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IX. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE CAMAS. (24 JUIN 1734 - 28 MARS 1740.)[Titelblatt]

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1. A M. DE CAMAS.139-a

Berlin, 24 juin 1734.



Monseigneur

Je vous envoie ci-joint deux lettres, dont l'une est écrite au baron de Gotter,139-b et l'autre au secrétaire Kircheisen, pour les disposer à vous faire avoir quelques hommes de recrue. Vous jugerez par la suite, monsieur, si elles ont produit l'effet que vous en souhaitez. Je n'en doute point, vous priant d'être bien persuadé qu'il n'y a rien qui soit plus capable de me donner de la joie que d'avoir l'occasion de vous rendre quelque service pour vous convaincre que je suis véritablement,



Monseigneur

Votre bien affectionné ami.

Au lieutenant-colonel de Camas.

P. S.139-c Enfin je pars jeudi qui vient, et je quitte cette terre infortunée. Il me semble que depuis que vous n'êtes plus ici avec madame, il nous manque quelqu'un dans la maison; et il m'est venu plus d'une fois en pensée de vouloir faire inviter madame de Camas. Vous voyez<140> par là qu'on ne vous oublie point. Vos santés ont été bues ici, et pour moi, je les ai bues de tout mon cœur.

Frederic.

2. AU MÊME.



Mon cher Camas,

Je vous rends mille grâces de votre prompte réponse, et pour vous rendre la revanche, je vous dirai que l'enseigne Plötz est de nouveau à Brisach, et qu'il s'y arrêtera jusqu'à ce qu'il plaise à M. de La Chétardie140-a de lui donner un passe-port pour continuer son chemin jusque dans l'Alsace française. Pour Wylich, je l'ai envoyé en Suisse, ne voulant point hasarder de lui faire faire le voyage de Paris sans avoir la sûreté de la permission, un tel voyage ne se faisant point sans grandes dépenses. J'attendrai donc qu'on veuille lui accorder ladite permission et lui donner les brevets nécessaires pour qu'il aille à Paris. Du reste, cher Camas, je suis tout à vous.

Frederic.

3. AU MÊME.



Mon cher Camas,

Je vous prie d'aller chez La Chétardie, et de le prier en mon nom d'avoir la bonté d'écrire en sa cour si l'on ne voulait point donner<141> la permission à mon enseigne Plötz d'oser acheter quelques grands hommes des troupes françaises. Je voudrais qu'on en agît plus catégoriquement que l'on n'a fait par le passé, les belles promesses de M. de La Chétardie m'ayant coûté un argent infini, et n'ayant été que de la fumée. Je vous prie, mon cher, de lui expliquer un peu cette matière, vous priant de m'en écrire la réponse, ne croyant pas que le Roi ira sitôt à Berlin. Adieu; je suis tout à vous.

Frederic.

4. AU MÊME.

Au camp de Heidelberg, du côté de Weiblingen, 11 septembre 1734.



Mon cher Camas,

Malgré les occupations que l'occasion présente de la campagne m'a données, je ne vous ai jamais oublié, mon cher Camas; c'est pour vous reprocher le tort que vous me faites que je vous écris à présent. Non, bien loin de vous avoir oublié, j'ai bien pensé à vous; je me donne toutes les peines du monde pour vous faire avoir quelques recrues d'ici; je ne promets rien, mais j'espère pourtant de pouvoir vous en faire tenir une ou deux dans votre premier rang. Voyez, après cela, si vous n'êtes pas trop léger dans vos accusations et trop peu persuadé de la sincérité de vos amis, ne vous fiant plus à eux dès qu'ils sont séparés de vous. Le reste de votre lettre, cher Camas, ressemble un peu à un panégyrique; vous flattez trop le portrait que vous faites de ma personne, vous lui faites perdre toute ressemblance. Je me rends assez de justice pour passer ma personne par une exacte critique et pour bien connaître mes propres défauts; quoique je n'y aie pas réussi autant que je le souhaite, cependant, mon cher, cela me<142> fait assez ouvrir les yeux pour prendre pour argent comptant les louanges qui ne m'appartiennent pas.

La campagne présente est une école où l'on a pu profiter de la confusion et du désordre qui règne dans cette armée; elle a été un champ très-stérile en lauriers, et ceux qui ont été accoutumés d'en cueillir toute leur vie, et dans dix-sept occasions distinguées, n'y ont pu atteindre cette fois-ci. Nous autres espérons tous ensemble, l'année qui vient, fréquenter les bords de la Moselle; nous y trouverons les lauriers que le Rhin nous a ingratement refusés, comme aux derniers défenseurs de ses rives. Il y a à présent trois semaines que nous sommes au camp; cependant l'inaction du prince lui a l'ait plus d'honneur dans cette occasion que tous les mouvements qu'il aurait pu faire, le grand jeu des Français étant de lui faire abandonner le Necker, et de prendre le poste que nous occupons. Je crains que vous ne vous imaginiez, cher ami, que je m'en vais chausser ici le cothurne tragique et, en petit Eugène, condamner la conduite de l'un et observer les fautes de l'autre, ensuite, m'érigeant en juge, prononcer d'un ton doctoral en sentence ce que chacun aurait dû faire. Non, mon cher Camas, loin de porter l'arrogance jusqu'à ce point, j'admire la conduite de notre chef, et je ne désapprouve point celle de son digne adversaire; et je tâche en mon petit particulier de mettre à profit ce qui, je crois, peut me servir dans le métier que j'ai embrassé; et bien loin de perdre l'estime et la considération due à des gens qui, après avoir été criblés de coups, ont acquis, à force de services et d'années, une expérience consommée, je les entendrai plus volontiers que jamais, comme mes docteurs, m'enseigner la route la plus assurée pour parvenir à la gloire, et le chemin le plus court pour approfondir le métier. Vous voyez par là, mon cher Camas, combien je ferai cas de vos leçons; après les avoir pratiquées, elles pourront me faire mériter les louanges que vous me donnez.

Adieu, cher ami; je crois vous avoir bien ennuyé par ce long dia<143>logue, mais rabattez-le sur le silence que j'ai tenu près de trois mois, et sur la véritable estime avec laquelle je suis,



Mon très-cher ami,

Votre très-fidèle et parfait ami,
Frederic.

Mes compliments à madame Dobrzenska et à sa charmante fille.143-a

5. AU MÊME.

Ruppin, 1er décembre 1734.



Mon cher Camas,

Ayant un soin infini de tout ce qui vous regarde, j'ai voulu vous en donner une preuve, témoin la recrue que j'envoie à votre compagnie. C'est, sans mentir, le plus grand vaurien qu'il y ait dans toute l'armée de France. Il y a été officier; ayant déserté par légèreté, il est venu à notre armée au Rhin; ne sachant où donner de la tête, il s'est engagé chez moi. Je mets à votre disposition d'en faire ce que vous voudrez. Je crois avoir fait une œuvre de charité de remettre cet écervelé entre les mains d'un homme raisonnable qui peut-être pourra avoir le bonheur de le ramener à la raison. Adieu, mon cher; je suis toujours tout à vous.

Frederic.

<144>

6. AU MÊME.

Ruppin, 6 juillet 1735.



Mon cher Camas,

Les grâces du Roi et ma promotion 144-a ne m'ont point causé une aussi sensible joie que votre lettre, étant plus sensible aux amitiés de mes amis qu'aux grandeurs de ce monde. Si par ma nouvelle charge je me voyais à portée de vous rendre service, je croirais que le service du Roi et ma propre inclination m'y porteraient. Mais, général-major tout nouveau sevré, il ne me conviendrait pas encore de me donner des airs de protection. Attendez donc, mon cher, qu'en cette campagne je verse assez de sang français pour m'acquérir le crédit de pouvoir parler avec vous. Mais je crains qu'au lieu d'être fort sanguinaire, mes travaux se borneront à vous faire avoir quelques Français qui embelliront votre compagnie, faisant ici, sur la terre, l'office que le Saint-Esprit fait au ciel; vous comprenez que je parle de son intercession auprès de Dieu. Je crois que la campagne entière ne donnera pas tant de peine au prince Eugène que j'en ai eu à obtenir la permission de la faire. L'on voit que la persévérance vient à bout de tout. Quelle joie n'aurai-je pas quand je pourrai vous écrire du camp de N.! Il me semble que mes lettres auront un double prix, et une petite odeur de poudre à canon qui y sera attachée leur donnera un air tout à fait martial. En cas que je ne parte point d'abord, vous aurez encore de mes lettres paisibles et tranquilles; mais soit l'un, ou l'autre, vous y trouverez toujours également des marques de mon amitié et de ma parfaite estime.

Frederic.

<145>

7. AU MÊME.

Wehlau, 8 octobre 1735.



Mon cher Camas,

Que direz-vous, si, à votre grande surprise, je vous apprends que mon habit bien doublé m'a rendu de très-bons services? Je ne me suis point repenti cette seule fois de l'avoir mis, car dans ce pays-ci il lait hiver en automne, et en hiver il faut bien qu'il y fasse le diable. Pour ne pas abréger si court la narration que je vous en fais, et pour parler en personne qui n'est point prévenue, je vous dirai que les quatre régiments de cavalerie que j'ai vus sont magnifiques. J'en suis enthousiasmé, et plus d'une fois il m'a démangé d'aller avec eux rabaisser un peu notre voisin l'impertinent, qui tranche du roi de la Sarmatie. Je vous vengerai comme il faut de la froide révérence qu'il vous a daigné faire pour votre belle harangue. Revenons à nos moutons; je suis en train de dire du bien, ainsi je continue de dire tout ce qu'il y a de louable ici. Les villes sont belles, bien peuplées, et, étant bâties dans toute leur enceinte, la plupart ont été obligées de faire des faubourgs; enfin le monde fourmille dans les villes et le plat pays, et dans une huitaine d'années, ce royaume sera mieux peuplé que la Suisse et la Franconie, à cause de toute la jeunesse de huit, neuf et dix ans qu'on y trouve, et qui tire son origine depuis les établissements qu'on a faits. Les Salzbourgeois commencent à se former au génie du pays, et il est certain que ce pays, dans quelques années, sera dans une parfaite culture, et à l'abri des malheurs ordinaires. Passons à présent au mauvais. Il y a eu, cette année et la précédente, une très-mauvaise récolte. Le Roi a été obligé de fournir les blés du magasin. Il faudra y revenir cette année, sans quoi cette quantité de peuple, amenée avec tant de frais, courrait risque de mourir de faim; et le Roi ne pourra retirer ce blé que les bonnes années. La nation, jalouse de ces nouveaux établis et des nouvelles introductions, avec<146> sa malignité ordinaire, apporte à endroit et autre tous les obstacles pour les empêcher. Les écoles sont rares, par conséquent le christianisme inconnu, et des esprits excellents et d'une grande capacité, incultes et, faute de religion et de principes, abandonnés à tous les caprices de leurs passions. Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage, sinon de vous prier de me croire tout à vous.

