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ODE A MON FRÈRE HENRI.1-a

Tel que d'un vol hardi s'élevant dans les nues,
Et déployant dans l'air ses ailes étendues,
Il échappe à nos yeux,
L'oiseau de Jupiter fend cette plaine immense
Qui du monde au soleil occupe la distance,
Et perce jusqu'aux cieux;

Ou telle que soudain dans l'ombre étincelante
Dans son rapide cours la comète brillante
Éclaire l'horizon;
Elle éclipse les feux de la céleste voûte,
Et trace au firmament, dans son oblique route,
Un lumineux rayon :

Tel, subjugué du dieu dont la fureur m'inspire,
Plein de l'enthousiasme et du fougueux délire
De ses transports divins,
<2>Je prends un fier essor des fanges de la terre
Au palais d'où les dieux font tomber le tonnerre
Sur les pâles humains.

Mes accents ne sont plus ceux d'un mortel profane,
C'est Apollon lui-même, animant mon organe.
Qui parle par ma voix;
Des destins éternels la volonté secrète
Se dévoile à mes yeux, je deviens l'interprète
De leurs augustes lois.

O Prussiens! c'est à vous que l'oracle s'adresse,
A vous, que le destin barbarement oppresse
Par tant d'adversités :
Sachez qu'aucun État dans sa grandeur naissante
Ne fournit sans revers la course triomphante
De ses prospérités :

Rome parut souvent au bord du précipice,
Sans que pour son secours l'appui d'un dieu propice
Repoussât son affront;
Les sénateurs en deuil pleuraient la république
Lorsqu'Annibal, vainqueur, de ses guerriers d'Afrique
Eut écrasé Varron.

Rome au sein du danger accrut son espérance;
Elle maintint ses murs bien plus par sa constance
Que par ses légions.
Mars, pour récompenser ce sublime courage,
Suscita pour vengeur d'un si cruel outrage
L'aîné des Scipions.

<3>Du Tibre désolé le démon de la guerre
Transporte aux régions de la coupable terre
Le carnage et l'horreur;
Dans les champs africains l'ennemi prend la fuite,
Scipion sauve Rome, et Carthage est réduite
Sous les lois du vainqueur.

L'arbitre des destins, de ses mains libérales,
Verse sur les mortels, de deux urnes égales,
Et les biens et les maux;
Et sa fécondité sur les champs répandue
Fait croître également la casse et la ciguë,
Le cèdre et les roseaux.

Ce mélange fâcheux d'infortune et de gloire
De l'archive du temps remplit la longue histoire
De cent revers cruels.
Une prospérité dont l'éclat se conserve
Se refuse à nos vœux; le destin la réserve
Pour les dieux immortels.

Dans nos jours désastreux, la guerre qui vous mine
Semble annoncer, Prussiens, la prochaine ruine
De vos vastes États;
L'Europe conjurée, à l'œil brûlant de rage,
Porte jusqu'en vos champs la flamme, le carnage,
L'horreur et le trépas.

Cette hydre, en redressant ses têtes enflammées,
Vomit des légions, enfante ces armées
Qui s'élancent sur vous;
<4>En vain elle sentit de vos mains triomphantes
Les redoutables traits; ses têtes renaissantes
Bravent encor vos coups.

De ces fiers potentats l'espérance superbe
Désire que nos murs ensevelis sous l'herbe
Attestent notre deuil.
O guerriers généreux! abattez leurs trophées;
Leurs couleuvres dans peu sous vos pieds étouffées
Confondront leur orgueil.

C'est dans les grands dangers qu'une âme magnanime
Déploie avec vigueur la fermeté sublime
Du courage d'esprit.
Le lâche, qui frémit au bruit de la tempête,
Plein d'effroi du péril qui menace sa tête,
Est le seul qui périt.

Au courage obstiné la résistance cède,
Un noble désespoir est l'unique remède
Aux maux désespérés;
Le temps termine tout, rien n'est longtemps extrême,
Et souvent le malheur devient la source même
Des biens tant désirés.

