LII. LE SINGE DE LA MODE, COMÉDIE EN UN ACTE. (1742.)[Titelblatt]
<318>ACTEURS.
LE MARQUIS DE LA FARIDONDIÈRE.
M. BARDUS, son oncle, vieux bigot de profession.
LA COMTESSE DE TERVISANE, veuve dévote.
MADEMOISELLE ADÉLAÏDE, sa fille, jeune et récemment sortie du couvent.
LE VICOMTE DE BELAIR, jeune homme éventé qui donne au marquis des leçons de mode.
VERVILLE, homme sensé, ami de Bardus et du marquis.
LA RÉJOUISSANCE, valet du marquis.
UN ARCHITECTE.
UN LIBRAIRE.
La scène est dans la maison de M. Bardus, où loge aussi la comtesse.
<319>LE SINGE DE LA MODE, COMÉDIE EN UN ACTE.
SCÈNE I.
BARDUS, VERVILLE.
BARDUS.J'y ai perdu mon temps et ma peine; j'ai voulu le retirer de ses égarements affreux, où je ne vois que trop que le monde et son tempérament l'entraînent. Que n'aurais-je pas entrepris pour arracher cette âme des griffes de l'esprit malin, qui le poussent à sa perdition! Mais, mon cher ami, son heure n'est pas encore venue.
VERVILLE.Peut-être avez-vous choqué ses préjugés trop ouvertement; au lieu de le convaincre, vous l'aurez révolté.
BARDUS.Je lui ai dit tout ce qu'il convient à un oncle de représenter à son neveu; je lui ai fait voir le tort qu'il se ferait par sa conduite, et, en un mot, que non seulement il perdait son âme, mais encore qu'il perdait sa réputation par ses extravagances.
<320>VERVILLE.Et de grâce, que vous a-t-il répondu?
BARDUS.Que je n'étais pas en état de juger de sa conduite; que tout ce que je lui disais pouvait avoir été bon de mon temps, mais qu'à présent la mode en était changée, et qu'il était résolument déterminé à suivre en tout la mode. En un mot, cher ami, mon cœur se ronge de douleur en voyant que le seul parent qui me reste ne réponde point à mes espérances. Deux fils me sont morts, hélas! dans leur enfance, et ce neveu, cet indigne neveu se perd lui-même dans la fleur de son âge. Il ne fréquente que des jeunes gens plus éventés que lui encore; on le voit sans cesse à l'Opéra, au bal, à la comédie, et jamais dans les bonnes sociétés; jamais je ne l'ai pu faire résoudre à parler avec M. Germon, mon confesseur.
VERVILLE.Mais ce M. Germon, ne vous en déplaise, et ce M. Alain, le diacre, et ce grand M. l'abbé, qui est toujours si malpropre, sont d'une fatuité, que vous n'auriez assurément pas dû choisir leur compagnie par préférence pour donner à votre neveu du goût pour la sagesse.
BARDUS.Mon ami, ces gens ne sont pas brillants, mais ils sont d'une sainteté surprenante, et il n'est rien de plus sûr qu'en cent ans d'ici ils feront des miracles. Mais enfin, pour en revenir à mon neveu, il s'agit de le marier, et je ne puis l'y résoudre; c'est ce qui me navre le cœur.
VERVILLE.Avant que de le consulter là-dessus, aviez-vous fait choix d'une personne que vous lui destinez?
<321>BARDUS.Oui, j'avais donné entre bien des personnes la préférence à la fille de la comtesse de Tervisane, Adélaïde. Elle est bien élevée, et sa mère, qui brille par tous les actes de dévotion qu'elle a faits depuis deux ans, lui a inculqué des sentiments avec lesquels je me flatte qu'elle pourra retirer mon neveu de ses désordres. Ses mœurs sont la simplicité même; elle ne fait que sortir du couvent; jamais fard n'a sali son visage; jamais elle n'a fait de dépense en tous ces brimborions ridicules qui composent l'ajustement des femmes; en un mot, c'est la vertu même, et la personne qui me convient.