Frederic.

Mes compliments à la femme.

8. AU MÊME.

Ruppin, 13 décembre 1735.



Mon cher Camas,

Je vous suis infiniment obligé des peines que vous avez prises pour m'envoyer la recrue de Kircheisen. Ce sera au prince de Schwedt à vider l'affaire avec Fenrôleur; pour moi, je ne m'en mêle pas. Me voilà de retour depuis deux jours, et je hume l'air de la liberté à grands traits. Que l'on est heureux quand l'on peut mettre à profit les jours que la Parque nous file, et ne pas perdre dans un loisir pernicieux un temps qui ne reviendra jamais, et qui, en s'écoulant, abrége notre vie! Je tâche ici de profiter de chaque quart d'heure et de chaque minute. Il m'en arrive en cela comme au comte de Truchsess au sujet du vin : quand il en trouve du bon, il le savoure et en jouit lentement pour en avoir plus de plaisir. Vous savez que mes occupations sont uniquement fixées à trois objets, savoir, le service, la lecture et la musique. Voilà ce qui me tient alternativement toute la journée, hormis deux heures qu'il faut donner tant au dîner qu'à la digestion.

<147>Je serais charmé de vous avoir pour compagnie ici; cela m'attacherait davantage dans ma retraite, et j'aurais de nouveaux efforts à faire quand il s'agirait de l'abandonner. Ce m'est une préfiguration de la mort quand un hussard vient m'apporter l'ordre de partir. Ne vous récriez point, je vous prie, sur cette comparaison; je vous la démontrerai juste en tout sens. La mort est, selon ce que disent les théologiens, une séparation de l'âme d'avec le corps, et un abandon général de tous nos honneurs, nos biens, notre fortune, et de nos amis. La liberté est mon âme; je me vois plus honoré ici qu'à d'autres endroits; j'ai des amis que je ne vois qu'ici. Ainsi la comparaison est juste; et pour la pousser encore plus, mon retour est conforme au dogme de la réhabilitation de toutes choses, et entre ce temps et mon départ, je comparais devant le tribunal d'un juge prêt à nous condamner et rétif à nous absoudre.

Vous me donnez un peu d'encens dans votre lettre, que je ne mérite pas; je m'en tiens à l'ordinaire, et j'aime mieux les caractères de Racine que de Corneille; le merveilleux approche trop du roman et de la fable. Adieu, mon cher Camas; j'attends l'occasion où je pourrai vous faire plaisir à mon tour; vous pouvez croire que ce sera à moi-même une satisfaction relative à l'estime et l'amitié avec laquelle je suis très-sincèrement,



Mon cher Camas,

Votre très-parfait et affectionné ami,
Frederic.

Mes compliments à madame.

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9. AU MÊME.

Berlin, 1er janvier 1736.

Je vous suis infiniment obligé, mon cher Camas, de tous les bons souhaits que vous me faites pour la nouvelle année; ils me sont d'autant plus agréables, que je suis très-persuadé qu'ils sont sincères. Si le premier jour de l'an, selon la tradition vulgaire, est la préfiguration du reste de l'année, je m'attends de faire dans celle-ci de grands progrès dans l'école de l'adversité. Je l'ai commencée malade de corps et l'esprit affligé. Une colique inhumaine me talonne depuis quelque temps très-rudement; elle me mine, et si elle continue en augmentant, je puis pronostiquer facilement à quoi elle me mènera. Avec cela, j'ai une juste cause d'affliction, qui m'est sensible jusqu'au fond du cœur; elle ne vient point d'ici, mais d'autre part; cela me dévore, et d'autant plus, que je cache mon chagrin. Vous qui mé connaissez, vous pourrez juger si je suis capable de résister à ces doubles attaques de la sorte. Cependant je traîne ma figure tant que je puis, et jusqu'à ce que je me sente vaincu. Il me semble pourtant que cela me soulage de vous avoir fait part de mes maux. Je vous prie d'y entrer, et de ne me point prêcher ni une morale au-dessus de ma portée, ni un héroïsme qui me rende insensible aux événements de la vie. J'ai le cœur tendre et compatissant, et je sens les malheurs qui arrivent à mes amis aussi fort que s'ils m'arrivaient à moi-même. Enfin je vous en dirais trop, et insensiblement, sans y penser, je pourrais vous découvrir de quoi il s'agit, ayant une fois résolu de garder le secret sur cet article, non par défiance de votre discrétion, mais parce qu'on juge différemment des causes des chagrins d'autrui. L'un vous taxe de ridicule de vous affliger; l'autre dit que cela n'en vaut point la peine; enfin chacun sait lui-même où le soulier le blesse, et suffit qu'il le sache, il faut se taire.

<149>Adieu, mon cher Camas; mes compliments à la femme. Aimez-moi toujours un peu, je vous en prie, et comptez bien sur la parfaite estime que j'ai pour vous.

Frederic.

10. AU MÊME.

Berlin, 7 janvier 1736.



Mon cher Camas,

J'ai été charmé de la manière obligeante dont vous êtes entré dans mes chagrins, et quoique j'avoue que cela ne m'ait pu consoler tout à fait, du moins m'avez-vous soulagé par tout ce que vous me dites. Ma colique va mieux; mais pour ce qui regarde mon chagrin, je ne sens aucune diminution. Je me parle, je raisonne, je moralise; mais je sens que le tempérament a encore jusqu'à présent le dessus sur la raison. Enfin, cher Camas, c'est une rude école que celle de l'adversité; j'y suis, pour ainsi dire, né et élevé; cela détache beaucoup du monde, cela fait voir la vanité des objets qu'il nous présente, leur peu de solidité, et les vicissitudes que les révolutions du temps entraînent après elles. Pour une personne de mon âge, ce sont des réflexions peu agréables; la chair y répugne. Le tempérament qui me porte naturellement à la joie est comme un membre démis qui voudrait en vain faire ses fonctions ordinaires. J'aime mieux me réserver à vous écrire que j'aie rétabli la tranquillité et le calme dans mes sens agités, en vous entretenant de matières moins tristes et moins désagréables.

<150>Adieu, mon cher Camas; conservez-moi votre amitié, dont je fais beaucoup de cas, et soyez persuadé que la mienne ne diminuera jamais.

Frederic.

11. AU MÊME.

Ruppin, 17 mars 1736.



Mon cher Camas,

L'attention que vous me témoignez en vous informant de l'état de ma santé ne peut que m'être très-agréable, sachant le motif qui vous y porte, et connaissant toute l'étendue et le prix de l'amitié que vous avez pour moi. Je souhaiterais, cher Camas, de vous montrer de quelle façon je suis reconnaissant envers vous de l'attachement que vous manifestez pour moi en toute occasion. Je sens tout ce qu'un cœur bien né doit sentir sur ce sujet, vous assurant que je cultiverai avec soin votre amitié, aimant mieux perdre tous les biens que j'ai que de négliger l'estime d'un homme de bien et de probité.

J'en viens à ma santé, qui a été un peu périodique. Les coliques néphrétiques que j'avais sont un peu passées, à la vérité, mais le mal n'est point la moindre maladie, n'ayant que changé de nom. Ce sont à présent des oppressions de cœur et des maux de tête, et souvent des insomnies. Mon chirurgien-major, cependant, a entrepris de me guérir; je suis actuellement dans les médecines, et, depuis aujourd'hui, je me sens beaucoup soulagé. Si la conservation d'un sincère ami vous intéresse, je crois que cette nouvelle ne vous sera pas tout à fait<151> désagréable, n'y ayant que la mort qui, en terminant mes jours, puisse mettre fin à la parfaite estime avec laquelle je suis,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

Mes compliments à madame.

12. AU MÊME.

Berlin, 19 décembre 1736.



Mon cher Camas,

J'ai parlé à l'oracle des recrues, qui m'a répondu dans un langage un peu obscur, mais qui m'a pourtant fait comprendre que vous en pouviez choisir deux de ceux que cet Italien amène. Je vous prie de prendre les deux plus jeunes et les mieux tournés, et qui aient plus de dix pouces. Quant à Kircheisen, il en amènera aussi une pour moi; mais je vous prie de le persuader de m'en laisser une de six pieds un pouce, pour que je la puisse mettre sur l'aile de ma compagnie à la revue prochaine.

J'admire fort l'allégorie ingénieuse de votre génie et de la nouvelle carte géographique; tout ce que je sais de vos antipodes, c'est que Ton vous y estime bien et selon votre mérite; c'est tout dire. Nous y avons vécu tranquillement, en jouissant sagement des plaisirs de ce inonde. Vous avez été le saint secourable de l'endroit où vous avez passé deux mois; il y a bien des personnes qui se louent encore de vous. Je compte de retourner bientôt aux antipodes d'où je suis venu; ce serait troubler mon repos que de souhaiter de vous y voir,<152> la chose ne pouvant se faire. Si vous pensez à nous, vous pouvez vous assurer du réciproque de notre part. Le surnom des Antipodes ne convient pas si mal à ma terre, car les Miroquois152-a sont mes voisins; ils m'ont fait l'honneur de me rendre visite avec toute leur cour. Cela est divertissant au possible.

Le diable, qui ne dort jamais, a mis fin à la chasse des sangliers; il a enrhumé le maître, ce qui a déconcerté tous les desseins des meurtres projetés. J'ai cependant eu commission de tuer près de deux cents de ces misérables sangliers. Je m'en suis acquitté comme une personne peu cruelle; prenant pitié de leurs souffrances, j'ai abrégé leur martyre autant que je l'ai pu. Je vous avoue que je ne me sens aucune inclination pour la chasse; cette passion est justement le contre-pied des miennes.152-b Ma foi, chasse désormais qui voudra, je n'en suis point : nous nous accorderions plus facilement sur ce point que sur la prérogative que l'on doit donner ou à la musique française, ou à l'italienne.

J'ai vu aujourd'hui le vieux Beausobre,152-c qui se porte bien, et qui est gaillard comme un jeune homme. Cet homme a de l'esprit infiniment; c'est dommage que le dérangement de son râtelier lui rende l'articulation des mots difficile; j'aimerais bien sa plume comme amie, mais non comme ennemie, car je le crois redoutable.

Mes compliments à madame votre épouse et à la maison de Dobrzenski; voilà à peu près ce qui m'intéresse à Francfort. Ne doutez pas, mon cher, de l'estime et de l'affection avec laquelle je suis votre très-fidèle ami,

Frederic.

