CHANT III.
Il n'est pour nous qu'heur et malheur au monde :
J'ai souvent vu dans ce siècle félon
Que la fortune aveugle et vagabonde
A couronné un faquin, un fripon,
Et la vertu, des hommes tant prônée,
Dans l'indigence au sort abandonnée,
Souffrir l'opprobre, et languir en prison.
Quand le destin aigri nous persécute,
Fût-on César, Pompée ou Scipion,
Pendant un temps on se défend, on lutte,
Mais on périt, s'il résout votre chute.
O mes lecteurs! si vous ne m'en croyez,
Le verrez bien quand ceci vous lirez,
Quand de Darget vous apprendrez l'histoire.
Ce fait tragique et ce complot d'horreurs
Sera toujours présent à ma mémoire;
Le souvenir m'en arrache des pleurs.
Or, écoutez : l'autrichienne armée,
En ayant vu ses desseins échouer,
Était encore abattue, alarmée;
Le bon Charlot s'entendait bafouer.
<222>Le mordant Stein à l'ironique mine,
Sur le Lorrain aiguisant ses brocards.
Par ses bons mots sans fin le turlupine :
Et ses propos, lâchés sans nuls égards,
De bouche en bouche allaient de toutes parts.
Dans l'univers bientôt la Renommée
A parsemer ces bruits fut occupée.
Ce monstre affreux paraît d'abord petit;
En moins de rien il s'accroît et grandit;
Jusques aux cieux atteint sa tête énorme,
Et de ses pieds il touche les enfers.
L'étrange oiseau, même en volant, s'informe
De ce qu'on fait et dit dans l'univers;
Sous chaque plume, ô prodige! ô merveille!
Il a des yeux, des bouches, des oreilles.
Il va d'un pas d'orient en occident,
Et, publiant les vérités, les songes,
Et des secrets, et souvent des mensonges,
Divulgue tout d'un babil imprudent.
Dans les deux camps ce monstre malfaisant
Avait tout dit; on n'entendait que rire.
Le bon Charlot en son cœur en soupire :
« Hélas! faut-il que, si dévot aux saints,
J'aie ici-bas d'aussi cruels destins! »
S'écria-t-il. Mais Kolowrat l'approche :
« Prince, dit-il, pourquoi donc ce reproche?
Si vous souffrez dans ce monde maudit,
Dans l'autre aurez l'immortelle couronne :
Ce n'est qu'à ceux que le monde proscrit
A qui le ciel après la mort la donne.
Il faut souffrir les tribulations,
<223>Le fer, le feu, les macérations;
Quand nous avons senti ces maux insignes,
Encor des cieux sommes-nous tous indignes. »
Le preux Rosière entend avec chagrin
Ce discoureur si doux, si débonnaire :
« Vous raisonnez, dit-il, en capucin;
Il faut ici parler en militaire.
Prince, excitez votre feu naturel,
Aiguillonnez votre illustre courage,
Avant la nuit effacez votre outrage,
Courez venger votre honneur et le ciel. »
A ce discours, le Lorrain sent renaître
Nouvel espoir; il dit : « Sans nous commettre,
Ayons raison de notre affront cruel. »
Sitôt au camp on projette, on raisonne;
Au dur Franquin échut l'enlèvement :
Il doit avoir l'honneur du dénoûment.
Pour ce grand coup tout s'apprête et s'ordonne.
Saint Népomuc, huché dessus son pont,
Pensait tenir en ses mains la victoire.
Sainte Hédewige en rit avec raison;
Elle savait ce quelle en devait croire,
Et se moquait de ce projet bouffon.
Elle aborda sa chère Geneviève,
En lui disant d'une façon briève :
« Ma sœur, je n'ai jamais parlé français;
Je ne veux point commettre un barbarisme,
Et, du marquis amusant les laquais,
Me voir huer pour quelque germanisme.
Chargez-vous donc de ce soin important;
Qu'il sache enfin ce qu'un Franquin barbare,
<224>Chez l'ennemi, de malheur lui prépare;
Que dans le camp bien se barricadant,
Il soit surtout circonspect et prudent. »
Lors de Paris la divine patronne
Va par les airs chercher le gros marquis.
Sainte à l'instant travestit sa personne,
Elle prend l'air des gens de son pays,
Elle se met en homme du beau monde;
Imaginez les charmes d'Adonis,
Et d'Apollon taille et crinière blonde.
