ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XI.
<><>ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XI. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLIX
<><>ŒUVRES POÉTIQUES DE FRÉDÉRIC II ROI DE PRUSSE TOME II. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLIX
<><>ŒUVRES DU PHILOSOPHE DE SANS-SOUCI TOME II.
<><I>AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.
Le second volume des poésies de Frédéric contient premièrement les Épîtres familières, les Pièces diverses et les Lettres en vers et prose, qui, composées toutes de 1734 à 1750, constituent le fond du troisième volume des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Au donjon du château. Avec privilége d'Apollon. MDCCL; il renferme, de plus, le Palladion, qui faisait d'abord partie du premier volume de la même collection.
Il est dit dans l'Avertissement du t. X que le troisième volume des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci n'a pas été réimprimé par l'Auteur lui-même. Frédéric avait montré ce volume à Voltaire, comme le prouve le billet que ce dernier écrivit à Darget, en date de Sans-Souci, le 9 ou le 10 août 1750 (t. X, p. VI). Mais Voltaire n'y toucha pas; car, deux ans plus tard, lorsqu'on eut achevé d'imprimer les Odes, les Épîtres et l'Art de la guerre, qui formaient le premier volume de la nouvelle édition, le plaisir que le Roi prenait à ce travail fut troublé<II> par la querelle de Voltaire avec Maupertuis, et l'impression ne fut pas continuée. Ce troisième volume n'a donc été ni corrigé par Voltaire, ni reproduit dans une seconde édition. Aussi le Roi ne fit-il pas entrer le troisième volume des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci dans le recueil publié en 1760 sous le titre de Poésies diverses, quoiqu'il sût que ce volume avait paru en France comme l'autre. En effet, le marquis d'Argens avait écrit au Roi, le 18 mai 1760 : « Vous savez sans doute, Sire, qu'on a imprimé en France et à Francfort le second volume de vos ouvrages, contenant des Épîtres et des Lettres à Voltaire. » C'était du troisième volume des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, 1750, qu'il voulait parler.
Le Palladion, que nous avons dû ajouter à ce volume de notre édition, est écrit dans le genre de la Pucelle d'Orléans. L'imitation perce dès le premier vers. La Pucelle commence ainsi :
Je ne suis né pour célébrer les saints,
et le Palladion par le vers :
Je ne suis né pour chanter des héros.
Les diverses parties du poëme de Voltaire, composé vers 1730, avaient été successivement communiquées au Roi, à dater de l'année 1742 (voyez ci-dessous, p. 138), bien que l'ouvrage n'ait été livré à l'impression qu'en automne 1755.
Le personnage principal du Palladion est M. Darget, secrétaire du marquis de Valori. Celui-ci, ambassadeur de France à la cour de Berlin, suivit le Roi dans la première et la seconde guerre de Silésie. Dans les premiers jours de septembre 1740, M. de Valori faillit être fait prisonnier, dans un faubourg de Jaromircz, par le lieutenant-colonel Franquini, chef d'un corps de pandours. Le secrétaire eut la présence d'esprit de se faire passer pour l'ambassadeur, qui fut sauvé par cette ruse. Les deux gazettes de Berlin du 11 septembre 1745 racontent l'aventure dans une lettre facétieuse datée du camp de Sémonitz, le 4 septembre. Il en est fait mention aussi dans notre édition des Œuvres de Frédéric le Grand,<III> t. III, p. 145, dans les Mémoires de Valori, t. I, p. 282, et dans la lettre de Frédéric à Voltaire, du 15 juillet 1749, imprimée ci-dessous, p. 158. Cet incident fait tout le nœud du poëme, où le marquis de Valori est représenté comme le palladium des Prussiens, que le prince Charles de Lorraine veut enlever.
Peu de temps après l'aventure qui fait le sujet de cet ouvrage, Claude-Etienne Darget fut nommé secrétaire des commandements du Roi; son brevet est du 18 janvier 1746. Il retourna dans son pays au mois de mars 1752, pour soigner sa santé altérée; enfin, il demanda son congé, qui lui fut accordé par le Roi le 26 juin 1753. Voyez t. X, p. 238.
Le Palladion fut écrit dans l'hiver de 1748 à 1749; ce temps fait partie des jours heureux et bien rares où le Roi put se consacrer entièrement aux muses et à l'étude. La pièce est datée « Ce 30 de janvier 1749, » et signée « Federic. » Dès le 13 février suivant, le Roi promettait à Voltaire de lui communiquer son ouvrage (voyez ci-dessous, p. 152), dans lequel, sans trop s'inquiéter de la loi de l'ordre, non plus que des dates, il paye un juste tribut d'éloges à son armée et à ses officiers. Il n'est pas sans intérêt de voir, dans l'Épître à mon Esprit (t. X, p. 249), la manière dont l'Auteur parle de cette singulière épopée, où, dit-il à son caustique interlocuteur,
... d'un style mordant blessant toute la terre,
Vous critiquez les deux au mépris du tonnerre,
Et sur Homère même aiguisant vos bons mots,
Vous attirez sur vous l'essaim de ses dévots.
Le Roi avait fait imprimer le Palladion dans le premier volume des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, mais il le tenait fort secret; quelque temps après, il le supprima entièrement. Ce poëme ne fut publié que dans les Œuvres posthumes de Frédéric le Grand, roi de Prusse. (A Bâle) 1788, t. IV, p. 1-184,<IV> probablement d'après une copie livrée par M. Darget fils. Ce quatrième volume des Œuvres posthumes, édition de Bâle, a aussi été imprimé à part sous ce titre : Le Palladion, poëme grave, suivi de quelques pièces fugitives. Gotha, chez C.-G. Ettinger, 1788, quatre cent vingt-sept pages grand in-8.
Les rédacteurs de l'édition de Berlin ont inséré le Palladion dans le Supplément aux Œuvres posthumes de Frédéric II, roi de Prusse. Cologne, 1789, t. I, p. 1-184. Leur texte, qu'ils ont tiré du premier volume des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, de 1750,IV-a est presque entièrement conforme à l'autographe que l'on conserve aux archives royales du Cabinet (Caisse 365, E), et qui avait été écrit en entier par l'Auteur, sur du papier réglé à tranche dorée et de format in-quarto, cent trente-cinq pages.
Comme l'édition de Bâle est d'une rédaction antérieure et moins parfaite, nous suivons, à défaut de l'édition de 1750, celle de Berlin, corrigée et suppléée d'après l'autographe.
Le morceau intitulé La Palinodie, à Darget, du 10 novembre 1749, a été placé par les éditeurs de Bâle et par ceux de Berlin en tête du Palladion, mais à tort, car ce n'est pas là qu'il se trouve dans le manuscrit original; d'ailleurs, il a aussi bien trait à l'Épître à Darget (t. X, p. 238) qu'au Palladion. Nous avons donc laissé cette pièce à sa place primitive, c'est-à-dire, dans les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. MDCCL, t. III, p. 80, où elle forme la dixième Épître familière. Voyez ci-dessous, p. 64-67.
On trouve la description des vingt-deux gravures appartenant à l'édition originale du Palladion dans (Crayen) Catalogue raisonné de l'œuvre de feu George-Frédéric Schmidt. A Londres, 1789, p. 114-120. Le cabinet royal des Estampes<V> de Berlin a fait, en 1834, l'acquisition d'un exemplaire complet des gravures du Palladion, fort rares aujourd'hui. Cet exemplaire faisait partie de la collection de M. de Nagler.
Après avoir donné les renseignements nécessaires sur le Palladion, nous devons ajouter que le marquis de Valori excita à tel point la curiosité de sa cour au sujet du poëme de Frédéric, que le marquis de Puysieulx eut ordre d'écrire la lettre suivante à l'ambassadeur français à Berlin, dans le but d'obtenir un exemplaire de cet ouvrage pour son souverain : « ... Le Roi (Louis XV) a toujours une extrême envie d'avoir le poëme dont vous nous parlez. Sa Majesté est supérieure aux impressions que pourrait faire tout ouvrage libre dans les matières les plus sérieuses. Elle le tiendra elle-même sous clef. Elle vous recommande de faire tous vos efforts pour l'obtenir. » Cette lettre est datée de Versailles, le 7 mars 1750 (Mémoires de Valori, t. II, p. 314). Mais Frédéric n'osa pas se dessaisir de son ouvrage, et il répondit au marquis de Valori, le 27 du même mois : « Monsieur, j'ai bien reçu votre lettre et la pièce qui y était jointe; vous connaissez tous les sentiments qui me lient au Roi votre maître, et avec combien d'empressement je saisis toujours les occasions de lui témoigner mon attention et la sincérité de mon amitié; vous savez aussi que j'aime véritablement à vous donner des marques de la bonne volonté particulière que j'ai pour vous. Mais je ne puis me prêter à envoyer la badinerie que vous me demandez, et pour laquelle vous avez fait naître une curiosité que l'ouvrage ne mérite pas, mais dont l'auteur sent cependant tout le prix. Cette folie, vous le savez, n'a été que l'emploi de mon loisir, l'amusement d'un carnaval, et une espèce de défi que je me suis fait à moi-même; et ce poëme, si c'en est un, se ressent de ma gaieté et du temps où je l'ai composé; j'ai voulu peindre des grotesques; un peu de complaisance, sans doute, vous fait croire que j'y ai réussi. Mais on juge injustement et malheureusement des auteurs par leurs ouvrages, et je craindrais que celui-là ne donnât trop mau<VI>vaise opinion de mon imagination; je craindrais que l'on ne me taxât de peu de raison, dont de tout temps on accusa les poètes, et vous m'avouerez que cette crainte n'est pas indifférente, lorsque, par aventure, le poëte se trouve être un souverain. Je sais bien que la prévention obligeante du Roi votre maître doit me garantir de cette terreur, et la confiance parfaite que j'ai dans son amitié et dans la bonté de son caractère me rassure entièrement vis-à-vis de lui-même; mais plus d'un événement peut dérober ce livre de ses mains, et combien ne crieraient pas alors les théologiens, les politiques, les puristes même! Un roi écrire un poëme de six chants, oser fabriquer un ciel, critiquer librement la terre; un Allemand rimer en français! C'est trop à la fois braver de prétendus ridicules, et je ne me sens point la résolution d'affronter aussi ouvertement l'empire des préjugés. Je ne me pardonne cet ouvrage que par le peu de moments que j'y ai donné, et par la persuasion où je suis de n'avoir cherché qu'à m'amuser sans intéresser personne; mais vous conviendrez que l'on sera fort éloigné d'entrer dans tous les motifs de mon indulgence. » (Mémoires de Valori, t. II, p. 309.)
L'abbé Denina, tout en blâmant M. Darget fils d'avoir contribué à la publication d'un ouvrage plein d'une plaisanterie si vive, dit néanmoins dans La Prusse littéraire sous Frédéric II, t. II, p. 80 : « Si l'on convient que Voltaire est plus poëte dans son poëme burlesque que dans le sérieux, il faut avouer aussi que Frédéric II n'est poëte dans aucune de ses compositions autant que dans le Palladium »
Enfin, le marquis de Valori (Mémoires, t. I, p. 282) s'exprime sur le Palladion en termes non moins flatteurs : « Ce poëme, dit-il, est extrêmement plaisant, rempli de la plus vive imagination, et d'autant plus singulier, qu'il a été fait en fort peu de temps. »
Nous avons laissé intactes, dans ce volume, plusieurs irrégularités qui ont sans doute échappé au Roi dans le feu de la composition, par exemple : tu chantera<VII> mis pour tu chanteras; orfévrie pour orfévrerie; morderont pour mordront; fraguments pour fragments; de subtiles ressorts pour de subtils ressorts; ô mânes généreuses pour ô mânes généreux; bagnaudant pour baguenaudant, etc. Il nous a semblé qu'il valait mieux respecter l'orthographe de l'Auteur, quoique vicieuse, que de gâter la rime et la mesure des vers.
Berlin, le 17 juillet 1849.
J.-D.-E. Preuss,
Historiographe de Brandebourg.
ÉPITRES FAMILIÈRES.[Titelblatt]
<2><3>ÉPITRE I. A MON FRÈRE HENRI.
Où courez-vous? « Ah! je fuis la campagne,
Je ne veux pas tout vif m'ensevelir;
Lorsque j'y suis, d'abord l'ennui me gagne,
Rester tout seul, autant vaut-il mourir.
J'aime Berlin : c'est là que, dans le monde,
Le doux plaisir en cent façons abonde,
Jeunes beautés, bals, festins, en un mot,
Y trouve tout quiconque n'est pas sot. »
Oui, vous pouvez vous amuser, mon frère,
Nos belles sont faciles à plier,
Berlin fournit aisance et bonne chère;
Mais ces plaisirs, qu'ont-ils de singulier?
« C'est chez Milon que se donne une fête,
On sera seul; Milon n'a convié
Que quatre-vingts personnes. » C'est honnête.
On vient, on entre, on est supplicié,
En se pressant on s'étouffe à la porte,
<4>On perce enfin des deux bras, à main forte.
Voilà d'abord trente tables de jeu,
Et qui n'y joue y paraît sans aveu;
Tous sont rêveurs, attentifs à leur rôle :
L'un, en suant, attend un as de cœur,
Et celui-là, qui méditait la vole,
Sur ses écarts écume de fureur.
Pourquoi ce bruit? et qu'est-ce qu'on regarde?
A ce seigneur prend-il un vertigo?
« Pis que cela : certain roi de carreau
Entre ses mains est arrivé sans garde. »
On voit plus loin, dans un coin isolé,
Force joueurs; le hasard tient la table.
L'or en monceaux s'y présente étalé;
Son grand pontife à face vénérable
Mêle en ses mains un jeu bariolé.
Tout à l'entour, une immense cohue
Sur ce grand prêtre a dirigé la vue :
Le bon public a quelquefois raison.
Quant au prélat, ce respect l'importune :
Il est adroit; le bon seigneur, dit-on,
De ses dix doigts gouverne la fortune.
Un feu soudain s'empare de ses sens;
Le front ridé, le regard plus farouche,
Des mots coupés s'échappent par élans,
Comme en grondant, rudement, de sa bouche.
Très-attentifs y sont ses courtisans :
Ce peu de mots, ce sont autant d'oracles
Qui, sur le sort opérant des miracles,
Ont l'art de rendre, en très-peu de moments.
Humbles ou fiers les petits et les grands :
<5>Tel pâme d'aise, et tel autre blasphème,
L'un vend, hélas! son bien qu'il a perdu,
L'autre, enivré de son bonheur extrême,
Court acheter ce que l'autre a vendu.
Neuf heures sonne, il faut aller à table,
Et regagner dans un ample soupé,
Enjoué, vif, brillant et délectable,
Le temps perdu, dans l'ennui dissipé,
Et qu'emporta ce jeu si détestable.
Voyons : voilà plus de trente laquais5-a
A pas comptés qui suivent à la file
D'Apicius un habile profès;
De tant de plats on nourrirait la ville.
Le sieur Hamoch, plus fier que Paul-Émile,
De la cuisine au salon du palais
Mène en grand' pompe un souper de Luculle;
Le moindre plat, c'est lui qui l'intitule
D'un nom baroque et très-mal assorti;
De cette armée il est le quartier-maître.
Là pour l'entrée, ici pour le rôti,
Il sait placer le plat comme il doit être,
Ragoûts nouveaux, pâtés, fins entremets,
En les louant à messieurs les gourmets.
De tant de plats quelle odeur dégoûtante!
L'hôte, prenant la mine plus riante,
Trouve qu'Hamoch surpasse ses projets.
On va s'asseoir, et cette compagnie,
Quoique sournoise, est tout au mieux choisie.
Mais tout ce monde est stupide ou muet!
Ah! cette paire est au mieux assortie :
<6>De ce baron si maigre et si fluet
Cette bégueule est la vieille ennemie,
Certain procès les a rendus rivaux;
Avec quel air ils se tournent le dos!
De ces paniers dorés par des réseaux
La place à table est d'avance remplie,
Et sur la chaise, en serrant les genoux,
A peine encore en reste-t-il pour vous.
De bavarder Damis aurait envie;
Mais s'il affecte un air de rêverie,
C'est par prudence : il craint ce médisant,
Ce vieux baron à langue de serpent.
L'hôte, attentif à ranimer le monde,
Dit quelques riens, fait le mauvais plaisant;
Il sert cent mets, qui courent à la ronde :
« Que le plaisir s'empare de céans,
Dit-il; messieurs, chez moi la joie abonde. »
Corinne jeûne, et pour tout un million
Ne goûterait de cette sauce fine :
Elle pourrait laver le vermillon
Qui fait l'éclat de sa lèvre divine.
Si Marianne au visage poupin
Ne mange pas un seul morceau de pain,
C'est qu'en son corps étroitement serrée,
Elle craint trop que la galimafrée
Pourrait gâter le corsage divin
De cette taille en tous lieux admirée.
A l'autre bout, sans s'en embarrasser,
Le comte mange à se déboutonner,
De tous les plats goûte l'un après l'autre,
Avec Hamoch se met à raisonner;
<7>D'Apicius le comte est grand apôtre,
Et les Nevers7-a pourraient le consulter.
Julie enfin rompt ce cruel silence,
Et, se tournant, dit d'un air d'indolence :
« Ah! c'est affreux, tout ce jour il a plu;
En vérité, c'est un nouveau déluge. »
Merlin répond : « Tout comme vous j'en juge,
Et l'almanach ainsi l'a résolu. »
Merlin dit bien, ce docte personnage
De son savoir fait un riche étalage;
Hors l'almanach, jamais il n'a rien lu.
Le discours tombe, on bâille; on prend courage,
On le relève, on parle de pompons,
De gants glacés, coiffures et jupons,
Et l'on médit un peu de Rosalie;
Elle est absente, et la noire Sylvie
Ne trouve rien d'aimable en sa beauté.
Ne croyez pas que ce soit par envie :
Son cœur, dit-elle, est plein de charité;
Mais le bon goût, qu'elle trouve insulté,
Quoiqu'à regret, la presse et la convie
De rendre hommage à la sincérité.
Bientôt après on parle comédie :
« Ah! la Marville a l'air d'un éléphant,
Dit l'une; elle est une exécrable actrice;
La Rousselois, c'est un corps élégant,
Elle est bien mise, ah! c'est un vrai délice;
Lorsqu'elle joue, au vrai, mal on l'entend,
Mais ce n'est rien : va-t-on là pour entendre? »
Valère sait à ne s'y point méprendre
<8>Que le Plutus de Saxe ruiné
Va dans huit jours vendre sa garde-robe :
Sur quoi chacun, en faisant l'étonné,
Sur monseigneur très-malignement daube;
De brocarder chacun se met en train,
Et l'on médit doucement du prochain.
Mais s'endormant par tant de balourdises,
De main en main se donnent des devises
Qu'en ricanant le beau sexe relit;
A ces soupers on ménage l'esprit,
Et l'on s'occupe en lisant les bêtises
Que le galant confiturier y fit.
On imagine une santé nouvelle,
A l'équivoque un chacun applaudit,
La pointe en est digne de Fontenelle;
On veut parler, et ce jargon forcé,
Ne tenant rien de la gaîté naïve,
Meurt en naissant dans la bouche craintive
Aussi souvent qu'un mot est prononcé.
On se regarde, on est embarrassé,
Et tous les mots expirent sur la langue.
L'hôte le voit, et, pour en bien user,
D'un conte plat il vient les amuser;
Mais il en est pour sa sotte harangue.
Par bienséance un moment on sourit,
On dit, bâillant, que l'on se divertit,
Mais en secret maudissant l'assemblée,
On voudrait fort, pour que l'ennui finît,
Que de sommeil elle fût accablée.
Cloris alors, sur un ton aigrelet,
D'un vaudeville entonne un vieux couplet,
<9>Et pousse en l'air de cette voix aiguë
De longs hélas qu'on entend de la rue,
Et d'un accent tudesque qui déplaît
Elle assaisonne un air de flageolet.
Églé, qui croit qu'elle a la voix plus belle,
En détonnant chante un air d'opéra
Très-langoureux, que composa Campra;9-a
Un fat se pâme et jure qu'elle excelle,
Ah! de chanter elle ne cessera;
Maudite voix, digne d'une crécelle,
Un siècle entier, je crois, tu chantera.
« Pour vous charmer, dit-elle, je vous prie,
Prêtez l'oreille à cette bergerie :
Cet air pour moi semble fait tout exprès,
J'ai de mon mieux saisi le goût français;
Ces ports de voix qu'avec force j'élève,
Ces tremblements battus si lentement,
Ces longs fredons, qui n'ont ni fin ni trêve,
Font de ce chant les plus doux agréments;
De ce salon même, sans qu'il m'en coûte,
Ma forte voix fera sauter la voûte. »
L'hôte pâlit, il croit de Jéricho
Qu'il a chez lui la trompette fatale;
Il est tremblant pour les murs de sa salle.
Pour éviter l'effet de cet écho,
Il rompt les chiens et bavarde morale,
Et ce discours les amuse à ravir.
Mais dans le temps que ce seigneur déploie
<10>Des arguments ennuyeux à mourir,
Sa chère épouse à travers vient glapir,
Et minaudant croit réveiller la joie;
Au lieu du dieu libertin du plaisir,
La bonne dame, induite par le diable,
Au lourd ennui donne la primauté,
Qui force enfin, par importunité,
Tous ces bâilleurs à se lever de table.
Aux violons alors on a recours,
La joie enfin régnera dans ce jour;
Aux menuets, aux graves polonaises
Vont succéder frétillantes anglaises.
Tous ces muets dansent sans se parler,
Les spectateurs disent, par bienséance,
Quelques douceurs avec tant d'indolence,
Que cet amour de froid paraît geler;
L'oisiveté, qui regarde la danse,
Rit souvent haut, sans trop savoir pourquoi.
Le jour paraît; avec indifférence,
Mais sans regret, on retourne chez soi,
En se flattant de faire accroire aux autres
Qu'on s'est au bal diverti comme un roi.
Ces plaisirs-là, mon frère, sont les vôtres;
Leur carillon n'a plus d'appas pour moi.
Société douce et bien assortie,
Bien moins nombreuse et d'autant mieux choisie,
Délassements innocents de l'esprit,
Propos légers qui sur mille matières,
En voltigeant, répandent des lumières,
Où sans éclat, mais à propos on rit,
Sans que jamais des langues meurtrières,
<11>Pleines de fiel, rendent à leurs manières
Quelques bons mots, qu'en plaisantant on dit,
Poussera-t-on l'injure et le scandale
A préférer à ce goût qui périt
Le faux clinquant, l'ennui dont se bouffit
Votre stupide et bruyante rivale?
Ah! peuple né le jouet des erreurs,
Si follement envieux des grandeurs,
Voyez de près le néant de ces fêtes
Qui tant de fois vous ont tourné les têtes;
Ayez pitié de nos destins heureux.
Quand vers le ciel j'ose élever mes vœux,
Je dis tout bas : « Fortune secourable,
Ne permets pas qu'un orgueil détestable,
Me remplissant d'inutiles désirs,
Corrompe en moi le goût des vrais plaisirs,
De ces plaisirs d'un esprit raisonnable;
Et laisse-moi, Fortune, par pitié,
Un cœur toujours sensible à l'amitié. »
A Berlin, corrigée ce 4 janvier 1750.
<12>ÉPITRE II. A PÖLLNITZ.12-a
Méprisera qui le veut les richesses,
Leur faux éclat et leur frivolité,
Leur embarras, leur inutilité;
Ces vains dédains ne sont que des finesses,
Pour les avoir se font mille bassesses.
Si leur éclat n'a point su me frapper,
Si jusqu'ici leur force enchanteresse
N'a point eu l'art de me préoccuper,
Le monde enfin vient de me détromper.
Je vois partout que la grande dépense,
Le bien, le luxe et la magnificence
Du sot public se sont fait estimer.
« Verrès, dit-on, est digne de primer :
Il a tout net vingt mille écus de rente,
<13>Bonne cuisine et du vin que l'on vante.
Qu'en cave il tient, sans vouloir l'entamer,
Au moins dès l'an mille six cent septante;
Il tient état, sa maison est brillante :
C'est un seigneur qu'on ne peut trop aimer. »
Ce gros Crésus, qui paraît inutile,
A tous les arts donne occupation,
Et de là vient qu'on le chérit en ville;
La dépense est sa forte passion,
Son luxe au moins fait vivre l'industrie :
Là le burin travaille l'orfévrie,
Le peintre vit de sa profusion,
Et l'architecte orne sa galerie;
Il met l'argent en circulation,
Et sa maison vaut une hôtellerie.
Quand Vadius, d'un ton de flatterie,
Vient louanger l'inepte Bavius,
Le doux espoir sur lequel il se fonde,
C'est d'emprunter de lui nombre d'écus.
Oui, l'intérêt est le roi de ce monde,
Il règle tout dans ce siècle falot;
En enrageant, le malheureux le fronde,
Mais qui n'a rien fait le rôle d'un sot.
Un vrai Platon, vivant dans la misère,
Ne recevrait qu'humiliants rebuts;
Mais l'opulent Matthieu, dit l'Insectaire,
A des respects et très-humbles saluts.
Ce cher métal, ce beau don de Plutus
Peut tenir lieu de rang et de noblesse;
Il donne au sot esprit, bon sens, vertus,
Nombre d'amis, maîtresses encor plus;
<14>Par sa vertu vraiment enchanteresse,
Aucun richard n'essuya des refus.
Au bon vieux temps où florissaient nos pères,
Le sentiment formait le nœud des cœurs;
Les passions alors étaient sincères,
L'or n'avait point pu corrompre nos mœurs.
L'amour tout seul possédait son empire,
Savoir aimer, c'était l'art de séduire,
Pour tout présent on donnait quelques fleurs,
Et ce bouquet, venant d'une main chère,
S'estimait plus que tout l'or de la terre;
Baisers légers étaient grandes faveurs.
Mais à présent tout se vend, tout s'achète,
Et la dévote, ainsi que la coquette,
A son mari sait trouver un rival;
Ce marché-là se fait à la toilette,
Au plus offrant, à l'amant libéral;
Du doux soupir à la faveur parfaite,
Tout a son prix, et l'amour est vénal.
On apprend tout : cette ville causeuse
Sur le caquet n'a rime ni raison;
On sait le prix d'une beauté fameuse,
Tout comme on sait le prix d'une maison.
On dit tout haut : « Que telle aimable femme
Pour cent louis sent allumer sa flamme;
Ajoute-t-on encor deux fois autant,
La passion s'empare de son âme;
Ce vil métal est maître de ses sens,
Et la rend tendre envers tous ses amants. »
Cette Corinne, autrefois tant courue,
Depuis six mois de prix a fort baissé;
<15>La jeune Églé, nouvellement venue,
A tout d'un coup doublement rehaussé.
Vous savez bien que cette vieille amante,
Cette Laïs à la tête tremblante,
Aux longs tetons, si flasques et pendants,
Dont le pinceau grossièrement abuse
Du vermillon brossé sur la céruse,
Rend à présent à ses jeunes amants
Ce qu'elle avait, dans la fleur de ses ans,
Eu de profit en marchandant ses charmes;
A ses attraits l'or seul fournit des armes.
Le bon pays, où tout peut s'acheter!
O siècle heureux qu'on ne peut trop vanter!
Ayez du bien, c'est la grande maxime :
Vous payerez des femmes, de l'estime,
Amis, respects et réputation,
Cocus titrés et de condition.
Les tendres cœurs se vendent à l'enchère,
Et sans rougir la noblesse ose faire
Un vil métier contraire à la pudeur,
Humiliant, flétri du déshonneur,
Que la grisette à l'âme mercenaire
Fait par débauche et souvent par misère.
Qu'arrive-t-il de ces coûteux marchés?
Nos beaux seigneurs trouvent des infidèles.
Ils sont toujours impudemment trichés
Par leurs amis, ainsi que par les belles;
Un freluquet enlève leurs donzelles,
Ils sont cocus sans en être fâchés;
Leur amour vain, magnifique et bizarre,
Se refroidit, le mépris les sépare,
<16>Et ces amis qu'ils croyaient attachés
Sont très-zélés tant que dure leur table;
Si la ruine entraîne ces seigneurs,
Que la fortune ingrate les accable,
Ces scélérats sont de tous leurs malheurs
Indifférents et joyeux spectateurs.
Si l'avantage insigne des richesses
N'a rien de vrai que des dehors trompeurs,
Fuyez, Pöllnitz, ses charmes imposteurs;
Ses faux dehors cachent des petitesses;
La fortune a de légères faveurs,
Sur vos vieux jours elle sema des fleurs,
Et c'est bien plus que toutes ses largesses.
Aimez le poste où le ciel vous a mis :
Dans votre état on a de vrais amis,
Et quelquefois de fidèles maîtresses.
Corrigée à Berlin, le 10 janvier 1750.
<17>ÉPITRE III. A FOUQUÉ.17-a
Pourquoi toujours nous prôner le vieux temps,
Se répéter et se tuer de dire
Que les humains sont bêtes et méchants,
Et que le monde en vieillissant empire?
Ces vieux propos des modernes frondeurs
Sont tous marqués au coin de la satire,
Et l'âcreté qui les force à médire,
Pour avilir notre siècle et nos mœurs,
Des temps passés leur fait vanter l'empire.
<18>Le grand Maurice18-1 a-t-il moins de vertus
Qu'en eut jadis certain Cincinnatus?
Maurice, au vrai, d'une très-noble issue,
Ne mena point de ses mains la charrue;
Mais dans la Flandre en tous lieux confondus,
Les Hollandais furent-ils moins battus?
Quoi! nos auteurs sont-ils des misérables,
Pour composer leurs écrits en français?
« Bien différents, sublimes et parfaits
Étaient, dit-on, ces Grecs tant admirables. »
Virgile, Horace, ont écrit en latin,
Les Grecs en grec, et nous dans notre langue;
Il est plaisant qu'un censeur clandestin
Prétende ici qu'en hébreu l'on harangue.
Ah! dans ces jours où notre heureux destin
Nous a fourni, pour effacer Homère,
Un Apollon plus vif et plus brillant,
Comment peut-on, en possédant Voltaire,
Avec dédain regretter un instant
Ce vieux bavard toujours se répétant,
Que sans bâiller nul mortel ne lit guère?
Valons-nous moins que nos simples aïeux,
Très-ignorants, très-grossiers, très-gothiques?
Si l'on nous croit plus fins, plus galants qu'eux,
Plus opulents et bien plus magnifiques,
Que nos palais sont plus voluptueux,
Que nos repas sont plus luxurieux,
Et que les cieux, à nos désirs propices,
<19>Versent sur nous un torrent de délices;
Mon cher Fouqué, ce n'est que d'autant mieux
Nous condamner : quels étranges caprices!
De tous ces morts que l'on a tant vanté
Le grand mérite était la pauvreté,
Et nos péchés, ce sont quelques richesses :
Beaux arguments, dignes d'un hébété.
Ou d'un esprit né pour les petitesses,
Qui, des fureurs de l'envie agité,
Va publier, comme des gentillesses,
Les songes creux de sa malignité!
Depuis le temps que subsiste le monde,
Il va toujours son train également;
Le ridicule en cent façons abonde,
Et reparaît toujours plus follement;
C'est un protée, et ses formes nouvelles
De nos censeurs irritent les cervelles.
Au demeurant, les hommes de nos temps,
Avec ces morts rangés en parallèles,
Ne sont meilleurs, ni ne sont plus méchants.
Si nos frondeurs me mettent en colère,
Je vais prouver à tout critique austère
Que les beaux-arts de nos farouches mœurs
Ont adouci la rage sanguinaire.
O jours heureux! ô siècle débonnaire!
Tu ne fournis trahisons ni fureurs;
Les cœurs pervers ne le sont pas sans honte,
Et c'est beaucoup gagner, selon mon compte.
Mais gardons-nous de pousser sur les bancs,
In barbara, d'ennuyeux arguments :
<20>Convaincre un fat est une œuvre impossible,
Un envieux a-t-il l'esprit flexible?
Sombre ennemi des hommes à talents,
Pour ses péchés qu'il reste incorrigible.
Qu'en enrageant de la gloire d'autrui,
Rempli de fiel et plus amer qu'absinthe.
Amant des morts, il s'en fasse un appui;
S'il nous hait tous, ma foi, tant pis pour lui.
Que son œil louche et sa paupière éteinte
Verse des pleurs en voyant la vertu
Qui l'écrasa sous ses pieds abattu;
Qu'en ses discours il nomme avec emphase
De vieux héros, ses chéris, ses élus,
Qu'il aime tant parce qu'ils ne sont plus;
Qu'il en décore à son gré chaque phrase.
Mais si ces morts le mettent en extase,
Ce n'est, Fouqué, qu'en haine des vivants :
Ah! s'ils pouvaient de leur sombre demeure,
Au gré du ciel, ressusciter sur l'heure,
On entendrait, dès les premiers moments,
Nos vils censeurs à langues de serpents
Exagérer leurs défauts et leurs vices,
Et leurs héros retourneraient là-bas
En maudissant de ces censeurs ingrats
Les trahisons et les noires malices.
Triste envieux, hurle, plein de fureur,
Contre ce siècle en grands hommes fertile;
Farouche aspic, vil calomniateur,
Va te bouffir de colère et de bile,
Contre nos jours exerce ta fureur,
<21>Forge en secret ta satire imbécile :
Tu tente en vain d'en ternir la splendeur.
Eh! qu'importait aux bourgeois de Ninive
Qu'un pleutre triste, à cervelle chétive,
Leur annonçât mille calamités?
Rien ne troubla tant de prospérités;
Mais le prophète, oiseau de triste augure,
Au fond d'un arbre ou de quelque masure,
Où l'idiot en fureur se nicha,
De désespoir qu'on vît son imposture,
En frémissant sur ses pieds dessécha.
De l'envieux telle est la récompense :
Sur lui retombe enfin son impudence,
Et ces serpents dont il chérit l'attrait,
Cruels agents qui servent la vengeance,
Au fond du cœur le rongent en secret.
Méprisez donc tous les traits que l'envie
A décochés pour flétrir votre vie;
Sur vos vertus ses dents s'émousseront,
C'est vainement qu'elles vous morderont.
Censeurs cruels, révérez, mais sans feinte,
Tous les humains qui se firent un nom;
Jetez des fleurs dessus leur cendre éteinte;
En relevant leur réputation,
Que les vivants n'en souffrent point d'atteinte.
Oui, cher Fouqué, nous périrons un jour,
Dans deux mille ans nous vaudrons quelque chose,
Morts anciens, nous aurons notre tour.
Quand une fois dans la tombe on repose
Sans sentiment, à la louange sourd,
<22>Nul envieux en fureur ne s'oppose
Que le public, trop prévenu d'amour,
Du pauvre mort fasse l'apothéose.
Fait à Berlin, 18 janvier 1750.
<23>ÉPITRE IV. A LA COMTESSE DE CAMAS.23-a
Ne pensez point, respectable Camas,
Qu'à votre esprit si brillant, si solide,
J'ose jamais comparer les appas
De nos oisons à la cervelle vide :
Fraîche jeunesse et des traits de beautés
Leur tiennent lieu de toutes qualités.
Ce sont des fleurs dont la couleur brillante
A de durée à peine une saison;
Un souffle chaud dans le brûlant Lion
Fane à jamais leur beauté ravissante.
N'ont-elles plus leur couleur éclatante,
Pour les cueillir ou pour les arroser
Aucun passant ne daigne se baisser.
<24>L'esprit, le goût et le bon sens préfère
A la beauté l'esprit qui nous éclaire :
On trouve en vous ces trésors réunis;
Votre raison, de cent talents douée,
Est douce, humaine et toujours enjouée.
Oui, votre esprit est de tous les pays,
De tous les temps et de toutes les heures;
Vous méritez d'avoir de vrais amis,
Et, par delà, des fortunes meilleures.
Vos cheveux gris ne sont point décorés
De cent pompons, de rubans, de parure,
Et votre corps n'est point à la torture
Dans des paniers immenses et dorés;
Mais vous cachez dessous votre coiffure
Esprit qui plaît et ce mâle bon sens
Hélas! si rare et si digne d'encens.
Tant d'agréments suppriment la vieillesse :
Fades beautés, qu'avez-vous d'approchant?
Vos beaux minois, parés de la jeunesse,
Vont débiter des riens en ricanant;
Vous nous lorgnez, pour plaire, en minaudant,
Dans la beauté tout paraît gentillesse;
Mais, le dirai-je à mon corps défendant?
Autant vaudrait, pour le moins à la vue,
De Bouchardon24-a une belle statue.
Ah! si le ciel, secondant vos amours,
Vous eût rendu dès le berceau muettes,
Ou qu'il eût fait de vos amants des sourds,
<25>En cas pareil, nos flammes indiscrètes
Auraient au moins longtemps pu soupçonner
Que vos esprits ont le don de penser;
Mais à présent, tant causeuses vous êtes,
Qu'un froid mortel commence à me geler
Dès le moment qu'on vous entend parler;
Tous les progrès que vos mines coquettes
Et vos attraits avaient faits sur mon cœur
Par vos propos perdent de leur chaleur.
Le jeu, pompons, coiffures, médisances,
Contes forgés, mille fadeurs d'amours,
Assaisonnés de cent impertinences,
C'est l'abrégé de tout votre discours.
Quand il vous plaît à l'esprit de prétendre,
Alors vraiment il fait beau vous entendre;
Je crois revoir ces plats originaux,
Tympanisés de femelles pédantes,
Sans jugement, affichant les savantes,
Que nous peignit de ses maîtres pinceaux
Le grand Molière en ses pièces charmantes,
Où sa critique, enfantant des bons mots,
En mille endroits a foudroyé les sots.
Tremblez, tremblez, bégueules insipides :
La beauté passe et l'âge arrivera,
Qui, sillonnant vos fronts flétris de rides,
Tous vos attraits à jamais détruira.
Miroir chéri, lorsque tu leur rendra
Des teints plombés, des visages livides,
Des yeux éteints, des paupières humides,
Bouche sans dents et cheveux grisonnants,
<26>Dans la fureur qu'auront ces Euménides,
Ta glace, hélas! dans leurs emportements,
Sera brisée en mille fraguements.
Ah! quel dépit! ce teint plus beau qu'albâtre
Se jaunira; plus de roses, de lis,
Ni plus d'amant de charmes idolâtre;
Vieilles laidrons n'ont plus de beaux Tircis.
En vain tout l'art raffiné des ruelles,
Pompons brillants, mêlés de fleurs nouvelles,
Pareront-ils vos attraits surannés;
L'ajustement et les atours des belles,
Bien loin d'orner vieilles sempiternelles,
Semblent jurer avec des fronts fanés.
L'amour coquet qui plane sur vos têtes,
Qui vous protége aux bals, soupers et fêtes,
Qui de vos yeux nous décoche ses traits,
De ces beaux yeux s'enfuira pour jamais.
Jeune beauté paraît toute adorable,
Vieille guenon du public est la fable.
De vos vieux jours je plains l'affliction :
Il n'est alors aucun moyen de plaire,
Hors que ce soit la conversation;
Mais sans esprit comment y brille-t-on?
Vieille bégueule, ennuyeuse commère,
En ne faisant que contes de grand'mère,
N'attire pas la foule des chalands;
Du vestibule, une odeur pestifère
Dégoûtera vos tristes courtisans
De l'air impur, de l'affreuse atmosphère
Que sans relâche exhale le cautère.
<27>Dieu sait comment les Chasots27-a de ces temps,
Les damerets, les jeunes Ferdinands,27-b
Gens nés moqueurs et très-peu charitables,
Plaisanteront vos faces vénérables,
Quand, requinquant vos spectres ambulants,
Il vous plaira de faire les aimables.
Oui, votre porte ouverte à vos galants
Par leur concours ne sera plus usée,
Vous en serez la fable et la risée,
Et je vous vois regretter les rigueurs
Dont à présent, exerçant vos caprices,
Vous dédaignez cette foule de cœurs
Dont vos amants vous font les sacrifices;
Et je prévois que vos attraits usés,
Voyant déchoir leurs folles espérances,
S'humilieront à faire des avances
A ces amants à présent méprisés,
Mais vainement, car la rouille de l'âge
Du tendre amour ne reçoit plus d'hommage.
Tel est le sort des frivoles appas
Dont la beauté fait l'unique partage;
Mais croyez-moi, respectable Camas,
Votre vertu vous sauve du naufrage.
Qu'importe enfin que l'âge destructeur
De vos attraits ternisse la fraîcheur?
C'est attaquer la moitié de vous-même;
Mais votre esprit, que j'estime et que j'aime,
A vos attraits est bien supérieur.
<28>Bravez le temps et sa rage insolente :
Il ne peut rien sur votre belle humeur,
Ni sur votre âme impassible et constante.
Vous méprisez la sotte gravité
Dont à la cour s'enfle une gouvernante;
Votre sagesse est toujours indulgente,
Et votre esprit rappelle la gaîté
Dans les ennuis d'une cour indolente.
Bien plus encor, vous êtes par piété
Bonne huguenote et pourtant tolérante;
Après ce trait, adorable Camas,
Ah! quel mortel ne vous aimerait pas?
Les ignorants vous jugent ignorante,
Et les savants vous prennent pour savante;
Vous vous pliez avec facilité
Au goût, aux mœurs de la société,
Vous savez rire et plaire à la jeunesse,
L'âge sensé prise votre sagesse,
Et, complaisante et pleine de bonté,
Vous supportez de l'infirme vieillesse
Le bavardage et la caducité.
C'est par ces traits que votre âme accomplie
A par estime acquis de vrais amis;
Ne pensez point qu'Amour, plein de folie,
Papillonnant, puisse en trouver parmis
Ces éventés que la débauche lie.
C'est sur l'estime et c'est sur les vertus
Que l'amitié véritable se fonde;
Vous possédez ces titres, et de plus
Vous avez l'art de plaire à tout le monde.
<29>Oui, désormais, Camas, je chanterai
Ce beau génie, et je consacrerai
A vos vertus mes talents et ma verve,
Et dans mes vers je vous implorerai
Comme Pallas et comme ma Minerve.
ÉPITRE V. A JORDAN.30-a
Flore aux abois, faisant place à Pomone,
De nos jardins s'enfuit avec le temps;
L'été nous quitte, et les vents de l'automne
Fanent les fleurs et dessèchent les champs;
L'astre du jour, faible, tremblant et pâle,
D'un feu moins vif réchauffe ce canton;
De son palais l'aurore matinale
Déjà plus tard paraît sur l'horizon.
Colin, Lycas, transportés d'allégresse,
De nos guérets rapportent les moissons,
<31>Et les transports de leur bruyante ivresse
Font retentir l'écho de leurs chansons;
La liberté, l'amour, l'indépendance.
Versent sur eux plus de félicités
Et de vrais biens qu'en fournit l'abondance
Dans le vain luxe et l'orgueil des cités.
Ils pensent peu, leur estomac digère
Sans se douter qu'ils ont un mésentère;
Leur exercice et leur sobriété
Leur sont garants d'une bonne santé;
Sans se bercer de visions cornues,
Ils ne vont point se perdre dans les nues;
Très-ignorants dessus l'antiquité,
Et sans souci pour le destin du monde,
Dans leurs hameaux règne une paix profonde,
Les jeux, les ris, l'amour et la gaîté.
De l'intérêt la tyrannique idole
Ne les vit point, accourants au Pactole,
Porter le joug de la cupidité;
La vaine gloire impérieuse et folle
N'a pu jamais tenter leur vanité,
Et de leurs vœux l'arrogance frivole
N'importuna point la Divinité.
Ils sont heureux dans leur rusticité,
Tandis qu'en ville, au centre du tumulte,
Enseveli dessous la poudre occulte
Du pays grec et du pays latin,
Digne Jordan, tu lis et tu consulte
Tous ces savants dont le savoir certain
Est le flambeau du faible genre humain.
<32>Pour te tirer de ta mélancolie,
Pour t'inspirer notre aimable folie,
Ma muse et moi nous mîmes en chemin.
Tu sais très-bien que nous autres poëtes
En peu de temps faisons de longues traites;
Ainsi d'abord nous fûmes à Berlin.
En approchant de tes doctes retraites,
Près de la porte, orné de ses vignettes,
Je fus frappé d'un gros saint Augustin
Qui, de travers, s'appuyait sur l'ouvrage
D'un grand bavard, savant bénédictin;
Là se trouvait rangé sur le passage
D'auteurs en us le pédantesque essaim,
De Quatre-gros32-2 méritant le suffrage,
Qui, dans ta salle, en bravant le destin,
Grands de renom, mais pauvres d'équipage,
Ne sont vêtus qu'en sale parchemin.
Passant enfin du sacré vestibule
Au cabinet, dans l'asile divin
Où tu t'enferme, ainsi qu'un capucin,
Je vis l'auteur32-3 dont la plume polie
Éloquemment défendit la folie,
Ton gros portier, tel que Grandonio,32-a
Le sieur Erasme en grand in-folio;
Je le passai, perçant avec surprise
L'énorme tas des Pères de l'Église.
<33>J'arrive enfin auprès de ton bureau;
C'est là, Jordan, que tes savantes veilles,
En cophte, en grec, t'apprennent cent merveilles
Qu'avec ardeur tu mets dans ton cerveau.
Là se trouvait l'ouvrage incognito
De l'inconnu mais fameux Abauzite;33-4
Là se trouvait tout le recueil nouveau
Des derniers vers que fabriqua Rousseau
Depuis le temps qu'il se fit hypocrite.
Je vis encor rangé sur tes rayons
Un gros recueil d'injures bien écrites
D'un huguenot contre les jésuites;
Je vis aussi quelques réflexions
D'un prestolet déclamant comme au prône
Contre la bête33-a et contre Babylone,33-a
Par charité damnant les mécréants,
Pour papegauts livres édifiants.
Près d'eux était le livre des insectes,33-5
Enfin, la source où l'on puisa les sectes.33-6
Auprès de toi résidait Apollon,
Qui démeublait, pour remplir ton Lycée,
Son cabinet et même l'Hélicon.
Il appelait une ombre au haut placée;
C'était Horace, ami de la raison,
Qui, transporté du feu de son génie,
<34>Chantait les vers de sa muse polie,
Et te disait :34-a « Choisis les meilleurs vins,
Crois-moi, ce soin à tout est préférable;
Les grands projets sont insensés et vains,
Car de nos jours le fil est peu durable. »
Auprès de lui Despréaux se rangeait,
Ami du sens et de l'exactitude,
Trop satirique et quelquefois trop rude,
Mais dont la lyre au Parnasse plaisait.
D'un air aisé Lucien le suivait,
Sage, plaisant et sans sollicitude,
Du haut du ciel tous les dieux dénichait,
Et librement sur leur compte riait.
Des bords du Pont, cherchant la compagnie,
Le tendre Ovide après ceux-ci venait,
Et des couleurs de son riche génie
Trop brillamment décorait l'élégie;
Avidement pourtant on le lisait.
Plus loin parut ce célèbre sceptique 34-7
Qui, bien armé de sa dialectique,
Dans un champ clos combattit les docteurs,
Jusques à bout poussa le fanatique,
Et foudroya l'orgueil théologique,
En détruisant le règne des erreurs.
Là, j'aperçus le vieux bonhomme Homère,
Qui, se voyant obscurci par Voltaire,
Dans son poëme avec soin se cachait,
Et des ligueurs l'Iliade couvrait.
<35>Au-dessus d'eux, en belle reliure,
Je vis ce grand peintre de la nature,35-8
Ce bel esprit qui par ses vers divins
Illustra plus l'empire des Romains
Que les Césars n'ont pu par la victoire
En assurer la grandeur et la gloire.
C'est là, Jordan, chez ces illustres morts,
Que ton esprit de la nature entière
Approfondit l'essence et les ressorts,
Et prend si haut son vol et sa carrière.
J'estime fort tes soins laborieux
Et tes travaux profonds et studieux;
Mais, cher Jordan, te couvrant dans ta vie
De ces lauriers rares et précieux
Qui sur le Pinde excitent tant d'envie,
Dis-moi, Jordan, en es-tu plus heureux?
Comptons ici les peines qu'il faut prendre
Pour arriver à l'immortalité;
Et si tu gagne en t'efforçant d'apprendre,
Tu perds, Jordan, ta propre liberté.
Oui, tu te trompe, et ton orgueil préfère
Un vain encens, une vapeur légère
Au vrai bonheur, à la félicité,
Que tu pouvais, ayant le don de plaire,
Trouver chez nous, dans la société.