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13. AU MÊME.

Rheinsberg, 26 janvier 1737.



Monseigneur

Je viens de recevoir votre lettre du 19 de ce mois, avec les fromages que vous m'avez envoyés de la part du sieur de Chambrier. Je vous ai bien de l'obligation de vos peines, vous priant de vouloir bien lui faire tenir l'incluse, et de me croire sans réserve,



Monseigneur

Votre bien affectionné ami.

153-aVous vous faites une idée trop avantageuse de ma pauvre solitude; nous sommes plutôt dans un couvent que dans le monde. La philosophie ne nous rend cependant pas plus austères qu'il ne faut, comme vous l'avez très-bien deviné. Mille compliments à madame.

Frederic.

14. AU MÊME.

Ruppin, 11 août 1737.

Vos attentions, mon cher Camas, m'ont fait un plaisir infini; il m'a paru que vos amandes étaient du double meilleures que toutes celles que j'ai mangées de ma vie, venant de votre part; et pour le café, dont je vous remercie infiniment, il a trouvé l'approbation de tous ceux qui en ont bu. Je vous envoie avec exactitude la somme qu'il doit vous avoir coûté, me souvenant de vous avoir ouï dire que la livre en valait un écu. Je me suis acquitté avec non moins d'exactitude de la commission que vous m'avez donnée pour notre verrerie.<154> Vous serez servi à souhait; dès que les verres et les bouteilles seront faits, j'enverrai le tout à la Grapendorf, qui aura soin de vous le faire tenir bien conditionné.

Me voilà, mon cher Camas, rendu à moi-même, et tranquille habitant de Remusberg;154-a il ne me manque que votre présence pour rendre ce séjour parfaitement conforme à mes souhaits. Le Roi a été mardi à la Horst. Je lui ai envoyé un détachement de poulardes et de pigeons qui est arrivé si à propos, que sans eux on aurait fait fort mauvaise chère. Ce sont les occasions qui font les grands hommes, et le manque de choses qui fait trouver le médiocre excellent. On a été satisfait de mes attentions, ce qu'on m'a fait signifier par un compliment. Depuis que je suis de retour chez moi, le temps a été si furieusement mauvais, qu'il n'y a pas eu moyen de sortir; c'était un hiver ou un automne pour le moins prématuré. Mais quelle distraction m'entraîne à vous parler du temps, quand j'ai bien mieux à vous dire? Souffrez, mon cher, que je vous réitère les assurances de mon amitié et de mon estime. Elle est si vieille, que je crains que vous ne vous en lassiez; pour moi, de mon côté, je serai toujours constamment,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

Bien mes compliments à madame.

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15. AU MÊME.

Remusberg, 18 août 1737.



Mon cher Camas,

Une exactitude en demande une autre. Voici tous les verres que j'ai commandés pour vous. Les ouvriers se sont évertués à faire de leur mieux; c'est à vous de juger s'ils y ont réussi. Il me semble qu'il sied mal d'envoyer des verres sans y ajouter de quoi les remplir; c'est pour cela que j'ai chargé la poste d'une petite provision d'un vin de Bourgogne qui m'a paru être d'un bon acabit. Je souhaite de tout mon cœur qu'il vous fasse tout le bien imaginable. Les amandes seront mangées à votre santé. Je ne saurais au reste vous mander des nouvelles; je vois peu d'étrangers, parce qu'il n'en vient point ici; je fréquente plus les auteurs anciens et ceux du siècle passé que les gens du siècle où nous vivons. Cette antique compagnie vous est très-connue, de façon qu'il y aurait du superflu à vous en parler. Je me contenterai de vous dire ce que Cicéron écrivait à son ami Atticus : « Comment t'es-tu pu passer si longtemps de me voir, ou me priver si longtemps du plaisir de l'entretenir? » Je suis avec une parfaite estime,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

16. AU MÊME.

Remusberg, 6 septembre 1737.



Mon cher Camas,

Un voyage, un prêtre et une communion sont trois raisons dont la moindre pourrait faire l'apologie de mon délai à vous répondre. J'ai<156> été à la suite du Roi me débarrasser, sur la bonne foi d'un prêtre et en compagnie de mon frère, d'un fardeau de péchés qui ne me pesait pas grand' chose, et dont on me dit à présent déchargé. De là, le Roi est allé à Wusterhausen, et votre ami à Remusberg.

Dieu vous donne santé, joie et contentement! Je vous le souhaite de tout mon cœur, étant avec une parfaite estime,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèle ami,
Federic.

17. AU MÊME.

Berlin, 12 décembre 1737.



Mon cher Camas,

C'est une marque de prudence à un jeune homme de ne pas suivre aveuglément ses inclinations, et de savoir restreindre ses penchants lorsqu'il prévoit que les suites qu'ils attirent après eux pourraient être préjudiciables à quelqu'un. C'est par une semblable prudence que je me suis empêché de vous écrire pendant le séjour que vous avez fait à Wusterhausen. J'ai craint que l'on eût pu augurer mal de notre correspondance; d'ailleurs, il m'a paru que vous seriez assez occupé là-bas par les attentions que vous devez au Roi, par les chasses, par les tabagies, par les dissipations du voisinage, etc., que mes lettres ne feraient que vous dérober le peu de temps qui pourrait vous rester. J'ai su m'imposer le silence, et je jouis actuellement du plaisir de le rompre.

La relation que je pourrais vous faire de ce qui m'est arrivé pendant ces quatre mois ne serait pas fort intéressante, à cause que les événements n'en sont point diversifiés du tout. Vous verriez à chaque page un homme le nez collé sur son livre, ensuite le quittant pour<157> prendre la plume, et celle-là relevée par la traverse. Un tableau si uni ne frappe point la vue, et n'attire aucune admiration; aussi u'excite-t-il point d'envie. Je suis arrivé lundi au soir; j'ai trouvé la Reine fort bien, charmée de vous, se louant beaucoup de Derschau et encore plus du R... Je fus à l'unisson quant au premier; Dieu veuille que je puisse l'être également des autres.

On croit que le Roi viendra lundi pour honorer sa capitale de sa présence. Le temps développera les événements que nous avons à attendre. On assure qu'il viendra comme une divinité bienfaisante, pour répandre partout ses bénignes influences. D'autres soutiennent que ce sera Jupiter foudroyant, armé de tonnerres. Pour moi, j'attends tout avec un flegme admirable, ne prévoyant pas ce que j'ai à craindre, d'autant plus que je me sens net et sans souillure. J'espère de me tirer mieux de cette campagne que Seckendorff, et de regagner le mois prochain mes moutons. Vous savourez à présent le plaisir qu'il y a de jouir en repos d'un chez-soi. Mes compliments à votre aimable moitié; puissiez-vous tous deux jouir de tout le bonheur que je vous souhaite très-sincèrement, étant à jamais,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

18. AU MÊME.

Potsdam, 18 janvier 1738.



Mon cher Camas,

J'ai reçu avec votre lettre la nouvelle de Nauen que la recrue pour le régiment y était arrivée; je vous en fais mes remercîments, en attendant que mes deux cents écus puissent les réaliser. Jamais année<158> n'a été plus malheureuse que celle-ci pour nos enrôlements. J'ai eu des émissaires dans toute l'Europe, et hors quelques hommes d'aile, nous avons plus d'une compagnie où il n'y a aucune tête à lauriers, ce qui veut dire, en bon français, aucune recrue. Je suis ici depuis trois jours dans l'attente d'un accès de repentance, de sainteté, de crédulité, etc., qui, j'espère, me passera avant lundi; cela expédié, je compte de partir d'ici mardi ou mercredi. On m'a traité fort doucement, mais le diable n'y perd rien; vous connaissez le génie de la cour, et cela suffit pour en juger. Trop heureux, mon cher Camas, si je pouvais vous posséder à Remusberg! L'endroit, par soi-même, ne mérite aucunement votre attention; la seule chose qui s'y trouve digne de vous, c'est le cœur d'un ami qui vous aime et vous estime; ce sont des attributs auxquels vous devez me reconnaître, ces sentiments ne m'étant point nouveaux; j'espère même que de tout temps vous les aurez remarqués en moi. Mon bonheur serait parfait, si je pouvais vous en donner des marques efficaces; j'attends ce moment, et celui de vous embrasser, avec la dernière impatience, vous priant de me croire à jamais,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

19. AU MÊME.

Rheinsberg, 7 février 1738.



Mon cher Camas,

Je vous fais mille remercîments des fromages, des poires, et de tout ce qu'il vous a plu de m'envoyer. Votre souvenir m'est plus cher que tous les trésors qu'on pourrait me donner, et quand même vos lettres<159> ne seraient accompagnées que d'un brin de paille, cette paille même me ferait plaisir en venant de vous. Ne croyez pas que j'apprécie les marques d'amitié selon leur valeur ou selon leur poids d'or; bien loin de là, je puis vous assurer que jamais l'amour de la pauvreté ne fut à un si haut degré chez les Romains que chez moi. Marque de cela, je n'ai pas un sou dans toute la maison, ni dans mon pouvoir.

Je m'occupe à présent avec les plans que le prince159-a m'a envoyés; il y en a seize; ils ont chacun dix pieds de haut, et six en largeur, de façon qu'on ne peut commodément les communiquer. La description en est très-claire et intelligible, la méthode nouvelle, et la conduite méthodique. Il y a deux choses qu'on pourrait critiquer, autant que je l'entends, mais que je ne saurais vous dire sans plan.159-b

Voyez-vous, à la droite, il n'y a point de pont de communication avec les bataillons du siége; et en second lieu, ces bataillons n'ont<160> aucune ligne qui puisse les couvrir contre les insultes de l'ennemi. Je vous prie, mandez-moi ingénument votre avis, et croyez-moi toujours avec une très-parfaite estime.



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

20. AU MÊME.

Remusberg, 26 février 1738.



Mon cher Camas,

Vous vous étonnerez fort qu'une personne oisive comme je le suis soit des semaines entières sans vous répondre. J'avoue que cela paraît problématique; et que sera-ce lorsque vous apprendrez que cette personne oisive a été si fort occupée, qu'elle n'a pas eu le temps de vous écrire? Cela est pourtant vrai, et si vrai, que je me sers du premier moment vide que j'ai eu depuis plus de huit jours, pour vous répondre; ce qui vaut d'autant mieux, que je vous crois de retour chez vous, dans votre paisible et chère garnison. Ma lettre vous aurait trouvé à Berlin parmi les dissipations, les noces, les visites, et que sais-je, moi, encore? A présent, elle vous trouve tranquillement retiré chez vous; et le pis qui lui puisse arriver, c'est de vous faire quitter pour un moment un livre, pour vous faire jeter les yeux sur elle.

