I. (a) ODE A MON FRÈRE HENRI.151-a
Tel que d'un vol hardi s'élevant jusqu'aux nues,
Déployant dans les airs ses ailes étendues,
S'échappant à nos yeux,
L'oiseau de Jupiter fend cette plaine immense
Qui du monde au soleil occupe la distance,
Et perce jusqu'aux cieux;
Ou telle que l'on voit, dans l'ombre étincelante,
Dans son rapide cours la comète brillante
Traverser l'horizon,
En éclipsant les feux de la céleste voûte,
Tracer au firmament, dans son oblique route,
Un lumineux rayon :
Tel, subjugué du dieu dont le transport m'inspire,
Plein de l'enthousiasme et du fougueux délire
Qui dompte mes esprits,
Je m'élance soudain des fanges de la terre
Aux palais d'où les dieux font tomber leur tonnerre
Sur les humains surpris.
<152>Mes accents ne sont plus ceux d'un mortel profane,
C'est Apollon lui-même, animant mon organe.
Qui parle par ma voix :
Des destins éternels la volonté secrète
Se dévoile à mes yeux, je deviens l'interprète
De leurs augustes lois.
O Prussiens! c'est à vous que l'oracle s'adresse,
Vous, que l'acharnement d'un sort barbare oppresse
Sous cent calamités :
Sachez qu'aucun État dans sa grandeur naissante
N'éprouva sans revers la course triomphante
De ses prospérités.
Rome parut souvent au bord du précipice,
Sans que pour son secours l'appui d'un dieu propice
Lui servît de patron;
Les sénateurs en deuil pleuraient la république
Quand Annibal, vainqueur, de ses guerriers d'Afrique
Eut écrasé Varron.
Au sein de ses dangers s'accrut son espérance;
Elle maintint ses murs plutôt par sa constance
Que par ses légions.
Prêt à récompenser ce sublime courage,
Mars choisit pour venger un si cruel outrage
L'aîné des Scipions.
Du Tibre désolé le démon de la guerre
Porte, en passant les mers, sur l'étrangère terre
Le carnage et l'horreur;
<153>Dans les champs africains l'ennemi prend la fuite,
Rome fut délivrée, et Carthage réduite
Sous son nouveau vainqueur.
Dans nos coupables jours, la guerre qui vous mine,
Prussiens, semble annoncer la prochaine ruine
De vos vastes États;
L'Europe frénétique, étincelant de rage,
Porte dans votre cœur la flamme, le carnage,
L'horreur et le trépas.
Cette hydre, en redressant ses têtes enflammées,
Vomissant des soldats, enfantant des armées,
Vient s'élancer sur vous;
Le monstre vainement de vos mains triomphantes
Sentit l'effort puissant; ses têtes renaissantes
Semblent braver vos coups.
Si la Haine et l'Envie, avides de leur proie,
Pensent traiter Berlin comme Agamemnon Troie
Après la mort d'Hector,
O peuple généreux! abattez leurs trophées;
Leurs couleuvres dans peu sous vos pieds étouffées
Feront changer le sort.
C'est dans les grands dangers qu'une âme magnanime
Peut déployer la force et le pouvoir sublime
Du courage d'esprit.
Qu'importe la tempête et Jupiter qui tonne?
L'homme qui, plein d'effroi, lui-même s'abandonne
Est le seul qui périt.
<154>Le souverain des dieux, de ses mains libérales,
Verse sur les humains, de deux urnes égales,
Et les biens et les maux;
Tandis que la nature en tout lieu répandue
Fait naître en même temps la casse et la ciguë,
Le cèdre et les roseaux.
Ce mélange constant de faveurs, de disgrâces.
Dans les fastes du monde éternise les traces
De nos destins cruels.
Le bonheur toujours pur, avantage trop rare.
Se dérobant à nous, se garde et se prépare
Pour les dieux immortels.
Au courage obstiné la résistance cède,
Un noble désespoir est l'unique remède
Aux maux désespérés;
Le temps met fin à tout, rien n'est longtemps extrême,
Et souvent le malheur devient la source même
Des biens tant désirés.