VERVILLE.Comme je vois que cette affaire vous tient si fort à cœur, je veux m'employer volontiers auprès de votre neveu pour l'y persuader; cela n'est pas impossible. Mais, de grâce, ne choquez point ses préjugés; c'est par l'adresse que je prétends réussir. Lorsque l'on a manié les caractères des hommes, l'expérience montre qu'il n'en est aucun dont on ne vienne à bout, dès qu'on en a saisi le faible. Ne vous embarrassez point de votre neveu; c'est un jeune homme, et je vous garantis que je l'amènerai au point que vous désirez. Mais sondons premièrement quelles sont les dispositions de la comtesse et d'Adélaïde, pour que, étant assuré de leur consentement, je puisse agir d'une façon d'autant plus efficace auprès du marquis.
BARDUS.C'est bien penser; allons-y de ce pas.
(Ils sortent.)
<322>SCÈNE II.
LE MARQUIS DE LA FARIDONDIÈRE ET SON VALET LA RÉJOUISSANCE.
(Le marquis arrive avec tous les airs affectés de petit-maître.)
LE MARQUIS.Tu vois bien que quinze cents volumes ne suffisent pas, et que les armoires ne seraient que médiocrement remplies.
LA RÉJOUISSANCE.Il y a encore six aunes de place, et je ne sais combien cela pourra contenir de livres.
LE MARQUIS.Holà hé! le libraire!
SCÈNE III.
LE MARQUIS, LA RÉJOUISSANCE, LE LIBRAIRE.
LE MARQUIS, au libraire.Mon ami, encore un mot. Après avoir fait mesurer les rayons de mes armoires, il s'est trouvé qu'elles ont trente et six aunes de long, ajoutés les uns aux autres. Vous m'avez promis pour trente aunes de livres, il faut donc encore que vous m'en fournissiez pour six aunes.
LE LIBRAIRE.Monsieur, je vous ai en vérité servi de mon mieux; nous vous avons fourni ce que nous avons eu de plus estimé dans notre boutique. Il<323> nous reste encore trente exemplaires des œuvres de Marivaux,323-a une centaine de ceux de l'abbé de Saint-Pierre,323-a et une centaine de la philosophie par M. des Champs.323-a Mais, monsieur, il y a si longtemps qu'ils sont dans notre boutique, qu'en conscience nous n'avons pas osé vous les offrir.
LE MARQUIS.Quittez ces façons, et faites relier au plus vite. Marivaux et l'abbé de Saint-Pierre, reliés en maroquin, la philosophie par M. des Champs, seront fort beaux et orneront très-bien ma bibliothèque. Les pourrai-je avoir en six jours?
LE LIBRAIRE.Je ferai l'impossible pour vous satisfaire. Votre serviteur, monsieur.
(Il s'en va.)
SCÈNE IV.
LE MARQUIS, LA RÉJOUISSANCE.
LE MARQUIS.Cent trente livres pourront remplir, à ce que j'espère, le vide, et je ne crois pas qu'il y aurait encore de la place pour un seul atome.
LA RÉJOUISSANCE.Cela s'entend; aucun homme n'entrera dans vos armoires.
<324>LE MARQUIS.Que dis-tu?
LA RÉJOUISSANCE.Qu'aucun homme ne peut entrer dans vos armoires.
LE MARQUIS.Ah! le sot animal! Ne vois-tu pas que je parle d'atomes et non pas d'hommes? On voit bien qu'il n'y pas longtemps que tu es à Paris. Je me tue de te façonner, de te donner des manières, de te plier à la mode; mais tu restes aussi grossier que tu ne l'as jamais été.
LA RÉJOUISSANCE.Je vous servais autrefois, et vous étiez content de moi; mais depuis trois semaines que nous sommes à Paris, que vous fréquentez ces gens de bonne compagnie, comme vous les appelez, ils vous ont mis tant de choses en tête, que vous me voulez avoir tout autrement fait que ma mère ne m'a mis au monde, et que vous parlez un jargon que je n'entends point.
LE MARQUIS.Tais-toi, bête que tu es, et ne me fatigue point les oreilles avec ton impertinent jargon.
(On frappe à la porte.)
SCÈNE V.
LE MARQUIS, LA RÉJOUISSANCE, L'ARCHITECTE.
LE MARQUIS.Entrez.
L'ARCHITECTE, avec de grands rouleaux de papier.Monsieur, je viens vous apporter les plans de votre nouvelle maison de campagne, tous dessinés d'après le dernier goût.
<325>LE MARQUIS, avec un ton suffisant.Montrez-nous un peu. Rien ne fait tant fleurir les arts que les bâtiments.
(On déroule les plans.)