Le marquis160-a viendra ici la semaine prochaine; c'est du honbon pour nous. On est presque hors du monde, à l'exception d'une petite compagnie qui compose notre société. Je ne veux point penser à vous; cela me ferait venir des envies désordonnées de vous voir, qui<161> n'aboutiraient à rien absolument. Je me repaîtrais l'esprit d'une agréable illusion, et il n'en serait de plus. Je serais dans le cas de ceux qui s'attendent sûrement, après leur mort, d'entrer dans un paradis turc rempli de délices et de sensualités, et qui, trépassant, ne trouveraient rien de tout ce qu'ils avaient imaginé. Les rêves ne m'accommodent guère, et plutôt que de laisser régner une vision flatteuse dans mon âme, j'en défends l'entrée à tout ce dont je ne puis m'attendre à la réalité.

On me charge de compliments pour votre femme; ajoutez-y les miens, et dites-vous tous les jours que je suis avec toute l'estime imaginable,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

21. AU MÊME.



Mon cher Camas,

Je dois vous avoir paru un importun, et peut-être même un fâcheux, pendant tout le temps que vous avez été ici. Je vous ai talonné, je vous ai persécuté pour vous posséder pendant quelques moments, et cela, quelquefois, lorsque vous aviez besoin de repos. Je vous avoue mon tort, et je le confesse; cependant, pour ne point démentir ce caractère de fâcheux, je le soutiendrai jusqu'au moment de votre départ. Souvenez-vous donc, s'il vous plaît, que vous m'avez promis une certaine lettre d'une personne à qui le bel esprit avait en quelque façon obscurci le bon sens; je n'en ferai aucun mauvais usage; ce ne sera que pour contenter ma curiosité, et pour me faire un petit sermon sur les sottises que l'amour propre peut faire commettre aux<162> personnes d'esprit mêmes. Le ridicule des autres me fait trembler pour moi-même, et je n'entends parler d'aucune extravagance que, par un retour sur ma propre personne, je ne craigne d'être exposé au péril d'en commettre également. Il en est de ce sentiment comme de celui qu'excite en nous la mort des personnes de notre connaissance; cette nouvelle nous afflige, tant par la perte de ces personnes que par un triste souvenir de notre fragilité et par l'idée rafraîchie de notre mortalité. J'en dirais bien davantage, si je ne craignais d'abuser de votre patience; j'attends donc de vous toute la correspondance de notre héroïne Don Quichotte en fait de bel esprit, et les réponses de Voltaire, en cas qu'il en fasse, qui ne pourront être que divertissantes. J'espère que ces lettres n'auront pas le sort des prunes de la reine Claude.

Adieu, mon cher et digne ami. Cassez vite les verres que je vous ai envoyés, afin que j'aie le plaisir de les compléter. Dès que ma provision arrivera de Champagne, je penserai à vous, et je vous marquerai du moins par des bagatelles combien je suis sincèrement votre très-fidèle ami,

Federic.

22. AU MÊME.



Mon cher Camas,

Je viens de recevoir votre lettre avec l'épître inintelligible de notre très-obscur bel esprit. En vérité, c'est un chef-d'œuvre d'extravagance, et j'ai eu peine à m'imaginer que la dame que vous me nommez en soit l'auteur. Elle va chercher Voltaire à deux cents lieues d'elle pour lui débiter des paradoxes et un portrait contradictoire de sa personne. Sa camarade s'en serait assurément mieux acquittée;<163> elle écrit joliment, et sans toute cette affectation et ce galimatias de notre nouveau bel esprit. Madame de Brandt163-a a le talent de s'exprimer avec grâce. Vous remarquez très-bien la conformité du teint fardé des Françaises et du goût frelaté de nos Allemandes. Je voudrais qu'on pût faire un troc heureux de l'un contre l'autre; nous y gagnerions assurément.

La revue du prince Henri n'a point été heureuse, et malgré le bon ordre du régiment, le Roi a paru très-peu satisfait des recrues. Demain c'est ma revue; j'espère de me tirer bien d'affaire, pour peu que le temps me favorise.

Le pauvre Beausobre est mort; nous avons perdu en lui le plus grand homme de Berlin en fait de finesse d'esprit, d'érudition et de politesse. Nous perdons toutes les années d'habiles sujets, et nous ne les voyons point remplacés; ce sont des perles réelles, et qui me font saigner le cœur, tant la gloire de la nation m'est chère.

Adieu, mon cher Camas; je vous souhaite tout le bonheur et toute la tranquillité possibles dans votre garnison solitaire; vous ne serez jamais aussi heureux que je désire que vous le soyez. Ne doutez point de ces sentiments, ni de l'estime avec laquelle je suis à jamais,



Mon cher Camas,

Votre très-affectionné ami,
Federic.

<164>

23. AU MÊME.

Nauen, 11 juin 1738.



Mon cher Camas,

Notre revue s'est, grâce à Dieu, très-bien passée. Le Roi a été content, et son contentement a inspiré la joie à tout le régiment, depuis le cèdre jusqu'à l'hysope, depuis le chef jusqu'au dernier fifre. Enfin je ne souhaiterais rien avec plus d'ardeur que de pouvoir sentir une satisfaction pareille à l'issue d'une bataille et après avoir culbuté les troupes ennemies. J'espère que nous y viendrons, et que je pourrai vous féliciter, et vous me féliciter à votre tour, aux plaines de Düsseldorf, sur ce que nous aurons exécuté d'heureux sous les ordres du Roi. Je vous envoie ci-joint le changement que j'ai fait, après en avoir obtenu la permission du Roi, touchant nos appointés; je vous prie de me dire votre sentiment là-dessus, et de vous servir de votre sincérité ordinaire. Adieu, mon cher Camas; ne m'oubliez point, et soyez persuadé de l'estime parfaite que j'ai pour vous.

Federic.

24. AU MÊME.

Berlin, 25 août 1738.



Mon cher Camas.

Vous voilà quitte envers moi des prunes, et me voilà au fait de la reine Claude et de toute sa famille. Je vous en ai toute l'obligation, et je fais des vœux au ciel en faveur de la maladresse de vos domestiques, pour que vous ayez promptement besoin de la verrerie. C'est le seul moyen que le ciel jaloux me laisse pour me revancher envers vous. Notre voyage est fini, grâce à Dieu; nous avons vu le para<165>dis terrestre habité par les animaux qui y furent créés; quant aux hommes raisonnables, nous n'en avons peu ou point vu. La diversité de ce voyage en a fait l'agrément, et Brunswic n'a pas peu contribué à me le rendre agréable. Je vous épargne le détail de tout ce que nous avons vu et de ce qui nous est arrivé, m'imaginant bien que vous en serez instruit par une bouche plus éloquente que la mienne.

Je compte dans huit jours d'être auprès de mon régiment et de me reposer de mes travaux. Si je puis vous être de quelque utilité dans ces cantons, je vous prie de m'en avertir. L'Électeur palatin et le cardinal par excellence baissent terriblement tous les deux. On ne croit pas que le premier passe la chute des feuilles, grande et bonne nouvelle pour nous. J'espère de vous voir le printemps prochain sur les prairies du Rhin, de manœuvrer auprès de Düsseldorf au lieu de Berlin, et de nous charger de lauriers au prix de notre sang, au lieu de ces vaines louanges qu'on prodigue aux dépenses que nous faisons pour posséder quelques grands corps. Je suis avec une très-parfaite estime,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

Mandez-moi un peu si la Wr. .165-a n'a point reçu de réponse de Voltaire; je serais curieux de la voir.

<166>

25. AU MÊME.



Mon cher Camas,

J'ai reçu votre lettre avec vos critiques judicieuses sur mon plan des appointés. J'espère de lever toutes les objections que vous m'avez faites, et de vous faire voir que la chose est fort faisable dans tous les régiments de l'armée. Une de vos objections les plus spécieuses est ce que deviendraient nos dix autres appointés que nous avons auprès des compagnies. Je réponds que l'on trouve très-rarement vingt hommes, auprès d'une compagnie, sur la conduite desquels on ne trouve aucune prise. Je crois donc qu'après avoir choisi, de ces vingt appointés, dix des plus capables et qui ont la meilleure conduite, on pourrait contenter les autres avec une légère gratification, par exemple d'une couple de florins, et cela, pour toujours. Voilà comme je l'ai fait dans mon régiment, et tout le monde en a été content. En second lieu, d'où viendraient les petites pièces d'uniforme que les capitaines distribueront aux appointés? Je vous réponds que nous avons dans la caisse l'uniforme des déserteurs bonifié; et comme nous n'en avons presque point, on prendra cet argent dans la caisse, et on l'emploiera pour les chemises des appointés. Quant à l'article de la façon de punir les appointés, je vous dirai que j'ai cru leur inspirer plus d'ambition en les faisant arrêter par les sergents des compagnies, principalement puisqu'on ne saurait assez se donner de peine pour inspirer un certain point d'honneur à des hommes qui ne sont guère capables de sentiment. C'est cependant un point sur lequel on pourrait se relâcher facilement. J'en viens à présent à votre projet touchant les bas officiers; il est sans contredit excellent pour tirer de ces gens le service que l'on en prétend; il est incontestable qu'ils sont trop mal payés, et c'est pourtant en partie de nos bas offi<167>ciers que dépend notre petit service, et dans un temps de guerre, si ce ne sont point des gens de confiance, nous serons mal dans nos affaires, car nos officiers ne peuvent point faire double service.

Le règlement que vous avez donné aux compagnies est excellent. Ce que je trouve à redire, si vous permettez que je vous dise mon sentiment, c'est qu'il est un peu trop vague. Vous dites bien que les soldats doivent bien porter les armes, bien marcher; mais vous n'enseignez pas la règle à l'officier, selon laquelle il doit corriger le fantassin. Je prends la liberté de vous envoyer un formulaire que j'ai donné l'année passée à chaque compagnie, et que j'ai renouvelé avec quelque augmentation cette année-ci. Il y a beaucoup de choses qui n'y sont point, comme les recrues, à cause que je les fais moi-même, et les souliers, à cause que les compagnies en ont déjà le modèle.

Voilà, mon cher Camas, en gros, ce que j'avais à répondre à votre lettre. Si vous ne vous payez pas de mes raisons, je vous prierai de me dire ce qui ne vous paraît pas suffisant. Je compte de voir mercredi madame de Camas à Berlin. Adieu, mon cher Camas; conservez-moi toujours votre précieuse amitié, et soyez sur que je suis avec une estime distinguée votre très-fidèlement affectionné ami,

Federic.