Comme l'on voit à la fin de l'automne,
Ayant payé ses tributs à Pomone,
La terre en paix respirer le repos :
Ainsi, Jordan, renonce à tes travaux,
<36>Reviens chez nous, dans ce séjour paisible,
De l'amitié recueillir tout le fruit.
Assez longtemps par un travail pénible
Tu cultivas le champ de ton esprit;
L'étude enfin, crois-moi, devient nuisible,
Il faut parfois se donner du répit :
Tout se repose, et même la nature
Fait aux étés succéder les hivers;
Mais le printemps répare avec usure
Le temps stérile où dormait l'univers.
Plus d'un plaisir est préparé pour l'homme,
Mais de ses biens négligent économe,
Il n'en sait point tirer tout l'usufruit.
Chasot36-a se plaît dans la chasse et le bruit,
Le bon Jordan dans ses savantes veilles,
Césarion36-b à vider des bouteilles,
Un courtisan à briller à la cour,
Un amoureux à soupirer d'amour,
L'ambitieux à sentir la fumée
D'un vain encens qu'offre la renommée,
Le gros Auguste36-9 à payer des desserts,
Et moi peut-être à cheviller des vers.
Nos plus beaux jours se passent comme une ombre.36-c
Sage Jordan, pourquoi borner nos goûts?
Ah! je voudrais en augmenter le nombre :
L'homme sensé doit les réunir tous.36-d
<37>Tu pense ainsi, ta sagesse épurée
N'est point austère, insupportable, outrée;
Dans les moments d'une aimable gaîté,
J'ai vu ta tête, au Pinde révérée,
Du tendre myrte et de pampre parée,
Et je crus voir assise à ton côté
Ton Uranie en Vénus décorée,
Et la Raison, des Grâces entourée,
Qui par principe aimait la volupté.
Viens donc jouir sous un autre Empyrée
Du doux plaisir qui fuit avec le temps;
Hâte tes pas, car, dans cette contrée,
Point de salut pour nous sans des Jordans.
Je t'attendrai sous ces hêtres antiques
Qui, relevant leurs fronts audacieux,
Entrelaçant leurs branchages rustiques,
Et nous donnant leurs ombres pacifiques,
Semblent toucher à la voûte des cieux.
Au lieu, Jordan, de nos riches portiques,
Sous leurs abris simples, non magnifiques,
La volupté régnait chez nos aïeux.
C'est là qu'en paix je vois couler ma vie
Sans préjugés et sans ambition,
Cherchant le vrai dans la philosophie,
Et me bornant à ma condition.
Là, plein du dieu de qui le feu m'inspire,
Je peins en vers quelques légers tableaux,
Et de ma voix accompagnant ma lyre,
Je fais souvent répéter aux échos
Les noms chéris d'amis que je révère;
<38>Et méprisant ennemis et rivaux,
Compatissant, ami tendre et sincère,
Toujours enclin à servir les humains,
J'attends sans peur l'arrêt de mes destins.
Faite 1737; corrigée à Potsdam 1750. (Envoyée à Voltaire au mois de juin 1738, et le 18 mars 1740.)
<39>ÉPITRE VI. A MA SŒUR DE BAIREUTH.39-a
Digne et sublime objet d'une amitié sincère,
Sœur, dont la solide vertu
T'a fait l'idole de ton frère;
O toi, que le destin têtu
Poursuivit constamment d'une rigueur sévère,
O toi, dont le cœur débonnaire
Par un tissu de maux ne fut point abattu :
Depuis nos jeunes ans, un sort toujours contraire
N'a pas cessé de t'accabler;
L'injustice, dardant sa langue de vipère,
Osa de plus te désoler.
Dans ton premier printemps, un foudre politique
Sur ta tête vint à crever,
Et la méchanceté, par un sentier oblique,
Contre ton innocence eut l'art de soulever
De ton sang, justes dieux! la source alors inique.
<40>Tu plias sous le joug de l'humble adversité;
Le premier soleil de ta vie,
Éclipsé dans son cours par un nuage impie,
Te plongea dans l'obscurité.
Enfin, qui n'aurait cru que le sort et l'envie
N'auraient usé leurs traits dès lors à t'affronter?
Mais à présent la maladie
Par un tourment nouveau vient te persécuter.
Dieux! détournez de ma pensée
L'objet d'un présage effrayant;
De douleur mon âme oppressée,
Mon cœur triste et défaillissant,
Tremblent, dans ce péril extrême,
Que la mort, de son fer tranchant,
Ne me sépare en ce moment
De cette moitié de moi-même.
Plutôt tournez sur moi, destins ou dieux jaloux,
Le redoutable poids de vos injustes coups;
Frappez, puisqu'il le faut, de votre faux sanglante,
Je m'offre victime innocente.
Mais ne frappez que moi; sans me plaindre de vous,
Je bénirais plutôt votre main bienfaisante;
Oui, je détournerais, impitoyables dieux,
Votre colère vengeresse
De tes jours, chère sœur, de tes jours précieux,
En me sacrifiant par effort de tendresse.
Mes vœux sont exaucés; de plus heureux destins
Écartent déjà les nuages,
<41>Et feront succéder des jours clairs et sereins
Au déchaînement des orages.
Le haut du ciel s'ouvre pour moi,
Dans mon transport divin j'y voi
Les destins fortunés qui pour vous se préparent.
Les chagrins sont bannis, tous les maux se réparent :
Tous les dieux à la fois, dans l'Olympe assemblés,
Regrettant les malheurs sur vous accumulés,
Veulent en réparer la honte,
Et piqués d'émulation,
Ils ont tous résolu que chacun pour son compte
Vous fera réparation.
Mais de cette troupe immortelle
Minerve, qui vous fut fidèle,
Mérita seule exemption.
La tendre beauté de Cythère
Arma pour vous son fils l'Amour :
Rends-toi sur ton aile légère,
Dit-elle, au terrestre séjour.
Ce n'est point cet Amour au cœur changeant et double,
Dont la brutalité s'applaudit dans le trouble,
Dont le funeste empire est tout cet univers;
Mais le dieu du tendre hyménée,
Ce dieu que votre destinée
Vous peint mieux que ne font mes vers.
Diane alors, des bois accourue,
Dit : Que ma chasse contribue
<42>A diversifier les divertissements
Que ma princesse prend dans ces bois innocents.
Aussitôt vos rochers d'animaux se peuplèrent,
Dans vos sombres forêts les biches s'attroupèrent,
Le cerf reçut la mort de vos adroites mains,
Le renard fut forcé, fuyant de sa tanière,
Le sanglier trouva la fin de ses destins,
Et d'un coup bien visé l'adresse meurtrière,
Partant aussitôt que l'éclair,
Précipita du haut de la plaine de l'air
La perdrix, le faisan et le coq de bruyère.
Apollon, qui voyait les succès de sa sœur,
De vos plus doux destins voulut avoir l'honneur :
Avec les filles de Mémoire
Il descendit dans l'auditoire
Que vous élevâtes aux arts;
Il y planta ses étendards,
Et la touchante Melpomène,
Au milieu des fureurs, des poisons, des poignards,
Fixa sur la tragique scène
Et votre goût et vos regards.
Après elle parut Thalie,
Sévère au sein de la folie,
Qui sur le ridicule où tombent les humains
Jette son sel à pleines mains.
Lors vint du sein de l'Ausonie
L'harmonieuse Polymnie,
<43>Qui joignait avec art à ses divins accords,
Aux doux charmes de la musique,
Tout ce qu'a de pompeux un spectacle magique
Où la profusion étale ses trésors.
Ainsi que la troupe de Flore,
Vint la bande de Terpsichore;
Les Grâces arrangeaient ses pas entrelacés
Et d'entrechats brillants avec art rehaussés.
Enfin la danse et la musique,
La scène tragique et comique,
Tous à vous plaire intéressés,
S'animaient d'un même courage
Pour obtenir votre suffrage.
Plus loin, la troupe des savants,
Sous les auspices d'Uranie,
Venait avec cérémonie
Pour vous consacrer ses talents.
Dans l'ivresse de l'ambroisie,
Proférant d'immortels accents,
Ma déité, la Poésie,
Vous offrait son divin encens.
Là, bravant les glaces de l'âge,
Un vieux chantre43-10 prenait courage,
Et célébrait vos agréments.
<44>Pour moi, jeune écolier d'Horace,
A peine ai-je au pied du Parnasse
Passé mon troisième printemps,
Que, rempli d'une noble audace,
J'ose vous consacrer mes chants.
Ni le secours tardif des ans,
Ni le secours prompt de Minerve,
N'ont fait mûrir ma jeune verve;
Mais, chère sœur, mes sentiments,
Trop vifs pour que je les réserve,
Affrontent ces ménagements.
Qui, plein du beau feu qui l'anime,
Brave la césure et la rime,
Mais sait l'art de parler au cœur,
Surpasse d'un froid orateur
Le purisme pusillanime.
(1734.)
<45>ÉPITRE VII. A MAUPERTUIS.45-a
Dans ce climat stérile et naguère sauvage,
De nos grossiers aïeux, des antiques Germains
On suivait bonnement l'ignorance et l'usage;
La subtilité des plus fins
Était la force et le courage,
Nous étions tous peu délicats,
Et la nature peu féconde
Produisait, pour tout bien, du fer et des soldats.45-b
Dans ce pays, voisin d'un des pôles du monde,
Les Muses, de leurs pas divins,
Ne firent qu'un très-court passage,
Quand Cypris, un beau jour, y guida vos destins;
Porter le jour au Nord, instruire les humains,
Ce fut votre divin ouvrage,
Et la nature avait besoin d'un sage
Pour nous interpréter ses sublimes desseins.
Le laurier d'Apollon, transplanté par vos mains,
Et cultivé sur ce rivage,
<46>Nous fit naître l'espoir de revoir en cet âge
Ressusciter les arts des Grecs et des Romains.
Le luth d'Anacréon, le compas d'Uranie,
Les sombres profondeurs de la philosophie,
Toutes les fleurs et tous les fruits
Chez vous se trouvent réunis.
Pardon à votre modestie :
Tant de sortes d'esprit, tant de talents divers
Réveillent ma muse endormie;
Je ne puis plus m'en taire, il faut que je vous die,
Et par ma prose et par mes vers,
Que vous valez tout seul toute une académie.
Mais quoi! dans le transport dont mon esprit est plein,
Amant de tous les arts, ma timide paupière
Verra-t-elle en un jour achever leur carrière?
Quoi! leur brillante aurore et leur fatal déclin
N'auront duré qu'un seul matin!
La mort sèche et livide arme sa main tremblante,
Je vois sa faux étincelante
Menacer fièrement la trame de vos jours.
Ah! de ta fureur dévorante,
Barbare, au moins suspends le cours.
Des enfants d'Hippocrate un funèbre cortége
Vous tient au lit et vous assiége
Par ses drogues et ses onguents,
Se perd en ses raisonnements,
Abuse ses dévots, et ne vous trompe guère :
Aux superstitieux Lucrèce fit la guerre,
Vous la faites aux charlatans.
Eh quoi! l'homme d'esprit, comme l'homme vulgaire,
Est donc assujetti sous l'empire des sens?
<47>Hélas! il est trop vrai, l'homme est bien peu de chose,
Et s'il s'épanouit comme une fraîche rose,
Il se fane au souffle des vents :
Un fragile tissu de fibres diaphanes,
De subtiles ressorts, de débiles organes
De nos jours fugitifs sont les faibles garants;
L'artiste arrangement de ce frivole ouvrage
Est l'œuvre d'un auteur plein d'ostentation,
Et s'il nous fit à son image,
Il ne pensa point à l'usage
Que dans ce monde nous ferions
De ce corps fait en filigramme,
Étui ridicule où notre âme
Loge avec mille passions.
Quand des Amours badins la compagne riante,
En séduisant nos cœurs, enflamme nos désirs,
D'un prestige enchanteur la force décevante
Persuade à d'Argens d'une voix complaisante
Qu'il est aigle en amour, Hercule en ses plaisirs.
Dès que l'Amour volage une fois nous affecte,
Il se fait un miracle, un changement soudain;
Le débile et rampant insecte
Pense que son corps est d'airain.
Partez, plaisirs, partez, à jamais je vous quitte,
De vos brillants dehors mon âme fut séduite;
Tumulte, astuce, vanité,
Douce erreur, flatteuse chimère,
De votre peu de savoir-faire
Mon esprit n'est plus entêté;
Revenu de ma folle ivresse,
<48>Le rêve disparaît et l'enchantement cesse,
Tout fait place à la vérité.
Le palais enchanteur où m'attirait Armide
Est par l'expérience au juste apprécié :
Plaisirs, vous ne pouvez ni remplacer le vide,
Ni tranquilliser l'amitié.
(Décembre 1746.)
<49>ÉPITRE VIII. A D'ARGENS.49-a
Oui, l'hiver décrépit fuit devant le printemps,
Les aquilons fougueux, l'impétueux Borée,
Ne se déchaînent plus sur nos fertiles champs,
Et la vague liquide est enfin délivrée
De ses glaçons engourdissants;
Dessus une arène dorée
Nos ruisseaux tortueux serpentent librement;
Des mains de la nature élégamment parée,
Simplement, sans art décorée,
Flore embellit ces lieux par ses riches présents.
Tout renaît sous le ciel, l'année adolescente
Rappelle de nos jours la jeunesse charmante;
La rose le dispute aux rubis éclatants,
L'émeraude le cède aux feuillages naissants;
Mille brillantes fleurs émaillent ce bocage,
Et les chantres des bois, par leur tendre ramage,
<50>Font répéter leurs sons aux échos indiscrets.
Mais, indolent marquis, tandis que je vous fais
De cette saison ravissante,
Par mes crayons, quelques portraits,
La paresse, qui vous enchante,
L'œil chargé de pavots, engourdie et pesante,
Sous ses lois vous captive enfin.
Ermite au centre de la ville,
Et presque inconnu dans Berlin,
En vain la campagne fertile
Vous offre un plus riant destin.
Quittez cet ennuyeux asile,
Les noirs chagrins, les embarras,
Ces soucis, ces procès, ces rats,
Qui ne font qu'échauffer la bile;
Suivez les plaisirs sur mes pas,
Venez à Sans-Souci, c'est là que l'on peut être
Son souverain, son roi, son véritable maître;
Ce champêtre séjour, par sa tranquillité,
Nous invite à jouir de notre liberté.
D'Argens, si vous voulez connaître
Cette solitude champêtre,
Ces lieux où votre ami composa ce discours,
Où la Parque pour moi file les plus beaux jours,
Sachez qu'au haut d'une colline
D'où l'œil en liberté peut s'égarer au loin,
La maison du maître domine;
D'un ouvrage fini l'on admire le soin,
La pierre sous la main habilement taillée,
En divers groupes travaillée,
<51>Décore l'édifice et ne le charge point.
A l'aube ce palais se dore
Des premiers rayons de l'aurore,
Sur lui directement lancés;
Par six terrasses différentes,
Vous descendez six douces pentes
Pour fuir dans des bosquets de cent verts nuancés.
Sous ce branchage épais, des nymphes enfantines
Font sauter et jaillir leurs ondes argentines
Sur des marbres sculptés qui ne le cèdent pas
Aux chefs-d'œuvre des Phidias.
Là, le train de mes jours a la démarche unie,
Là ne règne point la folie
Des assommants et longs repas
Que la coutume règle avec sa tyrannie,
Où l'ennui bâillant s'associe
A la profusion des modernes Midas,
Où le rire glacé tout hautement renie
La discordante compagnie,
L'étiquette et les embarras.
Une table à midi frugalement servie,
Qu'on sait assaisonner par d'utiles propos,
Où les traits pétillants de la vive saillie
S'égayent quelquefois sur le compte des sots,
Y pourvoit sans excès aux besoins de la vie;
On y préfère des bons mots
La saillante plaisanterie
A la gourmande intempérie
De vos Apicius et de tous leurs héros.
Là ne paraît point sur la scène,
<52>Dans les convulsions des longs embrassements,
L'infâme fausseté, ni l'implacable haine,
Dont la perfide bouche articule avec peine
La trahison des compliments.
Là ne se trouvent point ces gens
Que l'amour-propre peint des couleurs les plus belles,
Qui sur tous les sujets sont de parfaits modèles;
Leur discours est comme un miroir
Où leur fatuité s'admire et se fait voir.
Là ne se trouvent point ces bégueules titrées,
Ces prudes en chaleur, ces froides mijaurées,
Qui discutent des riens, et qui rient en chorus.
Là ne sont, grâce au ciel, connus
Ces longs discoureurs méthodiques,
Argumenteurs métaphysiques,
Tous ânes baptisés en us.
Là n'habite point la critique
Au ris malin, à l'air caustique,
Ces atrabilaires Argus
A l'ongle venimeux, à la dent qui déchire,
Aux infernales eaux abreuvant leur satire,
Et ces bavards et ces fâcheux,
Tous parasites ennuyeux.
Cette tranquille solitude
Défend, comme un puissant rempart,
Contre tous les assauts qu'avec la multitude
La turbulente inquiétude
Livre aux sages amants des sciences et des arts.
Ah! d'Argens, que l'espèce humaine
Est sotte, folle, avide et vaine!
<53>Heureux qui, retiré dans un temple à l'écart,53-a
Voit sous ses pieds grossir et gronder les orages,
Contemple de sang-froid les écueils, les naufrages
Où les ambitieux, vains jouets du hasard,
De leurs tristes débris vont couvrir les rivages!
Heureux, cent fois heureux le mortel inconnu
Qui, d'un esprit non prévenu,
Repoussant hardiment le poison de la gloire,
De sa coupe jamais n'a bu,
De qui le goût solide est enfin revenu
De tous ces vains lauriers que dispense l'histoire,
Et qui, par ses vertus vers son siècle acquitté,
N'élève point d'autels à sa propre mémoire,
Ne gueuse point l'encens de la postérité!
Méprisons tous ces fous qui priment sur les autres,
Marquis, ces faux plaisirs ne seront pas les nôtres :
Ah! plutôt verra-t-on d'Argens levé matin,
L'âne emporter le prix à la rapide course,
La Camas53-b devenir putain,
Ou l'Elbe regorgeant remonter vers sa source.
Laissons les glorieux eux-mêmes s'applaudir,
Et tandis que leur faim ne pourra s'assouvir,
Qu'entassant les projets que forme l'inconstance,
Que, morts pour le présent, ils vivent d'espérance,
<54>Pratiquons, nous, l'art de jouir;
Et, laissant aboyer et Cerbère et l'envie,
Considérons le temps, dont le rapide cours
Nous ravit, en fuyant, les instants de la vie,
Précipite nos plus beaux jours,
Et nous entraîne, hélas! avec trop de furie
De la vive jeunesse à la caducité.
La fleur à peine éclose est aussitôt flétrie;
A peine l'homme est-il, que l'homme n'a qu'été.
Déjà votre âme est alarmée
Du ton de la réflexion :
Oui, la vie est un songe,54-a une vaine fumée,
Un théâtre où l'illusion
A fait un trafic de chimère.
Mais de là ma conclusion,
D'Argens, ne doit pas vous déplaire :
Ma sincère amitié vous conjure de faire
Usage du plaisir qui fuit,
A fixer d'une main légère
La jouissance passagère
Qui paraît et s'évanouit.
Que m'importe demain, quel est le jour qui suit,
Que les aveugles destinées
Nous gardent de longues années,
Répandent sur nos sens leurs divines faveurs,
Ou que, nous accablant d'infortunes cruelles,
Leurs bras appesantis nous comblent de rigueurs?
Parons toujours nos fronts de ces roses nouvelles,
Remplaçons les vrais biens par de douces erreurs,
<55>A ces Amours badins allons ravir les ailes,
Et décochons leurs traits droit aux cœurs de ces belles.
Nous ne sommes enfin maîtres que du présent,
A différer le bien souvent l'homme s'abuse :
Jouissons de ce seul instant,
Peut-être que demain le ciel nous le refuse.55-a
ÉPITRE IX. A MAUPERTUIS.
Vous revoilà donc à Paris,56-a
Parmi messieurs les beaux esprits,
Au centre de la politesse,
Des arts et de l'urbanité
Que posséda jadis la Grèce,
Caressé par une duchesse,
Désiré, partout invité,
Jouissant dans votre patrie
Et de l'estime et de l'envie
Qu'attire toujours après soi
Le mérite dont l'éminence
A la fastidieuse ignorance
Tacitement donne la loi.
Que la France sera jalouse
Qu'hymen, par le choix d'une épouse,56-a
<57>Ait fixé vos vœux à Berlin!
« Ma chère, c'est un géomètre,
Dira l'une d'un air malin;
Le monde prétend qu'il doit être
D'un jugement net et certain. »
Le feu lui montant au visage,
Elle sent d'autant plus l'outrage
Que vous faites à ses attraits.
L'autre répond, pleine de rage :
C'est que c'est un mauvais Français.
Bientôt un nouveau flux de monde
Vous entraîne vers ce séjour
Où de la nature profonde
L'art à tâtons suit le détour.
Dans cet aréopage auguste,
On distingue ce vieux Nestor,
Reste chéri de l'âge d'or,
Dont l'esprit gai, profond et juste
Semble triompher de la mort.57-a
Là sont protégés d'Uranie
Et les Clairauts et les Mairans,
Votre émule de Laponie,57-b
Et tant d'autres, tous vrais savants.
De là vous vous rendez au temple
Qu'Armand fonda, tant pour son nom
Que pour le culte d'Apollon,
<58>Où l'étranger ravi contemple
Tous les dieux de votre Hélicon :
Quarante bouches éloquentes,
Quarante plumes triomphantes
Y portent des coups foudroyants
Aux solécismes renaissants.
Dans cette compagnie illustre,
L'un brille d'un plus vif éclat,
Il en est l'ornement, le lustre,
Du Pinde il a le consulat;
Comme un cèdre qui se redresse
Lève sur la forêt épaisse
Son front superbe et sourcilleux,
De même ce moderne Homère,
Au-dessus du savant vulgaire,
Semble porter son vol aux cieux.
Plus loin, aux bords de l'Hippocrène,
On voit l'amant de Melpomène,58-a
Son Catilina dans les mains,
Faisant haranguer sur la scène
Le Démosthène des Romains.
Là, prenant une autre tournure,
Chiche de mots, mais plein de sens.
Usbek crayonne à ses Persans58-b
De nos mœurs la folle peinture;
Et plus loin, sur un flageolet,
Un héroïque perroquet...58-c
Mais quels sont ces cris d'allégresse,
<59>Ces chants, ces acclamations?
Le Français, plein de son ivresse,
Semble vainqueur des nations;
Il l'est, et voilà que s'avance
La pompe du jeune Louis.59-a
L'Anglais a perdu sa balance,
L'Autrichien, son insolence,
Et le Batave encor surpris,
En grondant, bénit la clémence
De ce héros, dont l'indulgence
Pardonne après l'avoir soumis.
Ce prince à son peuple qui l'aime
Immole son ambition,
Plus grand, à mon opinion,
De s'être subjugué lui-même
Que s'il eût, moderne César,
Attaché la Flandre à son char.
Les Français suspendent leurs armes,
Les arts, les plaisirs et l'amour
Bannissent les froides alarmes;
Mars régna, chacun a son tour.
Ces cyprès qu'un sang magnanime
Arrosa pour punir le crime
De vingt rois contre vous liés Soudain
se changent en lauriers;
Les roses couronnent vos têtes,
Tous les jours sont des jours de fêtes
Quand Janus ferme son palais.
Qu'il est beau de cueillir la paix
<60>Au sein brillant de la victoire!
Louis, votre immortelle gloire
Va de pair avec vos bienfaits.
De cette charmante patrie,
Maupertuis, goûtez les douceurs;
Mais, du centre de ses splendeurs,
Écoutez du moins, je vous prie,
Les tristes regrets qu'à Berlin
Exhale votre Académie :
Ce sont des plaintes d'orphelins
Revendiquant en vous leur père;
Leurs pleurs et leur douleur amère
Fléchiraient des cœurs de marins;
Toute leur gloire est éclipsée,
Toute leur grandeur est passée.
Telle qu'on voit, dans un jardin,
La rose manquant de rosée
Se flétrir dès le lendemain,
Tel ce corps, sans votre présence,
Dans les langueurs de l'indolence
S'achemine vers son déclin.
Lorsqu'un berger sage et fidèle
Sait quelques loups dans son canton,
Abandonne-t-il ses moutons
A leur dent vorace et cruelle?
Et vous, qui fîtes soulever
Les argumenteurs, les sophistes,
Tous les professeurs monadistes,
Criant partout pour nous braver,
Et que, dans l'obscurité sombre,
Ils ferraillent encor dans l'ombre,
<61>Qu'on entend partout disputer,
Distinguer, prouver, réfuter,
Et pérorer des gens austères
Du style aigre des harengères;
Dans l'acharnement du combat
De tous ces cuistres à rabat,
Vous quittez ces champs de batailles,
Et fuyez en poste à Versailles,
Pour respirer votre air natal.
Ainsi Rome, de ses murailles,
Vit la retraite d'Annibal;
Et tandis que l'Africain loue
Ce courage aux Romains fatal,
Le héros s'endort à Capoue.
Votre Capoue est dans Paris;
Ces voluptés chez nous proscrites,
Ce peuple doux de Sybarites,
Et tant de commodes maris,
Aux disputes métaphysiques
Sont de funestes pronostiques.
A Paris il est des élus
Du dieu de la délicatesse;
Leur esprit est plein de finesse,
D'eux partent des traits imprévus,
Brillants de feu, de gentillesse.
C'est là que vous êtes sans cesse;
Mais de chez eux serait exclus
Quiconque nommerait l'espèce
De nos bons professeurs en us.
Quittez ces divins sanctuaires
Et d'Uranie et de Clio;
<62>Suivez mes avis salutaires,
Allez retrouver vos corsaires
Dans votre port de Saint-Malo.
C'est là que mon esprit sans crainte
Et sans alarmes vous saura;
Je n'appréhende point l'empreinte
Que sur votre cerveau fera
L'éloquence grossière et plate
Et l'atticisme d'un pirate,
Fût-il le fils du Gay-Trouin,62-a
Demi-homme, demi-marsouin;
Car mon amour-propre se flatte
Que Saint-Malo devant Berlin
Baisse le pavillon à plein.
Quand de la mer hyperborée
L'astre étincelant des saisons
Aura fondu tous les glaçons;
Qu'ici la nature parée,
Et d'éclatants rayons dorée,
Poussera feuilles et boutons;
Que le printemps de sa livrée
Décorera tous ces cantons :
Alors cet astre secourable,
Dans une saison favorable,
Protégera votre retour.
L'Académie inconsolable,
Dès l'aurore de ce beau jour,
Quittant ces noires élégies,
<63>Célébrera par ses orgies
L'empire de son président,
Et dans ces jours tissus de soie
Retentiront des cris de joie
De l'Elbe jusqu'à l'Éridan.
(Voltaire fait l'éloge de cette Épître dans sa lettre au Roi, du 26 janvier 1749.)
<64>ÉPITRE X. LA PALINODIE, A DARGET.64-a
J'en suis fâché, pauvre Darget,
Si ma muse trop indiscrète
De ses bons mots te fit l'objet,
Rappelle-toi que tout poëte
Doit amplifier son sujet.
Ton nom, si propre à l'hémistiche,
Vint dans mon poëme64-a à propos
Se placer comme dans sa niche,
Et je chargeai dessus ton dos
Tout ce qu'une fiction folle
Et la gigantesque hyperbole
Imagina pour mes héros.
Lorsque notre feu nous transporte,
L'esprit accouche ou bien avorte
De cent traits frappés hardiment;
Le mensonge peu nous importe,
<65>S'il s'énonce agréablement.
C'est en agissant de la sorte
Qu'Homère a plu si constamment,
Et ses ouvrages si durables
Sont un heureux tissu de fables,
Mensongères assurément.
Que sais-je si le gars Thersite
Ne fut pas homme de valeur
Auquel Homère ôta le cœur
Pour qu'Achille eût plus de mérite?
Sur ce modèle, j'eus l'honneur
De te dépeindre sodomite65-a
Chez ton luxurieux recteur,
Afin de dauber le jésuite;
J'osai te faire voyageur,
De jeunes nonnains violeur,65-a
Et, dans le pays sybarite,
Des plus mauvais romans l'auteur.65-a
Ah! quand notre verve maudite
Nous a remplis de sa fureur,
De notre cervelle animée
Il part, ainsi que d'un volcan,
Des flammes et de la fumée,
Et rien n'arrête ce torrent;
Dans ces fougueux enthousiasmes,
Nous emportant à tout hasard,
Il nous échappe des sarcasmes
Auxquels le cœur n'a point de part.
Je devine ce qui t'offense :
Ne serait-ce pas ce tableau
<66>Où ton patron ou ton fléau
Arrêta ta concupiscence?66-a
Ah! cet exemple est bien plus beau
Que celui de la continence
Du grand destructeur de Numance,
Et digne d'un saint mort puceau.
Oui, par certaine Épître encore66-b
J'ai mérité de l'ellébore
Pour avoir, dans tous tes portraits,
Follement barbouillé tes traits.
Je t'y traitai de Turc à More,
Sachant qu'aucun mortel n'ignore
Que les poëtes sont menteurs;
Comme on ne daigne pas nous croire,
J'ai cru, pour établir ta gloire,
Que je devais charger tes mœurs.
Enfin, Darget, sur ton histoire
Nul ne consultera mes vers;
Ils n'iront point à la mémoire,
Ils seront rongés par les vers.
Je veux que leur recueil stérile,
Enfant de mon oisiveté,
Périsse dans l'obscurité,
Loin des yeux d'un mordant Zoïle.
Tout auteur plein de vanité,
Qui tend à l'immortalité,
Doit, narrant avec pureté,
Avoir l'art de plaire ou d'instruire.
Moi, qui n'ai point ces grands talents,
<67>J'abandonne ces vastes champs
Aux versificateurs habiles
Qui remplacent de notre temps
Les Horaces et les Virgiles.
D'eux redoute les coups de dents,
Et non de ma muse badine,
Qui folâtre, qui te lutine,
Qui, sans consulter le bon sens,
Débite ce qu'elle imagine,
En vers mauvais, mais non méchants.
Darget, que rien ne te chagrine,
Ris tout le premier de ces vers :
Leurs sons se perdent dans les airs,
Et je crierai plutôt famine
Que de souffrir qu'on les destine
A courir par tout l'univers.
Mais si, par quelque perfidie
Dont je ne puis me défier,
Dans le monde on les expédie,
Darget, par ma Palinodie
Tu sauras te justifier.
A Potsdam, ce 10 novembre 1749.
<68><69>PIÈCES DIVERSES.[Titelblatt]
<70><71>STANCES IRRÉGULIÈRES SUR LA TRANQUILLITÉ.
Non, ce n'est point au dieu qui répand les pavots,
Au dieu de qui la main pesante
Plonge tout l'univers dans un profond repos,
Que ma muse à peine naissante
Prétend consacrer ses travaux;
Je laisse aux muses indolentes,
Au haut du Parnasse expirantes,
Tout l'honneur d'invoquer ce léthargique dieu.
Qui veut monter sur le Parnasse
Doit choisir la première place :
Entre bon ou mauvais il n'est point de milieu.
Pour moi, je chanterai ce dieu rempli de charmes,
Ce père des plaisirs, l'ennemi des alarmes,
Qui préfère les oliviers
Aux rameaux précieux des palmes triomphantes,
Et qui refuse les lauriers
Lorsque leurs feuilles sont sanglantes.
<72>O vous, plaisir charmant, douce tranquillité,
Nous recevons de vous les vrais biens de la vie;
Dans votre calme heureux, la haine ni l'envie
N'interrompent jamais notre félicité.
Qu'importent les grandeurs, présents de la fortune?
Qu'importe de Crésus l'inutile trésor?
Le sage fuit des rois la faveur importune,
Les biens sont le jouet du sort.
Ces noms si fastueux, qui font trembler la terre,
D'arbitres des humains, de foudres de la guerre,
Ces noms, à qui l'erreur érige des autels
Qui sont le digne prix des fléaux des mortels,
S'achètent par le sang, le meurtre et le carnage.
Remarquez ce héros si fier de son courage,
Dont l'intrépide cœur méprise le danger,
Qui brave mille morts au front de son armée,
Et qui dans le péril brûle de s'engager :
Dans le fond de son cœur, il craint la renommée
Et ce que l'univers de lui pourra juger.
Qu'auraient fait les vainqueurs des Gaules et d'Asie,
Vous, Alexandre, et vous, César,
Sans de vaillants soldats, prodigues de leur vie,
Et sans le secours du hasard?
L'un, au lieu d'être roi, né pâtre en Macédoine,
N'aurait point renversé le trône de Cyrus;
<73>L'autre, sans l'argent de Crassus,
Sans l'orgueil de Pompée et sans le bras d'Antoine,
N'aurait point asservi les Romains abattus.
Ces destins sont fameux, mais leur vicissitude
Mêle l'amertume au bonheur :
Quel est donc ce frivole honneur
Qu'on ne doit point à soi, mais à la multitude?
De ces triomphes vains mon cœur n'est plus tenté;
Je plains l'aveuglement profane
Dont la sombre fureur émane
De cet héroïsme entêté.
Ces champs si fortunés où règne l'opulence,
Qui, réchauffés des feux de l'astre des saisons,
Produisent de riches moissons,
Ces champs qu'habitent l'innocence,
La candeur et la tempérance,
Si la guerre venait répandre sa fureur,
Seraient changés soudain en théâtre d'horreur.
La terre abondante et fertile
Présenterait un champ stérile,
Et l'on verrait, dans ces climats,
Les épis moissonnés par d'avides soldats,
Les arbres renversés, les maisons abattues,
Et les violateurs, répandus dans les rues,
Porter partout le fer, la flamme et le trépas.
<74>Ces charmants lieux, témoins des danses ingénues
Dont Julie et Chloé célèbrent leurs plaisirs,
De leur rustique amour expriment les désirs,
Entendraient mille cris élevés jusqu'aux nues,
Capables de nous attendrir,
Des victimes de la patrie,
Que Mars, exerçant sa furie,
Inhumainement fait périr.
Loin de voir ces ébats qui nous donnent la vie,
Un spectacle effrayant viendrait partout offrir
Ceux à qui le fer l'a ravie.
Malheur à l'inhumain qui sentit le premier
De trop d'ambition son âme surmontée,
Et qui du funeste laurier
Cueillit la branche ensanglantée!
Son exemple, à jamais fatal au genre humain,
De l'enfer amena sur terre
Le démon cruel de la guerre,
Armé d'un double front d'airain;
La justice, depuis, avec nous fit divorce,
L'équité disparut, tout plia sous la force,
Et de paisibles rois changés en conquérants,
De la gloire avalant la trop flatteuse amorce,
Furent pirates et brigands.
Pyrrhus, en tentant la fortune,
Gémissait sous le poids d'une ardeur importune;
S'il cherchait des dangers et d'illustres rivaux,
<75>Courant, le fer en main, de contrée en contrée,
Son cœur désirait moins la palme des héros
Qu'il ne se promettait de ses projets nouveaux
Qu'au bout de sa course égarée
Son prix serait le doux repos.
O seul et vrai bonheur! ô seul bien de la vie!
Présent précieux d'Uranie,
Tranquillité d'esprit, difficile à trouver,
Et difficile à conserver,
Ton secours à l'espèce humaine
Fait supporter l'adversité,
Modère la prospérité,
Et calme, dans l'âme hautaine,
L'amour de la vengeance et le feu de la haine.
Ta vertu doit son être à la réflexion,
Mais ta plante belle et tardive
Ne prospère point sur la rive
Que possède l'ambition.
Qu'en vain les volages mortels,
Jouets des passions, jouets de l'inconstance,
Se consument d'impatience,
En prenant les faux biens pour les seuls biens réels;
Qu'en proie à leur incertitude,
Désireux d'obtenir, lassés de posséder,
Ils soient, par leur inquiétude,
Ou par ambition, prêts à tout hasarder :
<76>Pour moi, je veux jouir de ce temps favorable
Sans donner des regrets aux jours qui ne sont plus,
Et sans m'embarrasser, par des soins superflus,
De l'avenir impénétrable.
Pourquoi former de vains projets,
A de fameux revers sujets?
Dans le cours de nos ans, terme si peu durable,
Je veux sur mon chemin du moins semer des fleurs,
Et, peignant tout en beau, rendre ma vie aimable :
La vérité désagréable
Ne vaut pas mes douces erreurs.
Faites 1736. Corrigées à Potsdam, 1750. (Envoyées à Voltaire
le 22 mars 1739.)
VERS FAITS DANS LA CAMPAGNE DU RHIN, en 1734.
Loin de ce séjour solitaire
Où, sous les auspices charmants
De l'amitié tendre et sincère,
Je goûtais tous les agréments
D'un commerce doux, fait pour plaire,
Dans un séjour plus turbulent
Mon inconstant destin me guide;
Le dieu des combats y préside.
Ce dieu si fier, si violent,
Ne respire que les alarmes;
Au haut d'un trophée éminent,
S'élève son trône insolent,
Entouré de casques et d'armes.
Bellone au regard inhumain,
Sur ses cruels foudres d'airain,
Aux ordres de ce dieu soumise,
Auprès de ce trône est assise;
Proche d'elle, l'Ambition,
Par l'appât de l'illusion,
<78>Attire le peuple et l'amorce.
Là paraît la nerveuse Force,
La Confiance et la Valeur,
Et le Courage téméraire,
Avec l'Audace sanguinaire,
Qui s'appuient sur le Point d'honneur;
Et l'Intérêt et la Licence,
La brutale Férocité,
Ministres de sa violence,
Sont tous placés à son côté.
Cette cour, pleine d'insolence,
Ne désire que les combats,
L'ardente soif de la vengeance;
Le sang ruisselle sous ses pas,
Le fier Orgueil et l'Arrogance
Y sèment l'horreur du trépas.
Où ce dieu tient sa résidence,
Il fait déraciner exprès
Tous les oliviers des forêts;
Il ne souffre dans sa présence
Que les lauriers et les cyprès.
Sa voix excite le carnage,
Il transporte ses courtisans
Dans de sombres accès de rage;
Et ces sanguinaires agents,
Insensibles, dans leur furie,
Au plaisir de donner la vie,
Se font gloire de la ravir.
Quelle horreur que de s'assouvir
Du sang, grand Dieu! d'un propre frère!
Mortels, le jour qui nous reluit
<79>Nous fut donné d'un commun père.
L'affreux trépas qui nous poursuit
Sous nos pieds creuse notre tombe;
L'homme est une ombre qui s'enfuit,79-a
Une fleur qui se fane et tombe.
Mille chemins nous sont ouverts
Pour quitter ce triste univers,
Et la nature si féconde
N'en fit qu'un pour entrer au monde.
Ah! mortels, quelle est votre erreur
De prêter vos mains meurtrières,
Et vos talents, et vos lumières,
Au meurtre, au carnage, à l'horreur!
Enrôlé dessous les bannières
De ce dieu rempli de fureur,
Tandis qu'il ravageait la terre,
J'ai su conserver ma douceur;
Dans l'acharnement de la guerre,
J'ai respecté l'humanité,
Et la candeur et l'équité.
Si j'ai su faire mon office
Sans être farouche et cruel,
C'est qu'on peut aller au bordel
Sans y prendre la chaude-pisse.
1734; corrigés à Potsdam le 14 novembre 1749. (Envoyés à Voltaire au mois de juin 1738, sous le titre de : Le Philosophe guerrier.)
<80>STANCES A VOLTAIRE.
Hony, marchand de vin de Bruxelles, vint à Wésel, et porta à l'Auteur une Épître en vers de Voltaire.80-a L'Auteur avait alors dessein de voyager en Flandre, et il n'en fut empêché que par la fièvre quarte.
De votre passe-port muni,
Et d'un certain petit mémoire,80-a
S'en vint ici le sieur Hony,
Qui s'applaudissait de sa gloire.
Ah! dis-je, apôtre de Bacchus,
Ayez pitié de ma misère;
De votre vin je ne bois plus,
J'ai la fièvre, c'est chose claire.
Apollon, qui me fit ces vers,
Est dieu, dit-il, de médecine :
Écoutez leurs charmants concerts,
Éprouvez leur force divine.
<81>Je lus vos vers, je les relus,
Mon âme en fut plus que ravie;
Je fus guéri, du moins je crus
Que ces vers me rendaient la vie.
Et le plaisir et la santé
Que vous eûtes l'art de me rendre,
Et force curiosité,
D'un saut m'emportèrent en Flandre.
Enfin, je verrai dans huit jours
Le généreux rival d'Homère;81-a
Et quittant la morgue des cours,
Je pourrai vivre avec Voltaire.
Partez, Hony, mon précurseur,
Muni de ce nouveau diplôme :
L'intérêt est votre moteur,
Le mien, c'est de voir un grand homme.
Faites à Wésel (5 septembre) 1740.
<82>VERS A JORDAN, SUR LA COMÈTE QUI PARUT EN 1743.82-a
Hélas! Jordan, tu tremble encor,
Et tu crains pour ce pauvre monde
Que la grande comète Hétor,
Que le ciel à jamais confonde!
Vienne terminer notre sort.
Pour toi, ce serait grand dommage :
Tu n'es qu'à la fleur de ton âge,
Tu fis à tout pauvre chrétien
Au moins mille fois plus de bien
Que ce prélat82-11 qu'en beau langage
La Neuville rendit si sage,82-b
Que personne n'y connut rien.
En tous lieux ton bon cœur opère :82-12
Par tes soins l'école s'éclaire,
Et par toi le pauvre est nourri;
<83>Tous les fous t'appellent leur père,
Les Madeleines leur mari.
Et voilà pourquoi je souhaite
Que l'impertinente comète
N'ait pas le cœur de te rôtir.
Pour moi, s'il me fallait partir
Pour le pays de Proserpine,
Ma mort ferait anéantir
Une âme tant soit peu mutine.
Tu sais très-bien que, jeune fou,
J'ai renversé les vieux systèmes
Que les marins, peuples jaloux,
Avaient arrangés pour eux-mêmes,
Que nos aïeux topinamboux83-a
Avaient révérés à genoux.
Oui, tu sais que mon bras coupable
N'expédia que trop souvent
Plus d'un maudit pandour au diable,
En Silésie, en nous battant.
Ainsi, quand sur moi, misérable,
Cette affreuse comète Hétor
Lancerait son feu redoutable,
Elle n'aurait, ma foi, pas tort.
Potsdam, ce 27 de juin 1743.
<84>DISCOURS SUR LES IGNORANTS.
Le beau Balbus, dont l'aimable figure
Rassemble en lui les dons de la nature,
Lui, qu'on dirait que l'Amour a formé
Pour plaire au monde et pour en être aimé,
Ce beau Balbus n'est qu'un fat à ma vue,
Dont le discours vous assomme et vous tue,
Dont l'esprit froid, raboteux et nouveau
Ne tire rien de son vide cerveau,
Qui sur tout point décide sans connaître,
Et dont le fort est d'être petit-maître.
Je me trouvais chez le profond Jordan,
En compagnie avec cet ignorant.
Jordan plaignait les malheurs de la guerre,
On raisonnait des frais que l'Angleterre
Faisait toujours avec profusion,
Pour contenter sa vaste ambition.
« Madrid, je crois, en est la capitale,
Reprit Balbus; la cour impériale
<85>N'a-t-elle point jadis résidé là? »
Point, lui dit-on, Madrid est loin de là.
Comme on réglait les destins de l'Europe,
Que des États on tirait l'horoscope,
On poursuivit, malgré ce Chak-Bahan.85-a
Pour terminer cette guerre sanglante,
Il serait bon qu'en hâte le sultan
Fît avancer la troupe triomphante
De ses spahis, dans les combats brillante,
Pour attaquer l'Autriche dans l'instant;
Sans ce moyen, nul roi ne s'accommode.
Mais ce sultan habite l'antipode,
Nous dit Balbus; et chacun, en riant,
Prenait pitié de ce fat ignorant.
« Pour moi, dit-il, tranquille en ma coquille,
Je ne connais qu'à peine ma famille;
Peu soucieux de ces grands démêlés
Dont vos esprits me paraissent troublés,
Ce sont pour moi des contes de grand'mères,
Et, dans le fond, un homme tel que moi,
Sans s'informer de ce chaos d'affaires,
Pour s'appliquer n'a pas du temps à soi.
Quoi! vous croyez qu'il ne faut rien apprendre?
Notre art, dit-il, est l'art de nous répandre
Et de fournir à la ville, à la cour,
A tout moment quelque conte d'amour;
Tous les talents dès le berceau nous viennent,
Les gens bien nés de leurs parents les tiennent.
On m'a bien dit que des gens tels que vous
<86>Pour trop apprendre en sont devenus fous;
Sans l'embarras d'une étude importune,
Un ignorant parvient à la fortune.
Passe qu'un gueux rampant à nos genoux,
Pour se tirer du tas bourbeux de fange
Où son état méprisable le range,
Par le savoir s'élève jusqu'à nous;
Mais ce serait en nous extravagance
De rechercher l'inutile science
Qu'à deux genoux révère le savant.
Eh! que dirait la bonne compagnie,
En me voyant crasseux comme un pédant?
Cette sottise, avec raison punie,
Ne trouverait, dans le nombre charmant
De mes amis, nul qui ne me dénie. »
Dans ce moment, un président vint là,
Qui de ses jours le latin ne parla,
Qui, n'ayant lu ni Cujas ni Bartole,
Juge au hasard et buvant s'en console;
Chez un seigneur ce juge dépravé
Avait passé moitié du jour à table,
Où Maupertuis s'était aussi trouvé.
Nous abordant avec un air affable,
Il veut savoir quel est donc ce docteur,
Ce Maupertuis, ce grand aplatisseur,
Avec lequel il fut en compagnie.
C'est, lui dit-on, ce fameux voyageur
Qui, parcourant la froide Laponie,
Par les efforts de son puissant génie
A mesuré, secondé d'un secteur,
Du monde entier la forme et la figure;
<87>Et son calcul, qui soumet la nature,
A deviné le plan de son auteur.
« Dans les vieux temps, dit notre homme en furie,
On extirpait sorciers et diablerie;
Mais dans nos jours, siècle doux et poli,
Le zèle antique est par trop amolli. »
Calmez, calmez cette ardeur fanatique,
Lui dis-je alors; non, ce puissant appui
Du grand Newton, le sage Maupertuis
Ne s'est servi d'aucun secours magique;
Si son travail a perfectionné
Un art ingrat dont le calcul stérile
Est du succès rarement couronné.
Son but tendait à vous le rendre utile.
Voyez-vous bien ces grands châteaux flottants
Rapidement fendre le sein de l'onde,
Pour vous porter, des bouts d'un autre monde,
Tous les besoins du luxe de ces temps?
C'est le calcul, aidé de la boussole,
Qui leur soumet Neptune ainsi qu'Éole :
Gardez-vous donc, dans vos faux jugements,
De condamner l'élite des savants.
Un gros prélat à démarche tardive
Dans ce moment insolemment arrive;
Et la mollesse avec l'oisiveté
Semblaient avoir, avec leurs mains douillettes,
Pétri son teint, tout brillant de santé.
Ce confesseur de toutes les caillettes
Sur un sofa recueillit ses esprits,
Car ce saint homme, excédant sa portée,
Avait gravi sans aide la montée.
<88>Il se plaignait avec un doux souris
Que le Très-Haut, quoique prudent et sage,
Donne aux élus les peines en partage :
« J'ai fait, dit-il, un très-beau mandement,
In extenso, contre tout mécréant;
Je l'ai conclu, pour soutenir mon thème,
En prononçant un terrible anathème. »
C'est fort bien fait, répondent nos fripons :
Lorsqu'on n'a pas de puissantes raisons
Pour ramener un rebelle à l'Église,
Le plus court est qu'on l'anathématise.
« Vous le voyez, repartit le prélat,
Quels sont les soins de mon épiscopat :
J'ai fait des saints l'histoire intéressante;
Mais que dit-on de mes nouveaux sermons?
On vend partout cette œuvre édifiante. »
Ils sont très-beaux, mais ils sont un peu longs,
Et Massillon vous rend de grands services;
Il vous fournit de bons et forts secours.
« Observez bien : du déluge à nos jours,
En les peignant, j'ai foudroyé les vices;
J'ai condamné ces spectacles d'horreur,
Bal, opéra, redoute, comédie. »
Vous les avez sans doute vus, monsieur?
Dis-je en tremblant. Dieu garde! de ma vie.
Quoi! vous, prélat, qui ne connaissez rien,
Vous décidez et du mal et du bien?
Allez ouïr déclamer sur la scène
Ces beaux morceaux que Molière a laissés,
Où nos défauts par lui sont terrassés.
