66. DE M. DE SUHM.
Pétersbourg, 21 mars 1738.
Monseigneur
Je me sers de l'occasion d'un courrier que je fais passer par Berlin, pour vous faire remettre en toute sûreté le grimoire ci-joint, que V. A. R. voudra bien déchiffrer, et m'en envoyer au plus tôt la solution. Par cette même occasion, je vous envoie les nouvelles cartes géographiques de la Crimée, théâtre de la guerre. Ne sachant encore que vous envoyer pour faire plaisir à V. A. R., j'y joins un nouveau menuet de Madonis, qui a été fort goûté ici dans les derniers bals, afin que vous puissiez un peu juger, monseigneur, du goût que l'on a ici en fait de musique. Tout bizarre qu'il est, il n'a pas laissé de me plaire, parce qu'il a quelque chose de champêtre qui m'a, par un charme tout singulier, comme transporté dans mes rêveries à Remusberg. Ne lui en faites pourtant pas, monseigneur, un trop grand mérite, car, au fond, la cause en est plus en moi qu'en lui; aussi n'y a-t-il presque aucun objet agréable qui, en se présentant à mes yeux,<388> ne rappelle dans mon esprit l'idée de ce séjour fortuné, l'unique objet de mes désirs, et qui me semble, dans la jouissance idéale que j'éprouve souvent du tranquille bonheur dont il est l'asile, être le centre de tous les plaisirs et de tous les sentiments agréables dont mon cœur est susceptible. Vous reconnaîtrez, monseigneur, à cette peinture l'effet de la liaison des idées et des sensations dont parle notre maître en philosophie.
J'ai encore inséré dans le paquet une petite pièce en vers assez jolie. Ne sachant en faire moi-même pour vous payer, monseigneur, de ceux dont il vous plaît de m'honorer, je me vois réduit à avoir recours à ceux d'autrui. Mais je ne vous tromperai pas, au moins, en les faisant passer pour miens, comme autrefois le poëte latin trompa l'Auguste de son temps. Je devrais sans doute, à cette occasion, faire l'éloge de la belle ode que m'a envoyée V. A. R., et que je ne me lasse point de relire; mais, pour complaire à votre modestie, je me contenterai de dire qu'elle m'a touché jusqu'au fond du cœur, autant parce qu'elle est belle et touchante que parce qu'elle est votre ouvrage. Vos folies, monseigneur, comme il vous plaît de les nommer, feraient honneur même au plus sage des hommes. Et si vous savez faire un si digne et si noble usage de votre loisir, quelles merveilles ne doit pas attendre l'univers de l'accomplissement de vos devoirs! quelle félicité ne sera pas le partage du peuple fortuné qui vous adore déjà, et qui va devenir l'un des plus florissants sous l'ombre de l'auguste trône auquel le ciel vous appelle, et pour lequel il semble vous avoir formé en vous douant de toutes les vertus qui font un grand monarque, un roi selon le cœur de Dieu, un père adoré de ses peuples!
Mais, de grâce, pardon; je m'oublie malgré moi. Daignez excuser cette effusion involontaire d'un cœur qui n'a plus de sentiments que pour vous et de vie que par vous.
<389>P. S.389-a Vous recevrez au mois de mai une remise. Ce sera apparemment la même somme que l'année passée, car je n'ai rien pu prescrire. Vous pouvez juger que le Duc a envie de vous être utile, car c'est un effort qu'il fait, ayant de terribles dettes à payer pour ses prédécesseurs. Il est vrai qu'il a une grande ressource. C'est là sans doute qu'il faut songer à puiser à l'avenir. Elle y est toute disposée; elle vous aime et vous estime véritablement, et se fera un plaisir de vous rendre service, persuadée que, entre gens de même sorte, et qui pensent grandement, on peut s'entr'aider sans conséquence; il ne s'agit que de la manière. Elle ne voudrait pas vous offrir ses ressources, afin que vous ne pussiez pas penser qu'elle exigeât de vous d'autres sentiments que ceux qu'elle croit mériter d'ailleurs. Je n'ai pu que louer cette délicatesse, et j'ai en même temps fait le portrait de votre caractère, qui l'a convaincue que vous pensiez aussi grandement qu'elle. Elle a souhaité que vous lui écrivissiez un mot en allemand; j'ai protesté que cela ne se pouvait absolument point, quoiqu'elle ait donné sa parole de me remettre votre lettre aussitôt qu'elle l'aurait lue. Là-dessus j'ai dit que je vous proposerais de me charger de l'affaire tout comme si c'était en mon nom. Si vous n'avez donc pas de scrupule sur ce sujet, envoyez-moi un mémoire signé ou une lettre par laquelle vous me laissiez maître d'arranger la chose, mais en me recommandant bien sérieusement de m'y prendre avec toute la prudence possible et de manière à ne laisser prise à aucune mauvaise interprétation, vous réservant expressément de vous en prendre à moi, en cas que vous soyez le moins du monde compromis dans cette affaire, ou qu'il s'y trouve la moindre irrégularité, parce que vous vous êtes fait une loi de ne jamais hasarder en votre vie la moindre démarche qui pût avoir seulement l'apparence de n'être pas absolument conforme à votre gloire et à votre devoir, ou seulement à la bienséance; vous terminerez enfin la lettre par quelques mots<390> gracieux envers le Duc et par quelques assurances de votre confiance envers moi.
Aussitôt que j'aurai votre réponse là-dessus, je prendrai les mesures nécessaires pour la sûreté des remises.
389-a En chiffre.