L'air éventé, l'œil vif, le ris fripon,
Accompagnaient sa tête moutonnée;
Et son grand nœud fermé sous le menton,
Et sa chemise en dentelles ornée,
Ses manchettes à patte de pigeon,
Et ses bas blancs tirés jusqu'à l'échine,
Ses escarpins avec rouges talons,
Et son habit chamarré de galons,
Faisaient valoir surtout sa bonne mine.
Le gros marquis alors se promenait
Aux bords de l'Elbe avec son cher Darget.
Elle lui dit : « Valori, je vous aime,
Quoique couriez de catins en catins.
Si ce n'était votre imprudence extrême,
Qui me fait craindre un jour pour vos destins.
Je ne serais certes venu moi-même,
Pour vous donner quelques avis bénins. »
- « Jeune muguet, vous plaisantez sans doute;
Donneur d'avis à barbe à poil follet,
Savez peut-être écrire un doux poulet, »
Dit le marquis, qui de rien ne se doute.
<225>Elle répond : « Pensez ce qu'il vous plaît.
Si ne prenez bien garde à votre tente,
Dès cette nuit on vous enlèvera;
L'Autrichien depuis longtemps invente
Un tour maudit, et qui vous surprendra. »
Mais Valori sur un tel fait plaisante :
« D'où savez-vous, dit-il, ce qu'on fera?
Me prendre, moi! Je voudrais voir le drôle
Qui de sang-froid jamais m'approchera.
Allez, allez, cette idée est bien folle. »
En même temps paraît une auréole;
La sainte prend un corps tout délié,
Telle qu'on voit une vapeur subtile.
Le bon Darget en est émerveillé;
Le gros marquis reste tout immobile,
Et de frayeur presque pétrifié.
Puis, rassemblant la force qui lui reste,
Il dit, de l'air d'un excommunié :
« Instruisez-nous, beau farfadet céleste;
Étes-vous donc un ange ou le démon?
Et, s'il vous plaît, comment est votre nom? »
La bonne sainte aussitôt lui répond :
« Reconnaissez, gros marquis, Geneviève.
Je viens ici vous sauver, cher élève,
Des noirs complots d'un saint archifripon. »
Se prosternant, il se signe, il se frappe :
Sainte, dit-il, mon espoir est en vous.
Il veut trois fois embrasser ses genoux,
Et par trois fois le fantôme s'échappe.
La sainte part, plus prompte qu'un éclair;
<226>De son éclat cette immense carrière
Semble embrasée; elle trace dans l'air
Un grand sillon tout brillant de lumière.
Comme l'on voit au haut du firmament,
Dans leur ellipse effleurant les planètes,
A longue queue arriver les comètes,
Illuminer des cieux l'immense champ,
Rapidement s'échapper aux lunettes
De l'astronome, au ciel les observant;
Ce phénomène au vulgaire tremblant
Semble annoncer la peste en maux féconde,
La guerre, ou bien la prompte fin du monde,
Que l'astrologue a prévus clairement :
De même, alors que disparut la sainte,
Le gros marquis, étant transi de crainte,
Resta longtemps dans l'étourdissement.
Darget très-bien le soutient, le rassure;
Il releva cette heureuse aventure;
Puis tous les deux consultent prudemment :
« Que faut-il faire? Irons-nous tout à l'heure,
Pour sûreté, changer notre demeure? »
Auprès du camp était un petit bourg;
C'était un lieu très-peu digne d'estime,
Il dut pourtant être fameux un jour.
O Jaromircz! non mal né pour la rime,
Comment pourrai-je, en chevillant mes vers,
Placer ton nom discordant à l'oreille,
Peindre tes murs abattus et déserts,
Et l'aventure, à nulle autre pareille,
Qui pensa mettre un gros marquis aux fers?
C'est dans ce bourg que, pis qu'un Allobroge,
<227>Le gros marquis imprudemment se loge.
On lui donna, par prédilection,
De preux guerriers une forte cohorte,
Qui tous veillaient à l'entour de sa porte,
Pour conserver ce grand palladion.
O profondeur d'esprit et de lumière!
Que pensez-vous? Ce prudent émissaire,
Faisant garder la porte de devant,
Abandonnait la porte de derrière,
Qui procurait facilité plénière
Pour le projet de son enlèvement.
