XXIX. ÉLÉGIE DE LA VILLE DE BERLIN, ADRESSÉE AU BARON DE PÖLLNITZ.
Viens à moi, fille des cieux, déesse de la douleur, des cœurs tendres; que tes larmes généreuses coulent aujourd'hui en faveur d'une amante abandonnée; que tes cheveux épars et flottants soient les modèles de mon ajustement; que ma voix soit l'écho de tes accents plaintifs. C'est à toi d'ennoblir ma douleur, et de donner des grâces au désespoir dans lequel me plonge le plus perfide des hommes. Jours heureux que je passais avec lui, vous ne faites qu'aigrir ma peine et mon noir chagrin, lorsque je vous compare à la situation délaissée où je me trouve à présent; ces beaux jours où mes fiacres,211-a régis par la sagesse de mon amant, me réjouissaient par chaque secousse qu'ils donnaient à mon pavé, prenant ces secousses pour des agaceries de mon infidèle; ces jours où il réglait toutes ces cérémonies ridicules qui passaient par mes rues ou dans mes maisons; ces jours où mes Haude211-b<212> et mes des Champs212-a chantaient ses éloges dans toutes les gazettes; ô jours heureux! c'est en vain que je rappelle votre mémoire; la main du Temps, armée de son éponge irrévocable, vous a effacés du nombre des êtres, et vous n'existez plus que dans mon cœur. Oui, perfide, c'est dans ce cœur ulcéré que tu es encore profondément gravé, et que l'unique bouleversement de mes murs et de mes tours pourra t'effacer. Si encore tu me quittais, ô le plus volage de tous les amants! pour une beauté supérieure à la mienne, comme celle de Paris, que nous reconnaissons toutes pour la plus parfaite, comme celle de Rome la coquette, de Londres la débauchée, d'Amsterdam la grosse marchande, ou de Vienne la dédaigneuse! Mais tu me quittes pour me préférer qui? une petite gueuse dont le nom même est presque inconnu parmi nous. Je suis aussi outrée que si la Vénus de Médicis se voyait préférer une petite Dubuisson. Ah, cruel! est-ce ainsi que tu oublies la bourse de mon public tant de fois ouverte à ton industrie, les boutiques de mes marchands tant de fois prêtes à se vider pour toi, mes cimetières civils, à te fournir des commodités pour tes luxures, ma Ville-neuve empressée à te procurer des Petites-Maisons, etc., etc., etc.? La douleur me suffoque. Mais du moins aurai-je la consolation que Baireuth ne sera pas mieux traitée que Berlin; et quand mon chagrin aura sapé le fondement de tous mes édifices, que mes habitants, tes créanciers, seront tous morts de faim par les soins que tu as pris de les mettre dans la misère, alors tu pourras lire sur ma tombe ces tristes paroles :
Quand le monde trompeur méprisera tes charmes,
Tu viendras arroser mon tombeau de tes larmes;
Et, les yeux tout en pleurs, tu diras tristement :
C'est toi seule, Berlin, qui m'aimas constamment.
ATTESTATION DU MÉDECIN.
Moi Hippocrate par la crédulité des humains dieu de la médecine, j'atteste, affirme, confirme et garantis que, depuis le départ frauduleux du baron de Pöllnitz, la ville de Berlin n'a ni bu ni mangé de chagrin; que, ce printemps, attaquée d'une mélancolie violente, elle a voulu se noyer dans la Sprée; que nous l'avons à la vérité sauvée alors par la saignée, mais que depuis qu'elle prend les pâles couleurs et une fièvre étique qui la mine et lui occasionne des chaleurs si violentes, qu'il sort de sa tête de grosses et noires fumées de salpêtre, on doit craindre pour sa vie; et il y a periculum in mora, si l'amant chéri ne vient point la fléchir par ses soumissions et la consoler par de nouvelles assurances de fidélité.
211-a Les premiers fiacres qu'on ait vus à Berlin y furent établis le 24 décembre 1739, sur la proposition du baron de Pöllnitz.
211-b Libraire de Berlin qui fonda, en 1740, un nouveau journal dont le premier numéro est daté du 30 juin de la même année.
212-a Voyez t. XIV, p. 323.