L'ARCHITECTE.Monsieur, voici le vestibule, voilà la salle; ce sont ici vos garde-robes, et voilà vos appartements. Vous serez logé comme un roi.
LE MARQUIS.Où est le cabinet?
L'ARCHITECTE.Le voilà, monsieur.
LE MARQUIS.Il est trop petit, et la salle est trop grande.
L'ARCHITECTE.Mais, monsieur, il faut que les salons soient grands, et les cabinets doivent être petits de leur institution.
LE MARQUIS.Vous n'y entendez rien; je veux qu'ils soient à la mode.
L'ARCHITECTE.Mais, monsieur, ils le sont.
LE MARQUIS.Non, vous dis-je, ils n'y sont pas. Ne voyez-vous point qu'un petit salon et un grand cabinet ont un air de paradoxe? Et c'est là justement par où l'on brille à présent. Cela tient du nouveau, cela tient de l'extraordinaire.
L'ARCHITECTE.Monsieur, êtes-vous content de la façade?
<326>LE MARQUIS.Elle est trop simple, et je veux des ornements à la corinthienne; que tout en soit chargé, et cela légèrement.
L'ARCHITECTE.Monsieur, vous êtes bien difficile à contenter.
LE MARQUIS.Tout au plus; mais vous y profitez, car si vous servez souvent des personnes qui ont le goût aussi fin que je l'ai, sans vanité, vous ferez des progrès, mon ami, vous ferez des progrès.
L'ARCHITECTE.Enfin, monsieur, je ferai ce que je pourrai pour vous contenter, et dès ce moment je changerai tout comme il vous plaira.
LE MARQUIS.Que dira-t-on, là, de ce bâtiment? Qu'en pensez-vous?
L'ARCHITECTE.Monsieur, je ne sais pas trop; il était selon les règles, et vous le faites changer.
LE MARQUIS.Ah! pédant! selon les règles, selon les règles, pédant! Ce qui est selon les règles ne peut pas avoir un air aisé, et comme je veux que cet édifice n'ait rien de gêné, je veux qu'il soit en tout opposé aux règles.
L'ARCHITECTE.Vous serez satisfait.
(Il sort.)
<327>SCÈNE VI.
LE MARQUIS, LA RÉJOUISSANCE.
LE MARQUIS.T'aperçois-tu des progrès que je fais? Cet homme trouve déjà des difficultés à me contenter; c'est un signe certain que le goût se forme chez moi à mesure que je deviens difficile, et cela viendra davantage de jour en jour.
LA RÉJOUISSANCE.Ma foi, monsieur, je n'entends rien à tous vos discours.
LE MARQUIS.Il faut que tu sois bien sot pour ne pas remarquer que je me fais de jour en jour plus à la mode, et le peu qui me manque encore peut s'acquérir. Mon maître de langue anglaise n'a-t-il pas encore été ici aujourd'hui?
LA RÉJOUISSANCE, d'un air distrait.Non, monsieur, mais il a ......
LE MARQUIS.Eh bien, qu'est-ce qu'il a? Tu m'impatientes à la fin.
LA RÉJOUISSANCE.I ... il a .... il a fait dire qu'il avait le spleen, et ....
LE MARQUIS.Ne finiras-tu jamais?
<328>LA RÉJOUISSANCE.Et qu'il vous faisait demander pardon de .. de .. de ..
LE MARQUIS.Achève, butor.
LA RÉJOUISSANCE.De ce qu'il ne pouvait venir, parce qu'il ....
LE MARQUIS.Eh bien?
LA RÉJOUISSANCE.Parce qu'il s'était pendu.
LE MARQUIS.Comment! pendu? (à part.) Cela se peut pourtant; il est bien Anglais, et il en est capable. Où trouverai-je un autre maître?
LA RÉJOUISSANCE.Qu'en avez-vous besoin?
LE MARQUIS.Eh! ne vois-tu pas que cette langue est à la mode, et que pour lire Newton et Pope il faut la savoir?
LA RÉJOUISSANCE.Que vous font ces gens-là, ce Newton et ce Pope dont vous nous bercez depuis le matin au soir?
LE MARQUIS.Tu n'y entends rien. Lorsque l'on veut être philosophe, on se trouve vis-à-vis de rien, si l'on n'a quelque connaissance de ces termes nou<329>veaux. Un homme du monde doit savoir parler de l'attraction, du vide, des précessions équinoxiales, et Newton nous apprend tout cela.