Or, apprenez que dans cette chaumière
Régnait surtout l'infâme trahison;
Suborné fut l'hôte de la maison
Par un Franquin, monstre de crocodile,
Qui va jouer son rôle comme Achille.
Et, sans avoir le talent du Bernin,227-a
Je puis, lecteur, te faire la peinture
De ce palais, de ce taudis vilain,
Où du marquis se passa l'aventure.
Sans ornement et sans architecture,
Figurez-vous un boucan clandestin.
On n'y flairait, ma foi, nulle odeur d'ambre,
On n'y trouvait que deux appartements;
Au bon Darget fut celui de devant,
Et dans le fond le marquis prit sa chambre.
La nuit arrive, et Valori se couche.
Le gros marquis dormait comme une souche,
Et tout auprès, le fidèle Darget,
<228>De ses exploits célèbre coryphée,
Dormait déjà dans les bras de Morphée,
Après avoir fini son chapelet.
Alors des cieux descendit du haut faîte
Patron Étienne au visage vermeil;
Il se plaça justement sur la tête
Du bon badaud dans son premier sommeil :
« Mon fils, dit-il, dormez comme une bête,
Quand alentour, guidé par le malin,
Pour te saisir on voit rôder Franquin. »
Darget s'éveille, et tout son corps frissonne;
Il se rendort, comme il ne voit personne.
Le farfadet tout aussitôt revient,
Et de nouveau lui tient même langage :
Craignez, dit-il, un prochain esclavage.
Il est déjà une heure après minuit.
On carillonne, il se fait un grand bruit;
Et le pandour, avide de pillage,
Entre, en forçant la porte de Darget.
Dans ce péril, pour le bien de la France,
Le badaud tint très-bonne contenance;
Et se sentant pris dans le trébuchet,
Il s'écria d'une voix pathétique :
Qui cherchez-vous? » - « Nous cherchons le marquis;
Nous en voulons à votre politique,
A la vaisselle, à vos meubles de prix. »
- « C'est moi qui suis l'envoyé de Paris,
Leur répondit ce prudent domestique;
Prenez ces sacs, pleins de nouveaux louis. »
En même temps, cette troupe pillarde
Fait table rase en cet appartement;
<229>Soit par bonheur, ou bien soit par mégarde,
Aucun n'entra dans le poêle joignant.
Ce bruit affreux d'abord frappe l'oreille
Du gros marquis, qui soudain se réveille :
Et sans ressource il se serait perdu,
Si, descendant de la voûte céleste,
Le farfadet ne fût d'abord venu,
Pour l'assister dans ce moment funeste.
Hors de son lit, criant, tout éperdu,
Il va sortir et se livrer tout nu,
En attitude au vrai très-immodeste,
Entre les mains de ces cruels brigands.
La bonne sainte au divin pucelage,
De l'éventail cachant son beau visage,
Par les bâtons lorgnait de temps en temps.
Femelles sont coquettes en tout âge.
Dans ce danger, miracles opérant,
Sur ce marquis fougueux et frénétique
Elle répand un sommeil léthargique.
Au même temps, ces félons, ces bandits,
Pensant avoir trouvé la pie au nid,
Ont enlevé Darget, dans la posture
Dont il sortit des mains de la nature,
Pensant tenir, par cet exploit bouffon,
Des Prussiens le grand palladion.
Au corps de garde accourut Hédewige;
Elle cria : « Monsieur le caporal,
Assistez-nous, votre devoir l'exige;
Chassez d'ici le ravisseur brutal! »
Tandis qu'en hâte une troupe cruelle
Traînait Darget au travers du jardin,
<230>Toujours pillant, grossissant son butin,
Le caporal faisait pleuvoir sur elle
Du plomb mortel l'épouvantable grêle.
Onc Russien n'a, dans ses chasses d'ours,
Défait un nombre aussi considérable
Que Jaromircz vit d'âmes de pandours,
Dans cette nuit, descendre droit au diable.
Pauvre Darget, pris par tes ennemis,
Et fusillé par tes meilleurs amis,
Dans ce péril extrême, inévitable,
Ah! qui t'aida de son bras secourable?
Qui te sauva dessous son aileron?
Ami lecteur, ne reste point en peine :
Je vois des cieux descendre maître Étienne,
Du bon Darget ce fidèle patron.
