LETTRE X. A VOLTAIRE.168-a
Quoi! vous envoyez vos écrits
Au frondeur de Sémiramis,
A l'incrédule qui de l'ombre
Du grand Ninus n'est point épris,
Qui, sur un ton caustique et sombre,
Ose juger vos beaux esprits!
Ce trait désarme ma colère :
Enfin je retrouve Voltaire,
Ce Voltaire des temps jadis,
Qui savait aimer ses amis,
Et qui surtout savait leur plaire.
Voilà une lettre comme j'en recevais autrefois de Cirey; je redouble d'envie de vous revoir, de vous parler de littérature, et de m'instruire de choses que vous seul pouvez m'apprendre. Je vous fais mes remercîments de votre nouvelle édition :168-b comme je savais vos vieilles épîtres par cœur, j'ai reconnu toutes les corrections et addi<169>tions que vous y avez faites; j'en ai été charmé. Ces épîtres étaient belles; mais vous y avez ajouté de nouvelles beautés, et surtout quelques transitions qui lient mieux les matières. Ne serait-ce point une faute d'impression que cet endroit de l'Epître de Maurepas que voici :
Il fut cent fois moins fou que ceux dont l'imprudence
Dans d'indignes mortels a mis sa confiance.169-a
Ne faudrait-il pas ont et leur? Pardon de ces vétilles grammaticales, mais j'aspire au purisme, et je veux m'instruire.
Vous accoutumerez le parterre à tout ce que vous voudrez; des vers de la beauté des vôtres peuvent par leur imposture faire illusion sur le fond des choses. Je suis curieux de voir Oreste, comment vous aurez remplacé Palamède,169-b et de quelles autres beautés vous aurez enrichi cette tragédie. Si vous pensiez à moi, vous me feriez la galanterie de me l'envoyer; je suis prévenu pour vous, il ne tient donc qu'à vous de recueillir mes applaudissements. Mais se soucie-t-on à Paris que des Vandales et des barbares sifflent ou battent des mains à Berlin?
Cet Éloge de nos officiers tués à la guerre me rappelle une anecdote du feu czar. Pierre Ier se mêlait de pharmacie et de médecine; il donnait des remèdes à ses courtisans malades, et lorsqu'il avait expédié quelque boyard pour l'autre monde, il célébrait ses obsèques avec magnificence, et honorait leur convoi funèbre de sa présence. Je me trouve à l'égard de ces pauvres officiers dans un cas à peu près semblable : des raisons d'État m'obligèrent à les exposer en ces périls où ils ont péri; pouvais-je faire moins que d'orner leurs tombeaux d'épitaphes simples et véritables? Venez au moins corriger ce morceau plein de fautes, pour lequel je m'intéresse plus que pour tous mes<170> autres ouvrages. Des affaires m'appellent en Prusse au mois de juin; mais du premier de juillet jusqu'au mois de septembre je pourrai disposer de mon temps, je pourrai étudier aux pieds de Gamaliel, je pourrai
Vous admirer et vous entendre,
Et du grand art de Cicéron,
De Thucydide et de Maron
M'instruire, et par vos soins apprendre
Le chemin du sacré vallon;
Mais pour y mériter un nom,
Du feu que votre esprit recèle
Daignez à ma froide raison
Communiquer une étincelle,
Et j'égalerai Crébillon.
Comment voulez-vous que je juge qui de vous ou de madame d'Aiguillon a raison? Si la duchesse produit le Testament politique du cardinal de Richelieu en original, il faudra bien l'en croire. Les grands hommes ne le sont ni tous les moments, ni en toute chose. Un ministre rassemblera toutes ses forces, il emploiera toute la sagacité de son esprit dans une affaire qu'il juge importante, et il marquera beaucoup de négligence dans une autre qu'il croit médiocre. Si je me représente le cardinal de Richelieu rabaissant les grands du royaume, en établissant solidement l'autorité royale; soutenant la gloire des Français contre des ennemis puissants et étrangers, en étouffant des guerres intestines; détruisant le parti des calvinistes, et faisant élever une digue à travers de la mer pour assiéger la Rochelle; si je me représente cette âme ferme, occupée des plus grands projets et capable des résolutions les plus hardies : le Testament politique me paraît trop puéril pour être son ouvrage. Peut-être étaient-ce des idées jetées sur le papier; peut-être l'ouvrage de sa vieillesse; peut-être ne voulait-il pas dire tout ce qu'il pensait, pour se faire regretter d'autant plus. Si<171> j'avais vécu avec ce cardinal, j'en parlerais plus positivement : à présent, je ne peux que deviner.
Des grandeurs et des petitesses,
Quelques vertus, plus de faiblesses.
Font le bizarre composé
Du héros le plus avisé.
Il jette un rayon de lumière,
Mais ce soleil, dans sa carrière,
Ne brille pas d'un feu constant :
L'esprit le plus puissant s'éclipse :
Richelieu fit un Testament,
Et Newton son Apocalypse.
Je ne souhaite, pour la nouvelle année, que de la santé et de la patience à l'auteur de la Henriade; s'il m'aime encore, je le verrai face à face, je l'admirerai à Sans-Souci, et je lui en dirai davantage.
168-a Réponse à la lettre de Voltaire, du 31 décembre 1749.
168-b La première édition de Geogre-Conrad Walther, libraire à Dresde.
169-a Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 144.
169-b Personnage de l'Électre de Crébillon.