LA RÉJOUISSANCE.Et que nous font ces processions?
LE MARQUIS.Quel malheur lorsque l'on a affaire avec de pareils animaux! Précessions équinoxiales, te dis-je, butor!
LA RÉJOUISSANCE.Mon pauvre maître! mon pauvre maître!
(L'on apporte une grande épée, un chapeau avec des plumes, des bottes fortes, des gants extrêmement grands.)
Qu'est-ce que ceci?
LE MARQUIS.Donne-moi cette épée et ces gants, avec le chapeau.
LA RÉJOUISSANCE.Et qu'en prétendez-vous faire?
LE MARQUIS.Sot que tu es, n'entends-tu pas tous les jours parler de guerre, et ne sais-tu pas que la plupart des courtisans qui reviennent de l'armée auront l'air martial en diable? Je veux me mettre à la mode et ne point avoir l'air maussade envers eux. (Il met l'épée, le chapeau et les gants.) Eh bien, à ma physionomie, ne croirais-tu pas que j'ai fait quelque siége, et que j'ai assisté à plus d'une bataille?
<330>LA RÉJOUISSANCE, chante.La la la la la leri lera.
LE MARQUIS, mettant la main au côté.Regarde un peu, n'ai-je pas la mine bien déterminée? Cela ne me va-t-il pas bien? Avoue-moi que je tiens quelque chose de l'air de Turenne. Oh! que je ferai parler de moi, si je me trouve jamais à quelque bataille!
LA RÉJOUISSANCE.Ma foi, vous avez l'air de tout, et vous ... vous ne ressemblez à rien.
LE MARQUIS.L'impertinent! D'où vient que tu ne m'as pas rapporté de réponse de Julie? N'as-tu pas osé lui parler? Que faisait-elle? T'a-t-elle refusé? M'aurait-on préféré quelque autre? Dis donc, dis donc.
LA RÉJOUISSANCE.Julie était auprès du duc .... de ce duc .... vous savez bien, enfin du duc ... là .....
LE MARQUIS.Eh! quel duc?
LA RÉJOUISSANCE.D'un duc; et elle dit qu'elle ne vous connaît pas, ou elle a fait semblant de ne vous point connaître, et le duc lui a répondu qu'il lui en savait gré.
<331>SCÈNE VII.
LE MARQUIS, LA RÉJOUISSANCE, LE VICOMTE DE BELAIR.
LE VICOMTE.Ah! marquis, que je t'embrasse. Il y a deux jours que j'ai passés sans te voir; quel martyre!
LE MARQUIS.Vicomte, tu peux compter que je n'ai pas vécu ces deux jours, mais que je n'ai fait que végéter.
LE VICOMTE.Végéter! c'est du dernier ton; tu seras bientôt à même de donner des leçons, et moi d'en prendre.
LE MARQUIS.Tu te plais à violer ma modestie. Mais trouves-tu que j'aie profité depuis mon séjour de Paris?
LE VICOMTE.Comment! profité? Tu escalades tout d'un coup le superlatif du bel air, des grâces, et tu feras cocu le grand-père de la mode.
LE MARQUIS.Trouves-tu que j'ai bien mis le rouge?
LE VICOMTE.Tout au mieux.
LE MARQUIS.C'est à la Villars. Et cet assassin?
<332>LE VICOMTE.Avec choix, avec discernement.
LE MARQUIS.Julie m'en a donné le modèle.
LE VICOMTE.Comment va donc ton intrigue avec Julie?
LE MARQUIS.Point bien du tout, par le peu de talent de mon valet, qui n'a pas assez d'adresse pour s'insinuer et s'accréditer chez elle.
LE VICOMTE.Écoute, il est pourtant nécessaire d'avoir une intrigue, car il te faut de nécessité une maîtresse au théâtre. Tu peux compter que tu es un homme perdu de réputation, si tu n'établis au plus tôt quelque commerce réglé, et si toute la ville ne parle de ton aventure.
LE MARQUIS.Tu me trouves avec toutes les dispositions que tu peux désirer pour honorer tes conseils; tu me verras briller dans cette carrière jusqu'à extinction de chaleur humaine. Mais jusqu'à présent, je me suis toujours trouvé vis-à-vis de rien.