Lorsque la mort de tous les côtés fauche,
L'honnête saint lui tint lieu de plastron,
Et détourna les coups à droite, à gauche.
Le dur Franquin, ignorant son erreur,
Fuyait toujours, le cœur rempli de joie;
Il s'applaudit déjà du vain honneur
Qu'on lui fera lorsqu'on verra sa proie.
Ni plus ni moins, Darget nu-pieds trottait,
Jusqu'aux genoux s'enfonçait dans la boue,
Gelait de froid, faisait étrange moue;
L'épine aussi le pied lui déchirait,
Et le badaud de tout son cœur jurait
Contre le sort, qui des hommes se joue.
Toujours pestant et toujours avançant,
Il a déjà couru plus d'un grand mille,
Lorsque le jour, tout doucement venant,
<231>Surprit la troupe auprès du camp volant
Où le Franquin avait son domicile.
Ce scélérat, feignant l'âme civile,
Dit à Darget : « Monsieur l'ambassadeur,
Je suis fâché de la triste aventure
Dont, il est vrai, je suis l'heureux auteur;
Et si, nu-pieds, sans habit, sans voiture,
Venez ici, c'est un petit malheur.
Pour consoler votre douleur cruelle
Et tempérer votre premier effroi,
Vous mangerez dessus cette vaisselle,
Qui, hier à vous, aujourd'hui n'est qu'à moi. »
Sur ce sujet tous les deux s'éclaircirent,
Comme croirez, très-mal se satisfirent,
Car sans détour le généreux Darget
Lui déclara d'abord ce qu'il était;
Et dans le temps que Darget développe
De son malheur le plaisant quiproquo,
L'Autrichien croit tomber en syncope.
« Serai-je donc compté pour un zéro?
Vengeons l'honneur que le destin maîtrise!
S'écria-t-il; et ce chien de Français
M'enlèvera dans ce jour, pour jamais,
D'une brillante et pénible entreprise
Tout le succès, par ma folle méprise!
Ah! malheureux, fourbe, qui que tu sois,
Ah! ravisseur de mon plus bel exploit,
Tu vas périr, et payer ma bêtise. »
Il dit, et tire un large coutelas,
Et le tournant trois fois dessus sa tête,
Cet inhumain, tout furieux, s'apprête
<232>A lui jeter d'un coup le chef en bas.
Un vieux Hongrois tout doucement l'arrête :
« Je crois, Franquin, que vous n'y pensez pas.
Notre devoir exige qu'on amène
Chaque captif au camp du bon Lorraine;
Ménagez donc celui-ci tout exprès,
Car il nous peut révéler des secrets. »
Il dit; d'abord Franquin, quoique avec peine,
Fait un effort, se modère, et rengaine.
Mon cher lecteur, si tu prétends savoir
Si ce Hongrois n'était pas une sainte
Fort à propos usant de cette feinte,
Comme en avez dans ce livre pu voir,
Ah! pour le coup, il n'est en mon pouvoir
De l'expliquer; car dessus cette affaire
Mon chroniqueur sut prudemment se taire.
En remontant même jusqu'à Turpin,232-a
Sur ce sujet on n'éclaircirait rien :
Pensez-en donc ce qu'il vous plaît d'en croire.
Car ce fait-là ne fait rien à l'histoire.
Le dur Franquin changea d'abord de ton
Vers le badaud; ce féroce lion
Devint traitable et doux comme un mouton;
Même il lui fit des excuses passables.
Chemin faisant, on gagne la forêt
D'arbres touffus, obscurs, impénétrables,
Où le soleil ne put percer jamais
De ses rayons brillants et favorables.
<233>Dans un endroit plus sombre et plus épais,
Un haut rocher tout couvert de cyprès
Forme en son sein une affreuse caverne;
Il semblait voir les portes de l'Averne.
C'était l'endroit où Franquin résidait,
Il avait là son horrible repaire.
De l'antre sort nombre des gens de guerre.
« Ah! vous voilà? bonjour. Qu'avez-vous fait?
A-t-on pillé? la prise est-elle bonne?
N'aurons-nous point notre part au butin? »
L'on s'embrassa, l'on conte, et l'on raisonne
Sur les hauts faits de l'illustre Franquin.
Apercevant Darget sans camisole,
Ils crient tous : « Viens cà, viens cà, le drôle!
Tu fus servi par des valets adroits.
Tu cacherais peut-être une pistole?
Donne toujours; sommes rusés matois. »
Le bon Darget garde un maintien modeste;
Ses pieds étaient meurtris et déchirés,
Ses membres tous presque défigurés.
Les yeux tournés vers la voûte céleste,
D'un suppliant il emprunte le geste.
Franquin leur dit : « Cet homme est mon captif;
Donnez-lui donc un bon confortatif;
Dans ma caverne à l'instant qu'on le soigne. »
Ces gens faisaient diligente besogne,
Car le Franquin était expéditif;
Deux grands pandours, avec un air paterne,
Mènent Darget au fond de la caverne.
Figurez-vous un antre obscur et sourd,
<234>Où ne perça jamais le moindre jour.
Darget non plus en entrant ne vit goutte;
Il vint d'abord dans une immense voûte,
Il n'avança qu'aux tremblantes lueurs
De deux lampions; il suit ses conducteurs;
Sous le rocher une profonde route
L'amène enfin au gîte des voleurs.
On y respire une vapeur impure;
Par un hasard, la bizarre nature
Semble avoir fait ce lieu rempli d'horreurs,
Pour recéler ces cruels détrousseurs.
Là, presque au bout, il entre en une grotte.
Franquin le suit, il dit : Qu'on le décrotte.
En s'empressant, deux rustiques beautés,
Portant un seau chacune à leurs côtés,
Prennent Darget; on le lave, on le panse,
On le parfume, on le frotte d'essence.
Qu'on me l'habille, ajouta le Franquin.
On court, on vient, maîtresse, concubine;
L'on va fouiller dans la cave au butin.
L'une lui donne une chemise fine,
Dont la cravate est de point de maline,
Et qu'on pilla sur quelque Prussien;
L'autre lui chausse un petit escarpin,
Fait pour un pied plus mignon que le sien;
Une autre encor sur ses épaules charge
Un bel habit et trop long, et trop large,
Que Franquin prit dans la guerre du Rhin;
Pour finir l'œuvre, on offusque sa face
En le couvrant d'un feutre à large audace.
Franquin lui dit : « Mangeons, j'ai soif, j'ai faim;
<235>Canailles, que l'on serve le festin. »
Alors on voit des soi-disantes vierges
Dresser la table et la charger de cierges
Que quelque autel avait contribués,
Ou que Franquin s'était attribués.
On étala la vaisselle polie
Que ce pandour au marquis enleva.
Darget lui dit : « Cette vaisselle unie
Fut par Germain235-a à Paris arrondie. »
- Ah! dit Franquin, tant plus elle vaudra.
Quarante plats sur la table on porta,
De mets exquis rassemblés à la ronde,
Des agneaux gras, des poulets qu'on vola,
Car on faisait payer à tout le monde.
Le malheureux paysan bohémien
Était pillé comme le Prussien;
Rien ne coûtait, on faisait bonne chère,
On s'engraissait des malheurs de la guerre.
On fait venir le Champagne moussant,
Qui pétilla bientôt dans chaque verre,
Le Port-à-port, le Tokai jaunissant,
Vin butiné, volé furtivement.
On en sabla coup sur coup des rasades,
Et puis l'on fit grandes fanfaronnades.
Darget, sournois, ne bâfrait qu'à regret
De tant de mets volés qu'on lui servait;
Il ne mangeait qu'autant qu'il faut pour vivre.
Mais sur le tard arrivent les catins.
On les caresse, on baise, on les enivre,
Non pas d'amour, mais de différents vins.
<236>O mes amis! comment puis-je poursuivre,
Et vous conter leurs propos libertins?
Ne pensez pas que la délicatesse
Soit en usage en de pareils amours;
Figurez-vous plutôt ce que l'ivresse
Peut inspirer de féroce aux pandours.
On y voyait des filles effarées,
De la jeunesse et des grâces parées,
Au dur Franquin, à ces fiers ravisseurs,
Et par l'audace, et par mille fureurs,
Dans ces cachots indignement livrées.
Dans les moments qu'ils comblaient leurs plaisirs,
En détournant leur innocente bouche,
Versant des pleurs et poussant des soupirs,
Elles pouvaient par leurs cris adoucir
Et la panthère, et le tigre farouche.
