XXX. PORTRAIT DE M. DE VOLTAIRE.
La taille de M. de Voltaire est très-mince, moyenne plutôt que grande. Avec une constitution échauffée et atrabilaire, et un visage décharné, il a un regard ardent et pénétrant, des yeux vifs et malins. Ses actions, parfois absurdes par vivacité, paraissent animées du même feu que ses ouvrages. Semblable à un météore qui se présente et s'éclipse incessamment devant nos yeux, il nous éblouit par son lustre. Un homme d'une pareille constitution ne saurait être que valétudinaire; c'est la lame qui use son fourreau. Gai par habitude, grave par régime, ouvert sans franchise, politique sans finesse, connaissant le monde et le négligeant, il est tour à tour Aristippe et Diogène. Aimant le faste et méprisant les grands, il est sans gêne avec ses supérieurs, retenu envers ses égaux. Poli dès le premier abord, il devient bientôt froid, et vous glace. Il se plaît à la cour, et s'en rebute. Avec un grand fonds de sensibilité, il ne forme que peu de liaisons, et ne s'abstient des plaisirs que faute de passion. S'il s'attache, c'est par légèreté plutôt que par choix. Il raisonne sans principes, et par là est sujet, comme tout autre, à des accès de folie. Avec une tête ouverte, il a un cœur corrompu; il pense sur tout, et tourne tout en ridicule. Libertin sans tempérament, il moralise sans avoir des mœurs. Vain au suprême degré, mais encore plus avaricieux que vain, il écrit<215> moins pour la gloire que pour l'argent, ne travaillant, pour ainsi dire, que pour vivre; quoique fait pour jouir, il ne se lasse pas d'amasser. Tel est l'homme; voici l'auteur.
Nul poëte ne fait des vers avec plus d'aisance; mais cette facilité le gâte, parce qu'il en abuse. Aucune de ses pièces n'est finie, car il ne se soucie pas de les retoucher avec attention. Ses vers sont riches, élégants et pleins d'esprit; cependant il réussirait mieux dans l'histoire, s'il était moins prodigue de réflexions et plus heureux dans ses comparaisons, par lesquelles il a néanmoins mérité des applaudissements. Dans son dernier ouvrage, où il critique et corrige Bayle,215-a il le copie et l'imite.
Un auteur qui veut écrire sans passion et sans préjugé doit, dit-on, n'avoir ni religion, ni patrie; c'est presque le cas de Voltaire. Personne ne le taxera de partialité pour sa nation; il est, au contraire, possédé par la rage des vieux radoteurs qui vantent sans cesse le temps passé aux dépens du présent. Voltaire loue continuellement les différents pays de l'Europe; il n'y a que le sien dont il se plaigne. Sur la religion il ne s'est point formé de système; et sans quelque levain antijanséniste qui perce en plusieurs endroits de ses écrits, il posséderait sans contredit cette indifférence et ce désintéressement si désirés pour former l'auteur.
Versé dans la littérature étrangère autant que dans la française, il<216> n'est pas moins fort dans cette érudition mixte si en vogue de nos jours. Il est politique, physicien, géomètre, enfin tout ce qu'il veut; mais, manquant de force pour approfondir ces sciences, il n'a pu que les effleurer; sans beaucoup d'esprit, il ne brillerait dans aucune. Son goût est plus délicat que juste. Il est satirique, agréable et ingénieux, mauvais critique, et amateur des sciences abstraites. Il a l'imagination très-vive, et, ce qui paraîtra étrange, il n'a presque point d'invention. On lui reproche qu'en passant sans cesse d'une extrémité à l'autre, il est tantôt philanthrope, tantôt cynique, tantôt panégyriste immodéré, tantôt satirique outré. En un mot, Voltaire voudrait être un homme extraordinaire, et il l'est très-certainement.
215-a Le seul passage où Voltaire critique Bayle se trouve dans ses Conseils à un Journaliste, 1737, où il dit : « Quant au style d'un journaliste, Bayle est peut-être le premier modèle, s'il vous en faut un; c'est le plus profond dialecticien qui ait jamais écrit; c'est presque le seul compilateur qui ait du goût. Cependant, dans son style toujours clair et naturel, il y a trop de négligence, trop d'oubli des bienséances, trop d'incorrection. Il est diffus; il fait, à la vérité, conversation avec son lecteur, comme Montaigne, et en cela il charme tout le monde; mais il s'abandonne à une mollesse de style, et aux expressions triviales d'une conversation trop simple, et en cela il rebute souvent l'homme de goût. En voici un exemple qui me tombe sous la main; c'est l'article d'Abélard, dans son Dictionnaire : Abélard, dit-il, s'amusait beaucoup plus à tâtonner et à baiser son écolière qu'à lui expliquer un auteur. - Un tel défaut lui est trop familier, ne l'imitez pas. » Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXVII, p. 391.