LE VICOMTE.Attends, attends, mon pauvre garçon, je te promets de te servir. Je te prétends introduire en même temps chez deux ou trois femmes de ma connaissance qui te mettront sur la piste de la galanterie; ce sont des femmes qui, depuis quinze ans, n'ont jamais l'ait un quart d'heure<333> faux bond à la mode, des personnes routinées, et qui, de plus, possèdent tout le dictionnaire néologique.
LE MARQUIS.Que ne te devrai-je pas, cher vicomte, pour une si bonne connaissance!
LE VICOMTE.Ce sera demain que je prétends t'introduire. Quelques affaires m'obligent à présent de parler à une dame qui loge ici, dans la maison. Adieu, marquis, à demain.(Il sort.)
LE MARQUIS.Ne pourrais-je t'accompagner?
LE VICOMTE.Mon cher ami, cela est impossible; il faut que je sois seul.
LE MARQUIS.Serviteur, vicomte, j'attends impatiemment que tu t'acquittes de ta promesse.
SCÈNE VIII.
LE MARQUIS, LA RÉJOUISSANCE.
LE MARQUIS, à son valet.Tu vois à présent, misérable, tu vois que je suis perdu, si mon intrigue avec Julie ne réussit pas. Julie n'est pas belle, elle n'est pas agréable; mais qu'elle est applaudie lorsqu'elle chante sur le théâtre! et que de jeunes gens désirent sa jouissance! C'est une conquête digne de moi que celle d'une personne que tout le public admire.
<334>LA RÉJOUISSANCE.Gare que le public ne fasse davantage. Mais vous dites qu'elle ne vous plaît pas, et .. et .. et vous voulez en faire votre maîtresse! Est-ce donc pour vous que vous la prenez, ou pour le public?
LE MARQUIS.Mais ne vois-tu pas qu'il est cent choses qu'un homme du monde est obligé de faire pour se conformer au goût public, au torrent de la nouveauté et de la vogue qui l'entraîne? Julie n'a rien de piquant pour moi, mais il me la faut pour me mettre au niveau du beau monde. La philosophie m'ennuie à la mort, et, à te parler franchement, je n'y comprends rien; mais je craindrais d'être montré au doigt par les rues même, si je ne disais, Je suis philosophe, si je ne parlais de Newton, que je ne susse discourir des Éphémérides, et nommer beaucoup d'autres mots inintelligibles dont je suis venu à bout de posséder le jargon, quoique avec beaucoup de peine; et j'aimerais mieux périr que de ne point suivre en tout ce que je vois qui se pratique. Les coutumes du public sont respectables, il faut les respecter, il faut les respecter.
LA RÉJOUISSANCE.Que je vous plains, mon maître, de donner dans ces travers! Pourquoi ne point être naturel et suivre vos goûts? Soyez original, et ne copiez point de si mauvais originaux. Si nous allions au pays des cigognes, vous voudriez avoir un long bec et de grands pieds rouges.
LE MARQUIS.Ce n'est pas à toi de m'apprendre ce que je dois faire. Acquitte-toi seulement bien des commissions que je te donne, et retourne d'abord chez Julie, (il écrit avec du crayon.) et porte-lui ce billet.
(La Réjouissance s'en va.)
<335>SCÈNE IX.
LE MARQUIS, VERVILLE, M. BARDUS.
VERVILLE.Bonjour, marquis. Ne sois point surpris que je t'aie fait faux bond aujourd'hui; j'ai été arrêté à la cour par un duc de mes amis, et j'ai engagé ma parole d'y retourner ce soir. On célébrera les noces d'un courtisan, et on fera encore les promesses d'un duc et pair à la même cérémonie. Je suis venu simplement pour te faire mes excuses.
LE MARQUIS.Je suis bien mortifié que je n'aie eu le plaisir de te posséder de toute la journée. Il y a deux heures que je t'attends ici, dans la maison de mon oncle. Si je n'ai point eu l'avantage flatteur de jouir de ta présence le matin, donne-moi au moins la soirée.
VERVILLE.Je le ferais de grand cœur; mais je dois assister à cinq ou six contrats de mariage qui se signeront ce soir en différents endroits, et ce sont des choses que l'on ne saurait refuser.
LE MARQUIS, à part.Cinq ou six contrats de mariage! ... cela est beaucoup. (à Verville.) Et d'où vient cette passion pour le mariage à tant de personnes à la fois?
VERVILLE.Il n'est nul pays et nul endroit où l'on se marie aussi jeune qu'à Paris. Il y a presque une indécence à la cour d'avoir dix-huit ans et de n'être pas encore père.