Les vents impétueux d'un ormeau qu'on néglige
Par leurs fougueux efforts font incliner la tige
Et courber ses rameaux;
Mais de la molle arène et du niveau de l'herbe
Il s'élance, et dans peu de sa tête superbe
Il brave leurs assauts.

<5>Dans les bras d'Amphitrite, où son éclat expire,
Le soleil de la terre abandonne l'empire
Aux ombres de la nuit;
Ses rayons renaissants au point du jour éclipsent
Le feu de ses rivaux; tous les astres pâlissent,
Et l'obscurité fuit.

Telle m'apparaissant couverte de ténèbres
Via patrie éplorée, à ses voiles funèbres
Attachant ses regards,
De nos calamités l'âme encore effrayée.
Sur nos lauriers flétris tristement appuyée.
Maudissant les hasards;

Avec elle pleurant ses revers mémorables,
Accablé par le poids des destins implacables
Contre elle déchaînés,
J'entrevois, dans l'horreur de l'ombre que j'abhorre,
Les prémices charmants5-a et la naissante aurore
De ses jours fortunés.

Les dieux en ce séjour ne font plus de miracles;
Les mortels, entourés de gouffres et d'obstacles
Qui bordent leur chemin,
Ont reçu d'eux en don l'esprit et le courage,
Utiles instruments dont l'admirable ouvrage
Corrige le destin.

<6>La mort est un tribut qu'on doit à la nature,
C'est lui rendre son bien dont on tira l'usure
Dans l'âge florissant;
Mévius le paya de même que Virgile,
Et le lâche Paris, et le vaillant Achille,
Aucun n'en fut exempt.

Cette mort, dont on craint la redoutable image,
Peut vous rendre immortels, si vous vengez l'outrage
De vos lares, Prussiens.
L'amour de la patrie, à Rome secourable,
Changeait en demi-dieux de ce peuple adorable
Les moindres citoyens.

Eh quoi! notre siècle est-il donc sans mérite?
Du monde vieillissant la masse décrépite
Est-elle sans vertus?
Par ses productions la nature épuisée
Laisse-t-elle en nos jours la terre sans rosée,
L'Océan sans reflux?

Non, non, de ces erreurs écartons les chimères.
Rome, de tes guerriers les vertus étrangères
Ont illustré nos camps;
Nos triomphes, fondés sur cent faits héroïques,
Transmettent des Prussiens aux fastes historiques
La gloire et les talents.

Vous, que notre jeunesse avec plaisir contemple,
De ses futurs exploits le modèle et l'exemple,
L'ornement et l'appui,
<7>Soutenez cet État, dont la gloire passée,
Mon frère, sur le point de se voir éclipsée,
S'obscurcit aujourd'hui.

Ainsi les temps féconds qui jamais ne s'épuisent
Fourniront des appuis, tant que les astres luisent,
O Prusse! à ta grandeur;
Ainsi ma muse annonce en ses heureux présages
Du bonheur de l'État jusqu'à la fin des âges
La durable splendeur.

Que le sein déchiré des serpents de l'envie,
Maudissant nos lauriers, l'affreuse Calomnie
Frémisse de fureur;
Qu'elle lance sur nous de ses armes fatales
Des traits empoisonnés aux ondes infernales
Pour noircir notre honneur :

Qu'importe à ma vertu sa colère implacable?
Je retrouve un vengeur dans l'arrêt équitable
De la postérité.
Une âme magnanime, amante de la gloire,
Malgré ses envieux fait passer sa mémoire
A l'immortalité.

C'est ainsi que ma muse au pied d'un vieux trophée
A pu ressusciter de la lyre d'Orphée
Les magiques accords;
Que par des sons hardis ma trompette guerrière
Des Prussiens aux combats d'une illustre carrière
Excita les transports.

<8>Dans le trouble des camps, aux rives de la Saale,
Tandis qu'à ses fureurs la Discorde infernale
Livrait tout l'univers,
Que des antres du Nord les neiges pacifiques
S'apprêtaient à voiler tant d'images tragiques,
Phébus dicta ces vers.

Faite à l'Eckartsberg, le 6 d'octobre 1757.


1-a Voyez t. XI, p. 3-11.

5-a Voyez t. IV, p. 166 et suivantes.