<43>LA BARBE-BLEUE, CONTE.a
Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d'or et d'argent, des meubles en broderie, des carrosses tout dorés; mais par malheur cet homme avait la barbe bleue. Cela le rendait si laid et si terrible, qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui. Une de ses voisines, dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles; il lui en demanda une en mariage, lui laissant le choix de celle qu'elle voudrait bien lui donner. Elles n'en voulaient point toutes deux, et se le renvoyèrent l'une à l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui avait la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c'est qu'il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu'on ne savait ce qu'elles étaient devenues. La Barbe-bleue, pour faire connaissance, les mena avec leur mère et trois ou quatre de leurs meilleures amies, et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de campagne, où on demeura huit jours. Ce n'étaient que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses, que festins et collations; on ne dormait point, et on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres. Enfin tout alla si bien, que la cadette commença à trouver que le maître du logis n'avait plus la barbe bleue, et que c'était un fort honnête homme. Dès qu'on fut de retour à la ville, le mariage se conclut.
Au bout d'un mois, la Barbe-bleue dit à sa femme qu'il était obligé de faire un voyage en province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence; qu'il la priait de se bien divertir pendant son absence; qu'elle fit venir ses bonnes amies, qu'elle les menât à la campagne, si elle voulait, et que partout elle fît bonne chère. Voilà, lui dit-il, les clefs des deux grands garde-meubles; voilà celle de la vaisselle d'or et d'argent qui ne sert pas tous les jours; voilà celle de mes coffres-forts, où est mon or et mon argent, celle des cassettes où sont mes pierreries; et
a Le Roi a tiré textuellement ce récit des Contes de ma mère l'Oie, ou Histoire du temps passé, par Charles Perrault, 1697.