ÉPITRE AU COMTE HODITZ, SUR ROSSWALDE.80-a
O singulier Hoditz! vous qui, né pour la cour,
Avez fui, jeune encor, ce dangereux séjour,
Libre des préjugés qui trompent le vulgaire,
Vous riez de ces fous dont l'esprit mercenaire
N'amasse des trésors que pour les dépenser,
De ces fats dont l'orgueil sait si bien s'encenser,
Se dresse, se rengorge, et se mire en ses plumes,
Et de ces sombres fous qui, dans les amertumes,
Toujours pour leur grandeur occupés de projets,
S'épuisent en travaux sans réussir jamais,
Mécontents du présent à leurs vœux peu sortable,
Cherchent dans l'avenir un sort plus favorable;
Vous avez rejeté ce dangereux poison,
Vous bornez vos désirs à suivre la raison.
Être heureux en effet, c'est bien la grande affaire;
L'orgueil est à mes yeux une triste chimère.
<81>A quoi vous eût servi que, valet grand seigneur,
Vous eussiez quarante ans déchaussé l'Empereur?81-a
Il est beau d'approcher de près du diadème,
Mais il vaut mieux encor dépendre de soi-même.
Ainsi vous avez su, d'un choix prémédité,
Préférer aux grandeurs l'heureuse liberté,
Sans faste et sans apprêts, guidé par la nature,
Même sans y penser, disciple d'Épicure.
Rosswalde, en héritage entre vos mains passé,
Le disputa bientôt au palais de Circé,
Et ce bourg, ignoré du Tanaïs à l'Èbre,
Grâces à vos talents est devenu célèbre.
Ce n'est plus ce donjon sombre et peu fréquenté
Qu'à peine on tolérait pour son antiquité;
C'est un séjour divin; les yeux et les oreilles
S'étonnent d'y trouver cent charmes, cent merveilles;
Le Tasse et l'Arioste en deviendraient honteux,
S'ils voyaient vos travaux les surpasser tous deux.
Là, des enchantements l'ingénieux prestige
Produit à chaque instant prodige sur prodige;
Tout respire, tout vit, tout être est animé.
Par un charme soudain ce bois est transformé,
C'est un jardin superbe, et là-bas, par miracle,
Vous lisez dans un puits les arrêts d'un oracle.
La nature paraît obéir à vos lois,
Tout s'arrange, se fait, se plie à votre choix.
Tandis qu'en avançant on examine, on cause,
L'œil est soudain frappé d'une métamorphose :
<82>En fuyant Apollon, plus prompte qu'un coursier,
Daphné subitement se transforme en laurier.
Là, j'aperçois Renaud dans le palais d'Armide;
Ici sont tous les dieux célébrés par Ovide,
Vénus, Pallas, Diane, Apollon, Jupiter,
Neptune, Mars, Mercure et le dieu de l'enfer.
Ces dieux, qui n'existaient qu'au code poétique,
Ont retrouvé chez vous autels et culte antique :
Des prêtres revêtus d'habits pontificaux
Amènent la victime, et puis de leurs couteaux
L'égorgent, en l'offrant aux dieux en sacrifice;
Ils aspergent l'autel du sang de la génisse,
Ils invoquent ces dieux, l'encens fume pour eux.
Que l'ombre de Symmaque82-a approuverait vos jeux,
Si, dans ce nombre outré de cultes ridicules
Dont on charge à plaisir les peuples trop crédules,
Il voyait par vos soins ressusciter le sien!
Mais vous aimez la Fable, en restant bon chrétien,
Et sans que la vraie foi puisse en être alarmée,
Vous pouvez vous créer tout un peuple pygmée.
Je crus, dans leur cité, quand leur essaim parut,
Être avec Gulliver tombé dans Lilliput;
Je semblais un géant envers cette peuplade,
Typhée, ou Géryon, ou du moins Encelade,
Et la cité, bâtie à leur proportion,
N'avait point de clocher qui m'atteignît au front.
Telle Virgile a peint la naissante Carthage,
Où tout un peuple actif s'empressait à l'ouvrage,
Et travaillait aux murs qu'avait tracés Didon.
<83>Bientôt d'autres objets nous font diversion :
De voix et d'instruments la douce mélodie
Par un plaisir nouveau change et diversifie
Tout ce qu'ont prodigué les charmes précédents;
Tant l'esprit des humains se plaît aux changements!
Tantôt c'est l'opéra, tantôt la tragédie,
Ou bien la pantomime, ou bien la comédie,
Qui viennent tour à tour par leur variété
Écarter les ennuis de l'uniformité.
