93. A M. DE SUHM.
Berlin, 2 décembre 1739.
Mon cher Diaphane,
Je vous suis obligé on ne saurait davantage pour les belles recrues que vous me procurez de nouveau. Je voudrais pouvoir vous en témoigner ma reconnaissance. Mais je vous dois tant! Et ceci n'est qu'un des moindres objets sur lesquels roule ma reconnaissance.
Voici donc enfin cette paix tant attendue et tant désirée! Je souhaite, mon cher Diaphane, que vous soyez en tout plus grand prophète que Mahomet, qu'Ésaïe, que Daniel et tous ces vieux Juifs dont les rêves ont fait tant de bruit dans le monde, et ont donné la question à tant d'interprètes et de commentateurs.
L'affaire de B. est rompue à coup sûr; j'en sais trop de circonstances pour qu'il reste la moindre apparence de la renouer, ainsi qu'il ne faut plus y compter.
Remerciez, s'il vous plaît, infiniment le duc de Courlande de ma part de l'attention qu'il a de m'envoyer un étalon. Je voudrais bien lui envoyer quelque chose d'ici; il s'agit seulement de savoir ce qu'il n'a pas, et ce qui pourrait lui faire plaisir.
Ma santé, à laquelle vous vous intéressez, va mieux que par le passé. Je reprends à présent très-bien mes forces et ma vigueur, et<421> j'espère d'être totalement quitte des fâcheuses incommodités que j'ai essuyées. Je suis bien aise d'apprendre que vos maux ne sont pas si dangereux que les miens; ce me sera une consolation en souffrant, si je sais que je suis le seul qui ait le danger à craindre, et que je puis être en repos au sujet de mes amis.
Je vous envoie cette lettre par une voie sûre et certaine. Je ne m'embarrasse pas de vos réponses, car je suis sûr que vous veillez à leur salut. Ce cachet ouvert était de la lettre que Kalsow m'apporta, et je l'ai soupçonné d'avoir eu cette curiosité, soit par lui-même, soit par des ordres supérieurs. J'ai la mauvaise coutume de barbouiller bien du papier lorsque je compose, ce qui ne vaut rien. Je voudrais que ce fût le moindre de mes défauts. Je vous enverrai, le printemps prochain, un ouvrage421-a qui est actuellement sous presse, et auquel j'ai travaillé tout cet automne très-assidûment. Comme il regarde la politique, il est doublement de votre ressort.
Voici un exemple d'algèbre que l'aimable et profond Algarotti m'a envoyé. Je ne saurais le déchiffrer, mais je crois que vous en viendrez bien à bout là-bas, si vous l'entreprenez, et que vous vouliez bien vous en donner la peine, de quoi je ne doute point, puisque c'est me rendre service, ayant grand besoin de la solution de ce problème pour le calcul des fractions et des infiniment petits.
421-bJ'écrirai à l'Impératrice dès que vous m'aurez envoyé le modèle de la lettre avec les titres. Il me faudrait vingt-quatre mille écus par an. Si vous pouvez réussir, vous en prendrez deux mille sur ce nombre tous les ans. Que le marché soit conclu, s'il se peut, vers le mois d'avril.
J'abandonne ceci à votre prudence, et je ne doute point que vous<422> ne sondiez les de l'Isle422-a et les plus experts en ces matières pour voir si vous pouvez m'écrire quelque chose de précis sur ce calcul. Je crois cependant qu'il vous paraîtra moins difficile à présent qu'en tout autre temps. Vous qui vous guidez par les lumières de Wolff, vous pénétrerez facilement ce petit abîme d'algèbre, et je me flatte que vous vous en tirerez d'une manière triomphante, car qu'y aurait-il de difficile pour vous, et qui pût vous arrêter?
Adieu, mon cher Diaphane; toujours également aimable, fidèle et attaché, restez le même toute votre vie, et ne doutez jamais de tous les sentiments de reconnaissance, d'amitié et d'estime avec lesquels je suis à vous sans réserve.
Federic.
421-a L'Antimachiavel. Voyez t. VIII, p. 65-184, et 185-336.
421-b En chiffre.
422-a Joseph-Nicolas de l'Isle, né à Paris en 1688, se rendit, à la demande de l'impératrice Catherine Ire, à Saint-Pétersbourg pour y fonder une école d'astronomie. Après être demeuré près de vingt-deux ans en Russie, il retourna dans son pays en 1747, et reprit ses fonctions à l'Académie. Il mourut à Paris le 11 septembre 1768.