Il n'est rien là ni d'impur ni d'obscène,
<89>En badinant ils savent convertir,
De nos travers leur jeu nous fait rougir.
Quand les sermons fulminants que vous fîtes
N'ont jusqu'ici point fait de prosélytes,
Tartufe au moins charme jusqu'en ce jour;
De ses grands traits la beauté non ternie
A fait rougir plus d'un prélat de cour
En démasquant la folle hypocrisie.
La comédie est comme un grand miroir,
Quiconque y va peut tout du long s'y voir :
Là se présente un mari trop crédule,
Et du grondeur le chagrin ridicule,
L'impertinent, le marquis, le pédant,
Le fourbe adroit, l'avare, l'ignorant.
Mon gros prélat était prêt à répondre,
Lorsque l'on vit arriver en pompons
Jeunes beautés avec leurs greluchons,
Dont le fracas faillit à me confondre.
En moins de rien maîtresses du discours,
Toutes parlaient de sentiments d'amours,
Et décidaient, en tranchant la dispute,
Cent questions en moins d'une minute;
M'apercevant qu'ils n'allaient pas finir,
Je me sauvai, n'y pouvant plus tenir.
Je le vois bien, tout ce monde profane,
Disais-je alors, est fait pour les erreurs;
S'il applaudit, s'il juge, s'il condamne,
C'est un aveugle arbitre des couleurs.
Avec quel front, avec quelle arrogance
Dans nos cités figure l'ignorance!
Elle paraît au palais de Thémis,
<90>En long manteau redoublé de fourrure;
Elle n'a d'yeux que ceux de ses commis,
Elle est toujours dupe de l'imposture.
On la reçut dans les camps des guerriers;
Chez Lewenhaupt,90-a chez Cumberland90-b qu'elle aime,
De gros chardons lui servent de lauriers.
Elle a parfois voyagé en Bohême :
Là, du vieux Brogle elle ordonna les camps,90-c
Elle accoucha de ses succès brillants;
L'occasion s'échappe devant elle,
Mais tous ses soins sont pour la bagatelle.
Cette idiote entre chez tous les grands,
Elle engendra menins et courtisans;
Son bras hardi changea bien sans scrupule
Un diadème en bonnet ridicule.
Plus d'un pays par elle est gouverné,
Mais son triomphe est surtout dans l'Église :
Tout tonsuré, par elle endoctriné,
Lui fait ses vœux d'éternelle sottise,
D'aveugle foi, d'horreur pour les savants.
Oui, la fortune, en caprices bizarre,
S'y prend si mal, que l'homme de talents
Est très-souvent supplanté par l'ignare;
Chez nous, ailleurs et dans tous les climats,
C'est, en deux mots, l'histoire des Midas.
Fait 1742; corrigé à Potsdam, 12 janvier 1750.
<91>DISCOURS SUR LA FAUSSETÉ.
Maudit soit le mortel dont la sombre malice
La première eut recours aux traits de l'artifice,
Qui, foulant à ses pieds l'auguste vérité,
Du fard de la vertu couvrit sa fausseté!
De ses yeux clignotants la timide paupière
Ne soutint point l'éclat des feux de la lumière;
Triste ennemi du jour, les ombres de la nuit
Secondaient son dessein par le secret conduit.
Le monde, imitateur de ce coupable exemple,
Laissa la vérité sans culte dans son temple;
Depuis, chez les humains tout parut confondu,
Et le mérite simple au crime fut vendu.
Le fourbe, osant encore aspirer à l'estime,
Usurpa follement le nom d'esprit sublime;
Il resta peu d'amis, et la duplicité,
Adoptant les dehors de la sincérité,
Sous ce déguisement, difficile à connaître,
Confondit l'ami vrai, l'imposteur et le traître.
Elle ose impunément abuser l'univers;
<92>Elle croit que ses traits, loin d'être découverts,
Échappent au public, dupé par sa finesse,
Et sa sécurité se fonde sur l'adresse.
« Il suffit, me disait un jeune homme éventé,
De son esprit brillant fortement entêté,
Il suffit à mes vœux, pour m'assurer de plaire,
De changer à propos d'air et de caractère :
Taciturne, Caton, avec mes bons parents,
Aussi fou que la Lippe92-a avec les jeunes gens,
Quelquefois débitant des propos de morale,
Ou pourceau d'Épicure, en vrai Sardanapale,
Maître de ma personne et sûr de mon maintien,
Pantomime accompli, savant comédien,
De mes fins agréments le public idolâtre,
Docile à mes désirs, s'attroupe à mon théâtre.
Lorsque je tiens à tout, mon cœur ne tient à rien,
Je flatte tout le monde et plais par ce moyen :
Le siècle est fait ainsi; le monde que j'abuse
Prétend être abusé; sa volonté m'excuse.
Je parviens à mon but en me jouant de lui :
On sifflerait partout l'homme franc aujourd'hui,
La simple vérité sent trop l'impolitesse,
La cour a pour l'ouïr trop de délicatesse,
On craint le sobriquet d'honnête homme grossier,
Le courtisan surtout doit faire son métier.
La mode est notre loi; le temps, qui nous consume,
Asservit les vertus et tout à la coutume. »
Quoi! la mode aurait droit de détruire à son gré
<93>Le lien des mortels le plus saint et sacré?
La bonne foi serait sujette à son caprice?
On verrait succomber la vertu sous le vice,
Et le fourbe à ses pieds fouler la probité?
Le monde périrait sans la sincérité.
Toi-même, le premier, que l'erreur environne,
Et qui, sans réfléchir, au crime t'abandonne,
Qu'un scélérat plus fin, pratiquant tes leçons,
Te tende un piége adroit, et, par ses trahisons,
De sa fausse amitié te rende la victime :
Que tu déclamerais alors contre le crime,
Contre la fausseté qui prête à l'ennemi
Les couleurs, les dehors qu'a le sincère ami!
Ah! que tu maudirais ces vaines accolades,
Et ces convulsions de fausses embrassades,
Ces compliments menteurs, ces protestations,
Des sentiments du cœur froides allusions!
Crains d'un perfide ami la douceur affectée :
Dans ses déguisements, c'est un autre Protée,
Sa peau d'agneau te cache un dangereux lion,
Il change de couleurs comme un caméléon.
A quoi connaîtras-tu le motif qui l'inspire,
S'il t'aime, s'il te hait, s'il trame, s'il conspire?
Nous devinons au moins à l'air des animaux
S'ils sont amis de l'homme, ou bien méchants et faux :
Le paisible mouton en bêlant broute l'herbe,
Le lion rugissant paraît fier et superbe,
Le sanglier farouche écume de fureur,
Le lièvre doit surtout sa vitesse à la peur,
Le tigre au regard faux est sanguinaire et traître,
Le chien, qui nous caresse, est fidèle à son maître.
<94>Mais nous, qu'un même auteur doua des mêmes traits,
Nous n'avons dans nos yeux ni vertus ni forfaits,
Un démon peut avoir le corps parfait d'un ange;
A juger des dehors notre esprit prend le change.
Dans ce doute cruel, méfiant, incertain,
Tu te défierais donc de tout le genre humain?
Dans ton humeur chagrine, à bon droit misanthrope,
Fuyant la compagnie et détestant l'Europe,
Et voyant sous tes pas des abîmes ouverts,
Tu trouverais ici l'image des enfers?
Eh quoi! si tu vivais chez des anthropophages,
Pourrais-tu redouter de plus cruels outrages?
Non, tout est confondu dans la société,
Tout périt, en un mot, sans la sincérité.
Comme on voit de joueurs la compagnie inique
Par une volte adroite enfler sa bourse étique,
Par flux ou par reflux, ou dupants ou dupés,
Ainsi nous verrait-on et trompeurs et trompés.
Tu flattes tes défauts, lâche, tu les caresse :
Ah! tremble, malheureux, tu quittes la sagesse.
La fausseté te plaît, redoute ses progrès :
Tu parviendras peut-être au comble des forfaits.
Des vices des humains la nuance est légère,
De l'artificieux le perfide est le frère;
Dans ce dédale obscur, privé de la raison,
Tu pourras t'égarer jusqu'à la trahison.
Ainsi du haut d'un roc à cime blanchissante
Tombe et roule un monceau de neige étincelante;
Son volume s'accroît et grossit en roulant,
Mais sa chute finit enfin en s'écroulant :
Ainsi du premier crime est la suite fâcheuse;
<95>Ce poids, qui nous entraîne en sa course orageuse,
Augmente à chaque instant notre perversité;
Et d'écoliers, docteurs dans la méchanceté,
En étendant partout la pratique des vices,
Nous tombons d'un abîme en d'affreux précipices.
Dans ce monde méchant on ne peut être bon,
Dira du Florentin95-13 le disciple profond;
Entouré de filous, il faut s'armer de ruse,
Qui prétend nous duper mérite qu'on l'abuse;
Et colorant ainsi les vices de son cœur,
Il trouve l'innocence où je vois la noirceur.
Il modela longtemps sa morale farouche
Sur Borgia, Célamar,95-a Mahomet et Cartouche;
Ses mots entortillés ont un sens captieux,
Il est profane un jour, l'autre, religieux,
Et de l'hypocrisie il prend le masque utile,
Pour armer les fureurs du vulgaire imbécile;
Mais dans l'art des fripons ce scélérat savant
Sait cacher sous des fleurs les piéges qu'il nous tend.
Ce n'est que pour un temps que prospère le fourbe :
Son esprit tortueux, fallacieux et courbe,
Toujours obscurément le conduit à son but;
Le prestige finit dès son premier début,
De sa duplicité les ressorts se découvrent,
Le charme disparaît, tous les yeux enfin s'ouvrent.
Qu'il rampe obscurément, en horreur chez les siens,
Parmi le dernier rang des derniers citoyens;
Que ce serpent, couvert d'ordure et de poussière,
Croupisse dans la fange et craigne la lumière.
<96>Maîtres de l'univers, simulacres des dieux,
Vous, qu'un pouvoir suprême éleva jusqu'aux cieux,
Comment tolérez-vous l'infâme politique
Que dans vos cabinets la trahison pratique?
O temps! ô mœurs! ô honte! illustres scélérats!
Le ciel n'a couronné que des princes ingrats.
Ah! si l'honneur était errant, sans domicile,
Il faudrait qu'en vos cœurs il trouvât un asile,
Il faudrait retrouver chez vous la vérité96-a
Et toutes les vertus de la Divinité.
Les princes bienfaisants en sont la vive image;
Mais la duplicité, mutilant leur visage,
De leur couronne arrache un des plus beaux fleurons.
La bonté fait les dieux, le crime les démons :
Choisissez de ces deux, des vertus ou des vices;
Ou soyez nos tyrans, ou soyez nos délices.
Il n'est aucun milieu qui vous semble permis,
Un prince vertueux ne peut l'être à demi;
Un peuple à l'œil de lynx sans cesse vous contemple,
Vos mœurs à l'univers doivent un grand exemple;
Le public trop facile et trop tôt corrompu,
Par la contagion de vos vices imbu,
Sur vos traces .... Mais quoi! j'en dis trop, je m'égare :
Respectons dans nos vers la pourpre et la tiare.
L'honnêteté se peint de différents crayons;
Ce sont des traits de flamme et d'éclatants rayons.
Pour tromper un rival, Mazarin, par finesse,
Voulut charger Fabert d'une fausse promesse;
Mais Fabert refusa ce méprisable emploi :
« Non, pour des vérités, seigneur, réservez-moi;
<97>Quand vous voudrez, dit-il, tenir votre parole,
Pour y donner du poids, commandez, et je vole. »97-a
Modèle des humains, ah! puissé-je en mes vers
Publier tes vertus au bout de l'univers!
Ainsi cet électeur, source de notre gloire,
Aussi grand dans la paix qu'au sein de la victoire,
Dans un jour de combat émule dangereux,
Se montra des Français l'ennemi généreux :
Un scélérat97-14 s'offrit d'assassiner Turenne;
Plein d'horreur du projet, il marque au capitaine
Le sinistre complot qu'un traître osait ourdir :
Je sais vaincre, dit-il, et ne sais point trahir.
La vérité déteste une finesse infâme,
Son discours est pour nous le miroir de son âme;
Elle joint avec art à la sincérité
Les grâces, la douceur, l'antique urbanité.
Ne soutenez donc plus, esprits souillés de crimes,
A qui l'enfer prêcha ses maudites maximes,
Que le grand art du monde est d'être fourbe et fin,
Et que la vérité, fâcheuse au genre humain,
Décrépite harpie, est faite pour déplaire :
Allez, voyez Camas, vous direz le contraire.
Fait 1740, et corrigé à Potsdam 18 février 1750. (Envoyé à Voltaire au
mois de mai 1740, et au comte Algarotti le 19 du même mois.)
ODE SUR LA GLOIRE.98-15
Un dieu s'empare de mon âme,
Je sens une céleste ardeur,
O gloire! ta divine flamme
M'embrase jusqu'au fond du cœur.
Rempli de ton puissant délire,
Par les doux accords de ma lyre
Je veux célébrer tes bienfaits :
Tu couronnes le vrai mérite,
Et ton divin laurier excite
Les humains à tous leurs succès.
Nos vertus mènent à la gloire,
Et la gloire mène aux vertus;
Elle est mère de la victoire,
Elle déchaîne les vaincus;
Cicéron lui dut l'éloquence,
Sénèque, la vaste science,
Elle forma les vrais Césars.
Sortez des voûtes ténébreuses,
<99>Parlez, ô mânes généreuses!
Qui vous fit braver les hasards?
Déjà je vois des Thermopyles
Les magnanimes défenseurs
S'immolant pour sauver leurs villes
Des ravages de leurs vainqueurs;
Et si leur valeur en impose,
Au nombre leur courage oppose
L'inébranlable fermeté;
Tandis que le fer les abîme,
La vraie gloire, qui les anime,
Leur montre l'immortalité.
Généreux captif de Carthage,
Trop infortuné Régulus,
Victime d'une aveugle rage,
Ou victime de tes vertus,
Exemple illustre de l'histoire,
Plutôt que de trahir ta gloire,
Ta foi, ton honneur, tes serments,
Pour le salut de ta patrie
Tu braves Numance en furie,
Et tu péris dans les tourments.
Quel est ce héros? C'est Eugène,
Ce fortuné triomphateur;
De la victoire qu'il enchaîne
La gloire a partagé l'honneur :
Protectrice de cet Alcide,
Son fantôme brillant le guide
<100>Aux bords du Danube et du Rhin,
Contre l'infidèle en Hongrie,
Dans les champs sanglants d'Italie,
Pour le couronner à Turin.
Enfants des arts et du génie,
Fils de Minerve et d'Apollon,
Qui vous excite et vous convie
De monter sur le double mont?
Parlez, répondez-nous, Homère,
Horace, Virgile et Voltaire,
Quel dieu préside à vos concerts?
Vous aspirez tous à la gloire,
Et pour vivre dans la mémoire,
L'honneur lime et polit vos vers.
Le scélérat au regard louche
Se trompe toujours sur l'honneur;
La gloire à son âme farouche
Paraît un excès de fureur.
Il ne sort point de son ivresse,
Sa raison coupable et traîtresse
Défigure la vérité;
Dans son aveuglement étrange,
Il se croit digne de louange,
Lorsque son crime est détesté.
Qu'un incendiaire, objet de blâme,
Armé d'un flambeau dévorant,
Livre à la fureur de la flamme
Un temple antique et florissant;
<101>Que Thaïs, trop présomptueuse,
Pense de devenir fameuse
En détruisant Persépolis :
Aux fastes sacrés de la gloire,
On noircit les noms et l'histoire
Et d'Érostrate et de Thaïs.
Sors des cendres, Rome païenne,
Viens te reproduire à mes yeux;
Va confondre Rome chrétienne
Et ses prêtres ambitieux;
Du sein de ta vertu féconde,
Oppose les vainqueurs du monde
A tous ces prêtres imposteurs,
A tous ces frauduleux pontifes,
Qui sur des livres apocryphes
Fondent leur culte et leurs erreurs.
O gloire, à qui je sacrifie
Mes plaisirs et mes passions,
O gloire, en qui je me confie,
Daigne éclairer mes actions.
Tu peux, malgré la mort cruelle,
Sauver une faible étincelle
De l'esprit qui réside en moi :
Que ta main m'ouvre la barrière,
Et, prêt à courir ta carrière,
Je veux vivre et mourir pour toi.
Faite en 1734; corrigée à Potsdam en 1750.
<102>ÉPITRE A CÉSARION.102-16
De ma bavarde poésie
Ne vous lasserez-vous jamais?
Et des camps de la Silésie,
N'attendrez-vous de moi que nouvelles de paix?
Lorsque Mars m'étourdit au son de sa fanfare,
Et que tout ici se prépare
A vider par le fer des illustres procès,
Ma cervelle est assez bizarre
Pour barbouiller ces vers aussi fous que mauvais.
Mais puisqu'enfin de ma folie
Césarion se dit l'aimable protecteur,
Qu'il veut m'ériger en auteur,
Son attente sera punie :
Au lieu de ces beaux vers parfumés d'ambroisie,
D'une détestable liqueur
Je ne vous offre que la lie;
Et, poétique gazetier,
Des nouvelles de ce quartier,
Dans un pompeux amas d'inutiles paroles,
Je veux vous faire ici quelques contes frivoles.
<103>Apprenez donc que nos Césars,
Désœuvrés dans ces champs de Mars,
Ne font que rire, aimer et boire;
Tandis que nos plaisants hussards,
En préludant sur la victoire,
Prennent Mercure pour la Gloire.
S'ils se trompent si lourdement,
C'est qu'ils ne sont pas trop savants,
Peu versés en mythologie,
Guère plus en théologie,
Confondant les biens et les gens.
Tandis qu'engraissés de pillage,
Chez nos rivaux ils font tapage,
Nous demandons de vous, digne suppôt des arts,
Qu'au terme de tous nos hasards,
Vous nous conduisiez vers ce temple
Où l'étranger surpris contemple
Toute la grandeur des Romains
Dans leurs plus florissants destins,
Dans cette salle orbiculaire,
La basilique et sanctuaire
Des voluptés et des plaisirs,
Où nous entendrons les soupirs
De la touchante Melpomène,
Où nous verrons tout le domaine
Et des Muses et d'Apollon.
Dans l'opéra ce dieu fera le violon,
Il daignera lui-même inspirer l'harmonie
Et soutenir la mélodie;
Du chant, des instruments il unira le son
Au charme d'une voix sonore;
<104>De plus, il daignera nous enrichir encore
En y joignant l'illusion
Que met la décoration
A la danse de Terpsichore.
Là, n'ayant plus chargés les bras
Des héroïques embarras
Qui me font grisonner la tête,
Oubliant le dieu des combats,
Nous pourrons célébrer la fête
De Cypris et du tendre Amour.
Les cœurs seront notre conquête,
Le cul d'Églé, notre tambour,
Et les Grâces seront de jour;
Les bouteilles seront nos armes,
Les myrtes seront nos lauriers,
Et les bacchantes nos gendarmes.
Les lits seront témoins de nos exploits guerriers;
De plus, la bahoute104-a et le masque
Pourront nous tenir lieu du casque;
De légers escarpins serviront de coursiers.
Dans ce nouveau palais104-17 de noble architecture,
Nous jouirons tous deux de la liberté pure,
Dans l'ivresse de l'amitié;
L'ambition, l'inimitié,
Seront les seuls péchés taxés contre nature;
Le culte ne s'adressera
Et notre encens ne fumera
Que sur les autels d'Épicure.
Tandis que je vous fais cette aimable peinture
<105>Des plaisirs dont nous jouirons,
Vous languissez dans les prisons
Du terrible dieu d'Épidaure.
A ses prêtres, vos assassins,
Par erreur nommés médecins,
Si vous voulez guérir encore,
Faites prendre tous les matins
Double portion d'ellébore;
Alors, quand le triste Orion
Sur nos champs dépouillés de la moisson nouvelle
Enverra par les vents et la neige et la grêle,
Vous verrez, cher Césarion,
Dans les murs de notre Ilion
De retour votre ami fidèle.
AUX MANES DE CÉSARION.106-a
Qu'entends-je, juste Dieu! Quelle affreuse nouvelle!
Césarion n'est plus! le livide trépas
Tranche, de sa faux cruelle,
Le fil de ses beaux jours, ses charmes, ses appas!
Quel affreux désespoir! Ami tendre et fidèle,
Je sens mille poignards qui me percent le cœur;
Ah! ce cœur déchiré palpite de fureur.
Tu n'es plus! c'en est fait, ma perte est éternelle.
Mon amour, qui te suit jusqu'aux bords du néant,
Au delà du trépas te respecte et t'honore;
Oui, je t'estimai vivant,
Et je te chéris encore.
Tu vis, sans t'ébranler, la mort qui nous détruit;
Dans ce moment affreux dont frémit la nature,
Ton courage étonnant te soutient, te conduit,
Et ton âme juste et pure
Méprisa des enfers la frivole imposture
Et les sombres terreurs d'un avenir fortuit.
<107>Si, durant tes beaux jours, tu suivis Épicure,
Par un généreux effort
Tu surpasses Zénon au moment de la mort.
Hélas! qu'est devenu ce cœur si magnanime,
Cet esprit tendre et sublime?
Vit-il encor? n'est-il plus?
Grand Dieu! quel affreux abîme!
Tout est anéanti, l'esprit et ses vertus :
S'il respirait encor, son ombre ou sa pensée
De l'empire des morts se serait élancée
Vers le séjour des vivants,
Pour soulager mes tourments.
Ah! triste souvenir! regret plein d'amertume!
Stoïcisme insensé, vainement tu présume
De garantir l'esprit contre les coups du sort.
J'ai cru mon âme impassible,
A tout malheur insensible;
Je suis détrompé : ta mort.....
dotted>
Juste Dieu! quel coup terrible!
Ciel! ma douleur mortelle et m'égare et me perd.
Grand Dieu! ton moment suprême....
Dans ce désespoir extrême,
Ma raison inutile en de si grands revers,
Conspirant contre moi-même,
Rend mes chagrins plus amers.
Hélas! j'ai tout perdu, je perds l'ami que j'aime,
Je reste seul, sans toi, dans ce vaste univers;
Ces jours sont écoulés comme des ombres vaines,
Où nos deux cœurs unis, ne formant qu'un seul cœur,
S'entre-communiquaient leurs plaisirs et leurs peines,
Et ne pouvaient jouir que d'un même bonheur.
<108>Entre nous aucun partage,
Même goût et même usage,
Notre tendre amitié nous rendait tout commun;
Jamais froideur ni nuage
Ne put exciter l'orage
D'un démêlé importun.
Les Jeux et les Plaisirs t'accompagnaient sans cesse,
Et ton esprit, nourri des plus galants écrits,
Avait l'art d'ennoblir par sa délicatesse
Les bruyants transports des Ris.
Digne par ta politesse
D'être mis au niveau des célèbres esprits
Dont s'applaudissait la Grèce,
Ou dont se vante Paris;
Plus digne par ton cœur d'occuper une place
Chez le peu de héros connus par l'amitié!
Si je pouvais jouer de la lyre d'Horace,
Je ferais retentir les échos du Parnasse
Des regrets de ce cœur toujours au tien lié.
Je dirais que tu surpasse
Achate et Pirithoüs,
Pylade, Oreste et Nisus.
J'immortaliserais, dans l'ardeur qui m'enflamme,
Les éclatantes vertus
Qui brillaient dans ta belle âme.
Mais, Dieu! je vois le jour, et tu ne le vois plus!
Il n'est donc que trop vrai, la mort inexorable
Ravit également le vulgaire hébété
Et l'homme le plus aimable.
Elle n'épargne rien, vertu ni dignité;
Sur les rives du Cocyte
<109>Il n'est vice ni mérite;
Ce qui n'est plus n'a qu'été;
J'y vois dans l'égalité
Hector, Achille et Thersite.
Vers ce séjour obscur j'avance promptement,
Mes heures et mes jours volent rapidement;
Ma carrière, au delà de la moitié remplie,
Me présente sa sortie.
Dans peu je te joindrai dans ton noir monument;
Là, dans cet asile sombre,
Je veux m'unir à ton ombre
Et la chérir constamment.
Tandis que le destin m'arrête dans ce monde,
Plein de ma douleur profonde,
Portant au fond du cœur l'empreinte de tes traits,
Nul bonheur ne pourra diminuer ma plainte.
Sous tes funèbres cyprès,
J'irai sur ta cendre éteinte
Renouveler mes regrets,
Mon désespoir, mes alarmes,
Te vouer ces soupirs pour moi si pleins de charmes,
Mes tendres vers et mes pleurs,
Et joncher ton tombeau des myrtes et des fleurs
Qu'auront arrosés mes larmes.
Qu'heureux est le mortel qui peut d'un front serein
Voir de l'affreux trépas les cruelles approches,
Et qui subit son destin
Sans terreur et sans reproches!
A LA BARONNE DE SCHWERIN, SUR SON MARIAGE AVEC LE SCHULTHEISS LENTULUS.110-a
Daignez recevoir ce fromage
Comme un prémice de l'hommage
De messieurs les Treize Cantons.
Il est vrai, très-peu nous pensons;
Mais lorsque notre âme sommeille,
L'amour en sursaut la réveille.
Oh! pour l'amour, nous le sentons;
Aussi nous nous réjouissons
De ce qu'en ce jour d'allégresse,
Lentulus vous fera Suissesse.
Suissesse est un titre d'honneur,
Il vaut mieux que celui d'abbesse,
<111>D'Excellence, de Votre Altesse;
Bien en voudraient de tout leur cœur,
Qui, s'il leur plaît, n'en tâtront guère,
Car jeune Suisse en sa vigueur
Vaut mieux que prince octogénaire.
Mais pour vous, gardez-vous-en bien,
De vieillir dans ce beau lien;
Et comme en Suisse on vous marie,
De votre nouvelle patrie
Il est temps de savoir les lois.
Sachez donc qu'aux beautés aimables
Qui, par leurs charmes adorables,
Subjuguent et bergers et rois
Nos Suisses galants et affables
Ont constaté les plus beaux droits.
Tout lourds et grossiers que nous sommes,
Il n'est point, parmi tous les hommes
Des pantins ou Topinamboux,
En fait de preuves de tendresse,
En fait de fidèles époux,
Exceptez-en la politesse,
De plus parfaits maris que nous.
Mais lorsqu'une femme ou maîtresse
Sent de la caduque vieillesse
Sur elle appesantir les coups,
Alors, pour comble, sa tristesse
N'a d'hommages que nos dégoûts.
Des yeux rouges, comprenez-vous?
Peau tannée et gorge flétrie,
Cheveux grisons, branlantes dents,
Dos convexe et genoux tremblants,
<112>Sont des meubles de friperie
Qui ne trouvent plus de chalands
Dans toute notre Suisserie.
Eussiez-vous cent fois plus d'appas
Que Vénus n'en eut en sa vie,
Que l'amante de Ménélas,
Ou la bonne dame Marie,
Ah! ce qui n'est plus, on l'oublie,
Vieille, vous ne nous plairez pas;
C'est pis encor, car la police
Et la vénérable justice
Très-vivement vous poursuivront,
Et gravement vous soutiendront
Que par infernale malice
Vous voilà dans la vétusté.
Ah! que d'esprits profonds, en Suisse,
En physique, en moralité!
Ils disent : La malignité
Des femmes fait le caractère;
D'où vient qu'une jeune beauté
Devient une vieille sorcière?
Ceci bien plus vous surprendra :
Chez nous on ne vit, ni verra
De radoteuse ridicule;
Dès que jeunesse abandonna
Personne qui la posséda,
Sitôt la justice la brûle
Sans repentir et sans scrupule,
Car chez nous sorcières on a,
Et, je crois, tant on brûlera,
Qu'un jour à Zug ou bien à Berne
<113>Vos divins charmes on verra;
Alors dans le fond de l'Averne
Sorcières on reléguera,
Et désormais plus n'y croira.
Oui, par vous la Suisse embellie
Reviendra de son erreur;
En abjurant son hérésie,
Et chantant la palinodie,
Elle avouera de tout son cœur
Qu'il n'est d'autre sorcellerie,
Ni de prestige suborneur,
Que la séduisante magie
Des yeux de ce sexe vainqueur.
STANCES CONTRE UN MÉDECIN QUI PENSA TUER UN PAUVRE GOUTTEUX A FORCE DE LE FAIRE SUER.
Je chante la palinodie,
Il faut publier en tout lieu,
En admirant la pharmacie,
Qu'Hippocrate est un puissant dieu.
De ce dieu le pouvoir énorme
A fait un prodige nouveau :
Voyez mon corps qui se transforme,
Et s'écoule comme un ruisseau.
Déjà je deviens une source,
Et serpentant sur ce limon,
Je veux atteindre, dans ma course,
Ce beau fleuve dans ce vallon.
Oui, là mes ondes amoureuses
Iront se mêler pour toujours
Aux ondes pures et fameuses
Du fleuve, objet de mes amours.
<115>Là, soit qu'il passe une prairie,
Ou qu'il parcoure des climats
Plus arides que la Libye,
Je ne l'abandonnerai pas;
Soit enfin qu'il se précipite
Du haut des monts en écumant,
Ou bien qu'il dirige sa fuite
Vers l'insatiable Océan;
Soit qu'en sa course vagabonde,
Un monarque, enchaînant ses eaux,
A force d'art gêne son onde
De jaillir en divers jets d'eaux :
Ce me sera la même chose,
Et je bénirai les destins
De ce que ma métamorphose
Me garantit des médecins.
(Envoyées à Voltaire le 10 juin 1749.)
<116>LE MIRACLE MANQUÉ, CONTE.
Je veux chanter sur ma vielle profane
Un conte vrai qui surpasse Peau-d'âne.
Objets usés que nos tendres aïeux
Trouvaient si beaux, à présent chassieux,
Je vous implore, éternelles grand'mères
Que chaque hiver assemble autour des feux,
Dignes suppôts des contes merveilleux.
Et vous aussi, mesdames les sorcières,
Dans ce beau champ conduisez-moi des yeux;
Et vous surtout dont l'art et la puissance
Força l'enfer, et frappa dans Endor116-a
Les yeux d'un roi, par un prophète mort.
Messieurs les saints, souffrez par bienséance
Que je vous place ici selon le tour.
O vous, des cieux les sombres interprètes,
<117>Doubles fripons, menteurs et pis, prophètes,
Enseignez-moi les captieux discours
Dont vous saviez fabriquer vos oracles;
Je dois ici célébrer les miracles
D'un preux cafard, cagot et triple saint,
Vieux vétéran, maquignon de Calvin.
Les vents fougueux déchaînés en barbares,
Fabricateurs de rhumes et catarrhes,
Vinrent, l'hiver, répandre sur Berlin,
A droite, à gauche, énormes maladies,
Et, peu touchés de l'amour du prochain,
Distribuaient nombre d'apoplexies.
La Faculté, maudissant leur essaim,
Laissait mourir et perdait son latin;
Tous les quartiers chantaient leurs élégies,
Invectivant Éole et le destin.
Dans les douceurs d'une paix fraternelle,
Gromaticus117-a vivait avec deux sœurs
Qui du beau temps fabriquaient la nouvelle,
Faisaient par an deux almanachs menteurs
Où se trouvait l'histoire peu fidèle
Ou bien plutôt l'impertinent roman
Des grands flambeaux cloués au firmament.
Gromaticus, docteur d'astrologie,
Du bon Phébus faisait le substitut,
Et, renommé savant dans la magie,
<118>De chaque fou recevait le tribut,
Seul revenu dont longtemps il vécut,
Lorsque la mort, qui faisait sa récolte,
En tapinois sur-le-champ l'accola,
Subitement, en un seul tour de volte,
Sur le carreau roide mort le coucha.
D'abord, grands cris; ses bonnes sœurs pleurèrent,
Et de leurs voix si fortement hurlèrent,
Qu'à ce grand bruit leurs voisins s'éveillèrent.
Un peuple entier chez le mort s'assembla;
Les plus sensés point on ne consulta,
Mais seulement les duègnes, les commères,
Qui, décidant de toutes les affaires,
Sur certain cas très-expertes, dit-on,
Quoique manquant de rime et de raison.
Dans cette foule, et parmi le tumulte
D'un grand concours de peuple curieux,
Parait soudain une figure occulte,
A l'œil hagard, à l'air fastidieux,
Bouche béante et face triste et sombre.
Du noir enfer semblait sortir cette ombre;
Chacun le prit pour un magicien,
Pour un démon, pour un antichrétien.
L'aurait-on cru? ce farfadet sinistre,
A large audace, à rabat de ministre,
Était, dit-on, grand théologien.
D'abord, du mort les deux sœurs l'entourèrent,
De les aider humblement l'invoquèrent;
Sur quoi rêvant, le bon prélat enfin,
Sans autre avis, résolument décide
Qu'en invoquant le céleste Dauphin,
<119>On nourrira ce cadavre livide
De restaurants, de bouillons et de vin,
Le piquera par une cantharide,
Pour rappeler son esprit clandestin.
« Je vais, dit-il, confondre l'incrédule,
Et l'esprit fort, encor plus ridicule;
Ces scélérats crèveront de chagrin,
Voyant le mort ressusciter demain. »
L'invention fut partout applaudie,
Et tout s'empresse alors dans la maison :
L'une à la hâte apporte l'eau d'Hongrie,
L'autre, en courant, du baume d'Arabie,
Là, près du feu, on réchauffe un bouillon.
Dans la maison c'était beau carillon :
Tous les parents chez le mort s'empressèrent,
Si rudement des coudes se choquèrent,
Qu'à terre on vit sauter plus d'un flacon,
Et qu'en leurs mains maints verres se brisèrent.
Comme au rivage on voit après le flux
Dans peu de temps succéder le reflux,
On vit ici se presser par la porte
D'un peuple fou la nombreuse cohorte;
Il entre, il sort, et par le défilé,
Lassé de voir, il s'était écoulé.
Le saint alors dévotement s'avance :
« Ne perdez point, leur dit-il, patience,
Tout doit à gré dans peu nous réussir;
Pour le présent, laissons, par bienséance,
Au pauvre mort le loisir de dormir;
Sortons, demain il faudra revenir. »
Après qu'au mort on eut ouvert la bouche,
<120>Et que sa sœur, bonne et sainte Mitouche,120-a
L'eut abreuvé d'un bouillon restaurant,
Chacun s'en fut, rempli de ce spectacle,
Et curieux de l'inouï miracle
Qu'opérerait ce pieux charlatan.
Ce jour enfin pour leurs souhaits arrive.
Avant qu'un coq eût chanté le matin,
Des bons parents la troupe fugitive
Vint promptement retrouver leur cousin.
On le revit, hélas! toujours de même,
Roide, immobile et le visage blême;
Le saint revint, et fortement promit
Que, par l'effet de son pouvoir suprême,
On reverrait le mort sortir du lit;
Sur quoi d'abord nouveaux bouillons on fit.
Enfin, depuis, huit jours on attendit;
Point de miracle; on attend le quinzième;
En espérant on va jusqu'au vingtième;
Mais pas un mot que le bon saint leur dit,
Pour le malheur du mort, ne s'accomplit.
Et quelle fut l'abattement énorme,
Lorsque, voulant juger du fait en forme,
Jusques au fond le cas s'approfondit!
Quelqu'un du mort leva la couverture;
Ciel! il sentit .... fais-en la conjecture,
Ami lecteur; je sais que tu m'entends,
Et volontiers de cette idée impure
<121>Je veux ici t'épargner la peinture.
Bref, on vit bien qu'il était enfin temps
Que le bon mort fût mis en sépulture,
Et le cafard, malheureux en augure,
Devint, depuis, la fable des parents.
Lorsqu'une fois on est en train de croire,
L'esprit se plie à toute absurdité;
La fable alors passe pour vérité,
Et le mensonge est égal à l'histoire;
On s'étourdit, on reçoit toute erreur
Qu'un cerveau creux engendra par boutade :
Quand une fois le bon sens bat chamade,
Adieu raison, à jamais serviteur!
Corrigé à Potsdam, 28 octobre 1749. (Envoyé à Voltaire le 3 mai, à Algarotti
le 19 mai 1740.)
LE SERIN ET LE MOINEAU, FABLE.
On se fait des grandeurs une très-fausse idée,
Les estime le plus qui les connaît le moins;
Telle âme, de leur soif se trouvant possédée,
Perd, pour les acquérir, et son temps et ses soins.
Dans tous les états de la vie
On trouve du haut et du bas;
Un tel, dont le bonheur inspire de l'envie,
Se plaint de ce qu'il ne l'a pas.
Écoutez sur ceci le conseil charitable
Qu'osent vous indiquer les oiseaux de ma fable.
Un jour, dans un grand bourg, certain moineau banal,
Des plus galants moineaux redoutable rival,
Le plus estimé chez les belles,
Galant, joli, coquet un brin,
Volait de ses rapides ailes
A l'entour d'un château flanqué de deux tourelles,
Palais du seigneur suzerain.
<123>Il aperçoit au fond d'une gentille cage,
Juché dessus son bois, un merveilleux serin,
Qui le charma par son ramage.
« Hélas! se disait-il, du peuple des oiseaux,
Au beau serin échut le meilleur apanage :
A l'abri des saisons, à l'abri de l'outrage,
Logé comme un seigneur, il ignore mes maux;
Tandis que, mouillé par l'orage,
Je grelotte sur des roseaux,
Il vit en très-grand personnage,
Il se mire dans des trumeaux,
Son bon maître l'aime à la rage,
Il le nourrit de sucre ou d'excellent biscuit.
Tandis qu'en ce maudit village
A coups de feu l'on me poursuit,
Que j'erre comme un misérable,
De cent caresses on l'accable.
Sort cruel, où m'as-tu réduit?
Que ne suis-je né son semblable! »
Notre gentil serin, quoique sans truchement,
Comprit maître moineau, je ne sais trop comment.
Un serin du bel air, qui vit dans le grand monde,
Fût-il même tant soit peu sot,
Doit deviner à demi-mot
Les autres oiseaux de la ronde.
Il répondit au gros moineau,
Dans son dialecte d'oiseau :
« Ami, ta cervelle est timbrée,
Tu parle avec esprit, mais tu raisonnes mal.
Ma cage richement dorée
Te rend en secret mon rival;
<124>Ah! dans la plus superbe cage,
Ces fers et ma captivité
Me font sentir le poids d'un pénible esclavage.
Que m'importe la vanité?
Sois satisfait de ton partage :
Point de bonheur sans liberté. »
ÉPIGRAMME I.
Chez un malade on mande un assassin;
Il le tua, c'est la vieille coutume.
Mais sur ceci, ce qu'aucun ne présume,
C'est que d'effroi mourut le médecin.
ÉPIGRAMME II.
Auguste fait dans huit jours banqueroute,126-a
Disait à Dresde un jeune gars français.
On répondit : « Vous n'y voyez donc goutte?
Ah! pour du mal, le Roi n'en fit jamais;
Mais c'est son page et son vilain laquais. »126-b
ÉPIGRAMME III.
Un vieux soudard, revenant de campagne,
Trouva chez lui sa fidèle compagne
Qui, dans ce temps seule toutes les nuits,
Fit un poupon pour charmer ses ennuis.
Sur quoi le gars dans la maison à bruire,
Quand sa Junon, qui savait le conduire,
Lui dit : « Pourquoi tous deux nous quereller?
Lorsque, suivant ta rage furibonde,
Tu travaillais à détruire le monde,
N'ai-je raison, moi, de le repeupler? »
ÉPIGRAMME IV.
Certain quidam qui n'était déniaisé
S'écriait : « On me déshonore!
Ah! je suis actéonisé
Par ma femelle, que j'abhorre. »
Un sien ami, d'un air rêveur,
Lui dit : « Va, prends de l'ellébore,
D'être cocu n'est pas si grand malheur;
Tu méritais peut-être pis encore :
Où diable aussi places-tu ton honneur? »
ÉPIGRAMME V.
Un monstre féminin, fléau de son mari,
L'avait persécuté du jour qu'il l'avait pris
Jusqu'au jour que la mort un beau matin l'eut frite.
Le veuf s'en désespérait fort;
Ses amis lui disaient : Vous la pleurez à tort.
- C'est que je crains, dit-il, qu'elle ne ressuscite.
ÉPIGRAMME VI.
Un Ottoman ambassadeur
Vint, de la part du Grand Seigneur,
A Vienne, cour très-haut huppée.
Des présents leur fit par honneur :
Il donna, je crois par erreur,
A l'Impératrice l'épée,
Et la quenouille à l'Empereur.
LETTRES EN VERS ET PROSE.[Titelblatt]
<132><133>LETTRE I. A JORDAN.
De l'an 1743.
Lorsque tu parles de canons,
Colin doit parler d'astrolabes,
Lise, des courbes, des Newtons,
Et moi, je ferai des chansons
En langues grecques et arabes.
Qu'un chacun garde ses oisons,
Crois-moi, c'est le seul parti sage :
Trop heureux, si nous remplissons
Comme il faut un seul personnage!
Je ne dis point que tu ne sois pas un excellent scribe, un Atlas de bibliothèque, un savant jovial, un terrible Grec, un galant doué de tous les talents que possédait défunt l'âne de Lucien : je me renferme modestement à soutenir que tu n'es point un Bélidor133-a en artillerie. J'ai pensé étouffer de rire en lisant ta lettre. Un tourneur s'offre à faire des canons, et s'adresse à Jordan. Crois-moi, mon ami, <134>ne communique point ce secret, et fais travailler cet artiste pour ton arsenal. A la première dispute littéraire qui te surviendra, braque ta grosse artillerie contre ton adversaire, et crie-lui : Ultima ratio Jordani!134-a
Je suis ici134-b depuis quelques jours; je ne vois que des remparts, je n'entends que le tonnerre des fusils, je ne me promène que dans des mines, et je ne respire que du soufre. Que peux-tu attendre de moi sinon une lettre bien martiale? Cependant je compte de retrouver à Berlin des plaisirs plus doux et d'y souper gaiement entre Mécène-Jordan et Pollion-Césarion. Adieu, mon ami; profite du temps, car il s'envole.
<135>LETTRE II. A VOLTAIRE.
Du 22 de février 1747.
Vous n'avez donc point fait votre Sémiramis pour Paris? On ne se donne pas non plus la peine de travailler avec soin une tragédie pour la laisser vieillir dans un portefeuille. Je vous devine : avouez donc que cette pièce a été composée pour notre théâtre de Berlin. A coup sûr, c'est une galanterie que vous me faites, et que votre discrétion ou votre modestie vous empêche d'avouer. Je vous en fais mes remercîments à la lettre, et j'attends la pièce pour l'applaudir, car on peut se récrier d'avance quand il s'agit de vos ouvrages. Il n'y a qu'une injustice extrême de la part du public, ou plutôt les intrigues et les cabales, qui peuvent vous enlever les louanges que vous méritez. Voilà donc votre goût décidé pour l'histoire : suivez, puisqu'il le faut, cette impulsion étrangère; je ne m'y oppose pas. L'ouvrage135-a qui m'occupe n'est point dans le genre de mémoires, ni de commentaires; mon personnel n'y entre pour rien. C'est une fatuité en tout homme de se croire un être assez remarquable pour que tout l'uni<136>vers soit informé du détail de ce qui concerne son individu. Je peins en grand le bouleversement de l'Europe; je me suis appliqué à crayonner les ridicules et les contradictions que l'on peut remarquer dans la conduite de ceux qui la gouvernent. J'ai rendu le précis des négociations les plus importantes, des faits de guerre les plus remarquables; et j'ai assaisonné ces récits de réflexions sur les causes des événements et sur les différents effets qu'une même chose produit quand elle arrive dans d'autres temps ou chez différentes nations. Les détails de guerre que vous dédaignez sont sans doute ces longs journaux qui contiennent l'ennuyeuse énumération de cent minuties; et vous avez raison sur ce sujet. Cependant il faut distinguer la matière de l'inhabileté de ceux qui la traitent pour la plupart du temps. Si on lisait une description de Paris où l'auteur s'amusât à donner l'exacte dimension de toutes les maisons de cette ville immense, et où il n'omît pas jusqu'au plan du plus vil brelan, on condamnerait ce livre et l'auteur au ridicule, mais on ne dirait pas pour cela que Paris est une ville ennuyeuse. Je suis du sentiment que de grands faits de guerre, écrits avec concision et vérité, qui développent les raisons qu'un chef d'armée a eues en se décidant, et qui exposent, pour ainsi dire, l'âme de ses opérations; je crois, je le répète, que de pareils mémoires doivent servir d'instruction à tous ceux qui font profession des armes. Ce sont des leçons qu'un anatomiste fait à des sculpteurs, qui leur apprennent par quelles contractions des muscles les membres du corps humain se remuent. Tous les arts ont des exemples et des préceptes : pourquoi la guerre, qui défend la patrie et sauve les peuples d'une ruine prochaine, n'en aurait-elle pas?
Si vous continuez à écrire sur ces dernières guerres, ce sera à moi à vous céder ce champ de bataille; aussi bien mon ouvrage n'est-il pas fait pour le public.
J'ai pensé très-sérieusement trépasser, ayant eu une attaque d'apo<137>plexie imparfaite; mon tempérament et mon âge m'ont rappelé à la vie. Si j'étais descendu là-bas, j'aurais guetté Lucrèce et Virgile jusqu'au moment que je vous aurais vu arriver, car vous ne pourrez avoir d'autre place dans l'Élysée qu'entre ces deux messieurs-là. J'aime cependant mieux vous appointer dans ce monde-ci : ma curiosité sur l'infini et sur les principes des choses n'est pas assez grande pour me faire hâter le grand voyage. Vous me faites espérer de vous revoir; je ne m'en réjouirai que quand je vous verrai, car je n'ajoute pas grand' foi à ce voyage. Cependant vous pouvez vous attendre à être bien reçu,
Car je t'aime toujours, tout ingrat et vaurien,
Et ma facilité fait grâce à ta faiblesse
Je te pardonne tout avec un cœur chrétien.137-a
Le duc de Richelieu137-b a vu des dauphines, des fêtes, des cérémonies et des fats : c'est le lot d'un ambassadeur. Pour moi, j'ai vu le petit Paulmi,137-b aussi doux qu'aimable et spirituel. Nos beaux esprits l'ont dévalisé en passant, et il a été obligé de nous laisser une comédie charmante, qui a eu assez de succès à sa représentation. Il doit être à présent à Paris. Je vous prie de lui faire mes compliments, et de lui dire que sa mémoire subsistera toujours ici avec celle des gens les plus aimables.
<138>Vous avez prêté votre Pucelle à la duchesse de Würtemberg : apprenez qu'elle l'a fait copier pendant la nuit. Voilà les gens à qui vous vous confiez; et les seuls qui méritent votre confiance, ou plutôt à qui vous devriez vous abandonner tout entier, sont ceux avec lesquels vous êtes en défiance. Adieu; puisse la nature vous donner assez de force pour venir dans ces pays-ci, et vous conserver encore de longues années pour l'ornement des lettres et pour l'honneur de l'esprit humain.
<139>LETTRE III. A VOLTAIRE.
Du 24 d'avril 1747.
Vous rendez la Mort si galante
Et le Tartare si charmant,
Que cette image décevante
Séduit mon esprit, et le tente
D'en tâter pour quelque moment;
Mais de cette demeure sombre,
Où Proserpine avec Pluton
Gouvernent le funeste nombre
D'habitants du noir Phlégéthon,
Je n'ai point vu revenir d'ombre.
J'ignore si dans ce canton
Les beaux esprits ont le bon ton,
Et ce voyage est de nature
Qu'en s'embarquant avec Caron
La retraite n'est pas trop sûre.
<140>Laissons donc à la fiction
La tranquille possession
Du royaume de l'autre monde,
Source où l'imagination,
En nouveautés toujours féconde,
Puise le système où se fonde
La populaire opinion.
Qu'un fanatique ridicule
Y place son plus doux espoir;
Qu'on prépare pour ce manoir
Un quidam que la fièvre brûle,
S'il faut lui dorer la pilule
Pour l'envoyer tout consolé,
Bien lesté, pieusement huilé,
Passer en pompe triomphale
Aux bords de la rive infernale :
Moi, qui ne suis point affublé
De vision théologale,
Je préfère à l'onde infernale
La solide réalité
Des voluptés de cette vie.
Je laisse la félicité
Dont on prétend qu'elle est suivie
A tout fanatique entêté
Dont l'âme, au plaisir engourdie,
Ne vit que dans l'éternité;
A cette engeance triste et folle
Des Malebranches de l'école,
Grands alambiqueurs d'arguments,
Dont la raison et le bon sens
<141>Subtilement des bancs s'envole.
