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XIV. VERS. FRAGMENT.

Quelque démon malicieux
Se joue assurément du monde;
Bouleversant tous nos vœux,
Il vit de la douleur profonde
Qu'il répand lui-même en tous lieux.
Cet être toujours prêt à nuire
D'un vol rapide fend les airs;
Il parcourt tout l'univers;
Ses mains, adroites à détruire,
Pour nous pétrissent des revers.
Cet ennemi de notre joie
Mêle l'amertume à nos biens,
Et rompt les trop faibles liens
Des jours tissus d'or et de soie.
Un jour, au temple des Destins,
On égalisait la balance
Des biens et des maux des humains;
Nos plaisirs, avec l'espérance,
Étaient égaux à nos chagrins,
<77>Lorsque cet esprit hypocondre
D'un coup de son art sut confondre
Notre frêle félicité.
Il forgea la mélancolie,
Les humeurs noires, la folie,
Et glissa, plein d'agilité,
Dessus la balance ennemie
Son présent, des dieux détesté,
Qui persécuta notre vie.
Depuis ce temps, partout on vit
Le bonheur presque à rien réduit,
Et les maux avec arrogance
S'arrogèrent la préséance.
Aucun état ne fut exempt
Des effets du fatal présent;
L'aimable et badine jeunesse
Se glaça sous l'austère loi
Des vieux loups-garous de sagesse,
Capables d'inspirer l'effroi,
Qui de l'empire pédantesque
Sont les redoutables tyrans,
Engeance grave, mais burlesque,
Le fléau de nos premiers ans.
Sans soucis, heureux et volage,
La joie est, dans notre jeune âge,
La plus sensible passion;
Mais bientôt s'élève un orage,
Et du fond d'un obscur nuage
Nous frappe la réflexion.
Alors vient l'appréhension,
Contrefaisant la voix du sage,
<78>Qui sur les traces de l'usage
Rampe avec circonspection.
Fuyez, aimable badinage,
Le plaisir n'est point de saison,
Ni le bonheur n'est le partage
De la méthodique raison.
Mais quoi! l'amour, si plein de charmes,
Ne saurait-il récompenser
Les chagrins, les sanglots, les larmes
Que notre aurore a vu verser?
Il est un amour tout céleste,
L'estime alluma son flambeau;
L'amitié fidèle d'Oreste
Rend son feu plus pur et plus beau.
Cet amour n'a point de bandeau,
Et le mérite manifeste
Lui sert de guide et de suppôt.
Jamais le soupçon ne l'empeste,
Et jamais le dégoût funeste
Ne trouble son heureux repos;
Il renaît dans la jouissance,
Il ne s'éteint point par l'absence,
Il est réglé dans ses transports;
La douceur et la complaisance
Composent ses charmants accords.
Que cet heureux amour est rare!
Ce phénix n'est qu'en notre esprit;
Mais cet amour triste et bizarre
Qui tantôt gronde et tantôt rit,
Qui plonge l'amant au Tartare,
En remplissant son cœur de fiel,
<79>Pour nos malheurs est plus réel;
C'est une folle fantaisie,
C'est une sombre frénésie.
Alcippe est amoureux, dit-on,
Mais sa farouche jalousie
Lui verse à grands flots son poison.
Doris, jeune, belle, innocente,
Une Lucrèce en chasteté,
Une Vénus par sa beauté,
Captive sa flamme inconstante.
Par les liens d'hymen unis,
Vous croyez leurs chagrins finis?
Non, chez eux règne l'épouvante,
Le trouble habite en leur maison.
La nuit, le méfiant soupçon
Réveille Alcippe avant l'aurore;
Sa triste et funeste raison
Grossit la peine qui le dévore.
Sans cesse il craint la trahison
De la compagne qu'il adore;
Plus avare de ses yeux doux,
Plus lésineux que Crassus même,
Par cent cadenas et verrous
Il s'assure l'objet qu'il aime;
Mais son esprit, industrieux
A s'épouvanter d'un atome,
Le rend chagrin, triste, ombrageux.
D'un être idéal, d'un fantôme,
Enfin, l'imagination
Fait réaliser la chimère;
Elle change en affliction
<80>Une félicité sincère,
Et compose du plus doux miel
L'âpre amertume de son fiel.
Si de Vénus l'enfant aimable
De ces malheurs n'est point exempt,
Plutus comme lui s'en ressent;
Le caprice indisciplinable,
L'humeur altière, insupportable,
Le dégoût léger, inconstant,
Sont comme l'ombre inséparable
De ce corps vil et méprisable.
Voyez le riche et le puissant :
Jamais la misère importune
Ne put changer de sa fortune
Le cours heureux et triomphant;
De son bonheur il est le maître,
Il n'a qu'à le vouloir pour l'être,
Tout s'empresse pour le servir.
Ici, des bouts d'un autre monde
Je vois une flotte féconde.
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Berlin, le 20 janvier 1739.