<336>LE MARQUIS, à part.Belair ne m'a pas cependant encore parlé de cette mode. (à Verville, avec un air empressé.) Tout le monde se marie donc si jeune à la cour?
VERVILLE.Oui, il n'y a rien de plus constant; c'est la mode. Une femme est censée le premier meuble d'une maison, et c'est un meuble indispensable pour quiconque veut tenir état.
LE MARQUIS.Ah! (à part.) Je n'y tiens plus; il faut que je me marie.
VERVILLE.Que dis-tu là?
LE MARQUIS.Je t'avouerai franchement que j'avais déjà pensé à me marier; mais ayant encore très-peu de connaissances à Paris, je n'ai pu choisir une personne digne de ma main.
VERVILLE.Je crois que, fait comme tu l'es, et avec ton esprit, tu n'as pas lieu de t'attendre à quelque refus, et que l'on trouverait sûrement des demoiselles qui t'accepteraient volontiers.
LE MARQUIS.Les connaissances sont ce qui coûte le plus à faire, car du reste je n'en suis pas embarrassé; on sent ce que l'on vaut.
VERVILLE.Quant à la connaissance, je crois que je pourrais peut-être te servir.
<337>SCÈNE X.
LES ACTEURS DE LA SCÈNE PRÉCÉDENTE ET LA RÉJOUISSANCE.
BARDUS.Que veux-tu, La Réjouissance?
LA RÉJOUISSANCE, tout essouffle.Mon ... ah! mon ... hem! mon ... ouf! ... monsieur, voici une ... une ... (il reprend haleine.) lettre de Julie pour mon maître.
LE MARQUIS.Donne. (il reçoit la lettre.)
LA RÉJOUISSANCE.Elle est plus tendre que je ne l'ai jamais vue, et demande à le voir.
BARDUS.Qu'est-ce donc que ceci, mon neveu?
LE MARQUIS.C'est, monsieur, une lettre d'une très-jolie personne dont j'espère de faire ma maîtresse.
BARDUS.Qu'entends-je? Votre maîtresse! Vous n'y pensez pas. Quelles exhortations ne vous ai-je pas faites tantôt! Quelles bonnes raisons ne vous ai-je point alléguées pour vous déterminer à changer un genre de vie si déréglé, si scandaleux, et qui me fait dresser les cheveux lorsque j'en considère les suites! Et vous osez ....
<338>LE MARQUIS.Monsieur, je suis fort fâché de vous entendre parler sur ce ton et vous ne sauriez concevoir la pitié que vous me faites. En vérité cela est du dernier bourgeois.
BARDUS.Apprenez à conserver le respect que vous devez à un oncle, et ne vous laissez pas emporter par vos vivacités au delà des bornes de votre devoir.
LE MARQUIS.Monsieur, je sais tout ce que je vous dois; mais je vous avoue que je ne puis me résoudre à être corrigé par un homme qui est si peu à la mode, et qui aurait grand besoin de réforme lui-même. Je ne puis me gêner, et je veux encore moins passer pour un homme rouillé à mon âge. Que dirait-on de moi, si je n'étais pas à la mode?
BARDUS, en colère.Avec votre mode, avec votre mode ....
LE MARQUIS, avec vivacité.Avec votre raison et votre bon sens déplacé ....
BARDUS.Malheureux, quand le ciel ....
LE MARQUIS, vite.Eh! monsieur, quand la terre ....
BARDUS, l'interrompt.Vous punira ....
LE MARQUIS.Se moquera ....
<339>BARDUS.De vos péchés ....
LE MARQUIS.De mes bêtises ....
BARDUS.Si vous continuez ce genre ....
LE MARQUIS.Si je vous imitais ....
BARDUS.De vie ....
LE MARQUIS.A quoi diable ....
BARDUS.Alors vous sentirez le poids de mes raisons.
LE MARQUIS.A quoi diable cela vous servira-t-il?
BARDUS.Et vous serez encore ....
LE MARQUIS.Ne pouvez-vous pas vous contenter d'être ....
BARDUS.Excommunié, de plus, ...
LE MARQUIS.Seul ridicule?
<340>BARDUS.De la communion des ....
VERVILLE, à Bardus, à part.Pour l'amour de Dieu, modérez, monsieur, votre vivacité. Vous avez vu que je l'avais presque amené où vous le vouliez, et vous allez tout gâter.