Ah! puisse un Astolphe nouveau,
Ayant pitié de leur cerveau,
Leur en rapporter la fiole!141-a
Pour moi, qui me ris de ces fous,
Je m'abandonne sans faiblesse
Aux plaisirs que m'offrent mes goûts;
Et, lorsque mon démon m'oppresse,
Aux riches sources du Permesse
J'ose encor puiser quelquefois.
Mais l'âge fane ma jeunesse,
Mon front, sillonné par ses doigts.
M'apprend, hélas! que la vieillesse
Vient pour me ranger sous ses lois.
Adieu, beaux jours, plaisirs, folie,
Brillante imagination;
Enfant de mon naissant génie,
Adieu, pétillante saillie;
Vos charmes sont hors de saison,
Et la sagesse, me dit-on,
Doit sur la physionomie
D'un républicain de Platon
Imprimer l'air froid de Caton.
Adieu, beaux vers, douce harmonie,
Frénétique métromanie,
Immortelle cour d'Apollon,
Qui jurez dans la compagnie
De la pourpre et de la raison :
<142>Ma muse, du Pinde proscrite,
M'avertit que son dieu la quitte.
Ainsi donc j'abandonnerai
Cette brillante carrière;
Mais tant que vous la remplirez,
Appuyé sur la barrière,
Battant des mains, j'applaudirai.
Je vous rends un peu de laiton pour de l'or tout pur que vous m'envoyez. Il n'est en vérité rien au-dessus de vos vers. J'en ai vu que vous adressez à Algarotti,142-a qui sont charmants; ceux qui sont pour moi142-b sont encore au-dessus des autres. La Sémiramis m'est parvenue en même temps, remplie de grandes beautés de détail et de ces superbes tirades de vers qui confirment le goût décidé que j'ai pour vos ouvrages. Je ne sais pas cependant si les spectres et les ombres mettront dans cette pièce le pathétique que vous vous en promettez. L'esprit du dix-huitième siècle se prête à ce merveilleux lorsqu'il est mis en récit; c'est un peu hasarder que de le mettre en action, et je doute que l'ombre du grand Ninus fasse des prosélytes. Un public qui croit à peine en Dieu doit rire des démons lorsqu'il leur voit jouer un rôle sur le théâtre. Je hasarde peut-être trop que de vous exposer mes doutes sur un morceau dont je ne suis pas juge compétent. Si c'était quelque manifeste, quelque alliance, ou quelque traité de paix, peut-être pourrais-je en raisonner plus à mon aise et bavarder politique, ce qui est le plus souvent travestir en héroïsme la fourberie des hommes. Je me suis enfoncé à présent dans l'histoire : je l'étudie et je l'écris,142-c plus curieux de connaître celle des autres que de savoir la fin de la mienne, me portant mieux à présent, vous con<143>servant toujours mon estime, et étant toujours dans les dispositions de vous recevoir ici avec empressement. Adieu.
Faites, je vous prie, mes compliments à madame du Châtelet, et remerciez-la de la part qu'elle prend à ce qui me regarde.
<144>LETTRE IV. A VOLTAIRE.
De Potsdam, le 29 novembre 1748.
En vain veux-je vous arrêter,
Partez donc, indiscrète Muse;
Allez vous-même déclamer
Vos vers, que Vaugelas récuse,
Et chez l'Homère des Français
Etaler l'amas des portraits
Qu'a peints votre verve diffuse.
Quels sont vos étranges exploits!
A-t-on jamais entendu l'âne
Provoquer de sa voix profane
Le chantre aimable de nos bois?
Et vous, babillarde caillette,
Allez, sans raison, sans sujet,
Auprès du plus fameux poëte,
Afin d'exciter sa trompette
Par les sons de mon flageolet.
Partez donc, je n'y sais que faire.
Puisqu'il le faut, voyez, Voltaire,
<145>Le fatras énorme et complet
De mille rimes insensées
Qui, malgré moi, comme il leur plaît,
Ont défiguré mes pensées;
Mais surtout gardez le secret.
Voilà la façon dont j'ai parlé à ma muse, ou à mon esprit; j'y ajoutais encore quelques réflexions. Voltaire, leur disais-je, est malheureux : un libraire avide de ses ouvrages ou quelque éditeur familier lui volera un jour sa cassette, et vous aurez le malheur, mes vers, de vous y trouver et de paraître dans le monde malgré vous. Mais sentant que cette réflexion n'était qu'un effet de l'amour-propre, j'opinai pour le départ des vers, trouvant dans le fond que ces laborieux ouvrages, au lieu de trouver une place dans votre cassette, serviraient mieux dans la tabagie du roi Stanislas. Qu'on les brûle; c'est la plus belle mort qu'ils peuvent attendre. A propos du roi Stanislas, je trouve qu'il mène une vie fort heureuse. On dit qu'il enfume madame du Châtelet et le gentilhomme de chambre ordinaire de Louis XV, c'est-à-dire qu'il ne peut se passer de vous deux. Cela est raisonnable, cela est bien. Le sort des hommes est bien différent. Tandis qu'il jouit de tous les plaisirs, moi, pauvre fou, peut-être maudit de Dieu, je versifie. Passons à des sujets plus graves. Savez-vous bien que je me suis mis en colère contre vous, et cela tout de bon? Comment pourrait-on ne point se fâcher? car
Du plus bel esprit de la France,
Du poëte le plus brillant,
Je n'ai reçu depuis un an
Ni vers ni pièce d'éloquence.
C'est, dit-on, que Sémiramis
L'a retenu dans Babylone.
Cette nouvelle Tisiphone
Fait-elle oublier des amis?
<146>Peut-être écrit-il de Louis
La campagne en exploits fameuse
Où, vainqueur de ses ennemis,
Les bords orgueilleux de la Meuse
Arborèrent les fleurs de lis.
Jamais l'ouvrage ne dérange
Un esprit sublime et profond;
D'où vient donc ce silence étrange?
On dirait qu'un beau jour Caron,
Inspiré par un mauvais ange,
Vous eût transporté chez Pluton,
Dans ce manoir funeste et sombre
Où le sot vaut l'homme d'esprit,
D'où jamais ne sortit une ombre,
Où l'on n'aime, ne boit, ni rit.
Cependant un bruit court en ville :
De Paris l'on mande tout bas
Que Voltaire est à Lunéville;
Mais quels contes ne fait-on pas?
Un instant m'en rappelle mille.
Deux rois, dit-on, sont vos galants :
L'un, roi sans peuple et sans couronne,
L'autre, si puissant qu'il en donne
A ses beaux-fils, à ses parents.
Au nombre des rois vos amants
J'en ajouterais un troisième;
Mais la décence et le bon sens
M'ont empêché depuis longtemps
De faire mention de moi-même.
Malgré ce silence, j'exciterai d'ici votre ardeur pour l'ouvrage. Je ne vous dirai point : « Vaillant fils de Télamon, ranimez aujourd'hui <147>votre courage, que tous vos généreux compagnons sont hors de combat, et que le sort des Grecs dépend de votre bras. »147-a Mais achevez l'histoire de Louis le Grand; et ayant eu l'honneur de donner à la France un Virgile, ajoutez-y la gloire de lui donner un Arioste.
Les nouvelles publiques m'ont mis de mauvaise humeur; je trouve que, comme vous n'êtes point à Paris, vous seriez tout aussi bien à Berlin qu'à Lunéville. Si madame du Châtelet est une femme à composition, je lui propose de lui emprunter son Voltaire à gage. Nous avons ici un gros cyclope de géomètre147-b que nous lui engagerons contre le bel esprit; mais qu'elle se détermine vite. Si elle souscrit au marché, il n'y a point de temps à perdre : il ne reste plus qu'un œil à notre homme, et une courbe nouvelle qu'il calcule à présent pourrait le rendre aveugle tout à fait avant que notre marché soit conclu. Faites-moi savoir sa réponse, et recevez en même temps de bonne part les profondes salutations que ma muse fait à votre puissant génie. Adieu.
<148>LETTRE V. A VOLTAIRE.
De Potsdam, le 13 février 1749.
Je reçois avec plaisir deux de vos lettres à la fois. Avouez-moi que ce grand envoi de vers vous a paru assez ridicule; il me semble que c'est un Thersite qui veut faire assaut de valeur contre un Achille. J'espérais qu'à vos lettres vous joindriez une critique de mes pièces, comme vous en usiez autrefois, lorsque j'étais habitant de Rheinsberg, où le pauvre Keyserlingk, que je regrette et que je regretterai toujours, vous admirait. Mais Voltaire, devenu courtisan, ne sait donner que des louanges; le métier en est, je l'avoue, moins dangereux. Ne pensez pas cependant que ma gloire poétique se fût offensée de vos corrections : je n'ai point la fatuité de présumer qu'un Allemand fasse de bons vers français.
La critique douce et civile
Pour un auteur est un grand bien;
Dans son amour-propre imbécile,
Sur ses défauts il ne voit rien.
Ce flambeau divin qui l'éclaire
Blesse à la vérité ses yeux,
<149>Mais bientôt il n'en voit que mieux,
Il corrige, il devient sévère.
Qui tend à la perfection,
Limant, polissant son ouvrage,
Distingue la correction
De la satire et de l'outrage.
Ayez donc la bonté de ne me point épargner; je sens que je pourrai faire mieux, mais il faut que vous me disiez comment.
Ne pensez-vous pas que de bien faire des vers est un acheminement pour bien écrire en prose? Le style n'en deviendrait-il pas plus énergique, surtout si l'on est sur ses gardes de ne point charger la prose d'épithètes, de périphrases, et de tours trop poétiques?
J'aime beaucoup la philosophie et les vers. Quand je dis philosophie, je n'entends ni la géométrie ni la métaphysique. La première, quoique sublime, n'est point faite pour le commerce des hommes; je l'abandonne à quelque rêve-creux d'Anglais : qu'il gouverne le ciel comme il lui plaira, je m'en tiens à la planète que j'habite. Pour la métaphysique, c'est, comme vous le dites très-bien, un ballon enflé de vent.149-a Quand on fait tant que de voyager dans ce pays-là, on s'égare entre des précipices et des abîmes; et je me persuade que la nature ne nous a point faits pour deviner ses secrets, mais pour coopérer au plan qu'elle s'est proposé d'exécuter. Tirons tout le parti que nous pouvons de la vie, et ne nous embarrassons point si ce sont des mobiles supérieurs qui nous font agir, ou si c'est notre liberté. Si cependant j'osais hasarder mon sentiment sur cette matière, il me semble que ce sont nos passions et les conjonctures dans lesquelles nous nous trouvons qui nous déterminent. Si vous voulez remonter ad priora, je ne sais point ce qu'on en pourra conclure. Je sens bien que c'est ma volonté qui me fait faire des vers, tant bons que<150> mauvais, mais j'ignore si c'est une impulsion étrangère qui m'y force; toutefois lui devrais-je savoir mauvais gré de ne pas mieux m'inspirer.
Ne vous étonnez point de mon Ode sur la Guerre;150-a ce sont, je vous assure, mes sentiments. Distinguez l'homme d'État du philosophe, et sachez qu'on peut faire la guerre par raison, qu'on peut être politique par devoir, et philosophe par inclination. Les hommes ne sont presque jamais placés dans le monde selon leur choix; de là vient qu'il y a tant de cordonniers, de prêtres, de ministres et de princes mauvais.
Si tout était bien assorti
Sur ce ridicule hémisphère,
L'ouvrier, quittant son outil,
Serait amiral ou corsaire,
Le roi peut-être charbonnier,
Le général, un maltôtier,
Le berger, maître de la terre,
L'auteur, un grand foudre de guerre.
Mais rassurons-nous là-dessus,
Chacun conservera sa place;
Le monde va par ses vieux us,
Et jusqu'à sa dernière race
On y verra mêmes abus.
A propos de vers, vous me demandez ce que je pense de la tragédie de Crébillon.150-b J'admire l'auteur de Rhadamiste, d'Électre et de Sémiramis, qui sont de toute beauté; et le Catilina de Crébillon me paraît l'Attila de Corneille, avec la différence que le moderne est bien au-dessus de son prédécesseur pour la fabrique des vers. Il paraît que Crébillon a trop défiguré un trait de l'histoire romaine dont les<151> moindres circonstances sont connues. De tout son sujet, Crébillon ne conserve que le caractère de Catilina. Cicéron, Caton, la république romaine et le fond de la pièce, tout est si fort changé et même avili, que l'on n'y reconnaît rien que les noms. Par cela même Crébillon a manqué d'intéresser ses auditeurs. Catilina y est un fourbe furieux que l'on voudrait punir, et la république romaine, un assemblage de fripons pour lesquels on est indifférent. Il fallait peindre Rome grande, et les supports de sa liberté aussi généreux que sages et vertueux; alors le parterre serait devenu citoyen romain, et aurait tremblé avec Cicéron sur les entreprises audacieuses de Catilina. De plus, il n'y a aucun endroit où le projet de la conjuration soit clairement développé; on ignore quel était le véritable dessein de Catilina, et il me semble que sa conduite est celle d'un homme ivre. Vous aurez remarqué encore que les interlocuteurs changent presque à chaque scène; il semble qu'ils n'y viennent que pour faire varier de dialogue à Catilina. On peut retrancher de la pièce, sans y rien changer, Lentulus et les ambassadeurs gaulois, qui ne sont que des personnages inutiles, pas même épisodiques. Le quatrième acte est le plus mauvais de tous; ce n'est qu'un persifflage. Et dans le cinquième acte, Catilina vient se tuer dans le temple, parce que l'auteur avait besoin d'une catastrophe; il n'y a aucune raison valable qui l'amène là; il semble qu'il devait sortir de Rome, comme fit effectivement le vrai Catilina.
Ce n'est que la beauté de l'élocution et le caractère de Catilina qui soutiennent cette pièce sur le théâtre français. Par exemple, lorsque Catilina est amoureux, c'est comme un conjuré rempli d'ambition doit l'être :
C'est l'ouvrage des sens, non le faible de l'âme.
Quelle force n'y a-t-il pas dans ces caractères rapides de Cicéron et de Caton :
Timide, soupçonneux et prodigue de plaintes! etc.
<152> En un mot, cette pièce me paraît un dialogue divinement rimé Souvenez-vous cependant que la critique est aisée, et que l'art est difficile.152-a
Je n'ai compté vous revoir que cet été; si cela se peut, et que vous fassiez un tour ici au mois de juin ou de juillet, cela me fera beaucoup de plaisir. Je vous promets la lecture d'un poëme épique152-b de quatre mille vers ou environ, dont Valori est le héros; il n'y manque que cette servante qui alluma dans vos sens des feux séditieux que sa pudeur sut réprimer vivement.152-c Je vous promets même des belles plus traitables. Venez sans dents, sans oreilles, sans yeux et sans jambes, si vous ne le pouvez autrement; pourvu que ce je ne sais quoi qui vous fait penser et qui vous inspire de si belles choses soit du voyage, cela me suffit.
Je recevrai volontiers les fragments des campagnes de Louis XV, mais je verrai avec plus de satisfaction encore la fin du Siècle de Louis XIV. Vous n'achevez rien, et cet ouvrage seul ferait la réputation d'un homme. Il n'y a plus que vous de poëte français, et que Voltaire et Montesquieu152-d qui écrivent en prose. Si vous faites divorce avec les Muses, à qui sera-t-il désormais permis d'écrire? ou, pour mieux dire, de quel ouvrage moderne pourra-t-on soutenir la lecture?
Ne boudez donc point avec le public, et n'imitez point le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, qui punit le crime des pères jusqu'à la quatrième génération. Les persécutions de l'envie sont un tribut que le mérite paye au vulgaire. Si quelques misérables auteurs clabaudent contre vous, ne vous imaginez pas que les nations et la postérité en seront les dupes; marque de cela, malgré la vétusté des<153> temps, nous admirons encore les chefs-d'œuvre d'Athènes et de Rome, les cris d'Eschine n'obscurcissent point la gloire de Démosthène, et, quoi qu'en dise Lucain, César passe et passera pour un des plus grands hommes que l'humanité ait produits. Je vous garantis que vous serez divinisé après votre mort. Cependant ne vous hâtez point de devenir dieu; contentez-vous d'avoir votre apothéose en poche, et d'être estimé de toutes les personnes qui sont au-dessus de l'envie et des préjugés, au nombre desquelles je vous prie de me compter.
<154>LETTRE VI. A VOLTAIRE.
De Potsdam, le 5 mars 1749.
Il y a de quoi purger toute la France avec les pilules que vous me demandez, et de quoi tuer vos trois Académies. Ne vous imaginez pas que ces pilules soient des dragées; vous pourriez vous y tromper. J'ai ordonné à Darget de vous envoyer de ces pilules qui ont une si grande réputation en France, et que le défunt Stahl154-a faisait faire par son cocher. Il n'y a ici que les femmes grosses qui s'en servent. Vous êtes en vérité bien singulier de me demander des remèdes, à moi qui fus toujours un athée en fait de médecine.
Quoi! vous avez l'esprit crédule
Vis-à-vis de vos médecins,
Qui, pour vous dorer la pilule,
N'en sont pas moins des assassins!
Vous n'avez plus qu'un pas à faire,
Et je vois mon dévot Voltaire
Nasiller chez les capucins.
Faites ce que vous pouvez pour vous guérir : il n'y a de vrai bien dans ce monde que la santé. Que ce soient les pilules, le séné,<155> ou les clystères, qui vous rétablissent, peu importe; les moyens sont indifférents, pourvu que j'aie encore le plaisir de vous entendre, car il ne sera plus possible de vous voir, vous devez être tout à fait invisible à présent.
Malgré la Sorbonne plénière,
J'avais fermement dans l'esprit
Que l'homme n'est qu'une matière
Qui naît, végète, et se détruit.
De cette opinion qu'on blâme
Je reconnais enfin les torts;
Car j'admire votre belle âme,
Et je ne vous crois plus de corps.
Je vous envoie encore une Épître155-a qui contient l'apologie de ces pauvres rois contre lesquels tout l'univers glose, en enviant cent fois leur fortune prétendue. J'ai d'autres ouvrages que je vous enverrai successivement; c'est mon délassement que de faire des vers. Si je pèche du côté de l'élocution, du moins trouverez-vous des choses dans mes Épîtres, et point de ce paralogisme vain, de cette crême fouettée qui n'étale que des mots et point de pensées. Ce n'est qu'à vous autres Virgiles et Horaces français qu'il est permis d'employer cet heureux choix de mots harmonieux,155-b cette variété de tours, de passer naturellement du style sérieux à l'enjoué, et d'allier les fleurs de l'éloquence aux fruits du bon sens.
Nous autres étrangers, qui ne renonçons pas pour notre part à la raison, nous sentons cependant que nous ne pouvons jamais atteindre à l'élégance et à la pureté que demandent les lois rigoureuses de la poésie française. Cette étude demande un homme tout entier. Mille devoirs, mille occupations me distraient. Je suis un galérien enchaîné sur le vaisseau de l'État, ou comme un pilote qui n'ose ni quitter le<156> gouvernail, ni s'endormir, sans craindre le sort du malheureux Palinure.156-a Les Muses demandent des retraites et une entière égalité d'âme dont je ne peux presque jamais jouir. Souvent, après avoir fait trois vers, on m'interrompt; ma muse se refroidit, et mon esprit ne se remonte pas facilement. Il y a de certaines âmes privilégiées qui font des vers dans le tumulte des cours comme dans les retraites de Cirey, dans les prisons de la Bastille comme sur des paillasses en voyage. La mienne n'a pas l'honneur d'être de ce nombre : c'est un ananas qui porte dans des serres, et qui périt en plein vent.
Adieu; passez par tous les remèdes que vous voudrez, mais surtout ne trompez pas mes espérances, et venez me voir. Je vous promets une couronne nouvelle de nos plus beaux lauriers, une servante pucelle à votre usage, et des vers en votre honneur.
<157>LETTRE VII. A VOLTAIRE.
De Sans-Souci, ce 15 juillet 1749.
Des lois de l'homicide Mars
Belle-Isle peut m'instruire en maître;
Mais du bon goût et des beaux-arts
Il n'est que vous qui pouvez l'être,
Vous, qui parlez comme les dieux
Leur sublime et charmant langage,
Vous, qu'un talent victorieux
Rend immortel par chaque ouvrage,
Vous, qui menez vingt arts de front,
Et qui joignez dans votre style
A la prose de Cicéron
Des vers tels qu'en faisait Virgile.
Je ne veux que vous pour maître en tout ce qui regarde la langue, le goût, et le département du Parnasse. Il faut que chacun fasse son métier. Lorsque le maréchal de Belle-Isle157-a vétillera sur la pureté du langage, Brühl donnera des leçons militaires et fera des commen<158>taires sur les campagnes du grand Turenne, et je composerai un traité sur la vérité de la religion chrétienne.
Votre Académie devient plaisante dans ses choix : ces juges de la langue française vont abandonner Vaugelas158-a pour leur bréviaire,158-a cela paraît un peu singulier aux étrangers.
Enfin donc votre Académie
Va faire un couvent de dévots;
L'art de penser et le génie
En sont exclus par des cagots.
Qui veut le suffrage et l'estime
De ces quarante perroquets
N'a qu'à savoir son catéchisme,
Au demeurant point de français.
De cette cohue indocile,
Apollon et les doctes Sœurs
N'honoreront de leurs faveurs
Que Richelieu, vous et Belle-Isle.
Vous êtes, mon cher Voltaire, comme les mauvais chrétiens; vous renvoyez votre conversion d'un jour à l'autre. Après m'avoir donné des espérances pour l'été, vous me remettez à l'automne. Apparemment qu'Apollon, comme dieu de la médecine, vous ordonne de présider aux couches de madame du Châtelet. Le nom sacré de l'amitié m'impose silence, et je me contente de ce qu'on me promet.
Je corrige à présent une douzaine d'épîtres que j'ai faites, et quelques petites pièces, pour qu'à votre arrivée vous y trouviez un peu moins de fautes.
Vous pourrez voir, par l'argument de mon poëme, quel est le sujet. Le fond de l'histoire est vrai : Darget, alors secrétaire de Valori, fut enlevé de nuit, par un partisan autrichien, dans une chambre<159> voisine de celle où couchait son maître. La surprise de Franquini fut extrême quand il s'aperçut qu'il tenait ce secrétaire au lieu de l'ambassadeur. Tout ce qui entre d'ailleurs dans ce poëme n'est que fiction. Vous le verrez ici, car il n'est pas fait pour être vu en public. Si j'avais le crayon de Raphaël et le pinceau de Rubens, j'essayerais mes forces en peignant les grandes actions des hommes; mais avec les talents de Callot on ne fait que des caricatures et des charges.
J'ai vu ici le héros de la France,159-a ce Saxon, ce Turenne du siècle de Louis XV. Je me suis instruit par ses discours, non pas dans la langue française, mais dans l'art de la guerre. Ce maréchal pourrait être le professeur de tous les généraux de l'Europe. Il a vu nos spectacles, à l'occasion de quoi il m'a dit qu'une nouvelle comédie que vous avez donnée au théâtre, nommée Nanine, y avait eu beaucoup de succès. J'étais étonné d'apprendre qu'il paraissait de vos ouvrages dont j'ignorais jusqu'au nom. Autrefois je les voyais; à présent j'apprends par d'autres ce que l'on en dit, et je ne les reçois qu'après que les libraires en ont fait une seconde édition. Je vous sacrifie tous mes griefs, si vous venez ici. Sinon, craignez l'épigramme; le hasard peut m'en fournir une bonne. Un poëte, quelque mauvais qu'il soit, est un animal qu'il faut ménager.
Adieu; j'attends la chute des feuilles avec cette impatience qu'on attend au printemps le moment de les voir éclore.
<160>LETTRE VIII. A VOLTAIRE.160-a
Dans votre prose délicate
Vous avancez très-poliment
Que je ne suis qu'un automate,
Un stoïque sans sentiment.
Mes larmes coulent pour Électre,
Je suis sensible à l'amitié;
Mais le plus héroïque spectre
Ne m'inspire que la pitié.
Votre cardinal Quirini est bien digne du temps des spectres et des sortiléges. Vous connaissez votre monde, et c'était bien s'adresser de lui dire que, tout catholique étant obligé de croire aux miracles, le parterre se trouvait en conscience obligé de trembler devant l'ombre de Ninus. Je vous réponds que le bibliothécaire de Sa Sainteté approuvera fort cette doctrine orthodoxe. Pour moi, qui ne suis qu'un maudit hérétique, vous me permettrez d'être d'un sentiment différent, et de vous dire ingénument ce que je pense de votre tragédie. Quelque détour que vous preniez pour cacher le nœud de Sémiramis, ce n'en est pas moins l'ombre de Ninus : c'est cette ombre qui inspire <161>des remords dévorants à sa veuve parricide; c'est l'ombre qui permet galamment à la veuve de convoler en secondes noces; l'ombre fait entendre du fond de son tombeau une voix gémissante à son fils; il fait mieux, il vient en personne effrayer le conseil de la Reine et atterrer la ville de Babylone; il arme enfin son fils du poignard dont Ninias assassine sa mère. Il est si vrai que défunt Ninus fait le nœud de votre tragédie, que, sans les rêves et les apparitions différentes de cette âme errante, la pièce ne pourrait pas se jouer. Si j'avais un rôle à choisir dans cette tragédie, je prendrais celui du revenant : il y fait tout. Voilà ce que vous dit la critique; l'admiration ajoute avec la même sincérité que les caractères sont soutenus à merveille, que la vérité parle par vos acteurs, que l'enchaînure des scènes est faite avec un grand art. Sémiramis inspire une terreur mêlée de pitié; le féroce et artificieux Assur, mis en opposition avec le fier et généreux Ninias, forme un contraste admirable; on déteste le premier, aussi ne lui arrive-t-il aucune catastrophe dans l'action, parce qu'elle n'aurait produit aucun effet; on s'intéresse à Ninias, mais on est étonné de la façon dont il tue sa mère; c'est le moment où il faut se faire la plus forte illusion; on est un peu fâché contre Azéma qu'elle porte des paquets, et que ses quiproquo soient la cause de la catastrophe. Toute la pièce est versifiée avec force; les vers me paraissent de la plus belle harmonie, et dignes de l'auteur de la Henriade. J'aime mieux cependant lire cette tragédie que de la voir représenter, parce que le spectre me paraîtrait risible, et que cela serait contraire au devoir que je me suis proposé de remplir exactement, de pleurer à la tragédie et de rire à la comédie.
Du temps de Plaute et d'Euripide,
Le parterre morigéné
Suivait ce goût sage et solide;
Par malheur, il est suranné.
<162>Vous dirai-je encore un mot sur la tragédie? Les grandes passions me plaisent sur le théâtre; je sens une satisfaction secrète lorsque l'auteur trouve le moyen de remuer et de transporter mon âme par la force de son éloquence. Mais ma délicatesse souffre lorsque les passions héroïques sortent de la vraisemblance; les machines sont trop outrées dans un spectacle raisonnable; au lieu d'émouvoir, elles deviennent puériles. S'il fallait opter, j'aimerais mieux dans la tragédie moins d'élévation et plus de naturel.
Le sublime outré donne dans l'extravagance. Charles XII a été le seul homme de tout ce siècle qui eût ce caractère théâtral; mais, pour le bonheur du genre humain, les Charles XII sont rares. Il y a une Mariane de Tristan qui commence par ce vers :
Fantôme injurieux qui troubles mon repos ....
Ce n'est pas certainement comme nous autres parlons; apparemment que c'est le langage des habitants de la lune. Ce que je dis des vers doit s'entendre également de l'action : pour qu'une tragédie me plaise, il faut que les personnages ne montrent que les passions telles qu'elles sont dans des hommes vifs et dans des hommes vindicatifs; il ne faut dépeindre les hommes ni comme des démons ni comme des anges, car ils ne sont ni l'un ni l'autre, mais puiser leurs traits dans la nature.
Pardon, mon cher Voltaire, de cette discussion; je vous parle comme faisait la servante de Molière, je vous rends compte des impressions que les choses font sur mon âme ignorante.
J'ai trouvé, dans le volume que je viens de recevoir, l'Éloge162-a que vous faites des officiers qui ont péri dans cette guerre, ce qui est digne de vous; et j'ai été surpris que nous nous soyons rencontrés, sans le savoir, dans le choix du même sujet. Les regrets que me causait la perte de quelques amis me firent naître l'idée de leur payer au moins après leur mort un faible tribut de reconnaissance; et je<163> composai un petit ouvrage163-a où le cœur eut plus de part que l'esprit. Mais ce qu'il y a de singulier, c'est que le mien est en vers, et celui du poëte, en prose. Racine n'eut de sa vie de triomphe plus éclatant que lorsqu'il traitait le même sujet que Pradon.163-b J'ai vu combien mon barbouillage était inférieur à votre Éloge; votre prose apprend à mes vers comme ils auraient dû s'énoncer.
Quoique je sois de tous les mortels celui qui importune le moins les dieux par mes prières, la première que je leur adresserai sera conçue en ces termes :
O dieux, qui douez les poëtes
De tant de sublimes faveurs,
Ah! rendez vos grâces parfaites,
Et qu'ils soient un peu moins menteurs.
Si les dieux daignent m'exaucer, je vous verrai l'année qui vient, à Sans-Souci; et si vous êtes d'humeur de corriger de mauvais vers, vous trouverez à qui parler. Vale. Dans ce moment je reçois Nanine.
<164>LETTRE IX. A VOLTAIRE.
De Berlin, le 11 janvier 1700.
J'ai vu le roman de Nanine,
Élégamment dialogué,
Par hasard, je crois, relégué
Sur la scène aimable et badine
Où triomphèrent les écrits
De l'inimitable Molière.
Si sa muse fut la première,
Sur le théâtre de Paris,
Qui donna des grâces aux ris,
Gare qu'elle soit la dernière.
Il terrassa tous vos marquis,
Précieuses, faux beaux esprits,
Faux dévots à triple tonsure,
Nobles sortis de la roture,
Médecins, juges et badauds;
Molière voyait la nature,
Il en faisait de grands tableaux.
<165>Les goûts frelatés et nouveaux
Qu'introduisirent ses rivaux
Lassés de sa forte peinture,
A la place de nos défauts
Et d'une plaisante censure
Qui pouvait corriger nos mœurs,
Surent affadir de Thalie
Le propos léger, la saillie,
Dont sa morale est embellie;
Et pour comble de leurs erreurs,
Us déguisèrent Melpomène,
Qui vient sur la comique scène
Verser ses héroïques pleurs
Dans les atours d'une bourgeoise
Languissante, triste et sournoise.
Disant d'amoureuses fadeurs.
Dans cette nouvelle hérésie,
On connaît aussi peu le ton
Que doit avoir la comédie
Qu'on trouve la religion
Dans les traits de l'apostasie.
Comme vous n'avez pu réussir à m'attirer dans la secte de La Chaussée,165-a personne n'en viendra à bout. J'avoue cependant que vous avez fait de Nanine tout ce qu'on en pouvait espérer. Ce genre ne m'a jamais plu; je conçois bien qu'il y a beaucoup d'auditeurs qui aiment <166>mieux entendre des douceurs à la comédie que d'y voir jouer leurs défauts, et qui sont intéressés à préférer un dialogue insipide à cette plaisanterie fine qui attaque les mœurs. Rien n'est plus désolant que de ne pouvoir pas être impunément ridicule. Ce principe posé il faut renoncer à l'art charmant des Térence et des Molière, et ne se servir du théâtre que comme d'un bureau général de fadeurs où le public peut apprendre à dire, Je vous aime, de cent façons différentes. Mon zèle pour la bonne comédie va si loin, que j'aimerais mieux y être joué que de donner mes suffrages à ce monstre bâtard et flasque que le mauvais goût du siècle a mis au monde. Depuis Nanine je n'entends plus parler de vous; donnez donc au moins signe de vie.
Votre muse est-elle engourdie?
L'hiver a-t-il pu la glacer?
Le beau feu de votre génie
Ne saurait-il plus s'élancer?
Ah! c'est un feu que Prométhée
Sut dérober aux dieux jaloux;
De cette flamme respectée
Ne parlons jamais qu'à genoux.
Chez vous elle ne peut s'éteindre,
Mais pour que je n'ose m'en plaindre,
J'exige quelques vers de vous.
C'est un défi dans toutes les formes; vous passerez pour un lâche, si vous n'y répondez. L'esprit ni les vers ne vous coûtent rien; n'imitez donc pas les Hollandais, qui, ayant seuls des clous de girofle, n'en vendent que par faveur. Horace, votre devancier, envoyait des épîtres à Mécène autant qu'il en voulait. Virgile, votre aïeul, ne faisait pas des poëmes épiques pour tout le monde, mais bien des églogues. Mais vous, dans l'opulence de l'esprit, et possédant tous les trésors de l'imagination la plus brillante, vous êtes le plus grand avare d'esprit que je connaisse. Faut-il être aussi difficile pour quelques vers de<167> votre superflu qu'on vous demande? Ne me fâchez pas : mon impatience me pourrait tenir lieu d'Apollon, et peut-être ferais-je une satire sur les avares d'esprit. Mais si je reçois une lettre bien jolie, comme vous en laites souvent, j'oublierai mes sujets de plainte, et je vous aimerai bien. Adieu.
<168>LETTRE X. A VOLTAIRE.168-a
Quoi! vous envoyez vos écrits
Au frondeur de Sémiramis,
A l'incrédule qui de l'ombre
Du grand Ninus n'est point épris,
Qui, sur un ton caustique et sombre,
Ose juger vos beaux esprits!
Ce trait désarme ma colère :
Enfin je retrouve Voltaire,
Ce Voltaire des temps jadis,
Qui savait aimer ses amis,
Et qui surtout savait leur plaire.
Voilà une lettre comme j'en recevais autrefois de Cirey; je redouble d'envie de vous revoir, de vous parler de littérature, et de m'instruire de choses que vous seul pouvez m'apprendre. Je vous fais mes remercîments de votre nouvelle édition :168-b comme je savais vos vieilles épîtres par cœur, j'ai reconnu toutes les corrections et addi<169>tions que vous y avez faites; j'en ai été charmé. Ces épîtres étaient belles; mais vous y avez ajouté de nouvelles beautés, et surtout quelques transitions qui lient mieux les matières. Ne serait-ce point une faute d'impression que cet endroit de l'Epître de Maurepas que voici :
Il fut cent fois moins fou que ceux dont l'imprudence
Dans d'indignes mortels a mis sa confiance.169-a
Ne faudrait-il pas ont et leur? Pardon de ces vétilles grammaticales, mais j'aspire au purisme, et je veux m'instruire.
Vous accoutumerez le parterre à tout ce que vous voudrez; des vers de la beauté des vôtres peuvent par leur imposture faire illusion sur le fond des choses. Je suis curieux de voir Oreste, comment vous aurez remplacé Palamède,169-b et de quelles autres beautés vous aurez enrichi cette tragédie. Si vous pensiez à moi, vous me feriez la galanterie de me l'envoyer; je suis prévenu pour vous, il ne tient donc qu'à vous de recueillir mes applaudissements. Mais se soucie-t-on à Paris que des Vandales et des barbares sifflent ou battent des mains à Berlin?
Cet Éloge de nos officiers tués à la guerre me rappelle une anecdote du feu czar. Pierre Ier se mêlait de pharmacie et de médecine; il donnait des remèdes à ses courtisans malades, et lorsqu'il avait expédié quelque boyard pour l'autre monde, il célébrait ses obsèques avec magnificence, et honorait leur convoi funèbre de sa présence. Je me trouve à l'égard de ces pauvres officiers dans un cas à peu près semblable : des raisons d'État m'obligèrent à les exposer en ces périls où ils ont péri; pouvais-je faire moins que d'orner leurs tombeaux d'épitaphes simples et véritables? Venez au moins corriger ce morceau plein de fautes, pour lequel je m'intéresse plus que pour tous mes<170> autres ouvrages. Des affaires m'appellent en Prusse au mois de juin; mais du premier de juillet jusqu'au mois de septembre je pourrai disposer de mon temps, je pourrai étudier aux pieds de Gamaliel, je pourrai
Vous admirer et vous entendre,
Et du grand art de Cicéron,
De Thucydide et de Maron
M'instruire, et par vos soins apprendre
Le chemin du sacré vallon;
Mais pour y mériter un nom,
Du feu que votre esprit recèle
Daignez à ma froide raison
Communiquer une étincelle,
Et j'égalerai Crébillon.
Comment voulez-vous que je juge qui de vous ou de madame d'Aiguillon a raison? Si la duchesse produit le Testament politique du cardinal de Richelieu en original, il faudra bien l'en croire. Les grands hommes ne le sont ni tous les moments, ni en toute chose. Un ministre rassemblera toutes ses forces, il emploiera toute la sagacité de son esprit dans une affaire qu'il juge importante, et il marquera beaucoup de négligence dans une autre qu'il croit médiocre. Si je me représente le cardinal de Richelieu rabaissant les grands du royaume, en établissant solidement l'autorité royale; soutenant la gloire des Français contre des ennemis puissants et étrangers, en étouffant des guerres intestines; détruisant le parti des calvinistes, et faisant élever une digue à travers de la mer pour assiéger la Rochelle; si je me représente cette âme ferme, occupée des plus grands projets et capable des résolutions les plus hardies : le Testament politique me paraît trop puéril pour être son ouvrage. Peut-être étaient-ce des idées jetées sur le papier; peut-être l'ouvrage de sa vieillesse; peut-être ne voulait-il pas dire tout ce qu'il pensait, pour se faire regretter d'autant plus. Si<171> j'avais vécu avec ce cardinal, j'en parlerais plus positivement : à présent, je ne peux que deviner.
Des grandeurs et des petitesses,
Quelques vertus, plus de faiblesses.
Font le bizarre composé
Du héros le plus avisé.
Il jette un rayon de lumière,
Mais ce soleil, dans sa carrière,
Ne brille pas d'un feu constant :
L'esprit le plus puissant s'éclipse :
Richelieu fit un Testament,
Et Newton son Apocalypse.
Je ne souhaite, pour la nouvelle année, que de la santé et de la patience à l'auteur de la Henriade; s'il m'aime encore, je le verrai face à face, je l'admirerai à Sans-Souci, et je lui en dirai davantage.
<172>LETTRE XI. A VOLTAIRE.
De Potsdam, le 20 février 1750.
La nuit, compagne du repos,
De son crêp172-a couvrant la lumière,
Avait jeté sur ma paupière
Ses plus léthargiques pavots;
Mon âme était appesantie,
Et ma pensée anéantie,
Lorsqu'un songe, d'un vol léger,
Me fit passer comme un éclair
Aux bords fleuris de l'Élysée.
Là, sous un berceau toujours vert,
Je vis l'ombre immortalisée
De l'aimable Césarion.
Dans la plus vive émotion,
Je m'élançai soudain vers elle :
« O ciel! est-ce toi que je vois,
Disais-je, ami tendre et fidèle,
<173>Toi, que j'ai pleuré tant de fois,
Toi, de qui la perte cruelle
M'est encor récente et nouvelle? »
Là, dans ces transports véhéments.
Je vole à ses embrassements;
Mais trois fois cette ombre si chère,
Telle qu'une vapeur légère,
Semble s'échapper à mes sens.
« Le destin, qui de nous décide,
Défend à tous ses habitants,
Dit-il, d'approcher des vivants;
Mais j'ose te servir de guide,
C'est tout ce que je peux pour toi.
Vers ces demeures fortunées
Où les vertus sont couronnées
Je vais te mener; viens, suis-moi. »
Là, sous d'ombrages admirables
De myrtes mêlés de lauriers,
Je vis des plus fameux guerriers
Les fantômes incomparables :
« De ces illustres meurtriers
Fuyons, me dit-il, au plus vite;
Des beaux esprits cherchons l'élite. »
Plus loin, sous un bois d'oliviers
Entremêlés de peupliers,
Je vis Virgile avec Homère;
Tous deux paraissaient en colère.
Je vis Horace qui grondait,
Et Sophocle qui murmurait.
Une ombre qui de notre sphère
Dans ces lieux descendit naguère
<174>Tous quatre les entretenait;
Et j'entendis qu'elle contait
Qu'en ce monde certain Voltaire
De cent piques les surpassait.
C'était la divine Émilie,
Qui jusque dans ces lieux portait
L'image de ce qu'en sa vie
Le plus tendrement elle aimait.
Mais ces morts, entrant en furie,
Sentaient encor la jalousie,
Qui lutine les beaux esprits.
Ils avisèrent par folie
De venger leur gloire avilie;
Ils appelèrent à grands cris
Un monstre qu'on nomme l'Envie,
Sèche et décrépite harpie,
Qui hait la gloire et les écrits
De tous les nourrissons chéris
De Mars, d'Apollon, de Minerve.
« Allez, dirent-ils, à Paris,
Sur ce Voltaire et sur sa verve
Exercez toutes vos noirceurs;
Complotez, tramez des horreurs,
Allez soulever le Parnasse,
Que le moindre scribe croasse,
Envenimez les rimailleurs.
Il est coupable, il nous surpasse,
Punissez-le de son audace;
Que sans cesse en butte à vos traits,
Il déteste tous ses succès;
Embouchez le sifflet funeste,
<175>Et, soutenant nos intérêts,
Faites surtout tomber Oreste. »
Le monstre partit à l'instant;
Et moi, soudain tressaillissant,
D'abord je m'éveille, et mon songe
Dans l'obscurité se replonge.
Voilà ce que je songeais dernièrement, et je pensais me ranger du parti de ces bons poëtes trépassés. Ils n'ont pas tort d'être de mauvaise humeur : vous abusez trop étrangement du privilége de grand génie. Vous allez à la gloire par autant de chemins qui y mènent; vous me revenez comme ce conquérant qui croyait n'avoir rien fait tant qu'il restait encore une partie du monde à conquérir. Vous venez d'entamer les États de Molière; si vous le voulez fort, sa petite province sera dans peu conquise. Je vous remercie de ce nouvel Harpagon,175-a qui est selon moi une comédie de mœurs; si vous l'aviez faite plus longue, il y aurait eu apparemment plus d'intérêt.
Voyez combien je vous ménage : je ne vous importune point pour vous voir à présent; j'attends que Flore ait embelli ces climats, et que Pomone nous annonce d'abondantes moissons, pour vous prier d'entreprendre ce voyage; j'attends que mes lauriers aient poussé de nouvelles branches pour vous en couronner. Au moins souvenez-vous qu'après le duc de Richelieu, personne n'a des droits plus incontestables sur vous que votre tudesque confrère en Apollon. Vale.
<176><177>LE PALLADION, POËME GRAVE.[Titelblatt]
<178><179>AVERTISSEMENT.
Le marquis de Valori fait le nœud de tout le poëme; on suppose que le ciel l'a doué de cette rare faveur, que sa présence rend l'armée prussienne invincible. Les saints, qui se fourrent partout, révèlent ce secret au prince Charles de Lorraine; celui-ci tente le projet d'enlever le marquis; après quelques inutiles essais, Franquini, au lieu du marquis, enlève son secrétaire Darget, personnage qui joue son rôle comme un autre dans ce poëme. Les Prussiens, que Valori et la Discorde irritent, pour tirer vengeance de ce prétendu affront, livrent une sanglante bataille aux Autrichiens, où les saints, comme de raison, vont se mêler. Les Prussiens sont victorieux; le fruit qu'ils remportent de cette journée est l'échange de Darget contre un général des Autrichiens, fait prisonnier dans cette bataille. Le prince Charles renonce au projet d'enlever Valori, la rancune cesse, et ensuite l'harmonie se rétablit.
Si quelque lecteur malin ne trouve pas ce sujet assez héroïque pour l'épopée, nous le renvoyons au fameux poëme de la Guerre des rats, au Lutrin ou bien à Vert-vert; et en cas<180> que tous ces ouvrages immortels ne puissent ramener son sentiment, l'auteur prendra le parti de s'en consoler, assuré que la postérité ne pourra cesser d'admirer un ouvrage où elle trouvera fondus ensemble tous les poëmes épiques qui ont été faits depuis Noé jusqu'à nos jours. Pour donner plus de poids à l'ouvrage, on ne manquera pas de faire imprimer à la tête les lettres les plus exagérées de flatterie qu'on aura écrites à l'auteur sur ce sujet, et M. Euler,180-a qui a perdu un œil en calculant, perdra l'autre en résolvant l'important problème du nombre innombrable d'éclats de rire que le monde fera à la lecture de ce grave ouvrage.
<181>LE PALLADION, POËME GRAVE.
CHANT Ier.
Je ne suis né pour chanter des héros;
Un flageolet me tient lieu de trompette.
Pégase court et par monts et par vaux
Quand sur sa croupe il porte un vrai poëte;
Quand je le monte, il semble une mazette,
Le plus rétif de tous les animaux.
Je veux pourtant chanter de ma voix rauque
Ce Valori, ce fameux champion
Qui, par l'effet de son destin baroque,
Des Prussiens fut le palladion,
Et pour lequel se fit mainte blessure.
Quand les hussards, fins et rusés matois,
<182>De l'enlever essayant l'aventure,
Autour du camp venaient en tapinois.
O vous, divin et très-bavard Homère!182-a
Des rimailleurs et l'oracle et le père,
Qu'ont adoré tous vos commentateurs,
Gens ennuyeux, comme vous radoteurs,
Trompez pour moi le vigilant Cerbère,
Échappez-vous de ses sombres cachots;
Inspirez-moi des chants toujours nouveaux,
Qu'à l'Hélicon votre flambeau m'éclaire.
Par vous d'Achille on connaît la colère;
Mais cet Achille, encor qu'un grand héros,
Qui pourfendit et tua ses rivaux,
Ensanglantant du Xanthe l'onde claire,
N'est dans le fond qu'un héros en chimère.
Bien autre était le vaillant Valori,
Dans les combats par son père aguerri,
Dont je vous fais l'histoire véritable;
C'est un héros au-dessus de la Fable.
O protectrice aimable de Berlin!
Je vous implore, immortelle Hédewige,
Pour un rebelle élève de Calvin.
Que vos attraits, par un nouveau prodige,
En inspirant votre dévot cousin,
Jettent sur lui rien qu'un regard bénin.
Au paradis dites un patenôtre,
Favorisez ce poëme badin;
L'ouvrage alors sera censé le vôtre,
Si l'assistez de votre appui divin.
<183>Le bon Charlot,183-a chassé de Silésie,
Avait mené ses fiers Autrichiens
Dans un bon camp où, regorgeant de biens,
Ils menaient tous une joyeuse vie,
Comme prélats dans leur grasse abbaye.
Au bord de l'Elbe ils faisaient leur séjour;
Le mal était que l'armée ennemie
Avait sitôt l'autrichienne suivie,
Qu'on entendait, si l'on n'était bien sourd,
Du camp lorrain le prussien tambour.
Dans ce camp fort, le valeureux Lorraine
Sur l'ennemi vainement se déchaîne;
Il voit souvent ses partis écloppés,
Tout balafrés, s'enfuyant hors d'haleine,
Et dans les champs leurs membres dissipés.
« Hélas! dit-il, s'appuyant sur Rosière,
Qui ressemblait à l'homicide Mars,
A quel saint dois-je adresser ma prière?
Qui diable peut rassembler nos fuyards?
Si tant de fois j'ai tenté les hasards,
Je n'en puis mais, beaucoup je m'en chagrine,
Si nous voyons que l'aigle des Césars
Sous tant de coups menace enfin ruine. »
« Prince, lui dit prudemment son ami,
Quittez, quittez la tristesse et l'ennui;
Au noir chagrin ne soyez pas en proie :
Qui pleura hier rit peut-être aujourd'hui.
<184>Que les plaisirs, les festins et la joie
Fassent cesser la douleur qui vous noie.
Vous éprouvez le destin des combats;
Si m'en croyez, faisons un bon repas.
Demain, s'il plaît à l'aveugle fortune,
Sur l'ennemi versant notre rancune,
A notre tour nous ferons grand fracas. »
Il dit; d'abord la table fut couverte
De mets exquis; on en mangea sans perte.
Trente laquais à la démarche alerte
Volaient sans fin de la table au buffet.
Du vin du Cap à longs traits on buvait;
L'âpre Pontac, le pétillant Champagne,
Différemment les verres colorait,
Et le filet des langues déliait.
Le Saint-Ignon, qui battait la campagne,
Dans son harnois très-fort se démenait.
Le bon Charlot en perdit la tristesse,
Et sur son front la brillante allégresse
Tout doucement sa douleur effaçait.