26. AU MÊME.

14 octobre 1738.



Mon cher Camas,

J'ai été fort sensible à votre souvenir. La lettre que vous m'avez écrite a été bien gueusée de mon côté; mais à cela ne tienne; d'un mauvais payeur il faut prendre ce que l'on peut. Je ne sais pas trop,<168> à dire la vérité, quel temps il fait ici. La sphère de mon activité ne s'étend que de mon foyer à ma bibliothèque : le voyage n'est pas grand, et on n'a point le temps de se ressentir en chemin de l'intempérie de la saison. Quant à la chasse, il y a ici toute une coterie qui chasse pour moi, et j'étudie pour eux; chacun y trouve son compte, et personne n'est empêché dans ses divertissements. Nous politiquons peu, parlons moins, et pensons beaucoup. Il ne s'agit ici ni de l'empereur grec, turc, ou chrétien; il s'agit du contentement de l'esprit et d'une tranquillité d'âme que je m'efforce, moi et mon petit couvent,168-a de cimenter le mieux qu'il nous est possible. Si nous y parviendrons, c'est le critérion.168-b Du moins faut-il y travailler, quoique, à dire le vrai, l'impassibilité des stoïciens me paraît bien en morale ce qu'est la pierre philosophale en chimie et la quadrature du cercle en mathématiques : c'est l'idée chimérique d'une perfection ou d'une quiétude à laquelle nous ne saurions atteindre.

Mais sans m'embarquer plus avant en morale, souffrez que je vous annonce un phénomène de physique qui n'est point tout à fait indifférent en ce siècle; il consiste en ce que, par la force d'une attraction de six mille écus, j'ai fait graviter des fins fonds de la Hollande vers mon centre un corps de six pieds quatre pouces passés, et ce phénomène, aussi rare et plus extraordinaire qu'une comète chevelue, brillera dans peu de jours sur l'horizon de Ruppin. Après cela, messieurs, c'est à vous de vous cacher et de vous couvrir le visage pour que la clarté semblable à la face reluisante de Moïse ne puisse vous éblouir.168-c Voici pour quatre mois ou plus que je ne vous ai vu; vous n'avez pas lieu de gronder contre ma bavardise, un silence de quatre mois peut être regardé comme un silence pythagoricien. Je ne fini<169>rai point, cependant, sans vous réitérer les assurances de l'estime la plus parfaite avec laquelle je suis,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèle ami,
Federic.

27. AU MÊME.

Remusberg, 27 octobre 1738.



Mon cher Camas,

Il faut avouer que vous vous servez de toutes les armes des paresseux pour vous excuser de ce que vous m'écrivez si rarement : tantôt c'est crainte de m'incommoder; tantôt c'est que j'écris si bien, qu'on ne saurait me répondre. Enfin, voilà quelques lieux communs d'épuisés. Je ne doute aucunement que la fertilité de votre imagination ne vous fournisse quelque prétexte nouveau et quelque défaite dont aucun paresseux ne s'est encore avisé jusqu'à présent. Sachez toutefois, mon cher, que je suis sur mes gardes, et qu'un aveu sincère de votre paresse vous fera obtenir mille fois plus de moi que tous les artifices de votre éloquence. Si vous m'écriviez tout naturellement que vous avez peu de temps à vous, que vous ménagez ces moments pour vos agréments, que vous aimez bien à recevoir des lettres, mais point à y répondre, alors peut-être, alors, par bonté de cœur, je sacrifierais la satisfaction de m'entretenir avec vous à votre paresse; je me dirais à moi-même : Il n'est point juste que mon amitié lui soit à charge; attendons et suspendons à lui écrire que nous ayons quelque bonne nouvelle à lui mander, ou que nous soyons en état de lui procurer quelque plaisir. C'est à présent à vous, mon cher Camas, à voir quel<170> parti votre paresse doit prendre; ce sera toujours indépendamment de mon amitié, qui est inaltérable.

J'ai fait, la semaine passée, une action tout à fait héroïque, m'étant fait saigner. Le chirurgien m'a manqué, et je lui ai si bien remis le cœur au ventre, qu'il a mieux réussi pour la seconde fois. Je me trouve beaucoup soulagé depuis, et je compte revenir à la charge le printemps prochain. Je n'entrerais point dans ce détail de ma santé, si je ne savais que j'écris à un ami qui s'y intéresse; ces bagatelles, qui sont indifférentes à tout autre, ne le sont point à des amis. Je compte donc que ma saignée vous sera moins indifférente que l'anecdole de l'habit vert que portait, disait-on autrefois, Des Cartes, ou des vétilles dont Montaigne est très-soigneux d'informer le lecteur.

Je lis à présent une histoire manuscrite de Louis XIV,170-a qui est d'une grande beauté; elle m'occupe plus que toute la politique de nos jours. Je vous plains de ce que vous vous trouvez si peu d'antagonistes aux tabagies; c'est une nécessité d'être contredit dans ces sociétés, afin de prolonger le discours. Il faut du litigieux dans les sciences; c'est l'huile qui fait vivre ces sortes de conversations. Ce qui peut en quelque façon soulager un orateur d'un pareil parlement, c'est que la matière du discours n'est point limitée, et que l'auditoire ne s'offense point des redites. Avec cela, le théâtre de la guerre du Brabant peut être regardé comme un Potose; c'est une mine d'or, elle rend toujours.

Adieu, mon cher Camas; ne pensez point à moi dans les tabagies, et ne vous souvenez de votre ami que quand vous verrez briller de certains pâtés qui se distinguent par leur volume, vous assurant que je serai toujours inviolablement votre très-fidèle ami,

Federic.

<171>

28. AU MÊME.

Berlin, 9 décembre 1738.



Mon cher Camas,

J'espère bien que vous aurez pris pour un badinage les reproches que je vous ai faits touchant votre silence. Je m'en suis pourtant bien trouvé, puisqu'ils m'ont valu une belle et bonne lettre de votre part. Je comprends très-bien que l'endroit où vous vous êtes trouvé n'était guère propre pour la correspondance, et que votre silence avait cent mille raisons, dont la disette des nouvelles était la moindre. Je me trouve à Berlin depuis trois jours. La ville a considérablement augmenté à raison des masses de pierres; quant à la société et au beau monde, je le passe sous silence. Qu'il vous suffise de savoir que l'absence de M. et de madame de Camas est une brèche qu'on s'est aussi peu avisé de réparer que celle de Belgrad avant cette campagne. J'entends tous les jours parler des plaisirs de Berlin; mais, autant que j'ai pu y comprendre, il en sera comme de la lance de Patrocle;171-a vous savez qu'elle avait le don de blesser et de guérir, ce qui veut dire, pour quitter la métaphore, c'est qu'il n'y a qu'à connaître les plaisirs de Berlin pour en perdre le goût.

J'ai eu mes espions en campagne pour savoir la réponse que le Salomon de Cirey a faite aux reines de Saba du Nord.171-b J'ai appris que c'était un raisonnement fort didactique sur la manière de réprimer et de vaincre ses passions. C'est à savoir si cela a été du goût de nos héroïnes beaux esprits; c'est à vous d'en juger. La plus grande nouvelle que je puisse vous apprendre, c'est que le Roi sera ici demain à midi; selon mon thermomètre, le temps sera clair et serein, pourvu que jusqu'au départ la pièce soit de la même trame. Mon cher Camas, vous et votre juif, vous êtes plus heureux, dans vos occupations<172> douces et innocentes, que ne le sont les maîtres du monde. Jouissez de votre bonheur, goûtez la tranquillité; mais n'oubliez pas vos amis. Vous savez que je suis du nombre, et que j'en serai toujours le premier.

Federic.

29. AU MÊME.

Berlin, 21 décembre 1738.



Mon cher Camas,

Je n'ai point attendu votre notification pour participer à la nouvelle grâce que le Roi vous a faite en vous revêtant de la sénéchaussée de Crossen. Je suis persuadé que vous vous acquitterez dignement de cette nouvelle charge, et qu'on vous verra briller sous la robe comme sous la cuirasse. Ne troquez pas cependant Feuquières pour le Digeste, et ne vous avisez point de ne nous parler que de Cujas et de Bartole. Croyez-moi, mon cher Camas, faites comme les chanoines du Lutrin, qui ne pensaient qu'à bien manger et à bien boire, et laissaient

A des chantres gagés le soin de louer Dieu.172-a

Le conseil vous paraîtra facile à suivre, et soyez bien assuré que votre prudence m'avait déjà prévenu, et que c'était bien votre dessein.

Ne vous excusez point de ce que vous ne parlez que de vous-même; c'est tout ce que vous pouviez me mander de Francfort qui pût m'être le plus agréable. Votre général172-b a été témoin de la joie que m'a causée le bénéfice dont le Roi vous a gracieuse, et je m'en rapporte bien sur son témoignage. J'ai trouvé un changement sensible dans l'humeur du Roi; il est devenu extrêmement gracieux, doux, affable et<173> juste; il a parlé des sciences comme de choses louables, et j'ai été charmé et transporté de joie de ce que j'ai vu et entendu. Tout ce que je vois de louable me donne une satisfaction interne, et que je ne puis presque cacher. Je sens redoubler en moi les sentiments de l'amour filial lorsque je vois des sentiments si raisonnables et si justes dans l'auteur de mes jours. Je souhaite de tout mon cœur que vous n'ayez jamais à m'annoncer que de nouveaux bienfaits, et que je puisse, de mon côté, toujours m'étendre plus sur les louanges d'un père que j'aime naturellement, et dont les bonnes actions m'enlèvent. Je ne m'étendrai point en souhaits pour la nouvelle année; vous savez trop ma façon de penser sur votre sujet, et toutes les occasions de penser à vous vous valent de ma part tous les vœux qu'on se fait au renouvellement de l'année. Vale et me ama.

Federic.