BARDUS.De la communion des saints. Ah! qui me tient que je ne le déshérite?
VERVILLE.Monsieur, les dévots ne doivent pas avoir tant de fiel.340-a Calmez-vous cependant un moment, et vous verrez que les choses iront mieux. (au marquis.) Cher ami, ton oncle est si plein de zèle pour toi, que son zèle l'emporte quelquefois trop loin.
LE MARQUIS.Ah! quel homme! Comment se peut-il que je sois son parent? Cela a des idées hétéroclites, cela n'a connaissance de rien. Non, mon grand-père a sûrement été cocu, car cela est d'un bourgeois, mais d'un bourgeois, que j'en ai honte.
VERVILLE.Tout cela se peut; mais il est cependant à ménager pour l'héritage, et si tu savais le manier, sa bourse serait ouverte pour toi.
LE MARQUIS, radouci.C'est ce que j'aurais peine à croire.
<341>VERVILLE.Tu me paraissais enclin, il y a un moment, à te marier. Tiens, il y a ici, dans la maison, une jolie personne. Si elle te plaît, je trouverai moyen d'obliger ton oncle à te céder, de son vivant, une belle terre. (à part, à Bardus.) De grâce, monsieur, ne le brusquez pas, et concourez plutôt avec moi pour l'accomplissement de notre dessein. (haut, à Bardus.) Vous connaissez, monsieur, la comtesse de Tervisane et sa fille, la belle Adélaïde; il y a eu des princes qui ont aspiré à la posséder. Montons ensemble, et prions-la de se rendre ici sous prétexte d'une collation, et votre neveu en jugera.
BARDUS.Allons, j'en suis content. (à part.) Mais Julie, mais Julie! et mon impertinent neveu .....
SCÈNE XI.
LE MARQUIS, seul.Quel parti prendre? D'un côté, voilà Julie et cette mode des maîtresses à l'Opéra, et de l'autre, voilà Adélaïde et la mode de la cour de se marier jeune. Quelle mode suivre? Pour qui me déterminerai-je? pour le concubinage, ou pour l'hymen? (il pense.) Ma foi, réunissons ces deux modes ensemble, plus nous aurons de grâces et d'agréments. Quel assemblage! galanterie, constance, amour, femme, maîtresse, concubine. Enfin cela doit être à la mode; il y a du contraste, cela est léger, et cela sent le philosophe qui, sans se fixer à rien, goûte et jouit de tout.
<342>SCÈNE XII.
LE MARQUIS, LA COMTESSE, que BARDUS conduit, ADÉLAÏDE, que VERVILLE amène, et BELAIR.
LA COMTESSE.J'espère que M. Belair m'épargnera ses visites. Non, monsieur, ma fille n'est point pour vous, et pour que vous n'y pensiez de votre vie, je vous avertis qu'il y a assez de ducs et pairs qui la sollicitent, et qu'ainsi je vous la refuse et vous la refuserai toute ma vie.
LE VICOMTE.Fait comme je le suis, je ne devais pas m'attendre, madame, à une pareille avanie, et parmi vos princes et vos ducs, il y en a cent qui se trouveraient heureux s'ils me valaient. Vous vous repentirez de votre refus, madame, vous vous en repentirez. Adieu. (au marquis.) Je vais faire ton affaire.
LE MARQUIS, à Verville.Qu'est-ce donc que ceci?
VERVILLE.C'est que le vicomte a demandé Adélaïde en mariage, et qu'on la lui a refusée.
LE MARQUIS.Ah! je ne m'étonne donc plus qu'il ait été si soucieux de m'écarter de chez elle.
VERVILLE, à Adélaïde.Mademoiselle, voici le marquis de la Faridondière, que je vous présente.
<343>ADÉLAÏDE.Monsieur, c'est bien de l'honneur pour moi.
LE MARQUIS.Mademoiselle, je suis bien flatté de l'honneur de votre connaissance. (à Verville, à part.) Mon Dieu, elle n'a pas de fard, elle n'a point de bouquet. Comme ses cheveux sont accommodés! Ce n'est point à la mode .... point d'assassin .... ah! point d'assassin.
VERVILLE.Ne vois-tu pas que ce sont des choses extérieures que l'on peut ajouter à la personne lorsqu'on le veut? Mais l'essentiel, la figure, comment te plaît-elle?