Déjà chacun parlait de sa maîtresse.
Se déridant, le bon Charlot riait;
Toujours buvant, bientôt plus ne savait,
Plein des vapeurs d'une bruyante ivresse,
Ce que sa langue, allant toujours, disait;
Il clignotait de sa faible paupière,
Ne voyait plus, tout avec lui tournait.
Il veut marcher, il retourne en arrière,
Moitié tombant et moitié chancelant,
De ses deux bras dans l'air se débattant;
<185>On le ramène, et, selon sa coutume,
Le fait coucher dans un bon lit de plume.
Son confesseur à propos arriva,
De ses deux doigts allongés le signa,
Brailla latin, marmotta quelque psaume,
En s'adressant à saint Pierre ou Jérôme;
Ce qui d'abord au bon Charlot donna
D'un doux sommeil le plus parfait symptôme,
Car pour dormir remède sûr, dit-on,
C'est d'écouter un onctueux sermon.
Depuis trente ans eût-on une insomnie,
D'abord bâillez, l'âme est appesantie;
Ouvrant la bouche et baissant le menton,
Fermant les yeux, tombez en léthargie.
Déjà la nuit a de son voile obscur
Couvert le ciel et toute la nature,
Et des hiboux, oiseaux de triste augure,
Retentissait le cri amer et dur,
Quand tout à coup sur la tente du prince,
D'un vol plus leste et prompt que l'épervier,
Vient de l'Olympe un farfadet tout mince;
C'était, dit-on, un saint de son métier,
Qui, plus, était le saint de la province.
Tout doucement il s'approche de lui,
Dit à Charlot : « Si je viens aujourd'hui,
C'est que je veux vous porter mon appui.
Népomucène était mon nom de guerre,
Qu'on me donna lorsque je fus sur terre;
On m'y traita, comme savez, fort mal.
Je confessais, et mon devoir austère
<186>Sur certain point m'obligeait au mystère,
Lorsque mon roi, mon prince très-brutal,
Voulant savoir ce que je devais taire,
Me fit couper, dans ce séjour fatal,
La langue, afin d'assouvir sa colère,
De ce malheur je sus bien me moquer;
Et, pour un saint, plus ou moins d'une langue,
C'est moins que rien; on bavarde, on harangue,
Sans langue enfin on peut bien s'expliquer.
Vous le savez, la gente britannique
Très-clairement ce phénomène explique.186-18
Mais revenons à l'important sujet
Qui de là-haut m'a fait mettre en voyage.
Du paradis je partis comme un trait
Lorsque je vis faiblir votre courage,
Que mon héros si fort se lamentait.
Quoi! mon héros, disais-je, est catholique,
Et nous verrons un maudit hérétique
Barbarement le prendre en son lacet?
Car, quoique saint, eh! Dieu me le pardonne,
Je hais ces gens qui ne vont point au prône;
Ce sont coquins, sacriléges, félons,
Qui, brocardant et les saints et la messe,
Nous affublant de mauvaises raisons,
De nos autels ont éclairci la presse.
Je veux punir ces infâmes vauriens,
Et protéger votre race orthodoxe,
Mes chers Hongrois, mes chers Autrichiens.
Or, écoutez, ce n'est point paradoxe :
<187>Si vous voulez dompter les Prussiens,
Bien vous gardez de déployer la force;
Trop mal souvent vous en êtes trouvés;
De la valeur appréhendez l'amorce.
Si mes conseils en ce jour vous suivez,
Un autre tour il vous convient de prendre;
C'est un secret que je vais vous apprendre.
Comme jadis était dans Ilion
Cette immortelle égide de Minerve,
Enchantement qui de tout mal préserve,
Le Prussien a son palladion.
Sainte Hédewige et sainte Geneviève
Leur ont donné certain marquis français;
Au gros marquis tiennent tous leurs succès.
Tant que du camp l'ennemi ne l'enlève,
Le Prussien sera toujours heureux;
Si quelque jour le hussard vous le happe,
A tous vos coups nul Prussien n'échappe :
Enlevez donc ce Valori fameux. »
Il dit; et puis, sans nulle autre étiquette,
Monsieur le saint remonte sa chouette,
Et prend son vol au benoît paradis.
Le bon Charlot en est tout ébahi;
Il ne sait plus ou s'il rêve, ou s'il veille.
« Ah! saint Joseph, dit-il, quelle merveille!
N'en doutons point, tout va nous réussir;
Le ciel s'en mêle, il va nous secourir,
Et l'on verra bientôt changer les choses. »
Déjà l'Aurore au visage vermeil,
Vers l'orient, de ses beaux doigts de roses,
<188>Avait ouvert les portes du soleil,
Et les oiseaux, par leur tendre ramage,
Et les clairons, et le bruit du tambour,
Et le soldat buvant, faisant tapage,
Tout annonçait l'aube d'un heureux jour,
Quand le Lorrain, essuyant sa paupière,
Dit : Qu'à l'instant on appelle Rosière.
Rosière arrive, et le héros lui dit :
« Dans un moment je vais quitter le lit.
Courez, volez; par votre voix sonore,
Avertissez du retour de l'aurore
Tous nos héros; que sans perte de temps
Dans cette tente ils aient à se rendre;
Et lorsque tous ici seront présents,
Bientôt sauront ce qu'il faut leur apprendre. »
Il part; dans peu arrivent ces guerriers,
Sur des coursiers tant superbes que fiers.
Ne pensez pas que j'aie la folie,
Ami lecteur, de vous historier
De leurs chevaux la généalogie.
Podarge188-a à tous eût-il donné la vie,
Le dire ici serait vous ennuyer.
Vint le premier Wallis, chargé d'années;
Du vieux Nestor il eut les destinées,
Grand babillard, peu d'accord, dur, aider.
Vint après lui ce Lobkowitz farouche,
Le fou Spada, le sage d'Aremberg;
Waldeck, ayant le blasphème à la bouche,
Le suit, jurant et le ciel, et l'enfer.
<189>Puis vient, riant d'un rire âpre et amer,
Stein, qui passait pour Momus de l'armée;
Saint-Ignon suit, tout dérangé d'hier;
Puis des Saxons la troupe parfumée,
Gens doucereux, et qui, peur d'accident,
Jusqu'à mordieu! disent tout poliment.189-a
Ce chevalier189-19 pincé, droit comme un cierge,
Parmi ceux-là paraît avec éclat.
Et le dernier, ce fut vous, Kolowrat;
Aux pieds des saints, aux autels de la Vierge,
Vous ignorez si vous êtes soldat.
Seul après tous arriva ce béat.
Au beau milieu de la troupe guerrière
Parut Charlot; il était comme un dieu;
Odeur de saint se sentait en ce lieu;
Sa face était brillante de lumière.
Le pot en tête et la dague au côté,
Et s'appuyant sur sa longue rapière,
Il leur parla d'un ton de majesté :
« Mes chers amis, las de nous laisser battre,
A notre tour faisons le diable à quatre;
Car plus longtemps ne convient de souffrir
Les Prussiens chez nous, dans la Bohême.
Oui, j'ai trouvé, la nuit, un stratagème
Pour les chasser, même sans coup férir;
La nuit, un saint me l'a dit à moi-même. »
A ce discours, tout le monde se tut;
<190>Mais tout à coup il s'élève un murmure,
Et Lobkowitz, voulant parler, dit : Chut!
Le bruit s'accroît, on parle sans mesure,
Tel qu'on entend quand, vers la Saint-Michel,
Le lourd Pierrot va troubler les abeilles.
En bourdonnant, l'essaim sort des corbeilles,
Et dans l'instant il obscurcit le ciel;
Pour l'apaiser en vain l'on se tourmente,
Il perd lui seul sa fureur insolente,
Et doucement rentre en sa ruche à miel.
Ces indiscrets alors ainsi parlèrent,
Et Lobkowitz contre eux très-fort fâchèrent.
Mais à la fois tous lassés de parler
Font succéder à cette irrévérence
Un très-profond et sévère silence,
Si grand, que tous ils purent écouter
Une souris dans la tente trotter.
Lors Lobkowitz leur dit : « Ayez donc honte;
Le bon Charlot vous fait un si bon conte! »
Mais tous les chefs criaient à se crever :
Qu'il dise donc ce qu'il a pu rêver!
Le bon Charlot, reprenant la parole, Dit :
« Ne prenez ce discours pour frivole;
Faut enlever du camp des ennemis
Ce Valori, ce badaud de Paris.
Le gros marquis les rend seul invincibles;
Quand l'aurons pris, ces ennemis terribles
Dans un moment seront tous déconfits;
Nous serons chats, ils seront nos souris. »
D'hier au soir le prince est encore ivre,
<191>Dit Saint-Ignon; et le brutal Waldeck
Répond : « Soit dit sans manquer de respect,
Avec vous tous j'aurais honte de vivre,
Si je tenais propos aussi suspect.
Ce sont, ma foi, des contes de grand'mères;
Eh! que m'importe et saints et sorcières?
Notre destin dépend de notre bras.
Qui sans frémir affronte le trépas
A son parti donnera la victoire.
Venez, amis; que, nous comblant de gloire,
Le Prussien terrassé sous nos pas
Dans tous les temps transmette à la mémoire
Tout ce qu'a fait Waldeck dans les combats. »
Le Kolowrat, à ce discours profane,
En marmottant faisait signes de croix,
En implorant le souverain des rois;
Et, redressant ses deux oreilles d'âne,
Dit : « Que la foudre extermine à jamais
Ce prince impie, accablé de forfaits!
Waldeck, au ciel moins d'étoiles ne brillent
Qu'en cent façons saints et saintes fourmillent.
Aux papegauts, qui sont gens vrais croyants,
Ils font l'honneur de se rendre visibles;
Aux scélérats, à tous les mécréants,
Qui, comme vous, ont des cœurs insensibles,
Il n'est échu que d'éternels tourments. »
« Ah! ventrebleu! dit Waldeck en furie,
Onc ne me fit affront aussi sanglant;
Oui, fussiez-vous propre fils de Marie,
Ce fer serait lavé dans votre sang. »
<192>Très-prudemment d'Aremberg les sépare :
« D'un si beau sang, princes, soyez avares;
S'il doit couler, ce n'est pas dans le camp.
Le sort pour vous tous deux qui se prépare
Est, leur dit-il, plus illustre et plus grand.
Ce médecin qui de chez nous ne bouge
Dans un moment à tous deux donnera
De l'ellébore ou de la poudre rouge,
Et le courroux bientôt s'apaisera. »
C'est sur ce ton que d'Aremberg parla.
Par ses propos, l'extravagant Spada
Les fit tous deux en même temps sourire.
Mais, cher lecteur, comment puis-je décrire
Comme le sang de Waldeck s'apaisa?
Comme la mer, après un long orage,
Brise ses flots sur le prochain rivage,
Ainsi Waldeck longtemps après gronda.
Le vieux Wallis, chargé de son grand âge,
Leur dit : « Jadis on était bien plus sage;
Quand de mon temps un conseil se tenait
Auprès d'Eugène, aucun ne remuait.
On écoutait dans un profond silence
Quand Starhemberg, qui longuement parlait,
A tout propos crachait une sentence.
J'ai même vu le conseil qui durait
Depuis l'aurore à l'autre matinée. »
- On y dormait? lui répliqua Spada.
- « Non, point du tout. Ce conseil s'assembla
Pour disposer de la grande journée
Où l'on battit nos gens près d'Almanza,192-a
<193>Répond Wallis; on n'était point volage.
Jeunes héros, suivez l'ancien usage.
Le bon Charlot, qui nous a rassemblés
Pour haranguer dans un conseil de guerre,
Ne prétend point que l'ordre en soit troublé. »
Eh! qu'en dirait la Reine et l'Angleterre?
Le duc saxon193-a civilement répond,
Tirant le pied, faisant la révérence :
« Oui, bon seigneur, vous avez grand' raison.
Enlevons donc l'ambassadeur de France,
Aux Prussiens imprimons cet affront;
Car, en effet, avec notre canaille,
L'enlèvement vaut mieux que la bataille.
Et quant à moi, disciple de Luther,193-a
Je suis Charlot, fût-ce même en enfer;
Tous nos Saxons sont vos auxiliaires.
Que vos saints donc mènent nos gens de guerre. »
« Ah! jour de Dieu! dit le fougueux Waldeck,
L'œil enflammé, sans pudeur, sans respect,
Prince saxon, vous parlez comme un lâche.
Dans les repas vous faites le bravache,
Et, comme on sait, ne manquez par le bec;
Mais lorsqu'il faut payer de sa personne,
Vous évitez, prince, de ferrailler;
Les Prussiens vous font toujours plier.
Eh! quelle est donc cette affreuse Gorgone
Qui fait, Saxons, que votre cœur frissonne?
Que dira-t-on de nous dans l'univers,
<194>Quand on saura que ces grands capitaines,
Et ces soldats qui remplissent ces plaines,
Assez nombreux pour dompter les enfers,
Se sont laissé blouser par certains rêves,
Qu'un farfadet renverse leurs esprits,
Et, n'employant la force ni le glaive
Pour terrasser leurs vaillants ennemis,
N'ont rien osé que par ruse et finesse,
Lâches secours dont s'arme la faiblesse,
Pour enlever un gros marquis français?
Ce bel exploit, si digne de mémoire,
Chez nos neveux vous comblera de gloire;
Le monde entier vous lâchera ses traits.
Dieu sait comment, pour plaisanter et rire,
Sur nos héros s'égaiera la satire.
Au moins, messieurs, ne le trouvez mauvais
Si le public sans pardon vous déchire :
C'est en deux mots ce que je dois vous dire. »
Très-brusquement reprit le duc lorrain :
« Vous ne savez, Waldeck, ce que vous dites,
Quoique d'ailleurs vous ayez vos mérites;
Ce soir, plutôt que le jour de demain
Le Valori sera sur nos limites.
La nuit, ainsi me l'ordonna le saint;
Sa volonté, qui fut toujours parfaite,
Ainsi qu'aux cieux, dans notre camp soit faite! »
Tous les héros dirent : « Il a raison.
La question an est toute décidée;
Le quomodo reste encore en idée.
Comment s'y prendre, et de quelle façon? »
<195>Waldeck leur dit : « Mon âme magnanime
S'offre à vos vœux pour cet exploit sublime.
Si vous voulez, j'enlève dès ce jour,
De cette armée et fière, et triomphante,
Au beau milieu de son camp, de sa tente,
Le Valori, même au bruit du tambour. »
- « Vous surpassez, dit Charlot, mon attente,
Généreux prince, en qui l'ardeur brillante
Vient d'effacer les héros d'alentour. »
Alors ces chefs, du ton de gens habiles,
Sur tous ces points faisant les difficiles,
De leurs raisons fortement entêtés,
Se hérissant de cent difficultés,
Dans tous les lieux voyant tomber la foudre,
Sentaient le mal sans pouvoir le résoudre.
Mais le Lorrain, en ressources fécond,
Leur dit : « Venez, prenons la gent hongroise.
Deux cents hussards tout au plus suffiront;
Ils perceront, à l'honneur de Thérèse,
Et Valori du camp enlèveront. »
- « Je n'entends rien à tout votre colloque,
Répond Waldeck; je crois que l'on se moque.
J'ai commandé de gros corps à la fois;
Deux cents hussards n'est pas assez pour moi,
Pour Saint-André ce serait un emploi. »
- « Non pas, seigneur, daignez me faire grâce,
Dit Saint-André; c'est à vous, Nadasdy,
Chef des Hongrois; signalez votre audace. »
En retroussant sa barbe noire et grasse,
L'Hongrois lui dit : « Je laisse ce parti,
<196>Sans l'envier, au jeune Dessewffy. »
Charles, voyant que tous prennent le large,
En rejetant leur emploi sur autrui,
Leur dit : « Je veux qu'on finisse aujourd'hui;
A Dessewffy je commets cette charge.
Qu'il aille donc préparer le combat;
Tous nos héros dans l'instant vont le suivre. »
Le Saint-Ignon, de la veille encore ivre,
Lui dit : « Charlot, le pain fait le soldat;
Le ventre vide, on fait fort mal la guerre.
Prince, mangeons; ainsi le veut Homère. »196-a
Fallut manger, tout le monde avait faim;
Et, les morceaux entassés dans la bouche,
Demi-mâchés, se heurtant en chemin,
Le corps gonflé, l'estomac plein de vin,
La troupe part engager l'escarmouche.
Deux cents hussards, renforcés de Tartares,
Sur des coursiers plus vites que les vents,
Partent du camp au bruit de cent fanfares.
Ami lecteur, veux savoir quelles gens
Lors combattaient sous des noms si barbares?
Communément on les nommait uhlans;
On les disait grands dévoreurs d'enfants.
Ils sont tous forts, terribles à la vue,
La tête chauve, et l'œil plein de fureur,
Le nez camard, bras et poitrine nue,
Gens faits exprès pour inspirer l'horreur,
Portant en main leur lance à pointe aiguë,
Et remplissant les airs de leur clameur.
<197>Des Prussiens bientôt la garde alerte,
Toujours au guet, les découvrit de loin,
Foulant aux pieds l'herbe encor fraîche et verte.
Au général on députe sans perte,
Pour les secours dont on avait besoin.
Il vient, il voit la campagne couverte
D'Autrichiens; un des Hongrois déserte :
« Ce jour sans coups ne se passera point;
Le duc lorrain veut prendre la licence
D'escamoter par un sien partisan
Je ne sais quel ambassadeur de France,
Qu'on nous a dit gîter dans votre camp. »
Il dit, et part; le prince, dans l'instant,
Par le hussard averti de la chose,
Aux ennemis un gros des siens oppose,
De ses dragons, de ses chevau-légers.
Parmi ceux-là se distingue la bande
Que l'intrépide et preux Chasot197-a commande,
Tous vieux soldats, dans les combats experts,
Qui, débandés, voltigeant dans la plaine,
Se ralliant plus prompts que les éclairs,
Tous réunis, suivent leur capitaine,
Sur l'ennemi, qui parfois les attend,
Viennent tomber impétueusement,
Et par leurs coups portent la mort certaine.
Les deux partis s'approchent lentement;
Tout ce que peut et l'adresse et la ruse,
L'invention et les subtilités,
Se pratiquait alors des deux côtés.
<198>Le Prussien voit que l'Hongrois l'amuse,
Et l'Hongrois voit ses desseins éventés.
Sur le talus d'une double colline,
Le camp du Roi sur la plaine domine.
Tels que l'on voit les dangereux lions
Couchés dans leur redoutable repaire,
Telles étaient ces fortes légions,
Qui suspendaient leur ardeur sanguinaire,
Et, dans leur camp se tenant en repos,
Voyaient sans trouble approcher leurs rivaux.
Leur droite était sur très-haute montagne;
L'autre aile allait, traversant la campagne,
Du bord de l'Elbe assurer son appui;
Et dans ce camp d'accès inabordables,
Plein de soldats aux Lorrains formidables,
Le Prussien ne craignait rien pour lui.
Mais Dessewffy voltigeait dans la plaine,
Tout alentour découvrait le terrain,
Et, se flattant d'une espérance vaine,
Formait encor quelque nouveau dessein.
Chasot s'avance, et l'autre, qui le guette,
Sur son cheval faisant la pirouette,
Donnant des deux, vient au-devant de lui.
« Je suis, dit-il, le vaillant Dessewffy;
Dans mon pays j'ai plus de deux cents vaches,
Aux ennemis j'ai pris chevaux, panaches.
Quel est ton nom? » - « Je m'appelle Chasot,
Dit l'autre, et suis le plus vaillant des hommes.
Mon père a plus de cent boisseaux de pommes;
Je suis Normand et du pays de Caux.
<199>Celui des deux aura tout l'avantage,
Qui marquera le plus constant courage;
Nous combattons aux yeux de l'univers. »
L'Hongrois lui tire un coup de carabine;
La balle siffle et vole dans les airs.
Chasot lui dit : Tu hâtes ta ruine;
En même temps le frappe sur l'échiné;
Mais le coup manque, et tombe du revers.
L'Hongrois se tourne, et de son cimeterre
Décharge un coup dessus son adversaire;
Chasot le pare, il atteint son cheval,
Qui, trébuchant, se laisse choir à terre.
Chasot tomba comme un coup de tonnerre.
D'abord l'Hongrois veut saisir son rival;
Le brave Ruesch199-a le voit, et le repousse.
Au preux Chasot il n'arriva de mal,
Si ce ne fut d'estropier son pouce.
Il se relève et monte un polonais.
En attendant, le vigilant Hongrois
Détache, et fait, par une marche adroite,
Du Prussien tourner le camp à droite.
En même temps, pour cacher ses projets,
Il escarmouche, harcèle à sa manière,
Pour que son monde, arrivant par derrière,
Puisse saisir le gros marquis français.
De ce côté, selon les conjectures,
Les Prussiens avaient pris leurs mesures.
Le bon Charlot et ses Autrichiens
Examinaient par de longues lunettes
<200>Tout le combat de ces braves athlètes,
Croyant charger Valori de liens.
De tous côtés alors les Prussiens
Fondent serrés sur l'ennemi, qui plie.
L'Hongrois le voit, il court, il parle, il crie :
Hussards, à moi! qu'ici l'on se rallie!
Ce n'était plus qu'une confusion;
Des Prussiens la redoutable épée
Du sang uhlan était toute trempée.
Très-grande en fut alors l'effusion,
Et dans l'horreur qu'offrit cette déroute,
On ne voyait toutes parts sur la route
Que bras coupés, que morts et que mourants;
Pour échapper à l'ardente poursuite,
Chacun hâtait sa course dans sa fuite.
Muse, dis-moi comment en ces moments
Chasot brilla, faisant voler des têtes,
De maints uhlans faisant de vrais squelettes,
Et des hussards, devant lui s'échappant,
Fendant les uns, les autres transperçant,
Et, maniant sa flamberge tranchante,
Mettait en fuite, et donnait l'épouvante
Aux ennemis effarés et tremblants.
Tel Jupiter est peint armé du foudre,
Et tel Chasot réduit l'uhlan en poudre.
Le bon Charlot, ses princes, ses héros,
A fuir aussi durent bien se résoudre,
Voyant sur eux fondre leurs fiers rivaux.
Comme l'on voit le lièvre de son gîte,
Tout effaré, se lever au plus vite,
<201>Quand il entend des lévriers jappants;
A toutes jambes il court à travers champs,
Les chiens légers, après lui s'allongeant,
Avidement courent à sa poursuite;
S'il peut gagner un bosquet dans sa fuite,
Il est sauvé; les chiens, le poursuivant,
Pour le lancer en vain perdent leur temps :
Tels, échappés de la main homicide
Du fier Chasot, plus redouté qu'Alcide,
Tremblants d'effroi, les uhlans, les hussards,
Rentrés au camp, maudissaient les hasards.
CHANT II.
O mes amis! craignons tous de médire;
C'est un poison mortel que la satire.
Qui brocarda sans remords son prochain
Eut sa revanche, et, dès le lendemain,
Mordu d'autrui, ne pensa plus à rire.
Bien pis encor font de certains auteurs
Dont les bons mots, avoués au Parnasse,
Ont entrepris, libres dans leur audace,
Des thèmes faits pour des profanateurs.
Me garderai de pareille aventure;
Pour plaisanter s'offrent tant de sujets!
Et les dévots, oiseaux de triste augure,
De tout côté me lanceraient leurs traits.
Notre guide est la loi de la nature;
Belle, sans fard, aussi simple que pure,
Elle bannit la superstition;
Mais elle apprend ce qu'à l'Être suprême
On doit de culte et d'adoration,
Tant par amour de lui que de soi-même.
Mais dans le monde il est certaines gens,
Des songe-creux, des fous visionnaires,
<203>Qui vont braillant, et, du haut de leurs chaires,
Se font des dieux selon leurs caractères,
Toujours cruels et toujours punissants,
Et qui, damnant tous les mortels charmants,
Les font griller par d'éternels tourments,
De tous les sots forment une cohorte,
Gens bien choisis, tous élus, tous chéris,
Et pour lesquels saint Pierre ouvre la porte,
Et les admet au benoît paradis.
Amis, comment souffrir de tels affronts?
C'est au bon sens faire lourde avanie
Que de damner la bonne compagnie;
De ces fous-là, qui jugent sans raison,
Les gens d'esprit enfin se vengeront.
Mon cher lecteur, si hardiment je grimpe
Jusqu'au sommet de l'éclatant Olympe,
Ne pense point que ce soit les vrais cieux
Dont j'ose ici te faire la peinture;
Plus librement je puis parler de ceux
Qu'ont fabriqués l'erreur et l'imposture,
Et l'intérêt de quelques songe-creux;
Bref, en un mot, je ne parle que d'eux.
Le bruit que fait la gente furibonde
Qui rampe ici sur la face du monde,
Ses démêlés, ses débats, ses excès,
Ses intérêts, ses guerres, ses procès,
Tout ce qu'on fait d'heureux ou de funeste,
Tout fut prévu, réglé par les arrêts
Qu'en prononça toute la cour céleste.
Or, écoutez : ces peuples d'ennemis
Qui se battaient comme des Amadis
<204>Dans un recoin de notre petit globe,
Qui de l'Olympe aux regards se dérobe,
Fixaient sur eux les saints du paradis.
On n'y parlait presque plus d'autre chose;
Et chaque saint ayant pris fait et cause,
Les uns disaient : Sommes Autrichiens;
D'autres ligués : Nous sommes Prussiens.
Ce que de saints avait produit la France
Étaient de droit zélés pour l'alliance;
Mais tous les saints à Vienne, à Brünn fêtés
Pour le Lorrain étaient tous bien portés.
Ceux-là portaient, dessous leur auréole,
Cocarde verte, affiche du parti;
Des rubans verts chamarraient leur étole.
Le monde au ciel était bien perverti.
Au bon vieux temps, chacun, suivant la règle,
Dévotement chantait alleluia;
On eût fessé quiconque eût fait l'espiègle,
Ou de chanter un moment s'ennuya;
C'était alors une vraie monarchie.
En vieillissant, le bon Père éternel
Laissait aller la police du ciel;
Il s'en fit lors une hiérarchie.
Le paradis était comme une cour,
Il y régnait l'intrigue et la cabale;
Aux chastes sœurs les saints faisaient l'amour,
Tout présentait des objets de scandale.
On y voyait la discorde infernale;
C'était alors un dangereux séjour.
Dans le déclin de l'éternel vieux père,
On se sauvait par compère et commère;
<205>L'un, en léguant son bien par testament
A des frapparts d'un très-riche couvent,
L'autre, en payant, escamotait son âme
Aux durs tourments de l'éternelle flamme.
Chacun avait étudié comment
Tromper du ciel la fureur vengeresse,
Malgré l'horreur de sa scélératesse.
Lorsque la Mort, s'approchant à tâtons,
Par le collet saisit le misérable,
En se vouant soudain à son patron,
Et se signant, on déroute le diable.
On fait des vœux aux saints de grand renom,
On se confesse à quelque jésuite,
Et l'on reçoit, avec de l'eau bénite,
Un passe-port signé pour le Cocyte,
Avec la messe et l'extrême-onction.
Alors le saint auquel le mort se voue,
Pour soutenir sa réputation,
Au paradis le protége et l'avoue;
Et chaque saint ayant eu, de tout temps,
Dans notre monde un nombre de clients,
Jugez combien le ciel en ses murailles
Avait alors rassemblé de canailles.
Quant aux grands saints, c'étaient tous imposteurs
Qui, se forgeant eux-mêmes des oracles,
En vrais fripons opéraient des miracles
Dont on croyait les cieux mêmes auteurs;
Et la très-sainte et ridicule Église
Dévotement, par bref, les canonise;
Et les voilà comme saints reconnus.
Telle était donc alors la cour céleste :
<206>Un composé de comiques abus,
Pour le bon sens nourriture indigeste,
Auxquels, ma foi, le monde ne croit plus.
Imaginez un amas de chanoines,
Prêtres, curés, mille sortes de moines,
Tous ensemble pêle-mêle entassés;
Imaginez, si vous pouvez, des anges,
Des chérubins, vers le haut bout placés,
Des séraphins, des trônes, des archanges,
Pour bien chanter de bonne heure châtrés;
Imaginez au milieu d'eux que brille
Du vieux papa la céleste famille :
Près de sa dextre on voit, avec son fils,
Une beauté, reine du paradis,
Beauté faisant enfants en son jeune âge,
Et conservant toujours son pucelage.
O mes amis! ah! que c'est bien dommage
Qu'on ait perdu dans nos jours tant maudits
De ces temps-là l'antique et bon usage!
On voit encor dans ce brillant taudis
Les quatre grands et les petits prophètes,
Quelques Hébreux, rasibus circoncis,
Resplendissants comme on voit les planètes.
Ah! vous voilà, cher Luther, et Calvin,
Au paradis, en chausses et pourpoint!
Tant mieux pour nous que là sont hérétiques :
Y sont encor bien d'autres schismatiques,
Qu'y place au moins la superstition.
Là j'aperçois le grand saint de la Mecque;
On va donc là sur son opinion?
Tandis que vous, Horace et Cicéron,
<207>Virgile, Homère, et Socrate, et Sénèque,
Vous grillez tous à l'éternel charbon.
Mais c'est l'enfer, c'est l'empire du diable
Qu'on nous assure être le mieux peuplé;
Ce que la terre a vu de plus aimable
Doit pour jamais être là-bas brûlé.
Là s'engloutit le monde et la nature,
La respectable et sage antiquité,
Et notre race, et la race future;
Car les dévots, par imbécillité,
A l'infernale et sombre majesté
Ont assigné la pauvre humanité.
Par cette loi tant injuste et tant dure,
Rien ne resta pour la Divinité;
Si bien on fit, que Dieu créa le monde,
Non pas pour lui, mais pour l'esprit immonde.
Mais laissons là ces stériles docteurs,
Et leur système, et leur fou de partage;
Et revenons, après ce verbiage,
A notre objet. Oui, mes chers auditeurs.
Dans cette cour que je viens de dépeindre,
Cour où les saints excitaient des rumeurs,
Le roi des cieux, rêvant, se mit à craindre
Quelques complots, quelques traits de noirceur.
Ce n'aurait point été chose nouvelle :
Un jour, un ange, appelé Lucifer,
Qui dans les cieux avait fait le rebelle,
Fut relégué dans le fond de l'enfer.
Tout ce qui fut peut arriver encore;
Pourquoi c'est bien, lorsque rien on n'ignore,
Voyant le mal tout doucement venir,
<208>De l'étouffer sans le laisser grandir.
Le roi des cieux ainsi, plein de prudence,
Prévint le mal; l'archange Michaël,
Ce courrier des choses d'importance,
Fut député vers le peuple éternel,
Pour l'amener d'abord à l'audience.
Les cordons bleus s'approchent le plus près
De ce grand roi, qui, mettant sa couronne,
Et s'apprêtant à lancer ses décrets,
Va se placer sur son immense trône.
Ce trône est fait d'argent, d'or et d'airain;
Et Belzébuth, à la forge infernale,
Le travailla de sa griffe au burin.
Il y grava l'aventure fatale
De sa révolte et de sa triste fin,
Par son exemple et son cruel destin
Avertissant tous les saints à cabale
De réprimer tout penser trop mutin.
Dans cette cour, tout comme dans une autre,
Légers y sont messieurs les courtisans;
Le saint nouveau, le martyr et l'apôtre
Y font aussi les fiers, les suffisants.
Le trône était négligé de ces gens;
Tous ces faquins de moines et de prêtres
Au paradis faisaient les petits-maîtres,
Disaient : « Ce trône est l'œuvre des méchants;
A l'hiéroglyphe on ne peut rien connaître.
Que des reliefs aillent donc se repaître
Nos songe-creux, nos docteurs, nos pédants. »
Mais cependant le divin interprète,
Tout boursouflé, sonnait de la trompette.
<209>C'est là des cieux l'immortelle étiquette
Pour annoncer que le Roi veut parler,
Et que chacun des saints doit écouter.
« Je crois, messieurs, leur dit le bon vieux père,
Quand vous aurez appris la grande affaire
Dont il s'agit, que n'aurai pas besoin
De réveiller votre illustre courage;
Car vous n'avez jamais, ou peu du moins,
Ouï tenir tel important langage.
Quand je voudrais même la supprimer,
La chose, hélas! parle assez d'elle-même,
Et semble à tous ici vous reprocher
De vos devoirs la négligence extrême .... »
Là, le bon père, hésitant, bégayant,
Sent sa mémoire et sa langue égarée.
Saint Augustin, de loin l'apercevant,
Lui dit : « Grand roi de la voûte éthérée,
S'il me souvient du temps antérieur,
Lorsque autrefois j'étais encor rhéteur,
Avant d'avoir ma métropolitaine,
Ce discours-là je savais tout par cœur;
Il n'est de vous, ma foi, mon cher seigneur,
Et vous l'avez pillé dans Démosthène.
Ce n'est, mon roi, ni bienséant, ni beau,
De nous donner du vieux pour du nouveau. »
Le bon papa, surpris de ce reproche,
Lui dit : « Hélas! si mon discours s'accroche,
Ce n'est ma faute; enfin, l'âge vieillit,
Et je n'ai point, dans ce besoin extrême,
Le beau puîné de l'essence suprême,
Mon fils cadet, le gentil Saint-Esprit.
<210>En pareil cas, il me souffle à l'oreille.
Il est allé, selon ce qu'on m'a dit,
Pour assister, et pour faire merveille,
Au Vatican, dans la pompe et le bruit,
Sa Sainteté, qui, dans sa grande église,
Dans ce moment nouveau saint canonise,
Un saint que tous vous ne connaissez pas,
Qu'on a tiré squelette de sa tombe.
Cet anonyme, après un long trépas,
Doit recevoir, hors de la catacombe,
Un bel étui, puis le baptisera.
Bientôt après, des miracles fera;
Et son idole, ayant partout sa niche,
A l'entour d'elle à deux genoux verra
Le scélérat, l'imbécile et le riche.
Dans les bons jours sa fête on chômera .....
Mais revenons enfin à ma harangue.
Mes chers enfants, si je déclame mal,
Prenez-vous-en à ma pesante langue;
Si m'entendez, c'est là le principal.
Or, écoutez : dans ce séjour royal,
Où dès longtemps je fais ma résidence,
J'ai seul versé dessus l'humaine engeance
Également et les biens, et les maux,
Que j'ai puisés de ces deux grands tonneaux.
Si le destin parfois me contrecarre,
Et me prétend asservir sous sa loi,
Je le retiens, mon pouvoir le rembarre,
Et lui fais voir que je suis seul le Roi.
Mais vous, mes saints, mes fils, mes chers apôtres,
Que j'avais crus plus sages que les autres,
<211>Au paradis, devant moi, sous mes yeux,
Vous élevez vos fronts séditieux;
Selon qu'en dit à chacun sa faconde,
Chacun de vous veut gouverner le monde.
Dites, pourquoi suis-je donc dans les cieux?
Hier, regardant par ma longue lunette,
Je vis, dessus la petite planète,
Deux nations, fort s'entre-chicotant,
Un grain de sable entre elles disputant;
Et vous voilà d'abord en mouvement.
Aucun de vous entre soi ne s'accorde,
On prend parti, chacun prétend briguer,
De son côté ne tirant qu'à sa corde,
L'œil égaré, soufflé par la discorde,
Se mêle ici de nuire ou protéger;
A vous ne tient de me faire enrager.
Si l'on m'échauffe, on me fera résoudre
A vous chasser bien loin de mes États,
A vous lancer ma redoutable foudre,
A vous proscrire, à vous réduire en poudre.
Mais, pour le coup, je ne le ferai pas.
Sachez du moins qu'en ces lieux pacifiques
Je ne veux point de vos trames iniques,
Que je puis seul régler comme il me plaît
Le sort humain, sans que l'on en raisonne.
A cet essaim de frelons qui bourdonne
J'enjoins ici, je commande et j'ordonne
D'être tranquille et d'être satisfait. »
Il dit; les saints, les yeux baissés sur terre,
Genoux tremblants, et joignant les deux mains,
<212>Le dos courbé, craignant tous le tonnerre,
Au fond du cœur pestaient sur leurs destins.
Il se fit même un silence si morne,
Qu'on aurait dit que les saints, tant parlants,
Étaient muets, enchantés ou gisants.
Mais, comme à tout le temps met une borne,
Lorsque la peur se fut calmée un brin,
Le vieux babil reprit son ancien train.
Alors lui dit saint maître Borromée :
« Grand roi, souffrez qu'un de vos immortels
Ose parler. L'autrichienne armée,
Mon nom fameux, mon culte, mes autels,
Oui, tout s'en va dans ce jour en fumée,
Si ne voulez punir des criminels
Dont la fureur est contre eux animée.
Exaucez-moi. » - « Certes, il a raison,
Dit l'autre saint (c'était Népomucène);
Vous voulez donc, comme en votre maison,
Au pur hasard laisser notre domaine?
L'Autrichien respecte mes vertus,
Il n'est de saint, dans tout ce nombre extrême,
Qui reçut tant d'images, de tributs,
Qu'en érigea pour moi seul la Bohême.
On sait là-bas ce qu'on doit à mon nom :
Voyagez-y; l'on y voit ma statue
Sur les chemins, même sur chaque pont.
Malheur, passant, à qui ne me salue!
Mais si jamais ces incrédules chiens,
Qui ne croient en vous, grand roi, qu'à peine,
Si, dis-je, un jour on voit les Prussiens,
<213>Victorieux, chasser le bon Lorraine,
Qui diable alors ma fête fêtera?
Et vous, bon roi, vous-même prenez garde,
Car tout de bon la chose vous regarde.
Tout le premier on me ruinera,
Et dans ma niche on m'abandonnera;
Le Prussien, qui sur moi se hasarde,
M'ayant vaincu, sur vous se tournera. »
Il n'avait pas achevé sa harangue,
Lorsqu'en fureur lui dit saint Wenceslas :
« Tais-toi, fripon, déclamateur sans langue,
Vil ravisseur de mes anciens États.
J'étais moi seul patron de ce royaume,
Quand un beau jour, lâche, tu t'avisas
De m'imiter, faisant mon second tome,
Que, nouveau saint, tu t'impatronisas;
Alors mon culte à ton autel passa. »
Le doux Jésus, qui, tout surpris, l'écoute,
Dit : « Wenceslas, vous n'y voyez donc goutte?
Messieurs les saints, rengainez vos exploits;
Vous avez tous empiété sur mes droits.
Vous, des dévots avides parasites,
Avant le temps que miracles vous fîtes,
J'étais moi seul adoré des humains,
J'avais moi seul l'honneur des prosélytes.
Mais à présent on ne voit que des saints
Qui, se servant d'une ruse profonde,
M'ont enlevé le culte de ce monde. »
Le bon papa lui dit tout doucement :
« O mon cher fils! ne soyez colérique.
<214>J'avais jadis, dans le commencement,
De l'univers seul toute la pratique.
Lorsque tu vins, le monde fanatique,
Par son instinct suivant le changement,
Planta pour toi ma seigneurie antique;
Je le souffris, t'aimant fort tendrement.
Mais laissons là l'aigreur et la dispute;
Voyons ici qui nous protégerons
Des combattants de ces deux nations;
C'est ce qu'il faut en deux mots qu'on discute,
Puis je prendrai mes résolutions. »
Calvin, Luther, très-bas se prosternèrent,
Les Prussiens au Roi recommandèrent;
Et Geneviève, et tous les saints français,
Par leurs discours très-fort les appuyèrent.
Alors parut, éclatante d'attraits,
Pleine d'appas, plus touchante et plus belle
Qu'au paradis oncques ne fut pucelle,
Sainte Hédewige; elle approcha du Roi,
D'un air soumis et d'un maintien modeste.
Dans ses beaux yeux brillait l'ardente foi,
Et bref, c'était une beauté céleste.
Sa belle bouche allait donner la loi,
Et décider la querelle funeste
Dont la Bohême était pleine d'effroi.
Elle approcha d'une façon unie,
Aux pieds du Père on la voit accroupie;
D'une des mains lui pressant les genoux,
De l'autre main au menton le caresse,
Lui dit : « Grand roi, mon espoir est en vous.
<215>Jadis, prenant pitié de ma jeunesse,
Me dégageant de l'humaine faiblesse,
Sainte je fus chez mon défunt époux.
Assistez-moi; que dans ces jours prospères
Tous mes parents ressentent vos faveurs;
A tous ces saints ils font peu de prières,
Mais votre amour remplit seul tout leur cœur.
Les Prussiens composent ma famille,
Et leurs rois sont mes plus purs rejetons.
Ne souffrez pas qu'un vil saint les étrille,
Couvrez-les tous dessous vos ailerons;
A vous, seigneur, Hédewige se voue. »
En même temps elle vous l'amadoue;
Onc on ne vit, avec tant de splendeur,
Corps féminin si souple et si flatteur.
Le bon papa sent son âme attendrie :
« Vous le voulez, je dois vous exaucer;
Un léopard de la fière Hyrcanie
N'aurait le cœur d'oser vous refuser, »
Dit-il. De loin, bonne dame Marie,
S'impatientant, pleine de jalousie,
De ce discours eût voulu se mêler.
Chacun le voit; le Roi lui dit : « Ma mie,
Vous aimerais bien plus, si de l'envie,
Lorsqu'il me plaît à saintes de parler,
Vous ne sentiez si souvent la furie;
Il est besoin d'apprendre à vous calmer. »
Alors, parlant à sainte Geneviève,
Il dit : « Prenez mon redoutable glaive,
Dont autrefois, par mes décrets divins,
<216>L'ange vengeur défit les Philistins,
Et secondez l'effort des Prussiens;
Ce sont les fils de ma charmante fille.
Chère Hédewige, ordonnez aux destins,
Et confondant les fiers Autrichiens,
Comblez d'honneur votre heureuse famille. »
Ces derniers mots, qu'il dit à haute voix,
Font tressaillir et les cieux, et la terre;
Et ces accents, plus forts que le tonnerre,
Mettent les saints confus en désarroi.
L'ange leur dit : « Le Roi vous congédie.
Que chaque saint, vaquant à ses emplois,
Aille à présent régir sa monarchie. »
Tous dans l'instant se lèvent pour sortir.
Comme l'on voit la presse s'éclaircir,
Lorsqu'à Grodno la Pologne inquiète
En grand tumulte a rompu sa diète,
Ainsi les saints s'empressent de partir.
Dame Marie, attelant sa mazette,
Fendant les airs, descend droit à Lorette.
Là, dans ce temple, un miracle posa
L'hôtellerie où la dame accoucha
Du doux Jésus jadis en Idumée;
Tout alentour flaire sa renommée.
Saint Pierre à Rome aussitôt s'envola;
Sur un grand coq le bon saint se percha.
C'était ce coq qui par trois fois chanta,
Lorsque l'apôtre, en scélérat, en traître,
Son doux Jésus par trois fois renia.
Aucun des saints autant on ne fêta;
<217>Honneur se fait à Rome le saint-père
De ce qu'il est successeur de saint Pierre.
Légèrement, sur sa meule à moulin,
Saint Nicolas traversa l'hémisphère;
Pour Pétersbourg partit le calotin,
Y ranimer sa cendre, qu'on révère.
Antoine alors part à califourchon :
Piquant des deux, il presse son cochon;
Ce saint des porcs est l'auguste patron.
Ah! vous voilà, le colosse de Rhode?
Ce n'est pas lui, c'est un saint hors de mode,
Le grand Christoph, de l'inconstant clergé,
Dans un recoin, sans culte, négligé.
Un autre part, il veut chômer sa fête.
Vous oubliez, saint Denis, votre tête;
Reprenez-la, car, malgré les dévots,
Sans tête, un saint fait rire les badauds.
Là, saint François, tout criblé de stigmates;
Ce preux martyr, encor couvert de sang
A gros bouillons sortant des quatre pattes,
Et jaillissant de son généreux flanc,
S'en va tout droit dans un riche couvent.
Ce jour, sa châsse en pompe se promène,
Et le gardien et les religieux,
Et les dévots que fournissent tous lieux,
Qu'à pareil jour on trouve à la douzaine,
Suivent le saint d'un air humble et piteux.
A son honneur ils fêtent la neuvaine,
En s'enivrant d'un vin délicieux.
J'ai la berlue, ou je crois, Dieu me damne,
<218>Parmi ces saints que j'aperçois un âne.
Pourtant n'est pas celui-là qui parla,
Quand Balaam autrefois le monta;218-a
Mais c'est celui qui le Sauveur porta,
Lorsque, l'Hébreu célébrant son entrée.
Jérusalem, de palmes décorée,
Jusques au temple un jour l'accompagna.
Cet animal, sur une vapeur bleue,
Va dans Milan pour retrouver sa queue.
Là, tous les ans, de l'animal béat
On donne au jour ce beau membre en spectacle.
Prêtres y sont en grand pontificat,
A deux genoux attendant le miracle,
Et célébrant sa fête avec éclat.
Le bon Janvier, avec son auréole,
Comme un éclair va trouver Don Carlos;
Il fait bouillir son sang dans sa fiole,
Tout pleins de joie en sont ses bons dévots.
Le doux . ., ce mari si modeste,
Pauvre Vulcain de la troupe céleste,
Et les vieux saints, comme Hercule, Samson,
Mars, Machabée, et Gabriel, Mercure,
Tous trop âgés, restent à la maison :
Ils n'étaient plus que des saints en peinture.
Mais, si j'avais une langue d'airain,
Et des poumons comme Éole ou Zéphire,
Ami lecteur, comment pourrais-je enfin
Te tout conter et tous ces saints te dire?
Un an entier ne saurait me suffire.
<219>Mais si voulez de l'immortelle cour
Avoir chez vous la liste générale,
Un almanach tout du long vous étale
Et chaque saint, et sa fête, et son jour.
Mais, après tout, ce ne sont mes affaires;
Venons aux saints qui me sont nécessaires,
Dont nos héros ont tous les deux besoin.
Vers le Lorrain part saint Népomucène :
Sur un rayon il ne se percha point.
Tout confondu, du ciel sortant à peine,
Il gagne enfin sa métropolitaine;
Dans Prague il va se percher sur son pont.
Il veut pourtant soutenir son renom
Et ranimer les soldats de Lorraine;
Pas ne croirez ce qu'il imagina.
Dessus son pont le bon saint se tourna,
Aux Prussiens il montra le derrière,
Aux gens lorrains sa béate visière;
Tout aussitôt au miracle on cria.
Pendant le temps qu'au lieu d'un vrai prodige,
Saint Népomuc étale un vain prestige.
Que fîtes-vous, ô divine Hédewige?
Muse, dis-moi comment ses belles mains,
Qui maîtrisaient l'oracle des destins,
Pour relever la prussienne tige,
Lors préparaient du mal aux fiers Lorrains.
Elle n'admet aucun repos ni trêve;
Toujours parlant, consultant Geneviève,
D'avance ayant ajusté ses accords,
On va bientôt voir jouer ses ressorts.
<220>Alors des cieux la nombreuse assemblée
S'était déjà des portes écoulée,
Et, traversant le vaste champ des airs,
Avait rempli cet immense univers.
Les uns en France, et d'autres en Autriche
Etaient venus sur les ailes des vents;
Et chaque saint, de retour dans sa niche,
Humait déjà l'odeur de son encens.
CHANT III.
Il n'est pour nous qu'heur et malheur au monde :
J'ai souvent vu dans ce siècle félon
Que la fortune aveugle et vagabonde
A couronné un faquin, un fripon,
Et la vertu, des hommes tant prônée,
Dans l'indigence au sort abandonnée,
Souffrir l'opprobre, et languir en prison.
Quand le destin aigri nous persécute,
Fût-on César, Pompée ou Scipion,
Pendant un temps on se défend, on lutte,
Mais on périt, s'il résout votre chute.
O mes lecteurs! si vous ne m'en croyez,
Le verrez bien quand ceci vous lirez,
Quand de Darget vous apprendrez l'histoire.
Ce fait tragique et ce complot d'horreurs
Sera toujours présent à ma mémoire;
Le souvenir m'en arrache des pleurs.
Or, écoutez : l'autrichienne armée,
En ayant vu ses desseins échouer,
Était encore abattue, alarmée;
Le bon Charlot s'entendait bafouer.
<222>Le mordant Stein à l'ironique mine,
Sur le Lorrain aiguisant ses brocards.
Par ses bons mots sans fin le turlupine :
Et ses propos, lâchés sans nuls égards,
De bouche en bouche allaient de toutes parts.
Dans l'univers bientôt la Renommée
A parsemer ces bruits fut occupée.