30. AU MÊME.



Mon cher Camas,

C'est à mon grand regret que je suis obligé de chanter la palinodie. Toutes ces belles apparences de grâces, de bienveillance et de douceur sont disparues comme un songe. L'humeur du Roi s'est aigrie si fort, et sa haine contre ma personne s'est manifestée sous tant de différentes formes, que si je n'étais ce que je suis, j'aurais demandé mon congé dès longtemps; et j'aimerais mille fois mieux mendier mon pain honorablement autre part que de me nourrir des chagrins qu'il me faut dévorer ici. L'acharnement que marque le Roi pour me décrier secrètement et en public n'est plus une chose qu'on se dise à l'oreille; c'est la fable de la ville, tout le monde en est témoin, et tout le monde en parle; et ce qu'il y a de plus curieux, c'est que j'ignore encore mon crime, si ce n'est celui d'être son héritier présomptif. Il<174> est indubitable que de méchantes gens soufflent ce feu, et que les humeurs de la goutte et le tempérament bilieux du Roi n'y contribuent pas moins. J'apprends à tenir contenance, et depuis les trois semaines que je suis ici, j'en ai déjà appris assez pour m'entendre dire les choses du monde les plus choquantes sans changer de visage, sans m'émouvoir, et de commencer un discours, à la suite de ces injures, où il ne paraît pas seulement que je les aie ouïes. Je voudrais bien cependant que si le Roi ne peut pas se résoudre d'avoir envers moi les sentiments d'un père, ou si ma physionomie a le malheur de lui déplaire, il me laissât à Remusberg, à l'écart. Il en couverait moins sa bile, et j'en serais plus heureux. Vous me demandez quelle est la maladie du Roi. C'est une goutte volante qui n'a pas voulu se fixer, et qui, après être passée du bras gauche dans le genou droit, de celui-là dans le gauche, et du genou gauche à la plante du même pied, s'est enfin dissipée, jusqu'à une enflure près, qui, je crois, se perdra par la transpiration.

Je vous souhaite tous les plaisirs que nous n'avons point, et tout le repos qui nous manque, vous priant de me croire à jamais,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèle ami,
Federic.

31. AU MÊME.

Berlin, 10 janvier 1739.



Mon cher Camas,

La sensibilité que vous me témoignez pour ce qui me regarde ne laisse pas de me consoler des chagrins que j'ai endurés, et je me suis dit, en lisant votre lettre :

Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.174-a

<175>L'innocence de ma vie m'est garante de la fausseté des rapports qu'on a faits au Roi sur mon sujet. Je ne saurais vous dire de quel crime l'on m'accuse; je crois qu'on serait bien embarrassé d'en trouver; c'est pourquoi l'on ne s'explique qu'en termes très-vagues, mais non avec moins d'aigreur. C'est l'effet d'une ancienne haine que quelque cause étrangère a retirée de l'état de léthargie où elle était restée pendant quelque temps. Le pronostic que je me suis fait est fâcheux, mais véritable; je ne dois jamais m'attendre à pouvoir vivre en paix avec un père facile à irriter, et qu'on remplit d'impressions funestes. Il faut que je l'envisage comme mon plus cruel ennemi, qui m'épie sans cesse pour trouver le moment où il croit pouvoir me donner le coup de jarnac. Il faut être sur ses gardes sans se relâcher; le moindre faux pas, la moindre imprudence, une bagatelle, un rien grossi et amplifié, suffiront pour ma condamnation. Vous seriez (je ne dis pas indigné) surpris, si vous entendiez avec quel acharnement on me décrie publiquement; et lorsqu'on a fait tous ses efforts pour me rendre odieux, de crainte de n'y avoir point réussi, on veut du moins m'affubler d'un ridicule extravagant. Jugez s'il ne faut pas bien du flegme pour voir par ses yeux et entendre par ses oreilles des choses si contraires à l'humanité. Je pense mille fois au proverbe italien qui dit : Soffri e taci. Qu'il est difficile, mon cher Camas, de pratiquer une maxime si brève en apparence, mais qui contient un si grand sens! Qu'il en coûte pour éteindre l'amour-propre, qui s'offense si étrangement des propos injurieux à notre réputation! Quels efforts n'est-on point obligé de faire pour réprimer l'amour de la vérité, qui s'élève en nous pour combattre la fausseté et le mensonge! C'est de cette puissance que nous avons sur nos passions que je fais à présent la salutaire expérience; et je puis vous assurer que la maladie du Roi me vaut tout un cours de morale. Ce n'est pas que je ne m'en fusse dispensé très-volontiers; mais je sais trop bien qu'on ne saurait se soustraire aux lois irrévocables du destin, que ce torrent<176> d'événements qui se suivent nous entraîne malgré nous, et qu'il y aurait de la folie à vouloir s'opposer contre ce qui est nécessité, et contre ce qui a été réglé ainsi de toute éternité. Il est vrai qu'une consolation tirée de la nécessité du mal n'est guère propre pour le soulager; cependant il y a quelque chose de satisfaisant dans l'idée que les chagrins qu'on nous fait endurer ne sont point les effets de nos fautes, mais qu'ils entrent dans le dessein et dans l'ordre de la Providence.

Vous croiriez, en lisant cette lettre, que je suis tout seul à Berlin, puisqu'il n'est question que de ma personne. Souvenez-vous seulement, mon cher Camas, que votre lettre y a donné lieu, et soyez persuadé que je vous entretiendrais mille fois plus volontiers de l'énumération de mes plaisirs que du récit de mes peines. Profitez des moments tranquilles que vous accorde le destin; connaissez leur prix, et jouissez-en. Le jour de mon départ doit s'approcher naturellement. Je vous avoue que, malgré mon impassibilité stoïque, je désire beaucoup le moment qui m'éloignera d'un endroit où je ne suis souffert qu'à regret, où l'on me hait, où l'on souhaiterait. Mais ne devinons point les pensées des autres; ce n'est pas à nous de sonder les cœurs. Poussons la charité jusqu'à mettre sur le compte de la douleur et d'une bile épaisse répandue ce que d'autres, moins scrupuleux, attribueraient au cœur de ceux qui les persécutent. La loi vivifiante n'est point mon mérite éminent,176-a mais la morale chrétienne n'en est pas moins la règle de ma vie.

Je salue mille fois madame de Camas, et cela, sans vous répéter l'ennuyeuse kyrielle de tous les sentiments avec lesquels je suis,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

<177>

32. AU MÊME.

Berlin, 29 janvier 1739.



Mon cher Camas,

Vous prenez tant de part à tout ce qui me regarde, que je dois vous tirer d'inquiétude sur le sujet de ma santé. J'ai pris, la nuit du jeudi au vendredi,177-a une crampe d'estomac si violente, que j'ai pensé y succomber. Les médecins m'ont donné une si grande quantité de remèdes, et de nature si forte, qu'ils m'ont sauvé pour celte fois. Depuis ce temps, j'ai eu quelques petites attaques avec des battements de cœur très-violents et des sueurs exténuantes. La nuit passée est la première où j'aie goûté quelque repos. Eller177-b m'assure qu'il me guérira radicalement. Si par la diète et le régime on peut se guérir, je suis sûr de me remettre, et si l'habileté du médecin peut me rendre la santé, je dois me flatter de la recouvrer, car Eller est fort habile homme.

Le Roi part aujourd'hui; j'irai prendre congé de lui, et s'il ne communie point à présent, j'espère de pouvoir partir la semaine prochaine pour mon chez-moi. J'ai souffert et des chagrins qui me sont donnés, et des maux qui me sont venus. Le corps malade et l'esprit affligé conduisent tout droit à l'éternité. Je vous ferai avoir sans grande peine la lettre de Maréchal; il faut seulement que je trouve le moment de lui parler. Ne choisissez pas ce qu'il y a de plus grand parmi la marchandise de ces commissaires, mais ce qu'il y a de mieux fait. Je suis avec des sentiments dignes des temps d'Oreste et de Pylade,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

<178>

33. AU MÊME.

Ruppin, 15 mars 1739.



Mon cher Camas,

Il n'y a aucune retraite assez profonde, aucun engagement assez puissant, aucune passion assez forte pour me rendre inaccessible à mes amis. Si je m'enferme dans l'étude, si je donne quelques moments aux muses, c'est toujours dans le dessein de me rendre plus capable de servir ceux à qui je suis uni par les liens de l'amitié. Vous n'avez point lieu de craindre en m'écrivant, car vous devez croire que les sentiments du cœur sont toujours plus vifs que les efforts de la spéculation, en un mot, que le nom seul de M. de Camas me ferait tomber des mains les livres et la philosophie. Je devrais m'attendre au repos, et je devrais conserver ma santé par le genre de vie que je mène; mais ce sont de ces choses, l'une et l'autre, qui, étant sujettes à tant d'accidents, ne peuvent guère être restreintes à une espèce de nécessité. Cependant il n'est plus question de moi dans le monde politique, et je chemine doucement à l'ombre. Ma santé, à laquelle vous daignez vous intéresser, commence à se raffermir, quoique j'aie été fort languissant jusqu'à présent. La dernière attaque que j'ai eue à Berlin a été très-violente, et a tellement ébranlé l'édifice, qu'il a fallu des mois pour l'étayer. On ne me trouvera pas sans vert à la revue, et dussent me manquer tous les Kircheisen du inonde, je trouverai remède à tout. J'ai cependant encore une lueur d'espérance dans le secours qui me viendra de Zurich; j'ai écrit pour cet effet à l'Excellence qui préside aux enrôlements; je ne puis avoir la réponse qu'à la fin de la huitaine.

Je souhaite que le Roi vous fasse faire plusieurs harangues dans le goût de celle que vous allez prononcer à Crossen. Dussiez-vous, mon cher Camas, mettre le nez de nouveau dans la rhétorique, j'espère que vous ne vous en fâcheriez pas. A revoir, mon cher, non pas dans<179> les champs Elysées, mais dans les champs où l'on moissonne régulièrement toutes les années la gloire, où les vainqueurs sont couronnés de couronnes civiques, et où ceux qui triomphent sont ceux qui ont le plus d'hommes. Je suis avec une très-parfaite estime,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

34. AU MÊME.

Ruppin, 10 mai 1739.



Mon cher Camas,

Je suis charmé que quatre jours d'étude à l'université de Potsdam vous aient rendu savantissime dans l'art des exercices. Je suis persuadé que vous avez vu des merveilles, et je suis même sûr que ni vous ni moi ne les imiterons pas. Heureux qui peut faire un si grand profit, tel que vous venez de le faire, en si peu de temps! Plus heureux qui peut encore le faire à moins! J'ai envoyé mon lieutenant étudier pour moi, à l'imitation des chanoines de la sainte Chapelle,

qui laissent en leur lieu
A des chantres gagés le soin de louer Dieu.179-a

J'ai reçu ordre d'entrer jeudi à Berlin; mon régiment est muni d'arguments à six pieds que c'est une bénédiction. Si par une rigide observance de la loi on est sauvé, nous le serons; si par un exercice correct on fait sa cour au Roi, nous la ferons; si par l'intercession de colosses on peut faire fortune à Berlin, je puis faire fond sur la mienne; et si par des sentiments sincères on mérite le retour de ses<180> amis, je puis compter sur votre amitié. Adieu, mon cher Camas; comptez sur les sentiments de ma parfaite estime et d'une sincère amitié.

Federic.

35. AU MÊME.

Aux haras de Prusse (à Trakehnen), 10 août 1739.