LE MARQUIS.Charmante; mais tout le reste est hors de mode. Comme elle est fagotée!
VERVILLE.Te plaît-elle, ou non?
LE MARQUIS.Beaucoup; mais point de fard, point de fard.
VERVILLE.Si tu ne veux que du fard, des pompons et une tête moutonnée, épouse une poupée à la mode. Résous-toi donc si tu veux l'épouser ou non, car si tu la veux, dépêche-toi de la demander en mariage, sans quoi la cour te l'enlèvera.
LE MARQUIS.Oui, à condition que l'on stipule dans le contrat de mariage qu'elle suive en tout la mode, et qu'elle y soit fidèlement attachée.
<344>VERVILLE.Si ce n'est que cela, la chose est faite. (à l'oncle.) Monsieur, tout est d'accord; voudriez-vous demander le consentement de la comtesse?
BARDUS.Comment! cher ami, tu as réussi?
VERVILLE.Comme vous le voyez; avec la patience, et connaissant la passion du jeune homme, je l'ai mené plus loin qu'il n'a pensé lui-même. L'on ignore souvent jusqu'où la passion est capable d'aller, et tel renonce par dépit au mariage, que l'amour y ramène.
BARDUS, à la comtesse.Souffrez, madame, que je demande votre consentement au mariage de votre fille avec mon neveu. Vous savez que je l'avais destinée à mon fils; mais comme le ciel m'en a privé, et que je ne puis avoir de plus grande satisfaction que de voir réunie à ma famille la fille d'une personne que j'estime, j'espère que vous ne me la refuserez pas.
LA COMTESSE.Quoique bien d'illustres personnes me l'aient demandée, je préfère, monsieur, votre alliance à toute autre, et je me trouverai heureuse si par là je puis contribuer à votre satisfaction.
LE MARQUIS.Madame, je suis ravi de ce que vous daignez m'accepter pour votre gendre, et j'espère ....
BARDUS.Mon neveu, je vous donne ma terre de Sainte-Marthe en dotation, et de ce jour je vous en cède les revenus.
<345>LE MARQUIS.Mon oncle, je vous en aurai des obligations éternelles, et vous voudrez ....
VERVILLE.Tu ne dis rien à ta promise?
LA RÉJOUISSANCE.Voilà sûrement quelque nouvelle mode. Comment donc! mon maître se marie?
LE MARQUIS, à Adélaïde.Mademoiselle, rien ne peut m'être plus flatteur que le consentement de madame votre mère à notre mariage, si ce n'est que vous ne vouliez y mettre le sceau par votre approbation.
ADÉLAÏDE.Je n'ai d'autre volonté, monsieur, que celle de ma mère; ainsi je ne sais qu'obéir.
LE MARQUIS.Promettez-moi en même temps, belle Adélaïde, de suivre en tout les charmes de la mode, d'y être toujours constamment et fidèlement dévouée, et d'imiter en tout les agréments et les prestiges de la nouveauté.
ADÉLAÏDE.Je ferai tout ce que je pourrai, monsieur, pour gagner votre estime et pour vous plaire.
VERVILLE, au marquis.TU lui demandes des choses dont tu auras lieu de te repentir : les modes de Paris ne sont pas avantageuses pour les maris. Gare, gare.
<346>BARDUS.Allons passer en réjouissements un jour dont l'événement fera le bonheur de ma vie et de nos familles.
LA RÉJOUISSANCE.Que mon maître se marie, si c'est la mode; j'y consens. Mais si jamais les coups de bâton viennent à la mode, ma pauvre échine, que n'aura pas à éprouver ta constance!
FIN.
323-a Voyez t. X, p. 97, et t. XI, p. 248, où le Roi fait aussi des allusions satiriques aux ouvrages de Marivaux.
L'abbé de Saint-Pierre, après avoir publié, en 1729, l'Abrégé du projet de paix perpétuelle, et, en 1741, des Réflexions sur l'Antimachiavel, déclara dans son Énigme politique que le roi belliqueux était en contradiction avec l'auteur de l'Antimachiavel. Voyez t. IX, p. 36.
Jean des Champs, auteur d'un Cours de la philosophie Wolffienne, dans lequel il dit (t. I, p. 286) que la figure de Voltaire était laide et ridicule. Des Champs était alors ministre du saint Évangile à Berlin.
340-a Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots?