dans les dispositions de vous recevoir ici avec empressement. Adieu.
Faites, je vous prie, mes compliments à madame du Châtelet, et remerciez-la de la part qu'elle prend à ce qui me regarde.
141-a Voyez t. X, p. 239.
142-a Voyez t. X, p. 75, 202 et 255.
142-b Voyez le commencement de la lettre de Voltaire au Roi, du 9 mars 1747.
142-c Les Mémoires de Brandebourg. Voyez t. I, p. XXXVII.