Ce monstre affreux paraît d'abord petit;
En moins de rien il s'accroît et grandit;
Jusques aux cieux atteint sa tête énorme,
Et de ses pieds il touche les enfers.
L'étrange oiseau, même en volant, s'informe
De ce qu'on fait et dit dans l'univers;
Sous chaque plume, ô prodige! ô merveille!
Il a des yeux, des bouches, des oreilles.
Il va d'un pas d'orient en occident,
Et, publiant les vérités, les songes,
Et des secrets, et souvent des mensonges,
Divulgue tout d'un babil imprudent.
Dans les deux camps ce monstre malfaisant
Avait tout dit; on n'entendait que rire.
Le bon Charlot en son cœur en soupire :
« Hélas! faut-il que, si dévot aux saints,
J'aie ici-bas d'aussi cruels destins! »
S'écria-t-il. Mais Kolowrat l'approche :
« Prince, dit-il, pourquoi donc ce reproche?
Si vous souffrez dans ce monde maudit,
Dans l'autre aurez l'immortelle couronne :
Ce n'est qu'à ceux que le monde proscrit
A qui le ciel après la mort la donne.
Il faut souffrir les tribulations,
<223>Le fer, le feu, les macérations;
Quand nous avons senti ces maux insignes,
Encor des cieux sommes-nous tous indignes. »
Le preux Rosière entend avec chagrin
Ce discoureur si doux, si débonnaire :
« Vous raisonnez, dit-il, en capucin;
Il faut ici parler en militaire.
Prince, excitez votre feu naturel,
Aiguillonnez votre illustre courage,
Avant la nuit effacez votre outrage,
Courez venger votre honneur et le ciel. »
A ce discours, le Lorrain sent renaître
Nouvel espoir; il dit : « Sans nous commettre,
Ayons raison de notre affront cruel. »
Sitôt au camp on projette, on raisonne;
Au dur Franquin échut l'enlèvement :
Il doit avoir l'honneur du dénoûment.
Pour ce grand coup tout s'apprête et s'ordonne.
Saint Népomuc, huché dessus son pont,
Pensait tenir en ses mains la victoire.
Sainte Hédewige en rit avec raison;
Elle savait ce quelle en devait croire,
Et se moquait de ce projet bouffon.
Elle aborda sa chère Geneviève,
En lui disant d'une façon briève :
« Ma sœur, je n'ai jamais parlé français;
Je ne veux point commettre un barbarisme,
Et, du marquis amusant les laquais,
Me voir huer pour quelque germanisme.
Chargez-vous donc de ce soin important;
Qu'il sache enfin ce qu'un Franquin barbare,
<224>Chez l'ennemi, de malheur lui prépare;
Que dans le camp bien se barricadant,
Il soit surtout circonspect et prudent. »
Lors de Paris la divine patronne
Va par les airs chercher le gros marquis.
Sainte à l'instant travestit sa personne,
Elle prend l'air des gens de son pays,
Elle se met en homme du beau monde;
Imaginez les charmes d'Adonis,
Et d'Apollon taille et crinière blonde.
L'air éventé, l'œil vif, le ris fripon,
Accompagnaient sa tête moutonnée;
Et son grand nœud fermé sous le menton,
Et sa chemise en dentelles ornée,
Ses manchettes à patte de pigeon,
Et ses bas blancs tirés jusqu'à l'échine,
Ses escarpins avec rouges talons,
Et son habit chamarré de galons,
Faisaient valoir surtout sa bonne mine.
Le gros marquis alors se promenait
Aux bords de l'Elbe avec son cher Darget.
Elle lui dit : « Valori, je vous aime,
Quoique couriez de catins en catins.
Si ce n'était votre imprudence extrême,
Qui me fait craindre un jour pour vos destins.
Je ne serais certes venu moi-même,
Pour vous donner quelques avis bénins. »
- « Jeune muguet, vous plaisantez sans doute;
Donneur d'avis à barbe à poil follet,
Savez peut-être écrire un doux poulet, »
Dit le marquis, qui de rien ne se doute.
<225>Elle répond : « Pensez ce qu'il vous plaît.
Si ne prenez bien garde à votre tente,
Dès cette nuit on vous enlèvera;
L'Autrichien depuis longtemps invente
Un tour maudit, et qui vous surprendra. »
Mais Valori sur un tel fait plaisante :
« D'où savez-vous, dit-il, ce qu'on fera?
Me prendre, moi! Je voudrais voir le drôle
Qui de sang-froid jamais m'approchera.
Allez, allez, cette idée est bien folle. »
En même temps paraît une auréole;
La sainte prend un corps tout délié,
Telle qu'on voit une vapeur subtile.
Le bon Darget en est émerveillé;
Le gros marquis reste tout immobile,
Et de frayeur presque pétrifié.
Puis, rassemblant la force qui lui reste,
Il dit, de l'air d'un excommunié :
« Instruisez-nous, beau farfadet céleste;
Étes-vous donc un ange ou le démon?
Et, s'il vous plaît, comment est votre nom? »
La bonne sainte aussitôt lui répond :
« Reconnaissez, gros marquis, Geneviève.
Je viens ici vous sauver, cher élève,
Des noirs complots d'un saint archifripon. »
Se prosternant, il se signe, il se frappe :
Sainte, dit-il, mon espoir est en vous.
Il veut trois fois embrasser ses genoux,
Et par trois fois le fantôme s'échappe.
La sainte part, plus prompte qu'un éclair;
<226>De son éclat cette immense carrière
Semble embrasée; elle trace dans l'air
Un grand sillon tout brillant de lumière.
Comme l'on voit au haut du firmament,
Dans leur ellipse effleurant les planètes,
A longue queue arriver les comètes,
Illuminer des cieux l'immense champ,
Rapidement s'échapper aux lunettes
De l'astronome, au ciel les observant;
Ce phénomène au vulgaire tremblant
Semble annoncer la peste en maux féconde,
La guerre, ou bien la prompte fin du monde,
Que l'astrologue a prévus clairement :
De même, alors que disparut la sainte,
Le gros marquis, étant transi de crainte,
Resta longtemps dans l'étourdissement.
Darget très-bien le soutient, le rassure;
Il releva cette heureuse aventure;
Puis tous les deux consultent prudemment :
« Que faut-il faire? Irons-nous tout à l'heure,
Pour sûreté, changer notre demeure? »
Auprès du camp était un petit bourg;
C'était un lieu très-peu digne d'estime,
Il dut pourtant être fameux un jour.
O Jaromircz! non mal né pour la rime,
Comment pourrai-je, en chevillant mes vers,
Placer ton nom discordant à l'oreille,
Peindre tes murs abattus et déserts,
Et l'aventure, à nulle autre pareille,
Qui pensa mettre un gros marquis aux fers?
C'est dans ce bourg que, pis qu'un Allobroge,
<227>Le gros marquis imprudemment se loge.
On lui donna, par prédilection,
De preux guerriers une forte cohorte,
Qui tous veillaient à l'entour de sa porte,
Pour conserver ce grand palladion.
O profondeur d'esprit et de lumière!
Que pensez-vous? Ce prudent émissaire,
Faisant garder la porte de devant,
Abandonnait la porte de derrière,
Qui procurait facilité plénière
Pour le projet de son enlèvement.
Or, apprenez que dans cette chaumière
Régnait surtout l'infâme trahison;
Suborné fut l'hôte de la maison
Par un Franquin, monstre de crocodile,
Qui va jouer son rôle comme Achille.
Et, sans avoir le talent du Bernin,227-a
Je puis, lecteur, te faire la peinture
De ce palais, de ce taudis vilain,
Où du marquis se passa l'aventure.
Sans ornement et sans architecture,
Figurez-vous un boucan clandestin.
On n'y flairait, ma foi, nulle odeur d'ambre,
On n'y trouvait que deux appartements;
Au bon Darget fut celui de devant,
Et dans le fond le marquis prit sa chambre.
La nuit arrive, et Valori se couche.
Le gros marquis dormait comme une souche,
Et tout auprès, le fidèle Darget,
<228>De ses exploits célèbre coryphée,
Dormait déjà dans les bras de Morphée,
Après avoir fini son chapelet.
Alors des cieux descendit du haut faîte
Patron Étienne au visage vermeil;
Il se plaça justement sur la tête
Du bon badaud dans son premier sommeil :
« Mon fils, dit-il, dormez comme une bête,
Quand alentour, guidé par le malin,
Pour te saisir on voit rôder Franquin. »
Darget s'éveille, et tout son corps frissonne;
Il se rendort, comme il ne voit personne.
Le farfadet tout aussitôt revient,
Et de nouveau lui tient même langage :
Craignez, dit-il, un prochain esclavage.
Il est déjà une heure après minuit.
On carillonne, il se fait un grand bruit;
Et le pandour, avide de pillage,
Entre, en forçant la porte de Darget.
Dans ce péril, pour le bien de la France,
Le badaud tint très-bonne contenance;
Et se sentant pris dans le trébuchet,
Il s'écria d'une voix pathétique :
Qui cherchez-vous? » - « Nous cherchons le marquis;
Nous en voulons à votre politique,
A la vaisselle, à vos meubles de prix. »
- « C'est moi qui suis l'envoyé de Paris,
Leur répondit ce prudent domestique;
Prenez ces sacs, pleins de nouveaux louis. »
En même temps, cette troupe pillarde
Fait table rase en cet appartement;
<229>Soit par bonheur, ou bien soit par mégarde,
Aucun n'entra dans le poêle joignant.
Ce bruit affreux d'abord frappe l'oreille
Du gros marquis, qui soudain se réveille :
Et sans ressource il se serait perdu,
Si, descendant de la voûte céleste,
Le farfadet ne fût d'abord venu,
Pour l'assister dans ce moment funeste.
Hors de son lit, criant, tout éperdu,
Il va sortir et se livrer tout nu,
En attitude au vrai très-immodeste,
Entre les mains de ces cruels brigands.
La bonne sainte au divin pucelage,
De l'éventail cachant son beau visage,
Par les bâtons lorgnait de temps en temps.
Femelles sont coquettes en tout âge.
Dans ce danger, miracles opérant,
Sur ce marquis fougueux et frénétique
Elle répand un sommeil léthargique.
Au même temps, ces félons, ces bandits,
Pensant avoir trouvé la pie au nid,
Ont enlevé Darget, dans la posture
Dont il sortit des mains de la nature,
Pensant tenir, par cet exploit bouffon,
Des Prussiens le grand palladion.
Au corps de garde accourut Hédewige;
Elle cria : « Monsieur le caporal,
Assistez-nous, votre devoir l'exige;
Chassez d'ici le ravisseur brutal! »
Tandis qu'en hâte une troupe cruelle
Traînait Darget au travers du jardin,
<230>Toujours pillant, grossissant son butin,
Le caporal faisait pleuvoir sur elle
Du plomb mortel l'épouvantable grêle.
Onc Russien n'a, dans ses chasses d'ours,
Défait un nombre aussi considérable
Que Jaromircz vit d'âmes de pandours,
Dans cette nuit, descendre droit au diable.
Pauvre Darget, pris par tes ennemis,
Et fusillé par tes meilleurs amis,
Dans ce péril extrême, inévitable,
Ah! qui t'aida de son bras secourable?
Qui te sauva dessous son aileron?
Ami lecteur, ne reste point en peine :
Je vois des cieux descendre maître Étienne,
Du bon Darget ce fidèle patron.
Lorsque la mort de tous les côtés fauche,
L'honnête saint lui tint lieu de plastron,
Et détourna les coups à droite, à gauche.
Le dur Franquin, ignorant son erreur,
Fuyait toujours, le cœur rempli de joie;
Il s'applaudit déjà du vain honneur
Qu'on lui fera lorsqu'on verra sa proie.
Ni plus ni moins, Darget nu-pieds trottait,
Jusqu'aux genoux s'enfonçait dans la boue,
Gelait de froid, faisait étrange moue;
L'épine aussi le pied lui déchirait,
Et le badaud de tout son cœur jurait
Contre le sort, qui des hommes se joue.
Toujours pestant et toujours avançant,
Il a déjà couru plus d'un grand mille,
Lorsque le jour, tout doucement venant,
<231>Surprit la troupe auprès du camp volant
Où le Franquin avait son domicile.
Ce scélérat, feignant l'âme civile,
Dit à Darget : « Monsieur l'ambassadeur,
Je suis fâché de la triste aventure
Dont, il est vrai, je suis l'heureux auteur;
Et si, nu-pieds, sans habit, sans voiture,
Venez ici, c'est un petit malheur.
Pour consoler votre douleur cruelle
Et tempérer votre premier effroi,
Vous mangerez dessus cette vaisselle,
Qui, hier à vous, aujourd'hui n'est qu'à moi. »
Sur ce sujet tous les deux s'éclaircirent,
Comme croirez, très-mal se satisfirent,
Car sans détour le généreux Darget
Lui déclara d'abord ce qu'il était;
Et dans le temps que Darget développe
De son malheur le plaisant quiproquo,
L'Autrichien croit tomber en syncope.
« Serai-je donc compté pour un zéro?
Vengeons l'honneur que le destin maîtrise!
S'écria-t-il; et ce chien de Français
M'enlèvera dans ce jour, pour jamais,
D'une brillante et pénible entreprise
Tout le succès, par ma folle méprise!
Ah! malheureux, fourbe, qui que tu sois,
Ah! ravisseur de mon plus bel exploit,
Tu vas périr, et payer ma bêtise. »
Il dit, et tire un large coutelas,
Et le tournant trois fois dessus sa tête,
Cet inhumain, tout furieux, s'apprête
<232>A lui jeter d'un coup le chef en bas.
Un vieux Hongrois tout doucement l'arrête :
« Je crois, Franquin, que vous n'y pensez pas.
Notre devoir exige qu'on amène
Chaque captif au camp du bon Lorraine;
Ménagez donc celui-ci tout exprès,
Car il nous peut révéler des secrets. »
Il dit; d'abord Franquin, quoique avec peine,
Fait un effort, se modère, et rengaine.
Mon cher lecteur, si tu prétends savoir
Si ce Hongrois n'était pas une sainte
Fort à propos usant de cette feinte,
Comme en avez dans ce livre pu voir,
Ah! pour le coup, il n'est en mon pouvoir
De l'expliquer; car dessus cette affaire
Mon chroniqueur sut prudemment se taire.
En remontant même jusqu'à Turpin,232-a
Sur ce sujet on n'éclaircirait rien :
Pensez-en donc ce qu'il vous plaît d'en croire.
Car ce fait-là ne fait rien à l'histoire.
Le dur Franquin changea d'abord de ton
Vers le badaud; ce féroce lion
Devint traitable et doux comme un mouton;
Même il lui fit des excuses passables.
Chemin faisant, on gagne la forêt
D'arbres touffus, obscurs, impénétrables,
Où le soleil ne put percer jamais
De ses rayons brillants et favorables.
<233>Dans un endroit plus sombre et plus épais,
Un haut rocher tout couvert de cyprès
Forme en son sein une affreuse caverne;
Il semblait voir les portes de l'Averne.
C'était l'endroit où Franquin résidait,
Il avait là son horrible repaire.
De l'antre sort nombre des gens de guerre.
« Ah! vous voilà? bonjour. Qu'avez-vous fait?
A-t-on pillé? la prise est-elle bonne?
N'aurons-nous point notre part au butin? »
L'on s'embrassa, l'on conte, et l'on raisonne
Sur les hauts faits de l'illustre Franquin.
Apercevant Darget sans camisole,
Ils crient tous : « Viens cà, viens cà, le drôle!
Tu fus servi par des valets adroits.
Tu cacherais peut-être une pistole?
Donne toujours; sommes rusés matois. »
Le bon Darget garde un maintien modeste;
Ses pieds étaient meurtris et déchirés,
Ses membres tous presque défigurés.
Les yeux tournés vers la voûte céleste,
D'un suppliant il emprunte le geste.
Franquin leur dit : « Cet homme est mon captif;
Donnez-lui donc un bon confortatif;
Dans ma caverne à l'instant qu'on le soigne. »
Ces gens faisaient diligente besogne,
Car le Franquin était expéditif;
Deux grands pandours, avec un air paterne,
Mènent Darget au fond de la caverne.
Figurez-vous un antre obscur et sourd,
<234>Où ne perça jamais le moindre jour.
Darget non plus en entrant ne vit goutte;
Il vint d'abord dans une immense voûte,
Il n'avança qu'aux tremblantes lueurs
De deux lampions; il suit ses conducteurs;
Sous le rocher une profonde route
L'amène enfin au gîte des voleurs.
On y respire une vapeur impure;
Par un hasard, la bizarre nature
Semble avoir fait ce lieu rempli d'horreurs,
Pour recéler ces cruels détrousseurs.
Là, presque au bout, il entre en une grotte.
Franquin le suit, il dit : Qu'on le décrotte.
En s'empressant, deux rustiques beautés,
Portant un seau chacune à leurs côtés,
Prennent Darget; on le lave, on le panse,
On le parfume, on le frotte d'essence.
Qu'on me l'habille, ajouta le Franquin.
On court, on vient, maîtresse, concubine;
L'on va fouiller dans la cave au butin.
L'une lui donne une chemise fine,
Dont la cravate est de point de maline,
Et qu'on pilla sur quelque Prussien;
L'autre lui chausse un petit escarpin,
Fait pour un pied plus mignon que le sien;
Une autre encor sur ses épaules charge
Un bel habit et trop long, et trop large,
Que Franquin prit dans la guerre du Rhin;
Pour finir l'œuvre, on offusque sa face
En le couvrant d'un feutre à large audace.
Franquin lui dit : « Mangeons, j'ai soif, j'ai faim;
<235>Canailles, que l'on serve le festin. »
Alors on voit des soi-disantes vierges
Dresser la table et la charger de cierges
Que quelque autel avait contribués,
Ou que Franquin s'était attribués.
On étala la vaisselle polie
Que ce pandour au marquis enleva.
Darget lui dit : « Cette vaisselle unie
Fut par Germain235-a à Paris arrondie. »
- Ah! dit Franquin, tant plus elle vaudra.
Quarante plats sur la table on porta,
De mets exquis rassemblés à la ronde,
Des agneaux gras, des poulets qu'on vola,
Car on faisait payer à tout le monde.
Le malheureux paysan bohémien
Était pillé comme le Prussien;
Rien ne coûtait, on faisait bonne chère,
On s'engraissait des malheurs de la guerre.
On fait venir le Champagne moussant,
Qui pétilla bientôt dans chaque verre,
Le Port-à-port, le Tokai jaunissant,
Vin butiné, volé furtivement.
On en sabla coup sur coup des rasades,
Et puis l'on fit grandes fanfaronnades.
Darget, sournois, ne bâfrait qu'à regret
De tant de mets volés qu'on lui servait;
Il ne mangeait qu'autant qu'il faut pour vivre.
Mais sur le tard arrivent les catins.
On les caresse, on baise, on les enivre,
Non pas d'amour, mais de différents vins.
<236>O mes amis! comment puis-je poursuivre,
Et vous conter leurs propos libertins?
Ne pensez pas que la délicatesse
Soit en usage en de pareils amours;
Figurez-vous plutôt ce que l'ivresse
Peut inspirer de féroce aux pandours.
On y voyait des filles effarées,
De la jeunesse et des grâces parées,
Au dur Franquin, à ces fiers ravisseurs,
Et par l'audace, et par mille fureurs,
Dans ces cachots indignement livrées.
Dans les moments qu'ils comblaient leurs plaisirs,
En détournant leur innocente bouche,
Versant des pleurs et poussant des soupirs,
Elles pouvaient par leurs cris adoucir
Et la panthère, et le tigre farouche.
Ces scélérats, qui n'avaient le cœur bon,
Ni plus ni moins remuaient du croupion;
On aurait dit, voyant ces mœurs étranges,
Que les démons y violaient des anges.
A ces plaisirs ces brutaux, ces félons
Font succéder la plus crasse débauche :
Rassasiés des délices connus,
Ils enfilaient la route par la gauche,
Et s'enivraient de plaisirs défendus;
Enfin, lassés de leur sale aventure,
Car on revient trop tôt de ces abus,
Buvaient du vin autant que la nuit dure.
Franquin surtout écumait de luxure,
Et le souper touchait à sa clôture,
Quand des pandours viennent, tout morfondus,
<237>Donner avis d'une belle capture.
Aux champs voisins, ces brigands avaient pris
Un grand troupeau d'agneaux et de brebis,
Poulets, cochons, cierges d'une chapelle,
Et du curé la gentille donzelle,
Et du bailli la fille encor pucelle,
Et maints ducats, dont ils ne dirent mot.
Sur l'intérêt, ce n'est chose nouvelle,
Même un pandour pour voler n'est pas sot.
Il faut d'abord qu'on règle les partages :
« Pour nous seront, amis, les pucelages;
A ces pandours, dit Franquin, nous laissons
Le brandevin, les vaches, les cochons. »
En mugissant, la grotte fait entendre
De leurs clameurs répétées dans l'antre
Les insensés et bourdonnants échos.
Ils crient tous : Renonçons au repos!
Lors les pandours quelques porcs gras tuèrent,
Et par morceaux égaux les partagèrent;
Cherchent du bois; des veines d'un caillou
Ils font sortir, le frappant sur un clou,
En pétillant, de vives étincelles;
Le soufre en feu allume les chandelles;
Le bois s'embrase, on rôtit les morceaux,
En les couvrant tous d'une double graisse;
Et puis, servant les éclanches, les dos,
Couchés sur l'herbe, ils mangent à leur aise.
Ainsi que dit le chantre d'Ilion,
Content chacun fut de sa portion.
Au dur Franquin on amena les belles,
Douces beautés, fringantes demoiselles,
<238>Que le brutal aimait par passion.
Au beau milieu de ces cruels gendarmes,
On voit paraître, éclatante d'appas,
Jeune tendron où brillaient tous les charmes.
Cette beauté qu'on prit à Ménélas,
Dont le rapt mit toute l'Asie en armes,
Au bon Priam causant chaudes alarmes,
De ses attraits, certes, n'approchait pas.
Elle n'était comme vous, les princesses,
Toujours beautés, quand vous êtes altesses,
Et qui perdez vos grâces, vos attraits,
Quand on vous voit sans toutes ces richesses
Et ces bijoux dont offusquez vos traits.
Elle arriva parmi tous ces vacarmes,
Tout éplorée et se fondant en larmes.
Dans le sommeil, hélas! on avait pris
Ce beau tendron, chez ses parents chéris,
Dans des habits dont la simple parure
N'ajoutait rien aux dons de la nature.
Ses vêtements sont propres, mais unis.
Sous son corset, une gorge naissante,
Allant, venant, aux curieux présente
Deux boutonneaux élastiques, gentils,
Moitié couverts d'une boucle flottante;
Un teint, grand Dieu! de roses et de lis;
Deux beaux yeux noirs à prunelle brillante,
Des yeux dont part une flamme éloquente;
En arc dessus se courbent ses sourcils;
Puis à baiser une bouche qui tente;
Quand le corail de sa lèvre charmante
Est séparé par l'amour et les ris,
<239>Trente-deux dents de blancheur ravissante
Rendent les cœurs insensibles épris;
Ajoutez-y taille d'une déesse,
Un pied Cochois,239-a de Vénus la jeunesse;
Et telle fut la touchante beauté
Dont ces bandits s'étaient rendus les maîtres.
Elle parut au milieu de ces traîtres,
Avec un air rempli de majesté;
Et ces brutaux, sans nulle humanité,
Allaient d'abord se jeter sur leur proie,
Lorsque Franquin leur fit ce beau discours :
« Qu'à la douleur succède enfin la joie;
Consolons donc ce captif par l'amour.
Pour moi, d'ailleurs, j'en ai déjà de reste,
Et malgré moi me faut être modeste.
Voyez ce qu'est un honnête pandour.
A vous, Darget, sera cette pucelle;
Allez, cueillez cette rose nouvelle. »
Darget sentit l'aiguillon de la chair;
Mais il entend une voix lamentable :
Ah! juste Dieu! suis-je donc en enfer?
Oui, belle Aurore, en ce séjour coupable,
Franquin peut-être est pis que Lucifer.
« Ayez pitié, bon seigneur charitable,
De ma jeunesse et d'un sort déplorable,
Lui dit la belle, en tombant à genoux.
<240>J'étais promise, et mon futur époux
Ne peut m'aider de son bras secourable :
Ayez, seigneur, pitié de ma vertu. »
Disant ces mots, tout un torrent de larmes
De son visage inondait tous les charmes.
Franquin s'écrie : « Ah! qu'on fasse cocu
Ce prétendu, ce jeune époux en herbe!
Allons, jetez dans ce moule superbe
Jeune Français bien ourdi, bien cossu. »
Dessus l'amour le bon Darget prélude;
Il en sentait toute la plénitude.
Dans le moment qu'il était résolu
De s'enivrer de sa béatitude,
Son bon patron, s'en étant aperçu,
L'arrêta court, et le badaud rengaine,
Entre ses dents pestant sur saint Étienne.
Tel, près d'un lac, souvent un limaçon
De sa maison sort sa tête gentille,
Au grand soleil rampe dans le limon;
Mais s'il entend du bruit ou quelque son,
Se repliant soudain dans sa coquille,
Il se resserre en petit peloton :
Ainsi Darget à l'âme généreuse
Vit dissiper certain malin démon
Que poliment on nomme Cupidon,
Et dont Moïse, en sa Bible causeuse,
Fit un serpent, dont Ève curieuse,
Pour son malheur, essaya tout du long.
Le bon Darget, plus froid qu'aucun glaçon,
Dit à sa belle : « Aimable malheureuse,
<241>De vos vertus je prends compassion;
Je suis, hélas! pour le viol maussade,
Ne craignez point de moi quelque enfilade;
Je payerai plutôt votre rançon. »
Il prend sa main, la rassure et console.
Franquin, qui voit Darget se refroidir,
Dit : « Est-ce en France ainsi que l'on viole?
Eh! quand au fait voudrez-vous donc venir? »
- « Hélas! seigneur, nos tristes destinées
Sont en vos mains, ô Franquin généreux!
Cette beauté de grâces tant ornée,
Et ces appas divins et merveilleux,
Seront-ils donc, dans ce séjour funeste,
Abandonnés au désir immodeste
De l'impudique et du premier venu?
Ah! respectez son âge et sa vertu,
Et rendez-lui sa liberté première. »
- « Pauvre Français, dis plutôt ton bréviaire,
Répond Franquin, en se moquant de lui;
De violer c'est la mode aujourd'hui. »
- « Mais, répliqua d'une façon soumise
L'autre en rêvant, d'un moyen je m'avise;
S'il vous plaisait d'accepter de l'argent,
Je payerais à beaux deniers comptants
La liberté de cet astre adorable. »
Ce marché-là plut fort à ce brigand.
« Oui, lui dit-il, si tu m'en donnes ... tant.
Qu'elle aille alors, pucelle invulnérable,
Dans sa maison rejoindre son amant. »
Pour cette fois, intérêt détestable,
<242>Tu fus du moins aux humains secourable;
Car tu sauvas des mains d'un insolent
La jeune Aurore, aussi belle qu'aimable,
Sans qu'on lui fît d'outrage en ce boucan.
CHANT IV.
C'est un grand point que d'être vertueux :
Mais dans ce siècle on est peu raisonnable.
Soyez fripon, scélérat, vicieux,
On passe tout, si vous êtes aimable.
Heureusement pour lui, le bon Darget
Et l'un et l'autre également était.
Pour le Franquin, épuisé de débauche,
(Car ne croyez qu'un brigand, qu'un pandour,
Toujours guerroie et sans cesse chevauche :
Rien ne tarit plus vite que l'amour;)
Le Franquin, dis-je, ayant pris, tout le jour,
Repos qu'il faut pour réparer ses forces,
Ne sentant plus ses passions féroces,
S'en vint trouver le badaud dans son lit.
« Je viens chez vous, dit-il, car je m'ennuie;
Ne veux sortir, car il fait de la pluie.
Mais contez-moi, captif pour mon profit,
Votre destin, vos exploits, votre vie;
Car les Français, dit-on, sont bons conteurs. »
Darget répond à ces propos flatteurs :
« Ce me serait faveur bien singulière
Si je pouvais amuser Franquini.
Seigneur, je n'ai qu'un mauvais conte à faire;
Je le ferai du moins simple et uni.
<244>Le sort fâcheux qui dès longtemps m'oppresse
M'a fait, seigneur, naître d'une duchesse;
Mon père fut, je crois, un inconnu
Qu'un feu secret rendit le bienvenu.
Malheureux fruit d'une illicite flamme,
On m'éleva bien loin de mes parents;
Puis, pour former de bonne heure mon âme,
Me retirant de chez honnêtes gens,
On me pourvut tout jeune d'une place
Dans un couvent, au collége d'Ignace;
Et là, sous l'œil d'habiles professeurs,
Je dus, seigneur, achever mes études.
Mais qu'un démon, auteur de mes malheurs,
M'y fit passer par des épreuves rudes!
On me trouvait quelque peu de beauté,
Et, dans l'esprit, de la vivacité.
Un professeur, écumant de luxure,
Me caressant avec malignité,
En m'amenant chez lui, dans sa clôture,
Me fit, un jour, offerte tant impure,
Que je lui dis avec sévérité :
Va, monstre affreux, tout couvert de souillure,
Dont les désirs révoltent la nature;
Cours dans l'oubli chercher l'impunité
De tes forfaits, de ta brutalité.
Bientôt un autre également m'entraîne;
Je le repousse un peu, je le rengaine.
Mais à la fin tant fondirent sur moi,
Que, n'ayant plus dans le couvent d'asile,
Et dans un âge encor tendre et débile,
Je me sentis intimider d'effroi.
<245>L'un me disait : Ne savez pas l'histoire;
Vous y verrez des héros pleins de gloire,
Tantôt actifs et tantôt patients,
A leurs amis souples et complaisants.
Tel pour Socrate était Alcibiade,
Qui, par ma foi, n'était un Grec maussade;
Et tels étaient Euryale et Nisus.
En citerais, que sais-je? tant et plus,
Jules César, que des langues obscènes
Disaient mari de toutes les Romaines,
Quand il était la femme des maris.245-a
Mais feuilletez un moment Suétone,
Et des Césars voyez comme il raisonne.
Sur ce registre ils étaient tous inscrits;
Ils servaient tous le beau dieu de Lampsaque.
Si le profane enfin ne vous suffit,
Par le sacré dirigeons notre attaque :
Ce bon .. que pensez-vous qu'il fît,
Pour que .. le couchât sur son lit?
Sentez-vous pas qu'il fut son Ganymède?
Pour renchérir sur tout ce qu'on a dit,
J'appellerai dom Sanchez à mon aide;
Lisez-moi bien l'article vingt et neuf
De son divin Traité du mariage;245-b
Vous y verrez que votre esprit tout neuf
Doit de ses mœurs faire l'apprentissage.
Tous les recteurs crient : Il a raison!
<246>Dans le moment, le grand diable sait comme,
Fondent sur moi ces brandons de Sodome;
Et pour avoir la paix dans la maison,
Nécessité fut de n'être sévère.
Je devins donc leur malheureux plastron,
Et lorsqu'en rut se sentait quelque père,
J'étais, hélas! sa monture ordinaire.
Ainsi voyez que mon cœur vertueux
Fut malgré lui plongé dans cet abîme.
Oui, le destin, dans ce monde orageux,
A la vertu nous force, comme au crime.
Je ne pus donc éviter mon destin;
Mais excédé du rôle féminin,
Je désertai de l'école d'Ignace,
Et me sauvai, un jour, de bon matin,
Chez un enfant de la grâce efficace;
Pour me venger de mes ribauds déçus,
Je m'enrôlai dessous Jansénius.
Autres tyrans, autres mœurs, autre école!
Saint Augustin, Pascal, Arnaud, Nicole,
Étaient cités sans fin, sans nul propos;
De ce parti c'étaient les grands héros.
L'enthousiasme, égarant leurs dévots,
Forgea dès lors pour eux nouveaux miracles :
Des fous perclus sautent sur des tombeaux;
Des gens sensés donnèrent ces spectacles.
On exorcise, on rêve des oracles,
Et tant on fit, que le sage Louis
Bien défendit miracles à Paris.246-20
Pour moi, voyant les fourbes de l'Église,
<247>Dévots fripons que l'intérêt divise,
Bien résolu de n'y point m'embarquer,
Et me sentant du goût pour le grand monde,
Dans cette route errante et vagabonde
J'osai pour moi du bien pronostiquer.
Me voilà donc libre des hypocrites,
Et dans Paris, parmi les Sybarites.
On voit ce peuple aimable, doux, charmant,
Qui chante et rit, sans cesse se remue,
Car dans Paris chacun a la berlue.
Comme l'on voit les flots de l'Océan
Amoncelés, lorsque la mer reflue,
Ainsi paraît l'impétueux torrent
D'un peuple entier, d'une immense cohue,
Qui sans raison court, et remplit la rue.
Paris connaît plus d'une déité,
La principale est la galanterie;
A ses côtés placez la nouveauté :
Ce sont, seigneur, les dieux de ma patrie.
Et, si voulez, à la communauté
Joignez encor les fureurs de la mode ;
Lors connaîtrez et culte, et lois, et code.
Qui règlent tout dans leur société.
A ces lois-là toujours je fus fidèle,
Des papillons je devins le modèle,
Et je parvins, et par soins, et par art,
A copier les airs d'un petit-maître. »
Lors dit Franquin : « Cela peut fort bien être;
Mais conte-moi, disgracié bâtard,
Vécus-tu donc à Paris du hasard? »
- « Non, dit Darget; j'y fis des vaudevilles
<248>Et des romans,248-a qu'on vend et qu'on vendra
A nos oisons, aux badauds imbéciles,
Tant qu'à Paris des nigauds on verra.
Je fis d'abord la Princesse sensible,
Et puis après les Bijoux indiscrets,
Et l'Acajou, livre inintelligible,
Et sur les Chats j'osai faire un essai,
Et de Gris-gris j'ébauchai quelques traits;
Le Paysan248-21 m'éleva jusqu'aux nues,
La Paysanne eut presque des statues.
A tout compter je n'aurais jamais fait.
Le bel esprit fournit mal la cuisine,
De Saint-Amand248-22 je craignis la famine;
L'invention, fille de l'intérêt,
Pour cette fois détourna ma ruine :
J'imaginai, et je fis des pantins. »
- « Quel mot barbare! en refrognant sa mine,
Cria Franquin. » - « Ce sont des mannequins,
Lui dit Darget; figure disloquée,
Ses membres sont découpés de carton;
Un fil les joint; dans l'air l'ébranle-t-on,
Son jeu la rend mobile et détraquée.
C'est le dernier effort de la raison
Que le pantin; il vous sert d'interprète,
Auprès du sexe il fait contes d'amour;
<249>Un cœur timide, une flamme discrète
Par le pantin parvient enfin au jour.
Pour honorer dans la ville et la cour
Ma découverte utile et fortunée,
Elle servit d'époque à cette année;
Évalués en bons deniers comptants,
De ces pantins j'eus cent vingt mille francs.
Lors je donnai dans le goût des voyages;
Rien ne peut tant former les jeunes gens.
De nos Français me lassaient les visages,
Je souhaitais voir d'autres habitants.
De mon pays je pars pour la Hollande;
Je vois partout faces de contrebande,
Des gens épais, et grossiers, et lourdauds.
Je ne crus pas être parmi des hommes,
Comme du moins nous autres Français sommes.
Figurez-vous un peuple d'escargots,
Toujours glacés, animaux aquatiques,
Tant que poissons pour le moins flegmatiques,
Qui dans une heure articulent deux mots.
Je me compose, et, d'un air doux et sage,
Je leur demande : Et de quoi vivez-vous?
- De nos troupeaux nous pressons le laitage,
Nous vendons tous du poivre, du fromage;
Comme marchands, sommes un peu filous.
L'Europe entière est notre tributaire,
Et nous savons la plumer et la traire. »
- « Comment, leur dis-je, êtes-vous gouvernés?
- Jadis foulés d'oppresseurs obstinés,
Dans notre sang noyant leur tyrannie,
<250>De leurs débris naquit la liberté;
Quittes des rois et de la monarchie,
Changeant un nom parmi nous redouté,
Trente tyrans ont occupé leur place.
Ainsi voyez, quoi que le Belge fasse,
Qu'il ne saurait jamais rompre ses fers;
Républicains, nous rampons sous des traîtres,
Au lieu d'un roi nous avons mille maîtres,
Quand on nous croit libres dans l'univers. »
« De ces bourgeois le plus cossu m'invite
Dans sa maison à lui rendre visite;
Moi, je l'accepte aussitôt poliment.
Une servante, en me voyant, me prend
Dessus son dos, me charge lourdement,
Et, se traînant, en faisant la tortue,
Me fait passer au travers de la rue;
Puis, sur le seuil de la porte venue,
Me décrottant impitoyablement,
D'un grand seau d'eau me lava brusquement.
Je leur demande : Eh! que prétend-on faire?
- C'est, me dit-on, grande civilité,
Aux étrangers toujours très-nécessaire,
Pour conserver chez nous la propreté.
Puis on me fait entrer dans la cuisine;
Depuis trente ans onc on n'y fit du feu.
Est-ce en ce lieu, leur dis-je, que l'on dîne? »
- « Que dites-vous? quel blasphème, grand Dieu!
Ces lieux ne sont point faits pour notre usage.
Nous n'habitons point ces appartements;
Nous nous fourrons, pour un plus grand ménage,
Dans notre cave, et sommes fort contents.
<251>La propreté, déesse de céans,
Occupe seule ici des logements. »
« Lors il me prit tout d'un coup un fou rire
Dont je ne pus empêcher les éclats;
Mon gros bourgeois, qui n'aimait la satire,
Dit sèchement : Les Français sont des fats.
Je lui réponds : Il vous plaît de le dire.
Dans le moment, mon homme, rempli d'ire,
Me fait jeter des escaliers en bas,
M'accompagnant de valets, de servantes
Jetant en l'air mille cris très-aigus,
Me convoyant d'injures élégantes,
Jusqu'au moment qu'ils ne me virent plus.
Abandonnons pour jamais cette terre,
Partons, disais-je, allons en Angleterre.
Mes compagnons, chacun de son côté,
Qui n'avaient pas de sort plus favorable,
Pour ce pays pleins d'animosité,
Me disaient tous : Allons plutôt au diable.
Un grand vaisseau, bâti pour le transport,
Le même jour nous charge sur son bord.
On lève l'ancre, et la mer blanchissante
Nous soulevait sur son onde écumante;
La voile s'enfle et nous fendons les flots,
Et le pilote, et différents signaux,
Font manœuvrer les bras des matelots.
Un vent de sud, d'un souffle favorable,
Nous fait raser la surface des eaux;
Les passagers boivent, rient à table,
Même aucun d'eux ne présageait des maux.
Mais tout à coup le vent tourne à la ronde,
<252>Le temps noircit, l'air siffle, le ciel gronde;
La nuit survient, et dans l'obscurité,
Notre vaisseau, tantôt précipité
Jusques au fond d'ouverture profonde,
Tantôt au ciel est relancé par l'onde.
La foudre tombe, et les brillants éclairs
Tout alentour embrasèrent les airs.
Soudain le mât, brisé par la tempête,
Tombe, en faisant un fracas furieux;
Le gouvernail heurté se fend en deux;
Aux matelots tremblants tourne la tête.
Enfin, voguant au gré des vents fougueux,
Nous entendons un bruit épouvantable;
Contre un rocher, écueil inévitable,
Notre vaisseau, de toutes parts troué,
Tout fracassé, lors était échoué;
Poussé des flots, il tombe en mille pièces.
Mes compagnons aux cieux font des promesses,
A mon secours j'appelle mon patron;
Et saint Etienne, écoutant ma prière,
Me fait trouver le bout d'un aviron.
Pour cette fois je te tire d'affaire,
Me dit le saint, car tu portes mon nom.
Dessus ce bois pars à califourchon;
Mon vieux manteau te servira de voile,
Mon auréole, ô Darget, mon mignon,
Pour te guider, te servira d'étoile,
Ton cul adroit sera ton gouvernail. »
- « Bon saint, lui dis-je, il n'est pas temps de rire;
Plus de secours, un peu moins de satire.
Je vogue ainsi dans ce bel attirail;
<253>Bientôt mon corps n'y pouvait plus suffire.
Tantôt couvert des vagues de la mer,
Et malgré moi buvant son sel amer,
Près de périr par un nouveau naufrage,
Je fus poussé sur le prochain rivage;
Et n'étant guère éloigné de ce bord,
Me recueillant par un dernier effort,
Je gagne enfin l'Angleterre à la nage.
Qu'on est heureux de retrouver le port! »
Franquin s'écrie : « Oui, c'eût été dommage
De toi, badaud, babillard indiscret!
De te noyer le saint aurait bien fait.
Poursuis toujours. » - « Mes compagnons périrent,
Jamais, ô ciel! mes yeux ne les revirent;
Peut-être ils sont mangés par les harengs;
Ils sont damnés, ils sont morts sans confesse.
Quant à mon saint, je lui tins ma promesse,
Et lui donnai deux cierges des plus grands.
Puis, pénétrant dans ces lieux pacifiques,
Je dis : Hélas! ces dogues britanniques
Habitent donc des lieux aussi charmants!
Mais sur ce bord pourquoi plus me morfondre?
Pour voir l'Anglais, il faut aller à Londre.
J'arrive enfin, et, dans le même jour,
Je vois la ville et parais à la cour.
L'Anglais mordant, trop fier en son domaine,
Nomme son roi le seigneur capitaine.
Il me reçut, et dit au général :
A ce Français montrez mon arsenal.
J'imaginais de le trouver plein d'armes;
Mais point du tout; au lieu d'objets d'alarmes,
<254>J'y vis d'abord des bottes, des chapeaux.
Lors dit mon guide : Objets remplis de charmes,
A Malplaquet vous porta mon héros;
Ces éperons, lorsqu'il menait sa garde,
L'ont bien servi dans les champs d'Oudenarde.
Mais tournez-vous, admirez donc ceci :
C'est du héros la redoutable épée,
Du sang français à Dettingen trempée;
Examinez, remarquez donc, voici .... »
« Je l'interromps, tirant la révérence :
Ah! j'ai trop vu le malheur de la France,
Dis-je d'un air qui plut au courtisan.
Puis, promptement de ce lieu me sauvant,
Je me rendis d'abord au parlement.
Singes y sont de la gente romaine,
Tous harangueurs, tous gens très-bien parlant,
Tant que croyez écouter Démosthène,
Mais pas toujours aussi bien agissant,
Et leur vertu ne flaire pas trop baume;
Très-libres sont dans leurs discours diffus,
Ni plus ni moins ils sont tous corrompus,
L'électorat gouverne le royaume.
Un simple Anglais est un original;
Plus singulière on trouve sa folie,
Et plus il est applaudi du total,
Qui ne se croit, sous le pouvoir royal,
Libre qu'autant qu'on souffre sa manie.
Ce peuple triste a certain spleen fatal;
On se pend là comme ailleurs on va boire,
Et chaque jour fournit pareille histoire.
Féroces sont encor toutes leurs mœurs;
<255>Pas ne voudraient qu'un seul de leurs auteurs
Ne fît jouer pièces sur leurs théâtres
Sans massacrer jusqu'aux moindres acteurs.
Mais plus encore ils sont acariâtres
Dans le combat de leurs gladiateurs;
A demi-nus je les ai vus combattre,
S'entre-frappant, et, de leurs bras nerveux,
Tantôt parant, et s'escrimant tous deux,
Se faire entre eux de mortelles blessures.
Épargnez-moi ces affreuses peintures;
Bien mieux il vaut, Franquin, vous raconter
Comme là-bas j'ai vu de grandes fêtes.
Tout Londre entier y vient presque assister,
Sur un grand pré l'on ne voit que des têtes.
De leurs haras les plus légers chevaux,
Pour disputer de vitesse à la course,
Par trois fois font le tour de cet enclos.
Pour qui croyez que le prix se débourse?
Ne pensez point que c'est pour le cheval
Qui l'a gagné, comme il vous doit paraître;
Mais par arrêt, par un procès-verbal,
On vous l'adjuge au fainéant de maître.
Je fus bientôt connu chez les Bretons;
On me mena dans les bonnes maisons,
Et quelquefois aussi dans les mauvaises,
Pour jeunes gens dangereuses fournaises.
Le tendre amour, qu'on ne peut amortir,
S'y voit suivi d'un triste repentir;
L'on paye cher ces moments de faiblesses.
Il est à Londre un grand nombre d'abbesses,
Entretenant des vestales de nom,
<256>Leur feu sacré bientôt laissant éteindre.
Un jour, Vesta les en punit, dit-on,
En leur faisant cuisant et mauvais don.
N'est que trop vrai; j'ai bien lieu de m'en plaindre,
Ce souvenir me fut cruel et long.
Ces fiers Anglais sont tous millionnaires;
Trésors y sont choses fort ordinaires;
Jusques aux gueux y regorgent de biens. »
- « Ah! s'écria Franquin, ah! quelle terre!
Pourquoi, mordieu! n'y fait-on pas la guerre?
Que mieux vaudrait qu'avec ces Prussiens,
Tristes héros, nation mal huppée,
Qui n'a de biens que la cape et l'épée!
Vaudrait bien mieux piller ces fiers Anglais.
Continuez » - « J'y fis une équipée.
Ils m'appelaient vilain chien de Français.
Bien enragé qu'un faquin, qu'un bélître
Sur mon chemin m'honorât de ce titre,
Je résolus enfin de m'en venger;
Et ne pouvant à cette race entière
Faire sentir mon audace guerrière,
Avec un seul je voulus m'égorger.
A Londre on voit cette gent malhonnête
Pour un schelling se battre à coups de tête;
Et quelquefois parmi tous ces butors
On peut trouver des ducs et des mylords.
Montrons, disais-je, en enfonçant mon feutre,
Que le Français n'est sot, couard, ni pleutre.
Je traversais justement la Cité;
L'on m'honora d'un compliment féroce.
Dans le moment je saute du carrosse;
<257>Et de l'ardeur me sentant emporté,
Sur l'agresseur je me rue avec force.
Bras contre bras, genoux contre genoux,
Je le terrasse et l'abats sous mes coups;
Son sang coulait, il tombe, et le colosse
Devant le front se fait une ample bosse;
Je crus avoir terminé ses destins.
Le peuple accourt, il crie, il bat des mains.
Craignant pour moi dans ce danger extrême,
Je résolus de partir la nuit même.
Sur un vaisseau j'arrive en Portugal;
J'y vis du Roi le palais monacal.
Ce prince obtint de Rome, par souplesse,
Le rare honneur d'oser chanter la messe;
L'esprit porté pour le pontifical,
Il n'a jamais, de mains voluptueuses,
Pu caresser que des religieuses.
Le cacaporc est le sceptre du Roi,
En Portugal lui seul donne la loi;
Rustres, bourgeois, prêtres, noble, ministre,
Tout sent les coups du cacaporc sinistre.
J'allai pour voir un grand couvent qu'il fit;
Des capucins il recherchait l'espèce,
Gens en effet qui méritent crédit,
Et pour lesquels il brûlait de tendresse.
De m'encloîtrer alors quelqu'un m'offrit;
Bien loin de moi je rejetai son offre.
Quoi! voulez-vous, disais-je, qu'on m'encoffre?
Bref, pour peupler ce grand couvent maudit,
Cent grenadiers par force l'on choisit,
<258>Qui, sous le froc nasillant à matines,
A contre-cœur frappent des disciplines.
Pour moi, craignant qu'un jour en ce moutier
Bien malgré moi l'on me fît nasiller,
Je prends le large, et, bien joyeux, je gagne
Dans quelques jours les limites d'Espagne.
Là je me crus à l'abri des malheurs;
Mais le destin contre lequel je lutte
Jusqu'à présent toujours me persécute.
Amour fatal, je sentis ton pouvoir :
Pour mes péchés, une beauté céleste,
Jeune nonnain, dans un couvent, modeste,
Un beau matin m'apparut au parloir;
Et je formai, hélas! le plan funeste
D'y retourner l'admirer, la revoir.
Par le moyen d'un ingénieux prêtre,
Qui (pardonnez) faisait le maquereau,
J'eus le moyen d'approcher, de connaître
Cette nonnain, ce miracle si beau.
Un rendez-vous me donne enfin la belle;
J'entre au couvent à l'aide d'une échelle,
Gardant encore, hélas! pour mon malheur,
Un souvenir de la cruelle Anglaise,
Mais souvenir cuisant et plein d'horreur,
Qui me mettait au plus mal à mon aise.