Les aquilons mutins d'un ormeau qu'on néglige
Par leurs fougueux assauts font incliner la tige,
Qui cède pour un temps;
Mais de la molle arène et du niveau de l'herbe
Il se lève, et dans peu de sa tête superbe
Il ombrage les champs.
Dans les bras d'Amphitrite, où son éclat expire,
Le soleil de la terre abandonne l'empire
Aux ombres de la nuit;
<155>Mais ses rayons vaillants au point du jour éclipsent
Ces flambeaux lumineux, ces astres qui pâlissent,
Et l'obscurité fuit.
Et telle m'apparaît couverte de ténèbres
Ma patrie éplorée, à ses voiles funèbres
Attachant ses regards,
155-+De nos calamités l'âme encore effrayée,
Sur nos lauriers flétris tristement appuyée,
Maudissant les hasards.
Mais le cœur déchiré de ses maux mémorables,
Et courbé sous le poids des fléaux implacables
Contre elle déchaînés,
J'entrevois, à travers cette ombre que j'abhorre,
Les prémices charmants et la naissante aurore
De ses jours fortunés.
Les dieux pour les mortels ne font plus de miracles :
Entourés de périls, de dangers et d'obstacles
Qui bordent leur chemin,
Ils leur ont départi l'audace, le courage,
Utiles instruments dont le pénible ouvrage
155-star2Asservit le destin.
<156>Le tribut de la mort, qu'on paye à la nature,
Peut vous rendre fameux, si vous vengez l'injure
De vos lares, Prussiens.
L'amour de la patrie, à Rome secourable,
Changeait en demi-dieux de ce peuple adorable
Les moindres citoyens.
Eh quoi! notre siècle est-il donc sans mérite?
Du monde vieillissant la masse décrépite
Est-elle sans vertus?
Par ses productions la nature épuisée
Laisse-t-elle en ces temps la terre sans rosée,
L'Océan sans reflux?
Non, non, de ces erreurs écartons les chimères.
Rome, de tes guerriers les vertus étrangères
Ont illustré nos camps;
Nos triomphes, témoins de cent faits héroïques,
Transmettent de nos chefs aux fastes historiques
La gloire et les talents.
Vous, que notre jeunesse avec plaisir contemple,
De leurs futurs exploits le modèle et l'exemple,
L'ornement et l'appui,
Soutenez cet État, dont la gloire passée,
Mon frère, sur le point de se voir éclipsée,
Chancelle aujourd'hui.
Ainsi les temps féconds qui jamais ne s'épuisent
Te fourniront, ô Prusse! autant que d'astres luisent,
D'appuis à ta grandeur;
<157>Ainsi ma muse annonce en ses heureux présages
Du bonheur de l'État jusqu'à la fin des âges
La durable splendeur.
Que le sein déchiré des serpents de l'envie,
Arrachant nos lauriers, l'affreuse Calomnie
Frémisse de fureur;
Qu'elle lance sur nous de ses armes fatales
Des traits empoisonnés aux ondes infernales
Pour blesser notre honneur :
Qu'importe? aucun mortel ne fut invulnérable;
Mais il trouve un vengeur dans l'arrêt équitable
De la postérité.
Une âme magnanime, amante de la gloire,
Malgré ses envieux fait passer sa mémoire
A l'immortalité.
C'est ainsi que ma muse au pied d'un vieux trophée
A pu ressusciter de la lyre d'Orphée
Les magiques accords;
Que par des sons hardis ma trompette guerrière
Des Prussiens aux combats dont s'ouvre la barrière
Animait les transports.
Faite dans les camps auprès de la Saale, le 4 d'octobre 1757.
Federic.
151-a Voyez t. XII, p. 1-8, et le fac-simile à la fin de ce volume.
155-+ Texte primitif :
De nos fameux revers l'âme mortifiée.
De nos calamités l'âme encore effrayée.
155-++ Texte primitif :
Subjugue le destin.