Ces scélérats, qui n'avaient le cœur bon,
Ni plus ni moins remuaient du croupion;
On aurait dit, voyant ces mœurs étranges,
Que les démons y violaient des anges.
A ces plaisirs ces brutaux, ces félons
Font succéder la plus crasse débauche :
Rassasiés des délices connus,
Ils enfilaient la route par la gauche,
Et s'enivraient de plaisirs défendus;
Enfin, lassés de leur sale aventure,
Car on revient trop tôt de ces abus,
Buvaient du vin autant que la nuit dure.
Franquin surtout écumait de luxure,
Et le souper touchait à sa clôture,
Quand des pandours viennent, tout morfondus,
<237>Donner avis d'une belle capture.
Aux champs voisins, ces brigands avaient pris
Un grand troupeau d'agneaux et de brebis,
Poulets, cochons, cierges d'une chapelle,
Et du curé la gentille donzelle,
Et du bailli la fille encor pucelle,
Et maints ducats, dont ils ne dirent mot.
Sur l'intérêt, ce n'est chose nouvelle,
Même un pandour pour voler n'est pas sot.
Il faut d'abord qu'on règle les partages :
« Pour nous seront, amis, les pucelages;
A ces pandours, dit Franquin, nous laissons
Le brandevin, les vaches, les cochons. »
En mugissant, la grotte fait entendre
De leurs clameurs répétées dans l'antre
Les insensés et bourdonnants échos.
Ils crient tous : Renonçons au repos!
Lors les pandours quelques porcs gras tuèrent,
Et par morceaux égaux les partagèrent;
Cherchent du bois; des veines d'un caillou
Ils font sortir, le frappant sur un clou,
En pétillant, de vives étincelles;
Le soufre en feu allume les chandelles;
Le bois s'embrase, on rôtit les morceaux,
En les couvrant tous d'une double graisse;
Et puis, servant les éclanches, les dos,
Couchés sur l'herbe, ils mangent à leur aise.
Ainsi que dit le chantre d'Ilion,
Content chacun fut de sa portion.
Au dur Franquin on amena les belles,
Douces beautés, fringantes demoiselles,
<238>Que le brutal aimait par passion.
Au beau milieu de ces cruels gendarmes,
On voit paraître, éclatante d'appas,
Jeune tendron où brillaient tous les charmes.
Cette beauté qu'on prit à Ménélas,
Dont le rapt mit toute l'Asie en armes,
Au bon Priam causant chaudes alarmes,
De ses attraits, certes, n'approchait pas.
Elle n'était comme vous, les princesses,
Toujours beautés, quand vous êtes altesses,
Et qui perdez vos grâces, vos attraits,
Quand on vous voit sans toutes ces richesses
Et ces bijoux dont offusquez vos traits.
Elle arriva parmi tous ces vacarmes,
Tout éplorée et se fondant en larmes.
Dans le sommeil, hélas! on avait pris
Ce beau tendron, chez ses parents chéris,
Dans des habits dont la simple parure
N'ajoutait rien aux dons de la nature.
Ses vêtements sont propres, mais unis.
Sous son corset, une gorge naissante,
Allant, venant, aux curieux présente
Deux boutonneaux élastiques, gentils,
Moitié couverts d'une boucle flottante;
Un teint, grand Dieu! de roses et de lis;
Deux beaux yeux noirs à prunelle brillante,
Des yeux dont part une flamme éloquente;
En arc dessus se courbent ses sourcils;
Puis à baiser une bouche qui tente;
Quand le corail de sa lèvre charmante
Est séparé par l'amour et les ris,
<239>Trente-deux dents de blancheur ravissante
Rendent les cœurs insensibles épris;
Ajoutez-y taille d'une déesse,
Un pied Cochois,239-a de Vénus la jeunesse;
Et telle fut la touchante beauté
Dont ces bandits s'étaient rendus les maîtres.
Elle parut au milieu de ces traîtres,
Avec un air rempli de majesté;
Et ces brutaux, sans nulle humanité,
Allaient d'abord se jeter sur leur proie,
Lorsque Franquin leur fit ce beau discours :
« Qu'à la douleur succède enfin la joie;
Consolons donc ce captif par l'amour.
Pour moi, d'ailleurs, j'en ai déjà de reste,
Et malgré moi me faut être modeste.
Voyez ce qu'est un honnête pandour.