Jusqu'à quel point, traître et perfide amour,
Tu m'aveuglas dans ce funeste jour!
Raisonne-t-on, pense-t-on, quand on aime?
Les plus prudents en amour sont des fous,
Car la raison cède au pouvoir suprême
De cet instinct qui commande sur nous.
<259>De mon amour la fière tyrannie,
Et de mes sens la flatteuse manie,
Sur la raison mourante, à l'agonie,
L'ont emporté. J'ignore mon état,
Et commettant un affreux attentat,
Je suis aux pieds de ma religieuse :
Rendez enfin ma passion heureuse,
Rare beauté, divine et radieuse,
Osai-je dire, en lui baisant les mains.
Mais sa pudeur alarmait mes desseins,
Quand dans ses yeux je remarquai du trouble;
Son cœur n'était dissimulé ni double;
Je profitai de l'heure du berger.
Plus tendrement de nouveau je la presse :
Il n'est plus temps, belle, de reculer;
Ne fallait pas aussi loin s'engager,
Lui dis-je. Enfin, soit amour, ou faiblesse,
La pudeur passe, et l'aveugle tendresse
Va désormais de l'honneur se venger.
Imaginez l'ardeur voluptueuse
Dont je jouis de ma religieuse.
L'amour brûlant, un plaisir défendu,
Tout conspirait à soutenir ma flamme;
Au sanctuaire, à la fin, parvenu,
Cette nonnain se convertit en femme.
Mais, justes dieux! quels furent mes forfaits!
J'abhorre encor ma noire ingratitude.
Sœur Amidon, que ce léger prélude
Vous a coûté de douloureux regrets!
Je suis confus, seigneur, lorsque j'y pense;
Oui, de Vesta la sévère vengeance
<260>Devint le lot de ses divins attraits.
De cette nuit mon âme satisfaite
Avant le jour méditait la retraite;
Tendres adieux et doux embrassements!
Nous ajustons, comme font les amants,
Pour nous revoir, tous les arrangements.
Je pars enfin; mon échelle se casse,
Je dégringole avec un bruit affreux,
Et tout mon sang dans mes veines se glace.
Lors, du couvent sort un concours nombreux :
Quel est ce bruit? et qu'est-ce qui se passe?
Disaient les sœurs, en jetant de grands cris.
Comme il se fait la nuit un grand vacarme,
Que le berger de bâtons fourchus s'arme,
Quand le loup vient au milieu des brebis;
Colin s'éveille, et, sortant de son gîte,
Dessus le loup, qui promptement s'enfuit,
De grands cailloux fait voler au plus vite,
Avec son chien par le bois le poursuit,
Et, s'il l'atteint, sous ses coups le réduit :
Ainsi, couché, sans voix et sans haleine,
Dans un moment le couvent m'entoura;
Dieu sait comment alors m'apostropha.
Une nonnain disait : Ah! le voilà.
Quel sacrilége! ah! quelle âme vilaine!
Notre moutier il déshonorera. »
« Une autre sœur aigrement ajouta :
Mon doux Jésus, quelle est donc cette scène?
Je suis d'avis, mes sœurs, que mieux vaudra
Le transporter dans la prison prochaine,
Et ce matin on l'interrogera;
<261>Sinon, verrez que le monde, qui cause,
Malignement les sœurs accusera.
Tout le couvent approuva fort la chose,
Dans la prison voisine on m'emporta;
Mon âme était demi-morte, engourdie,
Mais ma douleur la rappelle à la vie.
Quand le couvent tout notre roman sut,
Lors pour nous deux bien pis encor ce fut;
Vous ne savez combien désespérée,
Combien terrible est la haine sacrée.
Chez l'Espagnol il est un tribunal,
Moitié prélat et moitié monacal,
Qui, s'acharnant sur le pauvre profane,
Jamais n'absout, et toujours le condamne,
Qui, par bonté, plein de l'amour de Dieu,
Vous fait brûler pour le bien de votre âme.
Tout à l'entour de ce funeste lieu,
De cent bûchers au ciel monte la flamme.
On me traduit devant ce jugement;
Un juge ayant plumes de chat-huant
Me dégoisa ce discours gravement :
Ne crains-tu point, scélérat, impudent,
Du juste ciel la colère jalouse?
De Jésus-Christ tu violas l'épouse,
Et, non content de l'avoir fait . .,
A la nonnain donnas le mal immonde.
Ah! sacrilége, as-tu donc prétendu,
Dans ta fureur à nulle autre seconde,
D'empoisonner le benoît paradis?
Pourquoi, félon, avec cérémonie,
Pour effrayer les mécréants esprits,
<262>Ta peau demain sera dûment rôtie.
Il dit; d'abord les sbires en prison
Me font rentrer après ce beau sermon.
Bien mal me prit de ma triste aventure;
J'ai de tout temps fort haï la brûlure,
Et ne voyant nul besoin de mourir,
A mon patron me fallut recourir.
Ah! bon patron, lui dis-je, ah! saint Étienne,
Me verras-tu cruellement périr?
Si chez l'Anglais j'abordai, non sans peine,
Si ton pouvoir daigna me secourir,
Si ton autel fut orné de mes cierges,
Dans ce péril ne m'abandonne pas.
Le paradis est tout rempli de vierges,
Nous n'en voyons presque point ici-bas;
J'en ai voulu, pour ma part, tâter d'une,
Et ce phénix, difficile à trouver,
Dans ce couvent, lieu de mon infortune,
Heureusement s'est laissé déterrer.
Ah! mon bon saint, faut-il tant de tapage,
Pour plus ou moins que soit un pucelage?
J'ai même ouï des gens de grand renom,
Au pucelage ayant quelque scrupule,
Qui, le traitant de fou, de ridicule,
Ne le croyaient qu'un être de raison.
Si cependant j'en eus un en partage,
Ne m'enviez, bon saint, cet avantage;
Je n'ai jamais cueilli que cette fleur;
Si m'en croyez, détournez mon malheur.
Je me prosterne, et les cieux m'exaucèrent,
De la prison les fondements tremblèrent;
<263>Tout radieux, le saint, fendant le mur,
Me dit : Mon fils, je lis dans le futur.
Oui, les destins qui sur tes jours veillèrent
Bien des revers encor te préparèrent,
Et des honneurs aussi te destinèrent.
Un jour, ton nom, dans un poëme obscur,
Sera chanté dans le goût marotique.
Méprise donc ce sénat fanatique;
De mon appui sois dès à présent sûr,
Si tu promets porter à mes chapelles
Aux Quatre-Temps des offrandes nouvelles.
Je promis tout; le marché s'accomplit.
Il n'est fripon, il n'est âme si noire,
Qui droit au ciel n'aille sans purgatoire,
Pourvu qu'un saint y trouve son profit. »
- « Ah! c'est bien fait; il faut que chacun vive,
Je veux qu'un saint reçoive un don gratuit;
La sainteté, sans profit, est chétive, »
Cria Franquin. Et Darget poursuivit :
« De tous mes fers le bon saint me défit,
Et le geôlier, dans cette alternative,
Profondément à l'instant s'endormit.
Le saint m'endosse un habit de jésuite;
Le verrou tourne, et la porte s'ouvrit :
Va, cours, dit-il, précipite ta fuite,
Par les cheveux saisis l'occasion.
Puis me donna sa bénédiction.
De me sauver, cher Franquin, j'eus grand' hâte;
Fou qui deux fois de ces chats-huants tâte.
Ainsi qu'un cerf que des chasseurs adroits
Ont entouré dans le fond des forêts,
<264>Quand de sa mort il voit quelque présage,
Il part, s'élance, excitant son courage,
En bondissant, il franchit les filets :
De même alors je sortis de l'Espagne,
Tout étourdi de ce terrible choc,
Toujours pleurant ma funeste campagne,
Toujours trottant sur la haire et le froc.
J'arrive enfin d'Espagne en Italie.
Bien différent est ce pays latin
De ce que fut l'ancienne Ausonie :
Profond savoir, beaux-arts, esprit humain,
Tout y paraît pencher vers le déclin.
L'Italien, entouré de ruines,
Enorgueilli d'illustres origines,
Se croit encore un citoyen romain;
Et les prélats, abbés, moines et prêtres
Y vivent tous sur la gloire et le nom
De ces héros, leurs illustres ancêtres.
Parlez un jour à quelque Pantalon,
Il citera le temps de Cicéron,
Celui d'Auguste, et Côme de Florence,
Qui des beaux-arts hâta la renaissance;
Mais de citer ces temps modernes, non.
Les descendants d'Emile et de Caton,
Se dévouant au dieu de l'harmonie,
Se font couper les sources de la vie,
Pour fredonner des airs de violon.
Tout barbouillés et de rouge, et de plâtre,
Ces bons chapons sont héros de théâtre,
La nymphe Écho les adopta pour fils;
Tant les Romains se sont abâtardis!
<265>Mais je l'avoue, oui, j'ai trouvé dans Rome
Un souverain, un pontife, grand homme,
Puissant génie, esprit dont la beauté
Peut égaler l'auguste antiquité;
Prélat sans fourbe et prince sans faiblesse,
Il recueillit un encens mérité,
Et de l'Église, et même du Permesse.
J'aurais voulu plus longtemps l'admirer;
La guerre, alors venant à s'allumer,
Me rappela bientôt dans ma patrie.
Je reparus chez mes Sybaritains,
Qui, par faveur ou par bizarrerie,
Récompensant l'inventeur des pantins,
Chez Valori fixèrent mes destins.
Depuis, seigneur, vous savez l'aventure
Qui, par malheur, pendant la nuit obscure,
M'a fait tomber, hélas! entre vos mains. »
- « Pour cet hélas, n'était pas nécessaire,
Répond Franquin : un jour prisonnier,
L'autre vainqueur, c'est un sort ordinaire,
Depuis longtemps, pour chaque guerrier.
Ne savez pas comme François premier
Par Charles-Quint fut happé dans la guerre,
Et que Tallard, dompté par les exploits
De Marlborough, languit en Angleterre?
N'avez pas vu ce grand faiseur de rois,
Ce maréchal à trente secrétaires,265-a
Tout à la fois faisant cinquante affaires,
Pris à Hanovre et réduit aux abois?265-a
Je pourrais bien citer en compagnie
<266>Un certain roi, Don Quichotte du Nord,
Que le grand Turc retint, sans grand effort,
Son prisonnier dans la Bessarabie. »
- « Mais, cher Franquin, je ne suis né soldat,
Lui dit Darget; que me fait votre guerre,
Et ces fléaux qui ravagent la terre?
Je n'aspirai point au généralat. »
- « Allons, suis-moi, le vin console l'homme,
Lui dit Franquin; tu verras bientôt comme
L'on fait chez nous pour noyer le chagrin. »
Ami lecteur, laissons boire Franquin.
Pendant le temps que ma muse respire,
Et d'Hippocrène un peu s'abreuvera,
Ah! puisses-tu trouver sous ton empire
Le beau bijou que Darget posséda!
CHANT V.
Je ne veux point être un bavard en vers,
Je hais beaucoup tout langage inutile;
Un mot bien dit vaut souvent mieux que mille.
Apprenez donc, sans grands propos diserts,
Que dans ces lieux plus d'un saint personnage,
Se tracassant, faisait remue-ménage,
Embrouillait tout sur ce faible univers.
Un jour, le roi de la huaille noire,
Prince cornu, souverain des enfers,
Ayant reçu la gazette ou l'histoire
De ce qu'au monde alors il se passait,
Comme à son gré chaque saint gouvernait,
Le vieux Satan sentit piquer sa gloire,
Et de fureur le diable en écuma.
Il va d'abord dessous le mont Etna;
C'est de l'enfer le soupirail difforme.
Il y passa soudain sa tête énorme;
Le mont prudent de flammes l'entoura,
D'un tourbillon épais de sa fumée
Son chef hideux entier enveloppa.
Le diable y vit voler la Renommée,
Et le malin doucement l'appela.
<268>Dans un moment la jaseuse conta
Plus que l'esprit ne prit plaisir d'apprendre;
Et s'aigrissant de ce qu'il vient d'entendre,
Dans les enfers vite il se replongea.
Bientôt ses pairs en un lieu rassembla;
Chaque démon son malheur déplora;
En enrageant on les entendait dire :
« D'éternité, la superstition,
Qui nous créa, nous a donné l'empire,
Dans l'univers, sur chaque nation.
Depuis un temps elle veut nous réduire
Dans ce séjour d'abomination;
Nous n'y voyons que des âmes maudites,
De qui les cris nous transpercent les os;
De ces douillets, de ces vrais Sybarites,
Nous sommes donc les puérils bourreaux.
L'on dit déjà qu'une secte incrédule
De ces cachots ose même douter,
Que les démons sont mis en ridicule,
Que tout à fait on prétend les rayer.
Ah! vengeons-nous, et montrons à la terre
Que si le ciel est armé du tonnerre,
Que si l'Olympe est tout peuplé de saints,
Dedans l'enfer se trouve plus d'un diable
Qui, se mêlant des arrêts des destins,
Peut-être en peu se rendra formidable. »
Ainsi parlaient tous ces esprits malins;
Mais Lucifer leur imposa silence.
Chacun se tut, et l'infernale engeance
Baisa l'ergot de messire Satan.
Il assembla d'abord son grand divan;
<269>De vieux démons c'était la gent inique,
Rusés matois dans leur art diabolique,
Qui, de l'enfer sachant la politique,
Avaient au crime endurci leur tyran.
A l'entour d'eux, des monstres effroyables,
Au noir brasier toujours invulnérables,
Y paraissaient les fiers exécuteurs
De leurs complots, de leurs sombres fureurs.
On y voyait l'Avarice sordide,
Qui recélait des trésors sans desseins;
La Cruauté, le sanglant Homicide,
Faisant brandir un poignard dans ses mains;
Le fol Orgueil, qui sottement s'admire,
En se parant dans ses plumes de paon;
La pâle Envie, aiguisant la satire;
Contre la Gloire elle trame et conspire,
Elle hait tout ce qu'il y a de grand,
Bonheur d'autrui compose son martyre,
C'est des humains le plus cruel tyran;
Le noir Soupçon, guidant la Jalousie,
Et les Regrets, et l'affreux Désespoir;
La Trahison, l'infâme Calomnie,
Qui de Protée emprunta le savoir;
L'Ambition, massacrant ses victimes,
Et la Discorde, entr'ouvrant des abîmes;
L'Induction, offrant un monceau d'or,
La Politique, étalant ses maximes,
Et l'Intérêt, père de tous les crimes;
La Nuit, l'Horreur, les Douleurs et la Mort.
Ces monstres sont plongés dans les désordres;
Par un seul mot, le maître des enfers
<270>Les fait partir, exécuter ses ordres,
Et leur fureur trouble tout l'univers.
Tout le sénat de cette race immonde
Dressa son plan pour gouverner le monde;
Même Umbriel,270-a Astaroth, Belzébuth,
Tenaient propos que très-bien on reçut.
Chaque démon de son esprit fit montre;
On balança le pour avec le contre.
Le grand conseil à la fin résolut
Qu'on emploierait la Discorde inhumaine
Pour agiter là-haut l'espèce humaine,
Et la Discorde aussitôt s'approcha.
Le vieux Satan sa fille endoctrina,
De ses atours sitôt la décora.
Il ajusta dessus sa tête impure
D'affreux serpents la hideuse coiffure;
Il la couvrit d'un manteau teint de sang,
Arma son bras de son tison brûlant,
Mit dans ses yeux, de sa fournaise ardente,
De gros charbons la flamme étincelante;
Dedans sa gueule il versa ses poisons;
Il la doua d'horreur et d'épouvante,
D'acharnement, de haine violente,
De ses fureurs et de mortels frissons.
Sous cet auspice aux humains redoutable,
L'enfer vomit ce monstre abominable;
Dans l'univers vint la fille du diable,
En secouant dans ses mains ses tisons.
Alors Satan avec tous ses démons
<271>S'en retourna; l'un dans de grands chaudrons
Faisait bouillir maudits à cœurs de roche,
L'autre, en un coin, en rôtit à la broche;
Là, par les pieds pendent des moribonds,
Ici, plus loin, à d'infernaux brandons,
On en voyait brûler comme une torche;
Là, tout vivants, des damnés l'on écorche;
Là, Belzébuth, au supplice animé,
Battait maudits de son fouet enflammé;
Et sans leurs corps, ces singulières âmes
Souffraient pourtant des tourments corporels,
Comme bois sec se brûlaient dans les flammes,
Et gémissaient sous leurs bourreaux cruels.
Mais la Discorde ardente et sanguinaire,
Qui parcourait notre triste hémisphère,
Sur son chemin, de son souffle empesté,
Otait aux champs leur heureuse abondance,
Dedans son germe étouffait la semence,
Dans les troupeaux met la mortalité.
Ce monstre semble ébranler la nature;
Le firmament pâlit de cette injure.
Ce monstre affreux, en courant le pays,
Arrive enfin auprès du gros marquis.
Tout doucement la diabolique fée
S'en approcha, pour lui donner conseil;
Le gros marquis, dans les bras de Morphée,
Dormait encor d'un tranquille sommeil.
Le monstre alors dessus son chef s'élève;
Il apparaît sous la forme d'un rêve :
« Souffrirez-vous, Valori, de sang-froid,
Que de chez vous on enlève Darget?
<272>Qu'un vil pandour, hardi, plein d'insolence,
Outrage et vous, et Darget, et la France?
Aux Prussiens, sans nul autre détour,
Courez, volez, et demandez vengeance;
Que tous leurs bras vous donnent leurs secours.
Que Darget soit au ciel ou chez le diable.
Faites ici vacarme épouvantable,
Et conservez l'inaltérable espoir
Qu'on saura bien vous le faire ravoir. »
Le monstre dit; et de sa chevelure
Il arracha l'un des plus grands serpents,
Le fait glisser sans bruit, sans sifflement,
Sur Valori; bientôt la bête impure,
En repliant ses anneaux tortueux,
S'entortillant à l'entour de sa proie,
Remplit son cœur de ses poisons affreux.
Le monstre en sent une cruelle joie,
Et satisfait de ses heureux succès,
Il s'envola pour de nouveaux projets.
Tout en sueur, le marquis se réveille,
Et le poison excitant ses fureurs,
L'emportement l'oppresse et le conseille;
Il ne respire et que sang, et qu'horreurs.
Comme en Afrique une lionne en rage,
Ayant perdu ses jeunes lionceaux,
De hurlements fait retentir la plage,
Et, déchirant les nègres par lambeaux,
Sur son chemin fait un affreux carnage :
Tel arriva, piqué de son outrage,
Plus furieux encore en ce moment,
Le gros marquis auprès du chef du camp.
<273>« Ah! sacredieu! serai-je donc en butte,
S'écria-t-il, aux fiers Autrichiens?
Dans votre camp Charlot me persécute,
Il m'enleva, tout au milieu des miens,
Le bon Darget. Hélas! lorsque j'y pense,
Je vais mourir de cette affreuse offense;
Mais c'est sur vous que retombe l'affront :
Ne suis-je pas votre palladion?
O Prussiens! lavez l'opprobre infâme
Qu'à Jaromircz un Franquin vous a fait;
Que l'on reprenne, ou bien que l'on réclame,
Chez l'ennemi, mon pauvre ami Darget;
Mais non, plutôt allez combattre en foule,
Et que le sang de ces perfides coule. »
Le gros marquis très-fort se démenait,
Frappant son front, contre Franquin jurait :
« De le saisir si Dieu me fait la grâce,
Son mufle affreux je lui déchirerai,
Et ses deux yeux certes j'arracherai. »
On lui répond : « Que voulez-vous qu'on fasse?
Pour terminer, marquis, vos embarras,
Tous nos héros vous offriront leurs bras. »
Mais le marquis, s'échauffant de colère,
Allait au camp embrouiller son affaire,
Lorsqu'au conseil, où la chose se sut,
Tout d'une voix la Prusse résolut
De satisfaire au plus vite à la plainte
Qu'en blasphémant avait fait le marquis,
Et d'obliger, par douceur ou contrainte,
Et le Franquin, et tous les ennemis,
A renvoyer Darget sans nulle atteinte.
<274>Les plus prudents et les plus avisés
Opinent tous à faire une ambassade.
On choisit donc héros fins et rusés,
Ce qu'on avait au camp de moins maussade,
Longs harangueurs, toujours argumentant,
D'un air flatteur eux-mêmes s'écoutant.
On griffonna une créance honnête,
On en chargea les trois ambassadeurs;
Camas274-a parut tout brillant à leur tête.
Il part, comblé de ces nouveaux honneurs,
En se flattant qu'un très-court intervalle
Lui suffirait pour ramener au camp,
Comme il croyait du moins selon son plan,
Le bon Darget en pompe triomphale.
Mais la Discorde, observant ses desseins,
Et de fureur se sentant animée,
Vole soudain par devers l'autre armée.
Proche du camp, dans un bosquet, dehors,
Elle quitta d'abord ses noires ailes,
Se dépouillant de son difforme corps,
De ses tisons, de ses serpents fidèles,
Et de ses yeux cruels, étincelants,
Et de ses bras encor tout dégouttants
De cent forfaits et de cent parricides.
Dessus son chef croissent des cheveux blancs,
Et sillonnant son visage de rides,
Elle prend l'air et le ton de Wallis;
Devant Charlot aussitôt se présente,
<275>Qui, bagnaudant, s'amusait dans sa tente
A chatouiller de jeunes étourdis.
« Prince, dit-elle, est-ce là notre attente?
Quand vos projets prennent un train de chien,
Que vous voyez tromper votre espérance,
Dans des sujets de pareille importance
Vous badinez, et ne pensez à rien?
On n'a point pris de l'armée ennemie
Le talisman, le grand palladion.
Votre valeur serait-elle endormie?
N'aimez-vous plus la réputation?
Des ennemis bientôt verrez l'audace,
Ces insolents vous viendront face à face
Redemander votre captif Darget;
Si leur donnez, de Charlot c'en est fait.
Ranimez donc l'ardeur ambitieuse
Qui vous porta naguère aux grands exploits;
De vous dépend la destinée heureuse
Et de l'Autriche, et des plus puissants rois. »
Le monstre dit; par une sourde flamme,
Du bon Charlot il sut embraser l'âme.
Ce prince était confus de ses erreurs;
Comme l'on voit des enfants, à l'école,
En s'effrayant, quitter un jeu frivole
Quand tout à coup paraissent leurs recteurs,
En pâlissant, baisser les yeux sur terre,
Tout interdits, rester sans mouvement :
Ainsi Charlot, ce grand foudre de guerre,
Resta muet dans le premier moment.
Mais dans son cœur tout animé de rage
<276>Il s'éleva des sentiments confus
D'ambition, d'orgueil et de courage.
« Les ennemis, dit-il, seront battus.
Daignez, Wallis, encor me reconnaître;
Je suis, soit dit sans vouloir me louer,
Le bouclier, l'appui de votre maître;
Des Prussiens je saurai me jouer. »
Le monstre alors, sans se faire connaître,
Et sans tirer Charlot de son abus,
En tapinois retourna chez le diable,
Content d'avoir, par des coups imprévus,
Mis dans ces camps un désordre effroyable.
En même temps on entend des clameurs;
Et Rosière, arrivant hors d'haleine,
Annonce au prince, articulant à peine,
Des Prussiens les trois ambassadeurs.
Tu sais, lecteur, ce qu'ils avaient à faire,
Qu'ils vont tout haut redemander Darget.
Me garderai, comme le bon Homère,
De répéter ce que déjà l'on sait;
Bref, le Lorrain les refusa tout net.
Ce jour, Camas en fut pour sa harangue;
Après avoir bien exercé sa langue,
Il se trouva que rien il n'avait fait.
Le bon Charlot, qu'animait la Discorde,
Brutalement répond aux Prussiens;
Et, sans toucher Darget ni cette corde,
Les appelait des hérétiques chiens.
Camas à peine achève son exorde,
Qu'on l'interrompt, et lui dit poliment,
<277>A mots couverts, mais pourtant clairement,
D'une façon qu'un sot l'eût pu comprendre,
Que mieux fera dans son camp de se rendre
Que de jaser tant inutilement.
Camas leur dit sur un ton ironique :
« Vous n'aimez point, héros, la rhétorique?
Pour vous punir, jamais vous n'entendrez
Un beau discours que je vous préparais,
Si bien tourné, d'un goût académique,
Semé d'éclairs, obscur, néologique. »
Ni plus ni moins, le compliment finit,
Et vers son camp l'ambassade partit.
Chez le Lorrain entra Népomucène,
Sans compliment, tout familièrement.
Point ne parla comme ce Démosthène,
Mais il lui dit tout à fait uniment :
« Si ne voulez vous en mêler vous-même,
Le Prussien Franquini combattra,
Et son Darget du camp enlèvera;
De cet affront craignez la honte extrême.
Rappelez donc tout au plutôt Franquin;
Qu'avec Darget il vienne avant demain. »
Le bon Charlot à l'instant expédie,
Sur un cheval fringant de Circassie,
Un courrier des plus expéditifs,
Qui part d'abord sans grands préparatifs.
Si bien courut, tant fit de diligence,
Qu'en moins de temps que ces vers-ci j'agence,
Il fut déjà dans le camp de Franquin.
On l'y reçut froidement, d'un air gauche,
<278>Car les pandours, ce jour, faisaient débauche.
Hors des grands brocs coulaient des flots de vin;
Chacun avait près de lui sa catin.
Au maudit son d'un violon qui jure,
Et durement criait dessous l'archet,
Le petit camp, ayant bien bu, dansait,
Même au grand jour l'impudique aventure
Cyniquement devant chacun faisait,
A rafle, aux dés, de bons ducats jouait,
Et du pillage et de mainte capture
En moins de rien tout le profit perdait.
Fallut partir; Franquin, quoique à regret,
De ces plaisirs interrompant les charmes,
Leur dit : « Amis, que l'on prenne les armes;
Chez le Lorrain nous mènerons Darget. »
Tout aussitôt, sur leurs pourpoints cinabres,
Tous les pandours ceignent leurs courbes sabres;
Dessus l'épaule ils roulent leurs manteaux,
De longs fusils s'étant chargé le dos;
Et puis, dessus plus de cent Charlots,
Par les goujats tout le butin se charge;
De gros ballots pesants on les surcharge.
Les essieux gémissent sous le poids,
Et dix grands bœufs, tous animaux de choix,
Traînent à peine au travers de l'ordure,
D'un pas tardif, la tremblante voiture.
On part ainsi, prenant quelques détours,
Au preux Lacy l'on donne l'avant-garde;
Et par les flancs détachant des pandours,
De tous côtés l'on guette et l'on regarde.
<279>Au milieu d'eux Darget est à cheval;
Par le chemin Franquin lui sert de guide,
A ses côtés le mène par la bride.
Le bon Darget se trouvait assez mal,
Allant toujours, sautillant sur la selle,
Sous le pouvoir d'un conducteur brutal;
Ni plus ni moins, piquait sa haridelle.
Le fort Dumont,279-a actif et vigilant,
Dans un gros bois dressant une embuscade,
Au dur Franquin, détrousseur arrogant,
Y préparait grêle de mousquetade.
Lors, tout à coup il lui donne l'aubade,
Le plomb mortel fend les airs en sifflant;
En assaillant, on charge; on se défend.
L'un tombe à terre, et rend l'âme en hurlant,
L'autre, blessé, s'enfuit hors de lui-même,
Un autre meurt, sur l'herbe se roulant.
Le dur Franquin, ayant l'esprit présent,
Remarqua bien, dans ce péril extrême,
Que l'ennemi n'en voulait qu'à Darget.
Il fuit Dumont, il l'esquive, il l'évite,
De ses pandours il assemble l'élite;
Par un vallon, ce partisan adroit
Mène Darget, et, fuyant au plus vite,
Devant Dumont dans l'instant disparaît.
Le bon badaud, disant son patenôtre,
Bien malgré lui fuyait, en suivant l'autre.
Le dur Franquin, content d'être échappé
Au fort Dumont, qui l'avait attrapé,
<280>Dit à Darget : « Ne faites l'imbécile,
Point ne pleurez, soyez content, tranquille;
Aucun malheur ne vous arrivera,
Et le Lorrain bien vous accueillera.
Pour dissiper votre fâcheux déboire,
Chemin faisant, vous ferai mon histoire.
Je suis le fils cadet du Juif errant;
Mon père était savant dans le grimoire,
Et des démons il fut l'ami prudent.
Je suis natif d'un bourg en Dalmatie;
De là, mon père, avec lui me menant,
Me transporta, jeune encore, en Russie.
Bien me gardai de débuter en juif;
Je pris le nom de quelque baronnie,
Je m'affichai, je fis le décisif,
Et des barons j'affectai la manie.
A mes propos facilement on crut,
Et d'un emploi bientôt on me pourvut;
Je remplissais la cour de la Czarine,
Et n'étais point haï de Catherine.
Du temps passé, tout ce peuple brutal
Sentait à peine un instinct bestial;
Stupidement rampant dans sa patrie,
En respectait l'antique barbarie.
Pierre le Grand, sachant les redresser,
Sur les deux pieds leur apprit à marcher;
Il fit couper les barbes à ces bêtes,
A la française habilla ses boyards,
Les enrôla dessous ses étendards.
Mais il ne put jamais changer leurs têtes :
<281>Jusqu'à présent très-mal apprivoisés,
A gouverner ils sont très-malaisés.
C'est chez ces gens que le dieu du mystère
Paraît avoir fondé son séminaire.
Pour s'expliquer, nul signe ne fait-on,
Rien ne s'y dit, et chacun sait s'y taire;
On n'y marcha jamais sur le talon;
Les courtisans, ô race sans pareille!
Jusqu'à bonjour se disent à l'oreille.
Mais cependant ce que j'ai vu de bon,
C'est qu'on y boit de la bonne façon,
Qu'également la roture commune,
Comme un boyard, parvient à la fortune.
Si mon destin, dans un moment fatal,
Ne m'eût planté, j'y serais général.
Une princesse, enfin, que je ne nomme,
S'amouracha de Franquin, Dieu sait comme.
Je fis le fier, quoique très-bien venu,
Appréhendant de me rendre connu;
Car bien savez, je pense, l'étiquette
De nos rabbins, et comme l'on nous traite
D'une façon que, de nuit ou de jour,
Le pauvre juif se décèle en amour.
Ce seul penser m'empêcha de me rendre;
Et ma princesse, en entrant en fureur,
Dès ce moment résolut, sans m'entendre,
De préparer ou hâter mon malheur.
Alors mourut la bonne Catherine,
Tout augmenta les troubles intestins;
L'État dès lors pencha vers sa ruine,
<282>Trois fois je vis changer les souverains.
Pour mon malheur, la nouvelle czarine,
L'œil enflammé, me fit mauvaise mine;
Le lendemain un courtisan discret,
A son discours clouant une préface,
Me dit : Franquin, voyez la belle grâce
Que la Czarine en ce moment vous fait :
Vous devenez son bouffon par brevet.
A ce discours, perdant la tramontane,
Sur le boyard je fonds avec ma canne;
Et le brevet en pièces déchirant,
Je lui jetai les morceaux au visage,
Hors du logis le conduisant battant,
Tant qu'en rumeur en vint le voisinage.
L'on me saisit, et me met en prison,
Des coups de knout je reçus à foison;
Puis l'on me dit, je crois par moquerie :
De la Czarine admire la bonté;
L'on t'enverra tout droit en Sibérie,
Où Sa clémente et douce Majesté
Te permet même, ô grâces sans pareilles!
D'oser porter nez, langue, et deux oreilles.
Ce compliment m'animait de fureur,
Mais il fallut retenir mon grand cœur.
L'un, m'approchant, me dit : C'est bagatelle
D'aller là-bas; ce n'est chose nouvelle.
Tu n'es, Franquin, du nombre des premiers,
Ni ne seras sûrement des derniers.
Vois-tu ces gens que Pétersbourg fait naître?
Pendant un temps ils restent parmi nous;
<283>Mais tôt ou tard on les voit disparaître,
En Sibérie ils s'engloutissent tous.
Ce Menschikoff, favori de son maître,
Lors de sa chute eut des destins moins doux;
Un Ostermann languit en Sibérie,
Le grand Münnich y finira sa vie,
Le fier Biron ne reverra le jour,
Y périra bientôt la jeune cour;
Et tu pourras, Franquin, trouver étrange
Que dans ce nombre avec eux l'on te range!
Enfin, Darget, dans ce pressant danger,
Le seul parti qui me restait à prendre
Fut de souffrir d'un cœur ferme, et d'attendre
Ce que pourtant je n'aurais pu changer.
L'on m'emmena vers ces froides contrées
Où les glaçons des mers hyperborées,
Même en été, dans les jours les plus clairs,
Vous font trouver des éternels hivers.
Le doux soleil en vain prétend y luire,
C'est dans ces lieux que la nature expire;
Tout semble mort, tout semble inanimé.
La terre en vain s'efforce de produire,
Et si l'on voit quelque grain clair-semé,
Le froid d'abord se presse à le détruire.
On trouve là vingt sortes d'exilés.
Les uns, courant les bois et les collines,
Pour se nourrir prennent des zibelines,
Et très-souvent par le froid sont gelés;
D'autres, qu'on fait travailler dans les mines,
Sont par la mort promptement enlevés;
<284>D'autres encor, pour des péchés atroces,
Sont exposés dans le fond des déserts;
Ils sont mangés par les bêtes féroces,
Ou bien la faim termine leurs revers.
Pour moi, je fus, sans en savoir la cause,
A deux cents milles au delà d'Archangel,
Mis dans le fond d'un cul de basse-fosse,
Sans plus revoir le vif éclat du ciel.
J'y fus un an presque tout imbécile,
Enseveli dans cet exil servile.
Mais de mon père alors me souvenant,
Et certains mots barbares du grimoire,
Évaporés presque de ma mémoire,
Fort à propos alors me rappelant,
Je hasardai, par un effort terrible,
D'escalader ce mur inaccessible.
Soit que mon bras me sauvât de prison,
Soit que ce fût l'ouvrage du démon,
Par un bonheur bien extraordinaire,
Pour cette fois je me tirai d'affaire.
Je courus vite à travers des forêts,
Tantôt barré par d'immenses marais,
Tantôt suivant une route arbitraire,
Et combattant pendant tout le chemin
Contre le froid, la longueur du voyage,
L'épuisement, l'ardente soif, la faim,
Le désespoir, et le climat sauvage.
En opposant un cœur ferme au destin,
Des loups, des ours je fis un grand carnage,
Passant toujours à travers les déserts.
<285>Un jour, je crus voir terminer ma vie :
Des hurlements font retentir les airs;
En même temps, trente loups en furie
De tous côtés viennent pour m'attaquer.
Sur un sapin j'allai vite grimper,
Et de là-haut les accablant de branches,
A deux vieux loups je démis les deux hanches;
De gros cailloux que j'avais conservés,
A d'autres loups les yeux furent crevés :
Hors de combat j'en mis une douzaine.
Pressé de faim, j'étais en grande peine,
Quand un lion, venant par des détours,
Dessus les loups qui m'entouraient se jette.
L'extrémité me fournit des secours;
Je taille un bois comme une baïonnette,
Puis du sapin je descendis à bas,
Et m'élançant au milieu des combats,
Dans peu, les loups mordirent la poussière.
Je crus alors, ainsi que Godefroi,285-a
De m'attacher ce lion débonnaire,
De m'en servir comme d'auxiliaire;
Mais promptement il regagna les bois.
Je vis enfin, après plus de trois mois,
Ayant couru des fortunes bizarres,
Des bestiaux; non loin de là des toits :
C'étaient des lieux qu'habitent des Tartares.
Je vins chez l'un, qui, rempli de bonté,
<286>Fidèle aux lois de l'hospitalité,
Me recueillit au sein de sa famille;
Il m'amena sa femme avec sa fille :
Choisis, dit-il, en toute liberté.
De ses troupeaux il prend une génisse,
A ses faux dieux il fait un sacrifice;
Il me servit les morceaux délicats,
Et me fit boire un verre d'eau-de-vie.
Ma paupière était appesantie,
Mon hôte vit à quel point j'étais las.
Ces bonnes gens m'aimaient à la folie;
Au vestibule aussitôt ils se rendent,
Sur le plancher des peaux de bœuf s'étendent;
L'hôte me prend, il me mena coucher.
A mes côtés vint se mettre sa fille;
Elle était jeune, elle sut me toucher,
J'étais friand, la belle était gentille;
Si bien pour nous se passa cette nuit,
Que nos plaisirs le jour interrompit.
Dès le moment que l'aube du jour perce,
Chez mon Tartare allant de bon matin,
Je lui demande où passe le chemin
Qui de chez lui mène tout droit en Perse.
Il me répond : Généreux étranger,
Si votre plan ne voulez pas changer,
Sans vous tenir un trop long dialogue,
Je vais d'abord vous seller ce grand dogue.
Sur ce chemin il me porta cent fois;
C'est, croyez-moi, la fleur des palefrois.
Nommez à Froux simplement à l'oreille
<287>Quel est l'endroit où vous voulez aller,
Montez dessus, il vous mène à merveille,
N'avez de rien besoin de vous mêler.
Il dit; d'abord, ce bon hôte j'embrasse,
Et puis, prenant un sabre, une besace,
Sur le grand Froux je monte hardiment,
Et pour Agra je partis promptement.
Chemin faisant, aux limites de Perse,
Je rencontrai, monté sur un grand chien,
Un vieux Tartare allant faire commerce,
Qui me parut porter beaucoup de bien.
Sur lui je gagne adroitement la gauche,
En badinant, la tête je lui fauche.
Assez longtemps il se soutint encor,
Bien asserré, tout droit, dessus la selle;
Mais remarquant enfin qu'il était mort,
Sa chute alors n'en devint que plus belle.
Je me prépare à prendre son argent;
Mais son grand chien, bien s'en apercevant,
Se fâche, aboie, et me saute au visage.
Froux me défend; ce chien, plein de courage,
Sur l'autre chien s'élance promptement.
Je le soutiens, et tirant ma flamberge,
A l'autre dogue en donnant du fendant,
Autour du cou je lui fais un exergue. »
- « Ah! juste Dieu! cria le bon Darget,
Votre âme est-elle à ce point dure et rude?
Peut-on pousser si loin l'ingratitude?
De ce pays où tout bien vous échet,
Vous avez pu massacrer un Tartare!
<288>Ah! bien plus qu'eux votre cœur est barbare. »
- « Tais-toi, benêt, lui répondit Franquin;
De son argent j'avais alors besoin.
Il me servit à faire mon voyage,
Et j'arrivai trois jours après au camp,
Où, produisant mon rare personnage,
Je fus reçu de Thamas-Chouli-Kan.
Chez le Mogol il faisait lors la guerre,
Et j'eus l'honneur de le suivre aux combats;
Son camp semblait couvrir toute la terre,
On y comptait un million de soldats.
De Zoroastre on y suivait le culte,
Et j'embrassai sa foi sombre et occulte,
Car j'ai connu qu'un homme bien prudent,
Dans quelques lieux qu'il se fasse connaître,
Doit recevoir, sans en faire semblant,
Avec la foi, le culte de son maître.
Assez souvent cela m'est arrivé;
Toutes les fois je m'en suis bien trouvé.
Bientôt Thamas fait marcher son armée;
Vers le Mogol vola sa renommée,
Et de ses tours la craintive Delhi
Vit tous ses champs de nos Persans remplis.
De tous côtés nos soldats l'environnent;
Dès que Thamas eut donné le signal,
Nous combattons, et les assauts se donnent.
Les Persans font un effort général;
Les habitants, à nos efforts revêches,
Font de leur mur sur nous pleuvoir des flèches.
Nous méprisons et leurs traits, et le sort;
<289>Contre le mur on posa mille échelles,
On assaillit, on chassa ces rebelles,
Leur apportant le feu, le fer, la mort.
Aux noirs enfers leurs âmes je consacre,
Dit en fureur l'inflexible Thamas;
Ce mot servit de signal au massacre,
Toute la ville est livrée au trépas.
Le schah, nageant dans le sang des parjures,
Tranquillement mangeait des confitures.
Pour moi, pillant, brûlant, assassinant,
Jeunes minois sans nombre violant,
J'expédiai de ma main plus de mille
Femmes, enfants et vieillards de la ville.
Ce jour heureux corrigea mon destin;
Ma foi, j'y fis un énorme butin.
Du sang versé regorgèrent les rues,
Les cris aigus sont portés jusqu'aux nues;
Quelle moisson ce fut pour Atropos!
Morts et mourants s'entassent en monceaux;
Imaginez la fureur et la rage,
L'horreur, la peur et la confusion,
L'embrasement, le meurtre, le carnage,
Le désespoir, la désolation.
Tous ces fléaux sur cette ville prise
Se font sentir sans trêve et sans remise :
Ce jour, nos fers en furent émoussés,
Et de tuer nos bras furent lassés.
Des Mogolais cinq cent mille périrent,
Chez Belzébuth leurs âmes descendirent,
Quand de Thamas la magnanimité
<290>Finit le meurtre et la calamité.
De mon butin ne voulus rendre compte,
Pour le garder je devins déserteur;
Et me sauvant par une fuite prompte,
Bientôt je fus auprès du Grand Seigneur;
Il a le nom des Persans en horreur.
Dans les sérails j'eus l'art de m'introduire.
Des faits pareils souvent avez pu lire
Dans les récits, contes des voyageurs,
Sur leurs amours impertinents menteurs.
Lors s'embrasa du côté de l'Hongrie
Tout de nouveau la guerre avec furie.
De guet-apens l'empereur Charles six
Vint attaquer mes maîtres circoncis.
J'aimais le bruit, le péril, les alarmes,
Pour Mahomet j'osai porter les armes;
J'ai signalé plus d'une fois mon bras,
Et j'ai brillé dans l'horreur des combats.
En attaquant parmi les janissaires,
J'eus des succès devant Mehadia;
Puis, éprouvant des destins tout contraires,
L'Autrichien me prit à Cornia.
Fallut encor devenir apostat;
Je recourus à la Vierge Marie.
Signe de croix et quelque momerie,
Et me voilà devenu bon chrétien,
Mais pis encor, très-bon Autrichien. »
Il n'eut pas dit, que son cheval, qui bronche,
Dans une ornière, en tombant, vous le jonche,
Et dans sa chute il entraîna Darget.
<291>Les plus voisins par-dessus lui tombèrent,
Tous pêle-mêle en pile s'entassèrent;
Hommes, chevaux, l'un l'autre se froissèrent;
Et, dessous eux, Franquin presque étouffait,
Se débattait, pestait et blasphémait.
Il était tard, aucun plus ne voyait.
Déjà la nuit a de ses voiles sombres
Couvert les cieux; ramenant aux mortels
Le doux sommeil, le silence et les ombres,
Elle en suspend tous les travaux cruels.
Proche du camp Franquin et sa séquelle
Étaient tombés, quand tout ce bruit affreux
Fit réveiller la lourde sentinelle,
Qui, tressaillant, lâcha son coup sur eux.
Ce bruit s'entend, et cause des alarmes;
Le camp lorrain, troublé, courait aux armes,
Quand on cria, Qui vive? - C'est Franquin.
Du corps de garde un exempt se détache;
Il vient, il voit, ciel! c'est notre bravache :
« Seigneur Franquin, quel malheureux destin
Vous met ici? » Tout était l'un sur l'autre,
Hommes, chevaux, dans la fange se vautre;
On les retire, et, pour cette fois-là,
Chacun d'iceux ses membres retrouva.
Puis, dans le camp lorsqu'on apprit l'affaire,
Le bon Charlot d'abord se recoucha;
Mais, fort ému, la nuit ne dormit guère,
A ses projets profondément rêva.
Franquin, Darget, doucement s'en allèrent,
Et dans des lits tous les deux se couchèrent.
<292>Si tu prétends savoir ce qu'on fera,
Si tu n'es las, lecteur, de mes sornettes,
Et s'il te faut combats, clairons, trompettes,
Lis l'autre chant, le reste il te dira.
CHANT VI.
Déjà le jour commençait sa carrière.
De son éclat la brillante lumière
Fait éclipser les astres de la nuit;
En répandant son influence pure,
Il ranimait de nouveau la nature;
L'épais brouillard se dissipe et s'enfuit,
Et ses rayons, par-dessus les montagnes,
Doraient déjà les prés et les campagnes,
Quand le Lorrain, qui n'avait pu dormir,
Toute la nuit consultant sa pendule,
S'inquiétant, ne faisant que gémir,
Ne soupirant qu'après le crépuscule,
Apprit enfin l'heureux retour du jour.
Il assembla ses amis, ses intimes :
« Pour nous, dit-il, le ciel cruel et sourd
N'exauce plus nos vœux si légitimes.
Ah! mes amis, ah! quel cruel affront!
On a manqué le grand palladion;
Le Prussien soigneusement le garde.
Pour le saisir, qu'on tente et qu'on hasarde;
J'attends de lui la fin de nos malheurs. »
<294>« Prince, lui dit l'homicide Rosière,
Toujours suivez de vos vieux radoteurs
L'oracle obscur touchant le militaire,
Qui contes font à s'endormir debout.
L'âge pesant ne rend point téméraire;
Vos maréchaux disent bien le rosaire,
Mais d'être saint, ce n'est ma foi le tout.
Ne pouvez-vous, bon seigneur, à votre âge,
Sans consulter, suivre votre courage?
Et si pourtant demandez mon avis,
Je vous dirai que des saints je me moque,
Qu'ils ne sont bons qu'au benoît paradis,
Que leur secours était fort équivoque,
Et que par eux, au gré de nos souhaits,
Jusqu'à présent nous n'avons tous rien fait.
De Belzébuth j'éprouverais l'empire,
Aux Prussiens il donnerait du pire.
Vous voyez là le généreux Franquin,
Il sait assez de la sorcellerie
Pour évoquer ..... » - « Sainte Vierge Marie!
Cria Charlot, quel est votre dessein?
Laissons, laissons toute la diablerie.
Ne savez pas comme un jour Richelieu,
Chez Bonneval294-a tout haut reniant Dieu,
Et commettant certaine idolâtrie,
Pensa sentir les griffes du malin?
Qu'aurait-on dit, si cet esprit immonde
Eût enlevé brusquement de ce monde
Cet amoureux et coquet paladin?
<295>Si je vous suis, je crois, Dieu me confonde,
D'avoir peut-être un plus cruel destin. »
Le fier Rosière insiste qu'il consulte
Les noirs démons, les ombres, les enfers.
Franquin lui dit : « Par ma science occulte
Je crois pouvoir ébranler l'univers. »
Le bon Charlot ne s'y résout qu'à peine,
Et, bégayant, il consent; on l'entraîne.
Proche du camp était un petit bois,
Lieu pacifique, asile solitaire;
Aux yeux du monde on pouvait s'y soustraire.
Vers ce bosquet ils cheminent tous trois.
Le bon Charlot, qui trottait dans la bande,
Chemin faisant, aux saints se recommande.
Dévotement, avant que de partir,
Il s'aspergea d'un vase d'eau bénite;
Très-sage était; ce fut pour prévenir
Les mauvais tours de l'engeance maudite.
Au bois marqué l'on arrive, et Franquin
De son habit sortit un vieux bouquin.
Dans la forêt cherchant, il trouve à peine
Sous l'herbe épaisse un bouquet de verveine,
Et puis d'un coudre il se taille un bâton,
Devient hideux, change d'air et de ton.
Telle qu'on peint d'Apollon la prêtresse,
Quand son démon la possède et l'oppresse,
Qu'un feu divin s'empare de ses sens;
En se tenant sur un trépied qui fume,
L'œil égaré, s'agitant, elle écume,
Tout en fureur profère ses accents :
Bien plus affreux Franquin parut au prince;
<296>Il gesticule, et de ses dents qu'il grince
Le sifflement inspirait de l'horreur.
Il proféra nombre de mots barbares,
Il se transporte, il est plein de fureur;
Il fait en l'air mille signes bizarres,
En invoquant Astaroth, Lucifer,
La Nuit, l'Érèbe et les monstres d'enfer.
Au bois se fait une rumeur bruyante;
Franquin l'entend sans changer de couleur.
Le bon Charlot en tressaillit de peur;
En se signant, il fuit, plein d'épouvante.
Le bruit s'accroît, il approche, il augmente,
Et du taillis sort un grand sanglier,
Tel que celui des forêts d'Érymanthe;
Il court, et passe à côté du sorcier.
« N'est-ce que ça? reprit le fier Rosière;
Besoin n'était de faire le lutin,
A Lucifer d'adresser ta prière,
Pour relancer dehors de sa tanière
Un sanglier, dès l'aube du matin. »
Le bon Charlot, fuyant, tournait la tête;
Il aperçut de loin courir la bête.