Mon cher Camas,

Les deux nouvelles qui m'ont le plus surpris depuis mon départ, dont l'une me réjouit autant que l'autre m'attriste, au point que j'échangerais l'une pour l'autre, si je pouvais racheter l'une par l'autre, sont, pour les rapporter selon l'ordre des temps, la grâce inopinée que le Roi m'a faite de me donner ses haras de Prusse. Ni le public, ni moi, ni le Roi même, nous ne nous y attendions; et cela se fit en vérité je ne sais comment, mais toutefois de la manière du monde la plus flatteuse pour moi. Je fus interdit le moment que le Roi me dit, Je vous donne le haras, effet ordinaire de la surprise; mais je ne laissai pas de marquer ensuite au Roi tout ce que me suggérait la plus parfaite reconnaissance, plus charmé de ses bontés que de la magnificence du présent, et plus vivement touché du retour de sa tendresse paternelle que de tous les objets qui flattent les intérêts et l'ambition des hommes. La seconde nouvelle, qui m'afflige, qui m'inquiète, qui m'alarme, est la goutte dont on vous dit tourmenté; j'avoue que j'ai tremblé à la seule pensée de voir devenir invalide un si brave officier, un si honnête homme, un soldat si expérimenté, qui, pour avoir perdu un de ses membres180-a pour la patrie, semblait avoir mérité que les infirmités humaines respectassent ceux qu'il avait sauvés de mille périls et de cent combats. Votre lettre me rassure de quelque manière, si elle<181> n'est l'effet d'un de ces efforts généreux de l'amitié qui fait passer au-dessus de la douleur et de ce qui peut troubler les âmes vulgaires. Je crains encore pour vous, mon cher Camas, et je vous reproche de ne m'avoir pas dit deux mots de votre santé, qui m'est chère, dans une lettre de quatre pages. Vous croyez peut-être que je ne pense qu'à moi-même, et que, enivré de mon bonheur, je ne compte pour rien mes amis. Désabusez-vous, je vous prie; non, je ne serai jamais indifférent envers ceux avec lesquels je suis lié par les nœuds sacrés de l'amitié. Ni la fortune la plus brillante, ni le malheur le plus affreux, ni l'éloignement, ni des occupations profondes, ne m'empêcheront de penser à vous et de vous témoigner en toutes les occasions l'estime avec laquelle je suis,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

Mes compliments, s'il vous plaît, à madame.

36. AU MÊME.

Remusberg, 30 septembre 1739.



Mon cher Camas,

Je ne vous envie point votre bonheur, mon cher ami; ne croyez point que je sois encore intentionné de venir vous supplanter dans votre faveur. Demeurez, à la garde de Dieu, sur le pied où vous êtes; j'admirerai vos mérites, sans cependant sentir la force de les imiter. Il règne trop de brouillards dans la région où vous habitez, dont je crains que les exhalaisons ne me soient préjudiciables. Permettez-moi de humer modestement et dans ma solitude un petit air de liberté qui<182> me fait prospérer. Mais trêve de badinage; je souhaite de tout mon cœur que la goutte et la mauvaise humeur quittent tout à fait vos régions, et que vous passiez la saison tranquillement et avec toute la satisfaction que vous désirez vous-même. Adieu, mon cher Camas; je suis avec toute la tendresse imaginable

Votre très-fidèle ami,
Federic.

37. AU MÊME.

Ruppin, 15 novembre 1739.



Mon cher Camas,

Je vous félicite de votre heureux retour dans votre garnison, et je ne vous trouve aucunement à plaindre dans votre solitude. Une aimable femme, de bons livres et de la bonne chère sont toutes des choses qui ne rendent aucun ermite malheureux; au contraire, c'est peut-être la quintessence de la vie, et ce qu'il y a de plus raisonnable à faire dans ce monde. Si vous appelez cela s'ennuyer, je m'ennuierai volontiers avec vous toute ma vie. Nous nous préparons ici à remonter sur le grand théâtre de la capitale, et à profiter des plaisirs dont vous faites la description vraie et naturelle. J'avoue que dans ces moments-là je vous plaindrai plus qu'à l'ordinaire de ce que vous n'êtes point en passe de profiter de nos divertissements; et je me sens même assez de charité pour présenter requête pour vous, afin que vous changiez la garnison de Francfort pour celle de Berlin. Le Roi y souscrira de bon cœur, principalement si on lui allègue le motif de vos plaisirs. Mais puisque je ne voudrais point faire de démarche sans votre aveu, je suspendrai cette affaire jusqu'à ce que je sois informé de votre volonté là-dessus. Ne pouvant donc vous être utile pour vos<183> plaisirs bruyants, souffrez que je rende quelque service à votre volupté, et que je l'abreuve de bon vin de Champagne et de Bourgogne. Caton, l'austère Caton égayait bien quelquefois sa sagesse avec du nectar de Falerne; pourquoi le gouverneur de Francfort n'enluminerait-il pas la sienne avec le nectar de Champagne, qui le cède aussi peu à celui de Falerne qu'il le cède à Caton?

Adieu, cher et digne ami; mes compliments à madame, que j'estime de tout mon cœur. Soyez bien persuadé que je n'en fais pas moins à votre égard, et que j'ai été, je suis, et je serai toujours votre parfait ami,

Federic.

(Vingt-cinq bouteilles de Bourgogne; vingt-cinq de Champagne.)

38. AU MÊME.

(Décembre 1739.)



Mon cher Camas,

Nous sommes ici des amphibies de joie et de tristesse; on fait des fêtes d'un côté pour divertir ma sœur,183-a et l'on plaint le Roi, de l'autre, pour l'état incertain et défaillant de sa santé. Vous pouvez, mon cher ami, vous représenter à peu près la situation dans laquelle nous sommes; cependant elle est de cent piques préférable à celle de l'année passée, qui était désespérée. Je ne pourrai guère vous mander des nouvelles d'ici, sinon que l'ancienne étiquette s'observe régulièrement, qu'il a fait ici un froid épouvantable, qu'on danse beaucoup, qu'on médit encore davantage, et que l'on rit et pleure tour à tour.<184> Nous avons ici deux nouveaux envoyés, Rudenskjöld184-a et Valori.184-b Le premier est un homme d'esprit, fin, et qui a beaucoup de connaissances et du inonde. Le second est un sot, très-grossier, et si fort absorbé par le grivois, que l'homme de qualité s'y perd totalement; c'est le Weyher184-c des Français, en un mot, un homme qui ne prendra point à Berlin, à en juger par le ton où il se monte.

Je vous suis infiniment obligé des pommes que vous m'envoyez; quoique je n'en mange jamais, je n'en ai pas moins d'obligation à celui dont elles viennent. Je vous ai bien plaint du malheur qui est arrivé à votre régiment. Ce sont ces mêmes Anglais que je vous plaignais d'avoir lorsque je vous vis à Cüstrin, qui vous ont joué ce vilain tour; ce sont en vérité de bien mauvais soldats, et, au demeurant, grands pendards. Adieu, cher ami; aimez-moi toujours, et soyez persuadé de l'estime et de l'amitié avec laquelle je suis tout à vous.

Federic.

Mes compliments à madame de Camas.

39. AU MÊME.

18 mars 1740.



Mon cher Camas,

Je vous envoie le fruit d'une conversation que j'eus avec vous sur le sujet de la flatterie. Je crois me rencontrer assez bien avec vos sentiments; et pour vous montrer que j'ai bien médité cette matière, je l'ai mise en vers, c'est-à-dire que j'ai donné la torture au bon sens<185> pour la mouler sur l'air de l'imagination, et pour l'asservir à la mesure des vers. Un homme aussi grave que vous, et tout géomètre en même temps, dira peut-être que c'est perdre son temps que de l'employer à toiser des syllabes. Je n'en disconviens aucunement. Mais vous m'avouerez que la versification donne lieu en revanche à bien méditer une matière, et à la considérer sous toutes ses faces. Si après cela vous trouvez encore que j'ai perdu mon temps à versifier, je n'ai plus rien à vous répondre. Peut-être trouverez-vous que c'est être bien importun que de vous dérober encore quelques moments de votre loisir ou de votre sommeil. Échappé à peine de la pénible conversation de la journée, un nouvel ennui vous attend. Je vous en demande pardon de tout mon cœur, et je vous promets même, si vous le voulez, de ne vous importuner jamais de même. Mais je vous renvoie à mon ode; il suffit qu'elle vous ennuie, je ne veux point que ma prose renchérisse sur ses droits.

ODE SUR LA FLATTERIE.185-a

Quelle fureur, quel dieu m'inspire?
Quel feu s'empare de mes sens?
Muse, enfin reprenons la lyre,
Cédons à ses enchantements.
Oui, je vais, nouveau fils d'Alcide,
Fier d'une valeur intrépide,
Combattre des monstres affreux,
Et porter la foudre et la guerre
A ces crimes qui de la terre
Corrompent le séjour heureux.
<186>Les vents dont l'haleine empestée
Entraîne l'horreur sous leurs pas,
Par qui la terre dévastée
Se voit couverte du trépas,
L'aquilon dont le souffle aride
Enlève au laboureur avide
L'unique objet de ses travaux,
Sont moins craints sur cet hémisphère
Que n'est le flatteur mercenaire
Qui corrompt le cœur des héros.

L'insinuante flatterie
Est la fille de l'intérêt;
L'orgueil superbe l'a nourrie,
Et l'amour-propre seul lui plaît.
Elle est rampante au pied du trône.
Son vain encens qui l'environne
Enivre les rois et les grands;
Le masque de la politesse
Couvre en tout l'abjecte bassesse
De ses froids applaudissements.

Tel qu'un serpent caché sous l'herbe,
Rampant à replis tortueux,
Dérobe sa tête superbe,
Sous des feuillages ombrageux,
Aux hommes prêts à le surprendre,
Qui dans cet asile si tendre
N'observent que l'émail des fleurs;
Ou telle cette lueur claire
Dont la beauté si passagère
Séduit et perd les voyageurs :

Ainsi donc le flatteur inique
Couvre par sa feinte douceur
Et par sa lâche politique
L'apprêt d'un poison corrupteur.
Sa bouche est sans cesse trompeuse,
<187>Et de sa langue frauduleuse
L'adresse abuse les humains,
Semblable au chant de la sirène
Dont la mélodie inhumaine
Les charme, et tranche leurs destins.

O ciel! quelle métamorphose
A changé le vice en vertu?
Qui transforme l'ortie en rosé?
Par qui tout est-il confondu?
Quel adulateur ridicule
D'un nain peut former un Hercule,
Et d'un vil ciron un Atlas?
O mortels! c'est la flatterie,
Dont l'insipide frénésie
En Newton érige un Midas.

