12. DU MÊME.
Lübben, 20 avril 1736.
J'ai l'honneur d'envoyer à Votre Altesse Royale la suite de mon ouvrage jusqu'au paragraphe 115. La matière commence à devenir fort intéressante, et il me tarde de voir la fin du dictionnaire de Wolff; c'est ainsi que j'appelle l'explication qu'il donne des mots, et qui est absolument nécessaire pour l'intelligence des choses, en sorte que dans la suite on se trouve amplement dédommagé de la peine qu'on s'est donnée pour apprendre cette espèce de nouvelle langue.
V. A. R. agréera que, pour l'amuser un instant, je lui fasse part d'une aventure héroï-comique-amoureuse qui s'est passée dernièrement ici.
Le capitaine du château de Lübben est un certain Trützschler, bon homme, père de quatre filles dont l'aînée, quoique richement laide, a brillé, il y a plus de vingt ans, à Dresde, dans tous les bals masqués, par sa belle taille et sa danse. On dit aussi, il est vrai, qu'elle avait la mortification d'entendre cesser les éloges dès qu'elle se démasquait. Il y a longtemps qu'elle ne danse plus, et ce n'est pas elle non plus qui a aidé à jouer le roman. Les deux sœurs suivantes ont, selon toute apparence, renoncé à faire parler des effets de leurs charmes. Reste donc la cadette, qui est l'héroïne. C'est une blonde qui n'est pas mal, grande, assez bien faite, chantant et jouant du clavecin. Son père, pour lui donner occasion d'exercer ses talents, a souvent de petits concerts chez lui, où assistent ceux qui fréquentent sa maison, et ceux qui s'y font présenter. Un gentilhomme nommé Hacke, qui a servi quelques années, et quitté ensuite comme lieutenant, demeurant à quelques lieues d'ici, sur une terre fort endettée, est venu ces jours passés dans cette ville, et s'est fait introduire au château par un officier de la garnison. Il est vrai qu'on prétend que le concert était<287> fort complet, et que la belle s'y surpassa; je veux croire aussi que le cavalier s'était mis de son mieux, et que la belle avait son beau jour. Mais cependant, ô amour! que ton pouvoir est grand! Se voir pour la première fois et s'aimer éperdument n'est pour eux qu'une même chose. La fin du concert n'a pas plus tôt soulagé l'impatience de l'amant, qu'il se lève, fait la révérence au père, et lui demande sa divine fille en mariage. Le père y consent, appelle sa fille, lui propose la chose, et trouve une obéissance digne d'Iphigénie. Le bonhomme met la main de sa fille dans celle de son amant, et, après avoir satisfait aux ordres de l'amour, il songe à faire connaissance avec son gendre, lui demande son nom, son état, et tout ce qui s'ensuit; à quoi celui-ci ayant répondu, tous paraissent satisfaits, et, peu de jours après, la sérieuse cérémonie unit à jamais le couple fortuné.
Voilà vraiment un sujet de roman à désespérer la plus riche imagination.
Agréez, monseigneur, l'assurance de mon profond respect, etc.