Comme il ne voit d'ailleurs aucun danger,
Tout doucement il marche, et puis s'arrête;
Rosière vient aussitôt le chercher.
Pour le Franquin, que l'aventure irrite,
Ne savait plus à quel saint se vouer;
Il s'acharna sur le pot d'eau bénite,
Que le Lorrain ne put désavouer.
Le fin Rosière à l'instant leur propose
Que, pour juger à fond de cette chose,
<297>Encore un coup il la faut éprouver;
D'enchantements il veut doubler la dose.
A nouveaux frais le féroce Franquin
Recommença tout son rit de magie,
A Lucifer chanta sa litanie,
Et provoqua cent fois l'esprit malin;
Pour augmenter la force des mystères,
Doublait, triplait signes et caractères.
Dans le moment que l'on croit voir venir
Messer Satan et sa noire séquelle,
Des officiers, se hâtant de courir,
Au bon Charlot apportent la nouvelle
Que l'ennemi, tout droit à lui marchant,
Très-fièrement s'approchait de son camp.
Charlot leur dit : « Avez tous la berlue;
C'est des moutons, de paisibles troupeaux,
Dont la poussière, imposant à la vue,
Paraît de loin des hommes, des chevaux. »
Mais par serment on l'assure au plus vite,
Et de partir on le presse, on l'invite.
Bien aise en fut le féroce Franquin :
A travailler dessus l'engeance noire
Il a perdu son temps et son latin;
Fort à propos pour lui finit l'histoire.
Enfin l'on part, et, d'un pas diligent,
En moins de rien l'on regagna le camp.
Mais quelle fut, bon Charlot, ta surprise
Lorsque tu vis clairement, de tes yeux,
Tes ennemis nombreux, audacieux,
Sur ton camp fort tenter une entreprise!
<298>Il semblait voir quatre immenses serpents
Ramper de front, couvrir ces vastes champs;
Dessus leurs dos, leurs écailles brillantes,
De cent couleurs au jour étincelantes,
Réfléchissaient des rayons éclatants.
Sur l'ennemi lentement ils s'avancent,
En cent replis se courbent et s'agencent,
S'élargissant par leurs énormes flancs.
Le bruit affreux des chevaux et des armes,
Des bataillons, des épais escadrons,
Le son guerrier des tambours, des clairons,
Et mille voix, appelant les alarmes,
Font retentir les airs aux environs.
Des tourbillons qu'épaissit la poussière
En s'élevant éclipsent la lumière.
Près d'eux marchaient, accompagnant leurs pas,
La Fermeté, l'Audace, le Courage;
L'affreuse Mort, la Terreur, le Carnage,
Les devançaient, en semant le trépas.
Tels que l'on voit du sommet des montagnes
Rapidement fondre dans les campagnes,
En mugissant, des orageux torrents;
Rien ne retient leurs efforts violents,
Ils font rouler de gros quartiers de pierre,
Leurs flots fougueux détachent des rochers;
S'amoncelant, débordent les rivières,
Engloutissant les malheureux bergers;
Et tels encor les vents et les tempêtes
Qui, s'échappant des cavernes du Nord,
Des hauts clochers font écrouler les faîtes,
Déracinant le chêne le plus fort,
<299>Et rassemblant sur l'aile des nuages
L'éclair brillant, la foudre, les orages,
Lancent sur nous la terreur et la mort :
Tels, et cent fois encor plus redoutables,
Parurent lors aux chefs autrichiens
La contenance et l'ordre formidables
Où s'avançaient les braves Prussiens.
Ciel! qui pourrait dépeindre les alarmes,
Le trouble affreux, la consternation,
Et le tumulte, et la confusion
Qui règne au camp? Chacun courait aux armes;
Chacun se botte, on selle les chevaux,
On se cuirasse, on se couvre du casque.
L'homme de cœur, le fanfaron, le flasque,
Différemment observaient leurs rivaux,
Et conservaient encor ce faible masque
Qui rend égaux les couards, les héros.
Les ennemis, sentant leur avantage,
Faisaient ronfler deux cents foudres d'airain;
Les gros boulets causent si grand carnage,
Que le plongeon en firent les Lorrains.
Ni plus ni moins, dans ce désordre étrange,
L'Autrichien sous son drapeau se range.
Les premiers sont les pesants cuirassiers,
On assigna leur poste sur la droite;
Tout auprès d'eux sont les fiers grenadiers,
En bonnet d'ours paraît leur troupe adroite;
Viennent après les forts Lycaniens,
Les Gomorois, et puis les Bethlémistes,
Les Insurgents, Croates, Béotiens,
Les Transylvains, les cruels Portalistes,
<300>Ceux du Timoc, les féroces Raziens,
Vaillants soldats et gens de grand mérite.
Tout à la gauche on voyait les dragons,
Plus bas montés, fermes dans les arçons.
De tous côtés faisant des escarmouches,
S'éparpillant, voltigeant comme mouches,
Caracolaient des milliers de hussards;
Ils paraissaient les bouffons du dieu Mars.
Le dur Franquin prit un parti plus sage,
Il ne songea qu'à piller le bagage;
Il ne crut point y courir de hasards.
Le bon Charlot à chaque chef assigne
Le corps qu'il doit commander dans la ligne.
Tout sur la gauche on plaça les Saxons,
Qui, l'air pincé, promettaient des merveilles,
Mais pâlissaient quand des coups de canons
Parfois de près leur frisaient les oreilles.
A la réserve on assigna Wallis;
Aux cuirassiers commanda Lobkowitz.
Mais celui-ci, tout bouillant de courage,
Le sang soudain lui montant au visage,
Dit à Charlot d'un ton chagrin et sec :
« J'ai réservé mon bras et ma personne
Pour les grands coups, en quelque lieu qu'on donne;
Tout poste fixe à mon cœur est suspect. »
Ce jour, Charlot, tout rempli de prudence,
Resplendissant et sage comme un dieu,
Ce compliment lui passa sous silence.
Sans lui répondre, il le quitte en ce lieu;
De d'Aremberg il va joindre la troupe :
<301>« Aux ennemis faites montrer la croupe,
Dit-il; amis, signalez vos exploits. »
Le duc répond : « Prince, savons nous battre;
Plus d'une fois j'en ai terrassé quatre.
Mais vous, l'appui ou la terreur des rois,
Auriez bien pu ménager l'accolade;
Si hier, chez vous, un peu plus poliment
Eussiez reçu la célèbre ambassade,
Le Prussien, ce jour, assurément
Ne vous serait venu donner l'aubade. »
Ah! saint Joseph! je crois que vous tremblez,
Lui dit Charlot. - Plutôt vous qui parlez,
Répond le duc. Ils disaient des sottises,
Se reprochaient leurs vieilles couardises,
Quand à propos le vieux Wallis vint là,
Accompagné du bouffon de Spada.
« Héros, dit-il, suspendez vos querelles;
Sur l'ennemi si voulez réussir,
Point ne perdez le temps en bagatelles,
Il faut marcher, tout disposer, agir.
Ah! si j'avais comme dans ma jeunesse
Cette vigueur, hélas! que je n'ai plus,
Même en dépit de vous, de ma vieillesse,
Ces ennemis par moi seraient battus.
Que j'étais leste, agile, en Italie!
Par cent exploits j'y signalai mon bras;
De mes grands faits la terre était remplie.
Le sexe alors ne me haïssait pas,
Les verts galants me portaient tous envie. »
Le fou Spada, que ce discours ennuie,
<302>Dit : « Haranguez en dépit du bon sens;
Tous vos propos, seigneur, ne valent guère;
Je crois ouïr les grands héros d'Homère,
Tous radoteurs et longuement parlants. »
Lors justement, pour leur malheur, arrive
Le fier Waldeck, ce grand blasphémateur,
Et la dispute en devint bien plus vive;
De ce combat il prétend seul l'honneur.
A ses côtés, un fantôme illusoire,
Tenant en main palmes de la victoire,
Excite encor sa guerrière ardeur;
Le vain Orgueil, le Mépris, la Fureur,
L'accompagnaient, et lui faisaient accroire
Qu'il pourra seul moissonner, en ce jour,
Ces champs fameux consacrés à la gloire,
En imitant Eugène ou Luxembourg.
Pendant le temps que ces chefs se disputent,
Très-aigrement sur leurs hauts faits discutent,
Les Prussiens, d'abord se déployant,
Tous en bataille arrivent fièrement.
Leur droite avance, et, d'un essor rapide,
Fond promptement sur la troupe timide
De ces sucrés et doucereux Saxons.
Ces bonnes gens un moment se défendent,
Mais l'ennemi de trop près ils n'attendent,
Et de la peur ressentant les frissons,
Très-poliment ils quittèrent la place,
Aux ennemis ils tournèrent la face,
Montrant le cul à leurs cruels rivaux,
Et leur criant : Nous ne sommes brutaux!
<303>On leur répond : « Fuyez de cette plaine,
Courez, courez en Saxe, grands héros;
Allez pétrir, vernir de porcelaine,
Pour vos desserts, pagodes et magots. »
En même temps, de ce champ de bataille
On poursuivit vivement ces fuyards,
Et sur leur dos l'on sabre, l'on ferraille,
Jusqu'à l'instant qu'ils furent tous épars.
Le dur Franquin vola sur le bagage,
En moins de rien il y fait grand ravage;
Il se saisit de quatre grands fourgons,
Tous bien remplis de bon vin de Champagne.
Il ouvre, il dit : « Mes chers amis, buvons;
Que le bonheur nos armes accompagne. »
Tous ses pandours étaient éparpillés,
Les Charlots par eux étaient pillés.
Lorsque Dumont aperçoit ce pillage,
De ces pandours il fait un grand carnage.
Le dur Franquin, sans monde et sans secours,
Ne défendait que faiblement ses jours;
Au preux Dumont il jetait aux oreilles
De ce vin bu quelques vides bouteilles;
Mais le combat devenant sérieux,
Il s'escrimait, et, comme un Polyphême,
Se défendait à grands coups de moyeux.
Même il était dans un péril extrême.
Quand Dumont dit : « Quoi! je suis à cheval,
Et vous à pied! Rendons le tout égal. »
Il vole à bas de sa leste monture,
Et sur Franquin s'élance sans mesure.
<304>Mais ce jour-là, le débauché Franquin
Fut bien puni d'avoir trop bu de vin.
Fort galamment il tira son épée;
Plus d'une artère en moins de rien coupée
Fait ruisseler de toute part le sang.
Tout furieux, il veut pousser la quinte;
Dumont la pare, et, cavant cette feinte,
Plongea le fer dans son malheureux flanc.
Franquin chancelle, il tombe hors d'haleine,
En s'abattant il fait un bruit affreux,
Tel qu'en tombant fait un énorme chêne
Que dans les bois abat un vent fougueux.
En frémissant, il gratte la poussière,
Son sang s'écoule, il frissonne, il pâlit;
L'affreuse mort lui ferme la paupière,
Franquin blasphème, et son âme s'enfuit.
Encouragés par leur première ébauche,
Les Prussiens, avides de lauriers,
Vont attaquer ces braves cuirassiers;
En disposant un effort par leur gauche,
Ils suivent tous le valeureux Nassau,304-a
Et Rottembourg,304-b et Camas, et Chasot.
Trente escadrons de leur cavalerie
S'ébranlent tous avec même furie;
Et tels que sont ces affreux tremblements,
Quand un volcan vomit son noir tonnerre,
Telle tremblait dessous leurs pas la terre
Quand tout serrés, courant comme les vents,
<305>Sur l'ennemi ces fiers guerriers vont fondre;
Il semblait voir le monde se confondre.
Ce corps épais de braves Prussiens
Vole accabler de sa masse pesante
Et de sa course agile et violente
Ces cuirassiers des fiers Autrichiens.
Dans un clin d'œil leurs coursiers les atteignent,
Et de leur fer dans l'instant ils les joignent;
Pour un moment l'on entend un bruit sourd,
Un choc affreux, le cliquetis des armes,
Des cris confus de fureurs et d'alarmes,
Et la poussière en obscurcit le jour.
Comme l'on fait crouler une muraille
En l'abattant par d'énormes béliers,
Ainsi Nassau contre ces cuirassiers
Choque de front, frappe dans la bataille,
Perce, pourfend, sabre, taille, ferraille,
Et les culbute, ainsi que leurs coursiers.
Devant ses coups tout tombe ou prend la fuite,
Il les abat, son bras les précipite;
Ils sont foulés sous les pieds des chevaux,
Leur sang s'écoule, et serpente en ruisseaux.
Là, d'un côté fuit un cheval qui traîne
Par l'étrier son maître sur l'arène,
Dans les arçons; d'autres, tout chancelants,
Tombent, percés des coups des poursuivants.
En l'air volaient et des bras, et des têtes;
Du bon Lorrain les troupes sont défaites.
L'heureux Nassau chasse tous ces fuyards,
Dans les combats sa main était experte;
<306>Hommes, chevaux sont tués sans égards,
La terre fut de cadavres couverte.
Saint Népomuc apprend ce grand combat,
Il vient, il voit sa troupe mutilée;
Il prend tout l'air du dévot Kolowrat;
Même il s'avance au sein de la mêlée,
Il fait sonner de tous côtés l'appel.
Le cavalier qui fuyait se rassemble,
Au soldat blême, intimidé, qui tremble,
Le saint adresse un discours paternel.
Contre la peur le bon saint le rassure,
De ce combat déplore l'aventure,
Et lui promet le sûr appui du ciel.
En même temps, dans ce danger mortel,
A son secours, au centre de l'armée,
Il fait venir saint Charles Borromée.
Le saint arrive, et travestit son air;
Dessous son nez il dresse sa moustache,
Couvre son chef d'un fort armet de fer,
Et sur son bras il charge sa rondache.
Ce saint montait la fleur des palefrois;
Bien mieux valait que Rabican306-a cent fois,
Et devant lui le Podarge306-a s'éclipse.
Il avait eu ce cheval de saint Jean,
Qui, le tirant hors de l'Apocalypse,306-b
Le lui vendit à certain prix d'argent.
Lorsque le saint dans ce fol équipage
<307>Se présenta devant le saint des ponts,
L'on éclata sur ses atours bouffons;
Ce corps battu prit un riant visage,
On ne vit plus des marques de terreur.
Ce tour rusé part de Népomucène,
Et dans l'instant on vit changer la scène.
Il savait bien que, pour chasser la peur,
Remède sûr, c'est d'apprêter à rire;
Il réussit, il leur rendit le cœur,
Bannit la crainte, et réveilla leur ire.
De ce tour-là, quoique subtil et fin,
Luther, Calvin, Geneviève, Hédewige,
Sentent d'abord quel est le but malin;
Ils courent tous où le danger l'exige,
Dans les horreurs de ces funèbres champs,
Parmi les morts, les blessés, les mourants.
De Kalckestein307-a Luther prend la figure;
Comme Dessau307-a se travestit Calvin.
La sainteté du genre féminin,
Ne voulant pas hasarder l'aventure,
Sur un grand chêne aussi haut qu'un clocher
Modestement alla pour se percher,
Et, sans répit, dessus la troupe aimée,
Du haut en bas bénissait son armée.
On ralliait les corps des deux côtés;
Mais les Lorrains sont presque démontés.
Népomucène, en voyant leur faiblesse,
Pour les sauver invente une finesse;
Il sentait bien qu'un combat général
<308>A son parti serait bientôt fatal.
Pour l'éviter, il anima de rage
Le fier Waldeck, dont le bouillant courage
Ne respirait qu'après les grands dangers,
Et qui, suivant son naturel féroce,
Ne demandait pas mieux que plaie et bosse.
Il lui cria : Venez pour nous venger!
Waldeck l'entend, il pique, part, s'élance;
Entre ces corps le prince seul s'avance,
Et fièrement il provoque au combat
Des Prussiens qui se croit la vaillance
De l'attaquer. Truchs308-a sort avec éclat.
Waldeck l'approche, et la fureur le guide.
Truchs à ce prince en deux coupa la bride;
Le fier Waldeck, écumant de courroux,
Atteignant Truchs de son fer homicide,
Et le frappant, lui fend le deltoïde.
Le sang jaillit, Truchs veut se soutenir,
Il tombe enfin comme un coup de tonnerre,
Bien étonné de se trouver par terre;
La voix lui manque, il commence à frémir
En tressaillant; ses yeux sont troublés, sombres,
Et la mort vient le couvrir de ses ombres.
Waldeck en fut bien plus présomptueux :
« Qui de vous tous, dit-il, je le propose,
Après ce coup est assez courageux
Pour m'attaquer? Qu'il se montre, s'il ose;
Tout comme Truchs je saurai le punir. »
<309>Lors Rottembourg entra dans la carrière :
« Prince, dit-il, pourrez vous repentir.
De ce discours l'arrogance si fière
Va dans ce jour causer votre malheur;
Si Truchs est mort, je vis, et j'ai du cœur. »
Waldeck, outré, rougit de sa menace :
Venez, dit-il, courons-en le hasard.
Tout ce qu'a pu la force avec l'audace,
Le cœur, l'adresse, et l'escrime, et son art,
Fut employé, ce jour, de chaque part.
Tel, dans un cirque, en célébrant des fêtes,
Rome donnait de grands combats de bêtes,
Où les taureaux, les tigres, les lions,
Griffes et dents teintes de leur furie,
Se déchirant, se privaient de la vie :
Et tels étaient ces deux preux champions.
L'œil enflammé, tous les deux ils s'excitent,
Pleins de courroux, s'approchent et s'évitent,
Flamberge au vent, en rond caracolant,
Subitement l'un sur l'autre fondant,
En furieux mille coups se portèrent,
Et lestement en l'air ces coups parèrent.
Plus animés, tous les deux s'assaillant,
Ils se frappaient et d'estoc, et de taille;
Mais leur cuirasse est comme une muraille;
Le fer gémit sous leur effort puissant,
Du dur acier partent des étincelles,
Il pare encor les atteintes mortelles.
Mais Rottembourg, plus frais, plus vigilant,
Plus de sang-froid, fondit sur Son Altesse,
<310>Et d'un grand coup acéré du fendant,
Dans le biceps profondément le blesse.
Waldeck, voulant de ce bras le frapper,
Le lève; il tombe, en laissant échapper
Ce fer sanglant; son âme fut frappée
Lorsqu'il perdit sa redoutable épée;
Tout sombre et morne, en son cœur enrageant,
Devers les siens il marche lentement.
Comme un lion, quand le nègre le chasse,
Blessé du trait, se retire à pas lents,
Et, de sa queue en battant ses deux flancs,
Tourne la tête, et rugit plein d'audace :
Ainsi Waldeck part sans confusion;
L'air menaçant, il se tourne et murmure.
Chacun le plaint, on panse sa blessure,
Et de son sang tarit l'effusion.
Pendant ce temps s'avançait Saint-Ignon;
De Rottembourg Chasot suivit l'exemple.
L'Autrichien faisait le rodomont;
Chasot l'approche, un moment le contemple,
Et, dégainant, s'assure dans l'arçon.
Saint-Ignon dit : « Je vais t'ôter la vie;
Fais vitement ta prière à Calvin. »
- « Remets ton âme à la Vierge Marie,
Répond Chasot; tu touches à ta fin. »
En même temps, tous les deux s'atteignirent;
Différemment ces héros s'assaillirent,
Car Saint-Ignon, qui n'est qu'un fanfaron,
Fuit le danger. Chasot, se pâmant d'aise,
Le poursuivant, lui perce le trapèze;
<311>La pointe sort au-dessous du menton.
Saint-Ignon jette un cri très-déplorable
Qui, se heurtant par bricole au rocher,
Fait répéter un écho lamentable;
On aurait dit qu'on l'allait écorcher.
Sur son cheval on le voyait pencher,
Sa chute fait un bruit épouvantable;
Évanoui, râlant, battant du flanc,
Il rend son âme avec des flots de sang.
Luther alors de sa cavalerie
Et des héros ranima la furie;
Il marche droit sur les Autrichiens,
Qui, s'enfuyant, leur cèdent la bataille;
Tout l'honneur reste aux braves Prussiens.
Mais Lobkowitz, autant qu'il peut, ferraille,
Il veut encor rappeler les destins;
Stein, d'Aremberg, avec lui combattirent;
Ils font tomber sous leurs cruelles mains
Schwerin,311-a Camas, qui vaillamment périrent.
Saint Népomuc veut faire des exploits;
Luther le vit, et lui perça la joue.
Le saint blessé, se tournant, fit la moue,
Car il perdit pour la seconde fois
Un grand morceau de sa divine langue;
Depuis ce jour, plus ce saint ne harangue.
Pour se venger, il court blesser Luther
Dans certain lieu que lui dit Lucifer,
Où la culotte est jointe à la cuirasse,
<312>Fâcheux endroit pour moine qui fait race;
Il en jeta des cris perçants en l'air.
Si tu prétends savoir, lecteur folâtre,
Quel est le sang d'un saint de grand renom,
En feuilletant, je trouve dans Milton
Que c'est, dit-il, une liqueur blanchâtre.
Les saints blessés disparaissent d'abord.
Pour Rottembourg, il marche vers la troupe
De Lobkowitz, qui combattait encor;
En la tournant, la retraite il lui coupe.
Mais celui-ci, par un dernier effort,
Suivant son cœur, que nul danger n'effraye,
Perce ce corps, et le chemin se fraye
Vers les Lorrains, en affrontant la mort.
Les Prussiens fondent comme la foudre
Sur l'ennemi, pour le réduire en poudre;
Et Lobkowitz, et ses fiers défenseurs,
A fuir aussi bien durent se résoudre.
Les Prussiens étaient déjà vainqueurs,
Et Rottembourg fait, dans cette déroute,
Sur les fuyards, suivant plus d'une route,
Des prisonniers des plus huppés seigneurs.
Alors commence avec plus de furie
Un périlleux combat d'infanterie.
Les Prussiens ont leur palladion
Environné d'un épais escadron.
Le bon Charlot, craignant cette tuerie,
Se fait donner son absolution.
De tous côtés se fit la boucherie;
Le bataillon contre le bataillon
<313>Fait à grand bruit sa décharge terrible;
Le jour s'éclipse, et la fumée horrible
Augmente encor l'horreur de l'action.
L'éclair des coups brille en ce noir nuage,
Les fusils font un bruit tel que l'orage;
Le plomb volant, tiré par peloton,
Siffle, fend l'air, et, sans distinction,
Princes, sujets également il frappe,
Portant la mort à tous ceux qu'il attrape.
Vous expirez,313-a généreux fils d'Albert,
Princes issus de tige souveraine;
Et vous, Guillaume, aux Prussiens si cher,
Et vous, de Rége,313-b et vous, brave Varenne;313-b
Que de héros moissonnés dans ces champs!
Telles ces fleurs de cent couleurs ornées
Qui, sans passer l'espace d'un printemps,
D'un souffle ardent sont pour jamais fanées.
Les Prussiens, dans ce combat fougueux,
Font redoubler leur cruelle décharge;
Dans un moment le fantassin recharge.
Le noir Etna dans ses brasiers affreux,
Non, tout l'enfer n'a point de pareils feux.
Des ennemis un grand nombre périrent,
Et de leurs rangs les files s'éclaircirent;
<314>Sur leur visage est peinte la terreur.
L'Autrichien en l'air tirait de peur.
Décrivant l'arc, une balle s'élève;
Dessus son chêne atteignant Geneviève,
Dans son talon fait blessure griève;
La sainte en l'air en jette quelques cris,
Et va se plaindre au benoît paradis.
Des coups tirés l'air gémit et bourdonne.
Tout à l'entour de ses traînants drapeaux
L'Autrichien confondu tourbillonne;
Il a perdu la fleur de ses héros.
Le Prussien voit ce trouble, et se jette
Sur l'ennemi, fraisant la baïonnette;
Le trouble augmente, il s'accroît, et qui put
A toutes jambes ainsi qu'un daim courut.
Figurez-vous un troupeau dans la plaine,
Éparpillé, courant tout hors d'haleine
Devant un loup affamé qui le suit :
Ainsi, devant Dessau, qui la poursuit,
Se débandant, du péril alarmée,
Du bon Charlot fuyait alors l'armée,
Et le massacre en fut prodigieux.
Quand la bataille, à la fin, fut finie,
Le Prussien doucement se rallie.
On entendait, chez les victorieux,
De tous les rangs partir des cris joyeux,
Faisant en l'air un affreux tintamarre,
En se mêlant au son de la fanfare.
Lors, d'un échange on forma le projet;
Contre un Lorrain on veut troquer Darget.
<315>Au bon Charlot on proposa l'affaire,
Il y consent en prince débonnaire.
Ainsi Darget, aux Prussiens rendu,
Fut dans le camp en triomphe reçu;
Le bon Charlot ajoute à sa réponse
Que pour jamais dès ce jour il renonce
A ses desseins sur le palladion.
Ce mot des chefs éteignit la rancune;
Faisant cesser toute désunion,
Des Prussiens il combla la fortune.
Déjà la Mort, fille affreuse du Temps,
Réunissait, de tous les combattants
Que leur valeur fit périr sur ces rives,
Des deux partis les âmes fugitives.
Elle conduit ce peuple vers le ciel;
Chemin faisant, des morts le nombre augmente;
Il s'accroissait d'un tribut casuel
De l'univers, qui passait son attente.
Tous les états s'y trouvent confondus,
Maîtres, sujets, soldats, dévots, ministres,
Sages et rois, qui voyageaient tout nus;
En raisonnant de leurs destins sinistres,
Ils suivaient tous leur conducteur cruel,
Qui les mena vers le trône éternel.
Alors les morts passèrent en revue;
On y trouva mainte face inconnue,
Et maint visage encor tout effaré,
En hiéroglyphe alentour balafré.
Le Père alors se fait donner la liste
De tous ces morts à l'œil hagard et triste.
<316>Là d'un chacun est la condition,
Le caractère et la profession;
Et, se suivant l'un et l'autre à la piste,
On les appelle un chacun par son nom.
Un tel fut roi; le Seigneur le condamne.
Un tel fut moine; aussitôt il le damne.
Son fils lui dit : « Ah! mon papa mignon,
Pourquoi damner ces honnêtes personnes? »
Il lui répond : « Pour nous ne sont pas bonnes.
Les rois sont gens parfois ambitieux,
Ils pourraient bien nous ravir nos couronnes;
Ils sont vauriens et toujours vicieux.
Moines aux cieux en grand nombre fourmillent,
Vois ces fripons, comme chez nous ils brillent;
Et quelque pape, endiablé de nos saints,
Y placerait de ces nouveaux faquins »
On lui présente alors des gens de guerre
Qui sont péris dans ces combats sur terre;
Le Roi leur dit : « Approchez, mes amis;
Pourrez souvent vous rappeler l'histoire
De vos combats et conter votre gloire
Dans un recoin du benoît paradis.
Je veux sauver tous ces gens-là, mon fils,
Car ils n'ont point l'âme méchante et noire;
Qu'on les nourrisse et qu'on leur donne à boire,
Et, pour calmer dans ces lieux leurs soucis,
Une catin de sainte à leur usage. »
(La Madeleine eut ce lot en partage.)
« Bien mieux ces gens valent que nos dévots;
Tout doucement y vivront ces héros.
<317>Qui suit là-bas? quel est ce personnage? »
- C'est Lock,317-a grand roi, qui vient vous rendre hommage.
- Quel est ce Lock? et quel est son métier?
Lock lui répond : « J'ai consacré ma vie
Aux vérités de la philosophie,
Et j'ai marché par un nouveau sentier.
L'analogie avec l'expérience
Sur la nature ont fondé ma science;
J'ai décrié la superstition,
Et de vos saints j'ai dénigré l'empire.
Mon cœur est pur, et ma religion
N'approcha point de celle de Porphyre.317-b
Dessous mes pieds si j'écrasai l'erreur,
N'en fus pas moins le partisan fidèle
D'un culte pur, qu'on doit au Créateur;
Je l'adorai toujours, rempli de zèle. »
- « Ah! par l'enfer, ce sage a grand'raison,
Leur dit le Roi; finissons la cabale,
Chassons ces saints, qui donnent tous scandale;
Je veux, ce jour, réformer ma maison.
Allez, maudits, qui prétendez sur terre
Ravir les droits du maître du tonnerre;
Allez là-bas, grands saints de l'univers,
Griller tout vifs aux charbons des enfers.
Lock, demeurez, vivez en assurance,
Pour admirer mon immense puissance. »
Ainsi, dans peu, le bon Père éternel
<318>De scélérats purifia le ciel;
Il en chassa les saints et les sophistes,
Il y plaça les honnêtes déistes.
Du roi céleste ils voient le profil,
Car ils sont tous assis près de sa droite.
O mes amis! c'est ce que je souhaite
A vous, à moi de même. Ainsi soit-il!
Ce 30 de janvier 1749.
Federic.
102-16 Faite en 1741. [Voyez t. X, p. 24, et ci-dessus, p. 36.]
104-17 Charlottenbourg. [Voyez t. VII, p. 40.]
104-a Voyez t. X, p. 199.
106-a Didier baron de Keyserlingk, surnommé Césarion par Frédéric, mourut à Berlin le 13 août 1745.
110-a Cette poésie fut présentée à Marie-Anne de Schwerin, fille du défunt ministre d'Etat Frédéric-Bogislas de Schwerin, le 17 janvier 1748, jour de son mariage avec le major et aide de camp baron de Lentulus, par treize Suisses en costume national, avec un fromage d'une grosseur extraordinaire. Le baron de Lentulus (voyez t. IV, p. 176) était lieutenant-général lorsqu'il quitta le service du Roi, le 13 décembre 1778; il mourut à Monrepos près de Berne, le 26 décembre 1786. Il est nommé ici par plaisanterie Schultheiss (avoyer). C'est le titre que l'on donnait à Berne au premier fonctionnaire de la république.
116-a I Samuel, chap. 28, versets 7-19.
117-a Le 8 mars 1740, l'astronome Kirch fut frappé d'une attaque d'apoplexie dont il mourut le lendemain, âgé de quarante-cinq ans. Son cadavre offrit un singulier phénomène : c'est que, ses trois sœurs ne pouvant se résoudre à lui donner la sépulture avant qu'on y aperçût des signes de corruption, il se conserva trois semaines, sans qu'on pût y en découvrir de sensibles. Il est vrai que le froid excessif qui avait régné pendant le grand hiver durait encore au mois de mars. (Formey) Histoire de l'Académie des sciences. Berlin, 1752, in-4, p. 65.
12-a Charles-Louis baron de Pöllnitz, né le 25 février 1692 à Issum, village de l'ancien archevêché de Cologne, premier chambellan du roi de Prusse, grand maître des cérémonies et membre de l'Académie des sciences, mourut à Berlin le 23 juin 1775.
120-a Sainte Mitouche est un personnage de la Pucelle de Voltaire (V, 21), qui a mis sous le texte la note suivante : « On disait autrefois sainte n'y touche, et on disait bien. On voit aisément que c'est une femme qui a l'air de n'y pas toucher; c'est par corruption qu'on dit sainte Mitouche. » L'expression usitée aujourd'hui est sainte nitouche.
126-a Voyez ci dessus, p. 8.
126-b Les comtes de Brühl et de Hennicke. Voyez t. II, p. 29, et t. III, p. 183.
133-a Bernard Forest de Bélidor, maréchal de camp et inspecteur de l'artillerie à Paris, où il mourut le 8 septembre 1761; il était né en 1697.
134-a Allusion à l'inscription Ultima ratio regis, que Frédéric fit mettre sur ses canons dès 1742. On lisait sur ceux de Louis XIV : Ultima ratio regum. Voyez t. I, p. 251; t. VIII, p. 180 et 332, et t. IX, p. 163.
134-b Cette lettre a été écrite à Neisse, le 4 août 1743. Voyez Friedrichs des Zweiten Königs von Preussen hinterlassene Werke. Aus dem Französischen übersetzt. Berlin, 1789, t. I, p. XXV, et t. VII, p. 335.
135-a L'Histoire de mon temps. Voyez t. II, p. I.
137-a Voltaire, Épître XVII. A. M. de Genonville, 1719, dit : Tu me vis sans scrupule en proie à la tristesse :
Mais je t'aimai toujours tout ingrat et vaurien;
Je te pardonnai tout avec un cœur chrétien,
Et ma facilité fit grâce à ta faiblesse.
Œuvres de Voltaire
, édit. Beuchot, t. XIII, p. 47.137-b Au mois de décembre 1746, le duc de Richelieu fut nommé ambassadeur à Dresde. Il était chargé de demander pour le Dauphin la main de la princesse Marie-Josèphe de Saxe, fille de l'électeur Frédéric-Auguste. Le duc de Richelieu réussit dans cette négociation.
Antoine-René de Voyer d'Argenson, marquis de Paulmi, accompagna le duc de Richelieu dans son ambassade à Dresde, et vint ensuite à Berlin.
141-a Voyez t. X, p. 239.
142-a Voyez t. X, p. 75, 202 et 255.
142-b Voyez le commencement de la lettre de Voltaire au Roi, du 9 mars 1747.
142-c Les Mémoires de Brandebourg. Voyez t. I, p. XXXVII.
147-a Iliade, ch. XIII, v. 47-58.
147-b Léonard Euler. Voyez t. IX, p. 74, et t. X, p. 158 et 196.
149-a Voltaire dit cela de l'amour-propre, dans Zadig, et comme il est question de métaphysique quelques lignes plus bas, il se peut que le Roi ait confondu les deux passages.
150-a Voyez t. X, p. 29.
150-b Voyez ci-dessus, p. 58.
152-a Voyez t. IX, p. 171, et t. X, p. 246.
152-b Le Palladion.
152-c Dans sa lettre à Voltaire, du 7 avril 1744, Frédéric l'appelle l'amant de la cuisinière de Valori.
152-d Voyez t. II, p. 42, t. IX, p. III et III, et ci-dessus, p. 58.
154-a Voyez t. I, p. 263.
155-a A Darget. Voyez t. X, p. 238.
155-b Boileau, L'Art poétique, ch. I, v. 109.
156-a Voyez Virgile, Énéide, livre V, v. 835-860.
157-a M. de Belle-Isle (voyez t. II, p. 88 et 143) fut reçu à l'Académie française en 1749.
158-a Voyez t. IX, p. 79, et t. X, p. 250. Par le mot bréviaire, le Roi fait allusion aux ecclésiastiques reçus alors à l'Académie française.
159-a Voyez t. X, p. 226, et ci-dessus, p. 18.
160-a Réponse à la lettre de Voltaire du 17 novembre 1749.
162-a Éloge funèbre des officiers qui sont morts dans la guerre de 1741, daté du 1er juin 1748.
163-a L'Épître à Stille; voyez t. X, p. 145-155.
163-b Phèdre et Hippolyte. 1678.
165-a Frédéric répondit, le 28 mars 1738, à Voltaire, qui lui avait recommandé le poëte La Chaussée et sa tragédie de Maximien : « Le Maximien de La Chaussée n'est point encore parvenu jusqu'à moi. J'ai vu L'École des Amis, qui est de ce même auteur, dont le titre est excellent et les vers ordinaires, faibles, monotones et ennuyeux. Peut-être y a-t-il trop de témérité à moi, étranger et presque barbare, de juger des pièces du théâtre français; cependant ce qui est sec et rampant dégoûte bientôt. » On comprend que le Roi, partisan des règles classiques, ne pouvait guère goûter le genre de la comédie larmoyante, que La Chaussée voulait introduire. Nivelle de La Chaussée mourut le 14 mars 1754.
168-a Réponse à la lettre de Voltaire, du 31 décembre 1749.
168-b La première édition de Geogre-Conrad Walther, libraire à Dresde.
169-a Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 144.
169-b Personnage de l'Électre de Crébillon.
17-a Voyez t. V, p. 54.
172-a Voyez, la lettre de Voltaire à Frédéric, du 5 janvier 1767.
175-a Nous pensons que le Roi fait ici allusion à M. Gripon, personnage de La Femme qui a raison, comédie de Voltaire qui fut représentée à Lunéville, en 1749, dans une fête donnée au roi Stanislas, duc de Lorraine. Cette pièce n'a été imprimée qu'en 1739.
18-1 Le comte de Saxe. [Voyez t. I, p. 180; t. II, p. 107 et 121 : t. III, p. 110 et 111 : t. IX, p. 167; et t. X, p. 226.]
180-a Voyez t. LX, p. 74, et t. X, p. 158 et 196.
182-a Voyez ci-dessus, p. 18 et 34.
183-a Voyez l'Art de la guerre, t. X, p. 316, où Frédéric donne les éloges les plus flatteurs au prince Charles de Lorraine pour son passage du Rhin. Voyez aussi t. III, p. 50-54.
186-18 La fille sans langue, qui parle, selon ce qu'en rapporte la Société royale de Londres.
188-a Un des chevaux de Ménélas. Iliade, chant XXIII, v. 293-295.
189-19 Le chevalier de Saxe.
189-a Et jusqu'à Je vous hais, tout s'y dit tendrement.
Satire III
, v. 188.192-a Le 20 avril 1707. Voyez t. III, p. 111, et t. X, p. 314.
193-a Le Roi veut parler du feld-maréchal saxon Jean-Adolphe II, duc de Saxe-Weissenfels, né en 1685, mort en 1746. Voyez t. III, p. 124 et 189.
196-a Iliade, chant XIX, vers 160-170. Voyez t. III, p. 85; t. VII, p. 18 : et t. X, p. 301.
197-a Voyez t. III, p. 129 et 160 : t. X, p. 217 : et ci-dessus, p. 27.
199-a Voyez t. III, p. 69 et 173.
218-a Nombres 22, 28.
227-a Jean-Laurent Bernini, architecte italien, appelé par les Français le chevalier Bernin, mourut à Rome, le 29 novembre 1680, dans sa quatre-vingt-deuxième année.
23-a La comtesse Sophie-Caroline de Camas, née de Brandt, était depuis 1742 grande gouvernante de la reine Élisabeth-Christine, et mourut à Schönhausen, le 2 juillet 1766, âgée de quatre-vingts ans. La reine son amie lui a érigé un magnifique monument dans sa Lettre dédicatoire à son frère Ferdinand, en tète de l'ouvrage de Crugott intitulé : Le Chrétien dans la solitude. Traduit l'année 1766 et fini en 1767. A Berlin, 1776.
232-a Turpin, archevêque de Reims vers la fin du huitième siècle. On lui attribue la Vie de Charlemagne et de Roland, sans toutefois pouvoir appuyer cette conjecture sur aucun renseignement positif.
235-a Thomas Germain, fameux orfèvre de Paris, mort en 1748.
239-a Dans son Épître à Sweerts (t. X, p. 195), le Roi parle de Marianne Cochois comme d'une des premières danseuses de l'opéra de Berlin : « Marianne, égale à Terpsichore. » Dans une lettre à Voltaire, du 18 décembre 1746, il la place à côté de la Barberina (t. I, p. XIV) et de la Haute-ville.
24-a Edme Bouchardon, célèbre sculpteur français, né en 1698, mourut en 1762. Voyez t. VII, p. 40.
245-a Voyez t. II, p. 3, et t. X, p. 5.
245-b R. Patris Thomae Sanchez Cordubensis, e societate Jesu, De sancto matrimonii sacramento disputationum tomi tres. T. I. Genuae, 1602, in-fol.; t. II et III. Venet., 1606, in-fol. C'est la première édition.
246-20 L'abbé Paris. [Voyez t. I, p. 241.]
248-21 Le Paysan parvenu, de Marivaux.
248-22 Poëte qui mourut presque de faim [en 1660].
248-a C'est par plaisanterie (voyez ci-dessus, p. 65) que le Roi attribue à Darget, outre le Paysan parvenu, de Marivaux, les ouvrages suivants : La princesse Sensible et le prince Typhon, par mademoiselle de Lubert, les Bijoux indiscrets, par Diderot, Acajou et Zirphile, par Duclos, l'Histoire des Chats, par Moncrif, Gris-gris, par Cahusac, et la Paysanne parvenue, par Mouhi.
Frédéric se moque déjà t. X, p. 97, des écrits de Mouhi, Moncrif et Marivaux.
265-a Belle-Isle. Voyez t. II, p. 143, et t. III, p. 90.
27-a Voyez t. III, p. 129 et 160, et t. X, p. 217.
27-b Voyez t. X, p. 136.
270-a Nom d'un vieux gnome rechigné, personnage de la Boucle de cheveux enlevée (The Rape of the Lock) de Pope.
274-a Le colonel de Camas, que le Roi met ici en scène, ne vivait plus; il était mort à Breslau le 14 avril 1741. Voyez, ci-dessus, p. 23, l'Épître IV, adressée à sa veuve.
279-a Le Roi veut probablement parler du lieutenant-général Du Moulin. Voyez t. III, p. 145.
285-a Dans la première croisade, en 1098, le chevalier français Geoffroi de la Tour tua d'un coup d'épée un serpent acharné contre un lion. Le lion reconnaissant s'attacha à son libérateur, et ne le quitta plus.
294-a Il s'agit ici du comte de Bonneval qui prit le turban à Constantinople en 1720, et y mourut pacha, en 1747. Voyez t. II, p. 37.
30-a Voyez t. VII, p. 3-10.
304-a Voyez t. III, p. 128.
304-b Voyez t. II, p. 137 et 166; t. III, p. 44; et t. X, p. 91.
306-a Cheval de bataille de différents héros du Roland amoureux du Bojardo, ainsi que du Roland furieux de l'Arioste. Pour Podarge, voyez ci-dessus, p. 188.
306-b Chap. VI, v. 2, et chap. XIX, v. 11.
307-a Voyez t. II, p. 163, et t. III, p. 176-189.
308-a Le lieutenant-général comte de Truchsess, que le Roi met ici en scène, avait été tué à la bataille de Hohenfriedeberg. Voyez t. III, p. 130.
311-a Voyez t. III. p. 130.
313-a Le Roi parle aussi de la mort héroïque des deux petits-fils du Grand Electeur dans son Épître à Stille (t. X, p. 149). Le margrave Frédéric fut tué à la bataille de Mollwitz, et son frère le margrave Guillaume, au siége de Prague, le 12 septembre 1744.
313-b Le major du génie Gabriel-Gédéon d'Azemar de Rége fut blessé mortellement à Ottmachau le 9 janvier 1741, et mourut le 12.
Le marquis Frédéric-Guillaume de Varenne, colonel et chef du régiment d'infanterie no 31, mourut à Prague, d'une fièvre aiguë, le 11 février 1744.
317-a Frédéric était grand admirateur de Locke, et parle souvent de lui dans ses ouvrages, p. e. t. VII, p. 128; t. IX, p. 93, 137 et 138; et t. XII, p. 142.
317-b Porphyre de Tyr, philosophe néo-platonicien du troisième siècle.
32-2 Brocanteur de livres.
32-3 Erasme.
32-a Le géant Grandonio, prince sarrasin d'Espagne, est un des héros du Roland amoureux du Bojardo.
33-4 Professeur genevois que Jordan cite comme un grand auteur, mais que personne n'a l'honneur de connaître. [Le Roi veut parler de Firmin Abauzit, né à Uzès en 1679, mort à Genève le 20 mars 1767.]
33-5 Réaumur. [Voyez t. I, p. XLIII.]
33-6 La B..le.
33-a Apocalypse, chap. 17.
34-7 Bayle.
34-a Odes, I, 11, A Leuconoé.
35-8 Virgile.
36-9 Roi de Pologne.
36-a Voyez t. X, p. 217, et ci-dessus, p. 27.
36-b Voyez t. X, p. 24.
36-c Voyez t. X, p. 43.
36-d Voyez t. X, p. 195.
39-a Voyez t. X, p. 185.
43-10 La Croze [t. VII, p. 4, 9 et 11].
45-a Voyez t. X, p. 43, 75, 125 et 255.
45-b Voyez t. II, p. 22.
49-a Voyez t. X, p. 75, 101 et 255.
5-a La description de ce repas rappelle en plusieurs passages la troisième satire de Boileau.
53-a Ces vers rappellent ceux de Lucrèce, De la nature des choses, livre II, vers dont Voltaire a donné la traduction en ces termes : Heureux qui, retiré dans le temple des sages,
Voit en paix sous ses pieds se former les orages,
Qui contemple de loin les mortels insensés,
De leur joug volontaire esclaves empressés, etc.
Œuvres de Voltaire
, édit. Beuchot, t. IV, p. 153; t. XIII, p. 387.53-b Voyez ci-dessus, p. 23.
54-a Voyez t. X, p. 43, et ci-dessus, p. 36.
55-a Voyez ci-dessus, p. 34.
56-a Maupertuis partit de Berlin pour Paris le 30 septembre 1748. Il avait épousé, le 28 octobre 1745, Catherine-Eléonore de Borcke, dame d'atour de la Reine-mère, et fille du ministre d'Etat Gaspard-Guillaume de Borcke.
57-a Le Roi veut probablement parler de Fontenelle. Voyez t. II, p. 42; t. VII, p. 6; t. VIII, p. 55; et t. X, p. 235.
57-b Maupertuis, Clairaut, Camus, Le Monnier et l'abbé Outhier allèrent à Tornéa, en 1736, mesurer un degré du méridien. Ce fut dans le même but que Godin, Bouguer et La Conda-mine s'embarquèrent à La Rochelle pour Quito, le 16 mai 1735.
J.-J. Dortoüs de Mairan, de l'Académie française, né en 1678, mort en 1771.
58-a Crébillon père, qui fit représenter sa tragédie de Catilina en 1748.
58-b Montesquieu, Lettres persanes. 1721.
58-c Gresset, Vert-Vert. 1734.
59-a Le Roi fait allusion aux victoires et aux conquêtes des Français depuis 1745 jusqu'à la paix d'Aix-la-Chapelle. Voyez t. III, p. 105-112, et t. IV, p. 13-17.
62-a René Du Gay-Trouin, l'un des plus grands hommes de la marine française, s'éleva du rang de simple matelot au grade de chef d'escadre. Il était né en 1673 à Saint-Malo (ville natale de Maupertuis), et mourut en 1736.
64-a Voyez t. X, p. 238. C'est du Palladion que le Roi veut parler.
65-a Le Palladion, chant quatrième.
66-a Le Palladion, chant troisième.
66-b Épître à Darget, t. X, p. 238-247.
7-a Voyez t. X, p. 115.
79-a Voyez t. X, p. 43, et ci-dessus, p. 36 et 54.
80-a Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 515.
81-a Voyez t. VIII, p. 54-56, t. X, p. 75 et 255, et ci-dessus, p. 34 et 58.
82-11 Cardinal Fleury, mort alors.
82-12 Il avait l'inspection des universités, de la maison de travail et de la maison des fous.
82-a Une comète avait été dans son périhélie en janvier 1743.
82-b Oraison funèbre de Monseigneur le cardinal de Fleury, prononcée le 25 mai 1743, par le R. P. de Neuville. A Paris, 1743. Voyez t. X, p. 250.
83-a Les Topinamboux, peuplade indienne nombreuse et guerrière, habitant une grande partie du Brésil. Le Roi emploie ici ce nom comme synonyme de sauvage.
85-a Schah-Baham est le personnage principal du Sofa, conte moral, 1745, de Crébillon fils, qui, dans son Introduction, l'appelle « prince ignorant et d'une mollesse achevée. »
9-a André Campra, successivement maître de musique de diverses églises ou chapelles, né à Aix le 4 décembre 1660, mort à Paris le 29 juillet 1744. On a de lui des opéras, des motets et des cantates.
90-a Voyez t. II, p. 155 et 156; t. III, p. 8 et 9; et t. X, p. 145 et 146.
90-b Voyez t. III, p. 108.
90-c Voyez t. II, p. 144.
92-a Albert-Wolfgang comte de Schaumbourg-Lippe, né en 1699, mort en 1748. Depuis 1738 jusqu'en 1740 il entretint des relations intimes et une correspondance très-amicale avec Frédéric, alors prince royal.
95-13 Machiavel.
95-a Le prince Cellamare. Voyez t. I, p. 163.
96-a Voyez t. IV, p. 124, et t. VIII, p. 135.
97-14 Ce malheureux s'appelait Villeneufve. [Voyez t. I, p. 81.]
97-a Voyez t. VIII, p. 136 et 137.
98-15 Faite en 1734. [Voyez t. X, p. 79-90.]
IV-a Voyez Friedrichs des Zweiten Königs von Preussen bei seinen Lebzeiten gedruckte Werke. Aus dem Französischen übersetzt. Neue verbesserte und vermehrte Auflage. Kölln, 1790, t. V, p. IV.