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VI. ÉPITRE A MA SŒUR DE BAIREUTH.188-a

Chère sœur, de tout temps l'homme, peu raisonnable,
Languit stupidement sous le joug de ses sens;
Des foudres enflammés la crainte formidable
Lui fit sur des autels allumer son encens.
Tout objet merveilleux lui parut adorable,
Sa peur créa des dieux de tous les éléments;
On vit des bois exprès consacrés aux Furies,
Sous le nom d'Amphitrite on adora les mers,
L'éther devint Saturne, et tant d'idolâtries
Durent leur origine aux terreurs des enfers.
Ceux que l'ambition dévora de sa rage,
Que leur force excitait à dompter leurs égaux,
Brillants par leurs exploits, brillants par leur courage,
A des peuples grossiers parurent des héros.
<189>Dès lors l'apothéose eut des routes aisées,
Le ciel, tout étonné de ces cultes nouveaux,
Fut peuplé de mortels, de plantes, d'animaux;
Et si quelques vertus furent divinisées,
Les vices à leur tour trouvèrent des dévots.
Mais parmi tant de dieux que s'était forgés l'homme,
Auxquels la folle erreur avait sacrifié,
On ne trouve, à Memphis, dans Athènes, dans Rome,
Aucun culte à l'honneur du dieu de l'amitié,
Seul être, s'il en fut, qui méritât des temples;
Tant le peuple ignorant, facile à s'égarer,
Confond ce qu'il doit craindre ou qu'il doit adorer.
Mais l'univers alors manquait de grands exemples;
Le fidèle Euryale expirant pour Nisus,
Thésée aux bords du Styx suivant Pirithoüs,
Ces beaux noms, ces héros, leurs fastes respectables,
Ne subsistaient que dans les fables.
Pour donner du lustre aux vertus,
Il faut des faits plus véritables
Et des exemples plus connus.
Vous, ma divine sœur, que j'honore et révère,
Dont mon orgueil séduit se vante d'être frère,
Si Delphes, si Colchos, dans leurs temps fortunés,
Avaient trouvé chez eux une vertu si rare,
Les temples, les saints lieux, de festons couronnés,
Les peuples empressés, à vos pieds prosternés,
La génisse expirant sous un glaive barbare,
Vous eussent confirmé l'hommage des mortels;
Et bientôt leur reconnaissance,
Des dons de l'amitié connaissant l'excellence,
Vous aurait sous son nom dédié des autels.
<190>Qui sentit mieux que moi sa bénigne influence?
Dans mes jours fortunés ou dans ma décadence
Vous goûtiez mon bonheur, vous pleuriez mes revers.
Quoi! pourrais-je oublier cette amitié constante,
Sensible, secourable, et toujours agissante,
Qui me récompensait des maux que j'ai soufferts?
O vous, mon seul refuge! ô mon port, mon asile!
Votre voix étouffait ma douleur indocile,
Et, fort de vos vertus, je bravais l'univers.
A combien de dangers votre âme généreuse
S'exposa pour me secourir,
Moi, qui préférais de périr
A l'image trop douloureuse
Des maux que je craignais que vous pouviez souffrir!
Ah! fut-il jamais un modèle
D'une tendresse plus fidèle
Que celui que vous nous donnez?
Si la vertu rend immortelle,
Les autels vous sont destinés.
Qu'un cœur pétri de boue ou qu'une âme commune,
Sans sentiments et sans honneur,
Place le souverain bonheur
Dans ces frivoles biens, jouets de la fortune;
Qu'en lâche il se livre à l'erreur
De l'intérêt qui l'importune :
Mais qui possède votre cœur,
Espoir sur lequel je me fonde,
Le trouve au-dessus, tendre sœur,
De tous les trésors de ce monde.
Ah! si tous ces mortels d'un faux éclat surpris,
Qui par de vains désirs empoisonnent leur vie,
<191>D'un cœur fidèle et pur reconnaissaient le prix,
A mes tristes grandeurs ne portant plus d'envie,
Quittant tous leurs projets, ils ne seraient jaloux
Que du bonheur que j'ai d'être chéri de vous.
Mais quel trouble soudain me coupe la parole?
Tandis qu'une image frivole
Me rappelle mes jours sereins,
Quand, pour adoucir mes chagrins,
Votre souvenir me console,
Des cris lugubres et perçants
Me font frémir d'horreur et me glacent les sens.
Mes yeux se couvrent de ténèbres;
Les Grâces, les Vertus, sous des voiles funèbres,
Par leurs plaintifs gémissements,
Méprisant leurs attraits et négligeant leurs charmes,
M'annoncent, en fondant en larmes,
Et vos dangers, et mes tourments.
La mort, l'affreuse mort menace votre vie;
Les dieux, jaloux de leurs bienfaits,
A mon bonheur portent envie,
Et le trépas, d'un bras impie,
S'apprête à déchirer, ô comble de forfaits!
Les vertueux liens de deux amis parfaits.
Non, jamais la nature avare
N'avait de ses arides mains
Prodigué de présent plus parfait ni plus rare
Qu'elle le fit, ma sœur, vous donnant aux humains.
Peut-être ce séjour, où l'audace et le crime
Ne cessent de se déborder,
Est indigne de posséder
Un mérite aussi rare, une âme aussi sublime.
<192>Hélas! quand mon cœur révolté
Contre tant de méchanceté
Détestait les humains et leur scélératesse,
Alors, de vos vertus rappelant la splendeur,
Je pardonnais en leur faveur
A tous les vices de l'espèce.
O divine Amitié! dont l'aide et la douceur,
Secourable à mes maux, apaisa leur douleur,
Ne souffrez pas, mes dieux, qu'en vain je vous implore :
Arrachez au trépas une sœur que j'adore,
Agréez mon encens, mes larmes, mes soupirs.
Si votre culte fut l'objet de mes plaisirs,
Si jusqu'aux cieux ma voix de vous se fait entendre,
Exaucez les vœux d'un cœur tendre,
Et daignez accorder à mes ardents désirs
Le seul bien qu'à jamais de vous j'ose prétendre.
Conservez les précieux jours
De votre plus parfait ouvrage;
Qu'une santé brillante accompagne leur cours,
Et qu'un bonheur égal soit toujours leur partage.
Si l'inflexible sort qui nous donne la loi
Demande un sanglant sacrifice,
Mes dieux, implorez sa justice,
Que son choix rigoureux ne tombe que sur moi.
J'attends sans murmurer, victime obéissante,
Que l'inexorable trépas,
En consommant ses attentats,
Veuille émousser sur moi sa faux étincelante.
Mais si tant de faveurs que j'ose demander
Sur un faible mortel ne peuvent se répandre,
O mes dieux! daignez accorder
<193>Qu'on me voie et ma sœur un même jour descendre
Dans ces champs ombragés de myrte et de cyprès,
Séjour d'une éternelle paix,
Et qu'un même tombeau puisse enfermer ma cendre.

Cette Épître était accompagnée de la lettre suivante :



Ma très-chère sœur,

Daignez recevoir avec bonté les vers que je vous envoie; je suis si plein de vous, de vos dangers et de ma reconnaissance, qu'éveillé comme en rêve, qu'en prose comme en poésie, votre image règne également dans mon esprit, et fixe toutes mes pensées. Veuille le ciel exaucer les vœux que je lui adresse tous les jours pour votre convalescence. Cothenius193-a est en chemin; je le diviniserai, s'il sauve la personne du monde qui me tient le plus à cœur, que je respecte et vénère, et dont je suis jusqu'au moment que je rendrai mon corps aux éléments,193-b



Ma très-chère sœur,

le très-fidèle et dévoué frère et serviteur,
Federic.

(Rodewiz) le 12 octobre 1758.

<194>La margrave étant morte le 14 octobre, et n'ayant plus reçu les deux pièces précédentes, le Roi les adressa à son beau-frère, le margrave de Baireuth, avec la lettre suivante :



Mon cher margrave,

Je vous renvoie cette malheureuse lettre qui n'a point été rendue; vous y verrez ce que je pense. Après cette affreuse perte, la vie m'est plus odieuse que jamais, et il n'y aura pour moi de moment heureux que celui qui me rejoindra à celle qui ne voit plus la lumière. Je suis avec toute l'amitié possible,



Mon cher margrave,

votre fidèle frère,
Federic.

(Girlsdorf) le 4 novembre 1758.


188-a Voyez t. XII, p. 101-107.

193-a Voyez ci-dessus, p. 34.

193-b Voyez l'Épître au maréchal Keith (t. X, p. 235), et le premier paragraphe du Testament (t. VI, p. 243), où Frédéric dit : « Je rends de bon gré mon corps aux éléments; » Voltaire dit de même, dans le second chapitre de son Micromégas, 1752 : « Quand il faut rendre son corps aux éléments, » etc.