<198>

XXIV.(b) LETTRE DU PAPE Clément XIV AU MUFTI OSMAN MOLA.

TRADUIT DU LATIN.

Clément XIV, pape, a notre très-cher cousin en Abraham, Osman Mola, mufti de la Sublime Porte, salut.

Notre cher cousin en Abraham, quoique nous ne puissions vous appeler notre cher fils en Christ, quoique vous soyez circoncis et non baptisé, quoique vous préfériez Mahomet à saint Pierre, nous ne vous en remercions pas moins, vous et tout l'auguste corps des imans, de l'assistance que vous nous avez procurée, par votre fetfa, contre des impies qui se sont déclarés les ennemis de la religion catholique, apostolique et romaine. Les voies de Dieu ne sont pas les voies des hommes. Elles ont déterminé que le bras des musulmans soutiendrait la foi des apôtres; aussi bénissons-nous de notre puissante bénédiction le grand étendard de Mahomet, qui, suivi de vos invincibles<199> janissaires, va délivrer mes fils bien-aimés, les évêques de Pologne, de ces excréments de l'enfer, de ces hérétiques endurcis, ces dissidents exécrables, qu'il faudrait extirper de la terre, ainsi que leurs protecteurs les Russes schismatiques, qui ont l'effronterie de ne pas faire procéder le Saint-Esprit ainsi que l'Église a trouvé bon d'en décider. Nous haïssons d'une haine sainte et sacrée tous ceux qui ne pensent pas comme nous. Sans doute que votre grand prophète était dans de pareilles dispositions, et que s'il avait connu nos ennemis, il les aurait bravement précipités du haut de son pont aigu199-a dans les abîmes. Ah! notre cher cousin, si nous entendons bien nos intérêts, nous qui sommes du métier, nous nous unirons à présent plus étroitement que jamais, pour nous soutenir par nos efforts communs, et pour établir réciproquement notre autorité. C'est entre nos mains que le glaive est commis, la cause de Dieu est la nôtre, ou, si vous le voulez, notre cause est celle de Dieu; il est beau de venger un Dieu tout-puissant. Moi qui suis son vicaire, et vous qui êtes je ne sais quoi, nous le représentons chacun dans les terres où la coutume, l'opinion et le crédit nous font dominer. Tâchons, nous d'être bons musulmans, et vous d'être bons catholiques, pour unir nos forces contre ceux qui nous déplaisent, ou qui, lassés d'un joug qu'ils ont porté longtemps, veulent le secouer. L'obéissance aveugle dégénère en esprit de rébellion; une raison impie ose examiner témérairement ce qu'elle devrait adorer avec simplicité; et pour comble de malheurs, les hommes osent penser par eux-mêmes, au lieu qu'au bon temps ils ne pensaient que selon nos ordres sacrés. Vous, ô généreux mufti! vous avez à combattre le grand schisme d'Omar et des sectes nouvelles qui, semblables à l'hydre, élèvent leurs têtes renaissantes contre le Coran de votre grand prophète. Nous avons des fils séditieux qui nous persécutent, qui nous ont rendus sourds pour ne les point en-tendre, et muets pour ne leur point répondre. Si nous sommes unis,<200> vous soutiendrez nos excommunications par vos braves janissaires, et de notre saint-siége nous fulminerons l'anathème contre vos orna-ristes. Veuille le Dieu des miséricordes exterminer, pour le bien de leurs âmes, tous ceux qui ne pensent pas comme nous, schismatiques, hérétiques, omaristes, ajoutons-y les philosophes, secte plus perverse, plus mécréante et plus raisonneuse que toutes les autres! Nous ne pouvons nous empêcher d'applaudir à votre grand prophète, qui a eu la sagesse de perpétuer chez vos mahométans la sainte et pieuse ignorance de toutes choses. Un de nos prédécesseurs, Léon X, moins sage et bien plus extravagant, protégeait ces sciences abominables qui éclairent les hommes, et leur inspirent cet esprit de vertige et d'indépendance dont les funestes progrès sapent l'autel, en ébranlant notre trône. Ah! que les chrétiens ne sont-ils musulmans en fait d'ignorance! Vous voyez, notre cousin en Abraham, que nous nous rapprochons; nous désirons d'être ignorants comme vous. Pourquoi la Sublime Porte ne recevrait-elle pas une trentaine de conciles, qui, ajoutés à son Coran et à sa pieuse ignorance, dans laquelle elle persévère, rendraient tous les musulmans dignes de la gloire infinie des bienheureux qui jouissent, avec Abraham, Isaac et Jacob, d'une félicité intarissable? Chaque jour je me prosterne devant le Dieu d'Abraham, qui est aussi le vôtre, le conjurant avec larmes et componction de vous réunir de cœur et d'esprit à nos sentiments et de vous admettre dans son saint bercail; mais les voies de sa providence sont cachées à nos yeux, votre heure n'est pas encore venue. En attendant qu'elle vienne, j'implore Dieu, son Christ et toute la cour des saints, pour qu'ils fortifient, bénissent et protégent les armées invincibles de la Sublime Porte. Déjà mes yeux s'ouvrent; oui, je vois, je vois triompher vos indomptables janissaires des schismatiques, des hérétiques et des légions hyperboréennes. Purgez donc désormais la sar-mate Sion de ces Moabites et de ces Amalécites qui la profanent; rétablissez nos saints évêques dans leurs siéges délaissés, et vengez, au<201> nom de Mahomet, saint Pierre, ses clefs et son Église. O mufti, le meilleur mufti que jamais ait eu l'empire ottoman! nous vous remercions encore de votre sacré fetfa, qui sanctifie votre présente guerre en fulminant l'excommunication majeure contre tous vos ennemis, qui sont aussi ceux de l'Église. Confiez-vous à notre infaillibilité des heureux succès que nous vous prédisons, et reposez-vous dans l'espérance assurée que le ciel confirmera, par des effets terribles pour vos ennemis, la véracité de nos promesses. Nous vous donnons, notre cher cousin en Abraham, que nous portons dans notre sein paternel, la bénédiction apostolique.

A Rome, le 4 août, la première année de notre pontificat.201-a


199-a Voyez ci-dessus, p. 32.

201-a Le cardinal Ganganelli fut élu pape sous le nom de Clément XIV, le 19 mai 1769.