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V. PARALLÈLE DE LA LIBERTÉ ET DES AGRÉMENTS QUE JE GOUTE ICI DANS MA RETRAITE AVEC LA VIE PLEINE DE TROUBLE ET D'AGITATION QUE MÈNENT LES COURTISANS.23-a

Dans la retraite, Voltaire,
Où, par un généreux effort,
Je vis, en contemplant le sort
De ceux que bercent leurs chimères,
Et qui, remplis de leurs erreurs,
Esclaves des dieux de la terre,
Adorent les vaines grandeurs,
J'ose profiter de la vie,
Sans craindre les traits de l'envie,
Sans craindre le venin caché
Que la perfide calomnie,
De la faveur des grands munie,
Sur mon innocence a lâché.
<24>Le matin, quand je me réveille,
Je vois, dans la belle saison,
Phébus, brillant sur l'horizon,
Colorer les fruits de la treille;
Je vois la diligente abeille
D'un parterre semé de fleurs,
Éclatant de mille couleurs,
Par une adresse sans pareille
Ravir les sucs et les douceurs.
Je prends souvent un livre en main;
Du bois touffu cherchant l'ombrage,
Ou bien sur le bord du rivage,
J'orne mon esprit du butin
De quelque auteur grec ou latin.
Je lis Horace ou bien Catulle,
Tantôt l'aimable Lucien,
D'Hortensius le noble émule,
Ou les Césars de Julien.
Le grand, le sublime Voltaire
Toujours dissipe mon ennui;
Heureux Virgile, heureux Homère
De n'être pas nés après lui!
Je dîne; une table frugale,
Sous l'ombrage frais d'un berceau,
Où le divin Joyard24-a régale,
Me donne un appétit nouveau.
Ce lieu, que le pampre couronne
Des riches présents de Pomone,
Est moins somptueux, mais plus beau
Que le plus superbe château;
<25>Et l'éclat dont brille le trône
N'est rien au prix d'un beau ruisseau.
D'amis une troupe choisie,
Tous détestant l'hypocrisie,
Tous nés pour la société,
Pour le plaisir, pour la gaîté,
Y composent ma compagnie.
Nous parlons de philosophie,
Des charmes de la vérité,
De Newton, de l'astronomie,
De peinture et de poésie,
D'histoire et de l'antiquité,
Des heureux talents, du génie
De la Grèce et de l'Italie,
D'amour, de vers, de volupté;
Et, pleins d'une douce folie
Qui dissipe la gravité,
Et qui fait fuir l'austérité,
La langue, que le vin délie,
Quoique vive, toujours polie,
Nous prodigue avec liberté
Le feu d'une aimable saillie;
Et, dans ce séjour écarté,
Libre de l'importunité
D'un sot, d'un fat, d'un parasite,
Je vois habiter dans ma suite
La tendre et sincère amitié.
Jamais dans notre sanctuaire
N'entre un visage étudié;
Loin qu'il faille se contrefaire,
Chacun peut être ce qu'il est,
<26>Sans craindre qu'une main légère
Trace de lui de faux portraits.
Il est permis chez nous de rire;
Mais, pour punir les traits mordants,
De la bouche de la satire
Nous avons arraché les dents.
Le soir, Euterpe et Polymnie,
Unissant leurs tons enchanteurs,
De la plus divine harmonie
Nous font savourer les douceurs;
Pleins du chant d'un moderne Orphée,
Qui fait retentir nos échos,
Le sommeil, versant ses pavots,
Nous livre au pouvoir de Morphée.
C'est ainsi que, dans le repos,
Fournissant à ma carrière,
J'attends avec une âme fière
Le coup de ciseau d'Atropos.
Malheur à l'esclave imbécile
Qui ne saurait quitter la ville,
Qu'une chaîne attache à la cour,
Ou par devoir, ou par amour!
Il éprouve que la fortune,
Aussi changeante que la lune,
Élève et rabaisse souvent
Ses favoris, ses courtisans.
Il est souvent le sacrifice
D'un soupçon léger, d'un caprice;
Son ennemi, toujours actif,
L'accable par son artifice,
Et de son bonheur fugitif
<27>Dresse un trophée à sa malice;
Et si, par un rare bonheur,
Il ne succombe sous la brigue,
Bientôt l'ambitieuse erreur,
Le remplissant de sa fureur,
Par le dédale de l'intrigue
L'égare, et creuse son malheur.
Des cours le mal épidémique,
L'intérêt vil, la politique
Le force souvent à demi
De renoncer à tout ami;
Et leur morale sophistique
Le fait ramper, lâche et soumis,
Aux pieds d'un superbe ennemi.
Toujours rempli d'inquiétude,
Ombrageux au moindre danger,
Il fait sa principale étude
De s'agrandir, de se venger.
L'humble respect, la bienséance,
Sont les dieux qui lui font la loi;
L'ennui qui bâille, et la prudence,
Pesant les mots à la balance,
L'escortent sortant de chez soi.
Ah! malheureux, apprends à vivre;
Jusques à quand veux-tu languir?
Toute la grandeur qui t'enivre
Ne peut t'empêcher de mourir.
Oui, de nos jours le court espace
S'écoule trop rapidement;
Et quand le temps, ce seul temps passe,
On le regrette vainement.
<28>Cherchons les Plaisirs qui folâtrent,
Les Ris, les Jeux, le tendre Amour;
Laissons-là les dieux qu'idolâtrent
L'orgueil, l'ambition, la cour;
Jamais, pour les avoir propices,
Je leur offris des sacrifices.
O vous, dieu de la volupté!
Vous, ma seule divinité,
Venez couronner ma constance;
Et que, pour comble de plaisir,
L'illusion et l'ignorance,
Même au sein de la jouissance,
M'enflamment de nouveaux désirs.

30 octobre 1737.

Federic.


23-a Adressé à Voltaire.

24-a Voyez t. X, p. 114.