Mais serai-je muet au sujet des actrices,
Ces vestales qu'encor je ne crois pas novices,
Qui, venant étaler leurs grâces, leurs appas,
Semblent briguer l'honneur de passer dans vos bras?
Ce sérail de beautés qui forment les spectacles
N'aiment que leur sultan, respectent ses oracles;
Sa volonté décide et marque leur devoir,
Il fixe leur destin en jetant son mouchoir.
Ce sultan, cher Hoditz, vous le devez connaître;
De ces lieux enchantés n'est-ce pas l'heureux maître,
Génie infatigable, inépuisable, égal,
Et qui, toujours nouveau, demeure original?
Ainsi vos jours heureux sans embarras s'écoulent,
Les Amours enfantins et les Plaisirs les moulent.
Lorsque dans vos jardins, vers la fin d'un beau soir,
La rivale du jour vient de son crêpe noir
Obscurcir les objets de la nature entière,
Vous parlez, et d'abord reparaît la lumière.
Tel Dieu créant ce monde, auquel il se complut,
Dit : Que le jour paraisse! et la lumière fut.
A Rosswalde aussitôt cent raquettes s'élancent,
Et remplissent les airs des feux qu'elles dispensent,
<84>De leur gerbe brillante éclairent l'horizon,
Et semblent suppléer au char de Phaéthon.
Vos prestiges de l'art égalent la nature.
Mais ce jour fortuné penche vers sa clôture;
Pour le finir ainsi qu'il avait commencé,
Mon comte va choisir dans son peuple empressé
Un tendron de quinze ans. Grands dieux, qu'elle était belle!
Le fameux Phidias, l'élégant Praxitèle,
En elle auraient cru voir une divinité :
Si ce n'était Vénus, c'était la Volupté,
Les charmes enchanteurs, les Grâces l'ont pétrie.
Elle doit cette nuit lui tenir compagnie :
L'Amour, qui l'aperçoit, en rit malignement,
Ses rivales en feu s'en plaignent vivement.
Ah! qu'il est difficile, en un sérail de belles,
De contenter son goût sans causer des querelles!
Toutes, comme Vénus, et Pallas, et Junon,
S'attendaient au mouchoir; chacune avait raison.
Le plus sage des rois en entretenait mille,
S'il pouvait y suffire, il était plus qu'habile;
Mais mon comte, après tout, peut bien être aujourd'hui,
Sans qu'il soit Salomon, plus Hercule que lui.
Comment pourrai-je enfin tout conter, tout décrire?
Les mots me manqueraient pour peindre et vous redire
Les plaisirs différents qu'on savoure en ces lieux;
Vous n'en approchez pas, tristes plaisirs des cieux.
C'est ainsi qu'au-dessus des pompeuses chimères
Qui flattent les mortels de destins plus prospères,
Vous vous êtes choisi le plus fortuné sort,
Et libre de soucis, tranquille au sein du port,
O comte! vous savez jouir, penser, produire;
<85>Aussi des voluptés l'ingénieux délire
Partout sème de fleurs les traces de vos pas.
C'est dans ce choix surtout qu'on distingue ici-bas
Le jugement du fou du jugement du sage.
Dans les jours fugitifs d'un court pèlerinage,
L'un, s'accablant de soins, de peines, d'embarras,
Est, toujours projetant, surpris par le trépas :
L'autre voit des objets le néant, la folie,
Profite des plaisirs et jouit de la vie.
C'est votre lot, cher comte, il faut vous y tenir :
Le plaisir est le dieu qui vous fait rajeunir.
Puissiez-vous en santé, dans le sein de la joie,
Passer encor longtemps des jours filés de soie!
80-a Au commencement de septembre 1770, Frédéric se rendit à Neustadt en Moravie, pour faire visite à l'Empereur (voyez t. VI, p. 31). Il logea au château de Rosswalde en allant et en revenant, et en invita le maître, le comte Hoditz, à venir le voir à Potsdam. Ce fut à cette occasion qu'il lui dédia la présente Épître, le 26 mars 1771.
81-a Dans le manuscrit original, ce vers est accompagné de la note suivante : « L'empereur Charles VI, dont le comte était chambellan. » Ce manuscrit de neuf pages in-4, de la main d'un secrétaire, avec des corrections de celle du Roi, se trouve aux archives du Cabinet, et porte la date « Potsdam, le 26 de mars 1771. »
82-a Symmaque (Quintus Aurelius Avianus Symmachus), préfet de Rome en 384, est connu dans l'histoire par ses efforts pour soutenir le paganisme.