Souvent dans ses visions folles
Elle adora jusqu'aux tyrans;
Des monstres furent les idoles
Dont l'argent gageait ses encens.
Toujours la trahison heureuse
Et la majesté fastueuse
A trouvé des adulateurs;
Cartouche orné d'une couronne,
Ou Catilina sur le trône,
N'auraient pas manqué de flatteurs.

Voyez sans esprit, sans haleine,
Ce frénétique en sa fureur :
A coups pressés de veine en veine
Son sang fait palpiter son cœur;
Son corps est brûlé par la fièvre,
La mort habite sur sa lèvre;
En vain le flatteur détesté,
Relevant d'une voix sublime
L'éclat du rouge qui l'anime,
Louera sa brillante santé.
<188>Loin de nous donner du mérite,
Le flatteur le fait éclipser;
L'humilité seule est l'élite
Des vertus qu'on doit estimer.
Quand même l'humaine injustice
Nous confondrait avec le vice,
Rien ne saurait nous avilir.
La vertu n'est point l'accessoire
De la louange et de la gloire;
C'est un bien qu'on ne peut ravir.

Louis, devant qui tremblait la terre,
Ce roi, dont tout craignait le bras,
Louis était grand dans la guerre,
Mais très-petit aux opéras.188-a
Vous noyez, courtisans iniques,
Des rois les vertus héroïques,
Vous rendez leurs noms odieux;
Je ne vois plus dans Alexandre
Le triomphateur du Scamandre
Lorsqu'il se dit le fils des dieux.

Réveillez-vous de votre ivresse,
Rois, princes, savants et guerriers;
Arrachez-vous de la mollesse
Qui flétrit vos plus beaux lauriers,
De cet océan du mensonge
Où votre amour-propre vous plonge;
Et, détestant la vanité,
D'un bras vengeur brisez la glace
Qui, déguisant votre grimace,
Vous a trahi la vérité.

O Vérité chaste et sincère!
O fille immortelle des dieux!
Vérité toujours salutaire
Habitez ces terrestres lieux.
<189>Que disparaisse à votre vue
La fausse gloire, cette nue
Dont on obscurcit la raison,
Comme aux rayons de la lumière
S'écarte la vapeur légère
Qui s'étendait sur l'horizon.

Amis tendres, amis fidèles,
Apôtres de la vérité,
Sages qui suivez les modèles
Des amis de l'antiquité,
Amis qui, d'un regard sévère,
En nous reprenant savez plaire,
Et qui poursuivez en tout lieu,
Sous le diadème et le casque,
Le vice caché sous le masque,
Soyez mes anges et mes dieux.

Envoi.

Camas, vous qui vîtes éclore
La première fleur de mes ans,
La folle erreur de mon aurore
Et mes premiers égarements,
Soyez toujours sans indulgence,
Sans lâcheté, sans complaisance
Pour mes vices et mes défauts :
Ainsi l'or que le feu prépare
Se purifie, et se sépare
Du plomb et des autres métaux.

Federic.

<190>

40. DE M. DE CAMAS.

Berlin, 20 mars 1740.



Monseigneur

Je viens de recevoir dans le même moment une marque de bonté de Votre Altesse Royale, une preuve de son bon goût et un signe très-sûr d'un cœur incorruptible, puisqu'il est inaccessible à la flatterie. Vous en connaissez si bien tous les détours, monseigneur, que je tiens que ceux qui voudront vous en imposer à cet égard feront un mauvais métier. V. A. R. peut bien s'imaginer que je n'ai pu encore lire son ode qu'en courant; je la repasserai plus d'une fois avant de me coucher. Qu'il est beau d'aimer le vrai, et de vouloir le faire aimer aux autres! C'est ce que cet esprit géomètre que vous voulez bien m'attribuer, monseigneur, m'a démontré de plus sûr; aussi je la supplie de regarder comme une vérité démontrée le profond respect et l'attachement inviolable avec lequel je fais profession d'être jusqu'à la fin de mes jours,



Monseigneur

de Votre Altesse Royale
le très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur,
Camas.

41. A M. DE CAMAS.



Mon cher Camas,

Je ne vous ai pu donner que des marques légères de mon souvenir et de mon amitié. Je ne saurais encore faire autre chose pour vous;<191> mais je connais votre cœur, et je sais qu'il est plus sensible à l'estime des honnêtes gens qu'à l'intérêt. Ainsi je vous donne encore une marque de mon estime et de mon amitié, que je vous prie de conserver toute votre vie; ce sont les arrhes que mon cœur vous réserve, et ce que l'équité veut qu'on vous rende. Soyez persuadé, mon cher Camas, que je ne me départirai jamais de ces sentiments, et que si une plus haute fortune peut m'être sensible, c'est pour récompenser votre mérite, et vous donner des marques évidentes des dispositions à votre sujet avec lesquelles je suis

Votre très-fidèle ami,
Federic.

42. AU MÊME.

Ce soir, de ma chambre (27 mars 1740).



Mon cher Camas,

Je vous envoie un conte191-a bien fou, qui pourra peut-être vous amuser quelques moments. En vérité, on a l'esprit si plein de médecins, de malades et de remèdes, qu'il serait difficile, je crois, de plaisanter sur autre chose. L'histoire du flegmatique Superville a donné lieu à ces vers. Vous m'avez paru désirer de voir ce conte habillé en poésie; c'est toujours, de quelque façon qu'on le regarde, l'ouvrage d'un janséniste en médecine, qui ose révoquer en doute l'infaillibilité de la Faculté, crime impardonnable, et pour lequel un médecin plus bourreau encore que ses confrères eut la dureté de laisser mourir Despréaux sans l'assister. Je remets donc entre vos mains de quoi me brouiller à jamais avec tous les Esculapes de l'univers. Songez donc,<192> mon cher Camas, que moi, votre ami, je suis hypocondre, et que qui dit hypocondre parle d'un homme qui ne saurait se passer de médecins et de remèdes. Je suis votre ami de tout mon cœur.

Federic.

43. AU MÊME.

(28 mars 1740.)



Mon cher Camas,

En vous priant de me prêter pour quelques moments le conte du médecin, que je vous ai donné, je vous en paye les intérêts d'avance par deux Épîtres.192-a Vous dire qu'il fait beau temps dehors, et que la promenade est charmante, serait vous outrager; mais vous dire que je vous estime de tout mon cœur ne saurait, à ce que j'espère, vous être désagréable. Ce sont les sentiments avec lesquels, en vous souhaitant la bonne nuit, je suis tout à vous. Adieu.

Federic.


139-a De la main d'un secrétaire.

139-b Envoyé de Prusse à Vienne.

139-c De la main de Frédéric.

140-a Envoyé de France à la cour de Berlin. Voyez t. II, p. 112, et t. III. p. 23, 26 et 33.

143-a Madame Esther-Susanne de Dobrzenska, née Du Quesne de Desneval, était veuve de Frédéric-Bogislas baron de Dobrzenski, conseiller intime de guerre. Sa fille, Sophie-Charlotte, qui avait épousé, en 1721, le comte Charles-Reinhold Finck de Finckenstein-Gilgenbourg, juge à la haute cour d'appel, était de même veuve depuis 1725, et mère d'une fille, Sophie-Henriette-Susanne, née en 1723.

144-a Frédéric avait été élevé au grade de général-major le 29 juin 1735. Voyez ci-dessus, p. 52.

152-a Frédéric désigne par ce mot de son invention la famille du duc Charles-Louis-Frédéric de Mecklenbourg-Mirow.

152-b Voyez t. VIII, p. 119-123, et p. 253-258; et t. XV, p. 108.

152-c Voyez ci-dessus, Avertissement, no VIII, et p. 127-136.

153-a De la main de Frédéric.

154-a Voyez la lettre à Voltaire, du 7 avril 1737, où Frédéric explique l'origine du nom de Remusberg (Mont Remus), par lequel il désigne, dès 1736, sa terre de Rheinsberg, près de Ruppin, p. e. dans ses lettres à Suhm, du 26 août, à Duhan, du 2 octobre, et à Voltaire, du 7 novembre.
      Frédéric pensait probablement déjà en 1733 à acheter la terre de Rheinsberg, comme on peut le supposer d'après sa lettre à Grumbkow, du 1er mai de la même année. Il en fit l'acquisition le 16 mars 1734; mais il ne s'y établit qu'au printemps de 1736, après avoir fait embellir le château et les jardins.

159-a Le prince Léopold d'Anhalt-Dessau.

159-b Nous donnons ici le fac-simile de l'autographe de ce plan.

160-a Le marquis de La Chétardie, envoyé de France.

163-a Louise de Brandt, fille du ministre d'État Ernest-Bogislas de Kameke, née en 1710, femme, depuis 1730, de M. de Brandt, chambellan, et veuve depuis 1743; elle mourut en 1782. Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff, Tubingue, 1811, p. 142 et 144, et la lettre de Frédéric à Voltaire, du 30 septembre 1738.

165-a Madame de Wreech peut-être. Voyez ci-dessus, p. 7 et suivantes, et p. 161 et 162.

168-a Voyez ci-dessus, p. 153.

168-b Voyez ci-dessus, p. 17.

168-c Exode, chap. XXXII, v. 29 et suivants.

170-a Le Siècle de Louis XIV, par Voltaire.

171-a Ou plutôt d'Achille. Voyez t. VI, p. 81.

171-b Madame de Wr... et madame de Brandt. Voyez ci-dessus, p. 163 et 165.

172-a Boileau, Le Lutrin, chant I, v. 24.

172-b M. de Schwerin, fait comte et feld-maréchal en 1740.

174-a Voyez t. XV, p. 150.

176-a Voyez ci-dessus, p. 125.

177-a C'est-à-dire du 22 au 23 janvier.

177-b Voyez ci-dessus, Avertissement de l'Éditeur, no XI.

179-a Voyez ci-dessus, p. 172.

180-a Voyez ci-dessus, Avertissement de l'Éditeur, no IX.

183-a La duchesse Charlotte de Brunswic-Wolfenbüttel, qui arriva à Berlin le 17 décembre 1739.

184-a Voyez t. III, p. 165.

184-b Voyez t. XI, p. 11.

184-c Le colonel Adam de Weyher, à Potsdam.

185-a Nous avons donné une autre leçon de cette Ode t. X, p. 19-24.

188-a Voyez t. III, p. 192, et t. VIII, p. 162 et 313.

191-a Le Faux Pronostic. Voyez t. XIV, p. 178-180.

192-a L'Épître sur la fermeté et sur la patience, et l'Épître sur l'usage de la fortune. Voyez t. XIV, p. 43-49, et p. 88-93.