A vous, Darget, sera cette pucelle;
Allez, cueillez cette rose nouvelle. »
Darget sentit l'aiguillon de la chair;
Mais il entend une voix lamentable :
Ah! juste Dieu! suis-je donc en enfer?
Oui, belle Aurore, en ce séjour coupable,
Franquin peut-être est pis que Lucifer.
« Ayez pitié, bon seigneur charitable,
De ma jeunesse et d'un sort déplorable,
Lui dit la belle, en tombant à genoux.
<240>J'étais promise, et mon futur époux
Ne peut m'aider de son bras secourable :
Ayez, seigneur, pitié de ma vertu. »
Disant ces mots, tout un torrent de larmes
De son visage inondait tous les charmes.
Franquin s'écrie : « Ah! qu'on fasse cocu
Ce prétendu, ce jeune époux en herbe!
Allons, jetez dans ce moule superbe
Jeune Français bien ourdi, bien cossu. »
Dessus l'amour le bon Darget prélude;
Il en sentait toute la plénitude.
Dans le moment qu'il était résolu
De s'enivrer de sa béatitude,
Son bon patron, s'en étant aperçu,
L'arrêta court, et le badaud rengaine,
Entre ses dents pestant sur saint Étienne.
Tel, près d'un lac, souvent un limaçon
De sa maison sort sa tête gentille,
Au grand soleil rampe dans le limon;
Mais s'il entend du bruit ou quelque son,
Se repliant soudain dans sa coquille,
Il se resserre en petit peloton :
Ainsi Darget à l'âme généreuse
Vit dissiper certain malin démon
Que poliment on nomme Cupidon,
Et dont Moïse, en sa Bible causeuse,
Fit un serpent, dont Ève curieuse,
Pour son malheur, essaya tout du long.
Le bon Darget, plus froid qu'aucun glaçon,
Dit à sa belle : « Aimable malheureuse,
<241>De vos vertus je prends compassion;
Je suis, hélas! pour le viol maussade,
Ne craignez point de moi quelque enfilade;
Je payerai plutôt votre rançon. »
Il prend sa main, la rassure et console.
Franquin, qui voit Darget se refroidir,
Dit : « Est-ce en France ainsi que l'on viole?
Eh! quand au fait voudrez-vous donc venir? »
- « Hélas! seigneur, nos tristes destinées
Sont en vos mains, ô Franquin généreux!
Cette beauté de grâces tant ornée,
Et ces appas divins et merveilleux,
Seront-ils donc, dans ce séjour funeste,
Abandonnés au désir immodeste
De l'impudique et du premier venu?
Ah! respectez son âge et sa vertu,
Et rendez-lui sa liberté première. »
- « Pauvre Français, dis plutôt ton bréviaire,
Répond Franquin, en se moquant de lui;
De violer c'est la mode aujourd'hui. »
- « Mais, répliqua d'une façon soumise
L'autre en rêvant, d'un moyen je m'avise;
S'il vous plaisait d'accepter de l'argent,
Je payerais à beaux deniers comptants
La liberté de cet astre adorable. »
Ce marché-là plut fort à ce brigand.
« Oui, lui dit-il, si tu m'en donnes ... tant.
Qu'elle aille alors, pucelle invulnérable,
Dans sa maison rejoindre son amant. »
Pour cette fois, intérêt détestable,
<242>Tu fus du moins aux humains secourable;
Car tu sauvas des mains d'un insolent
La jeune Aurore, aussi belle qu'aimable,
Sans qu'on lui fît d'outrage en ce boucan.
227-a Jean-Laurent Bernini, architecte italien, appelé par les Français le chevalier Bernin, mourut à Rome, le 29 novembre 1680, dans sa quatre-vingt-deuxième année.
232-a Turpin, archevêque de Reims vers la fin du huitième siècle. On lui attribue la Vie de Charlemagne et de Roland, sans toutefois pouvoir appuyer cette conjecture sur aucun renseignement positif.
235-a Thomas Germain, fameux orfèvre de Paris, mort en 1748.
239-a Dans son Épître à Sweerts (t. X, p. 195), le Roi parle de Marianne Cochois comme d'une des premières danseuses de l'opéra de Berlin : « Marianne, égale à Terpsichore. » Dans une lettre à Voltaire, du 18 décembre 1746, il la place à côté de la Barberina (t. I, p. XIV) et de la Haute-ville.