II. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. JORDAN. (MAI 1738 —AVRIL 1745.)[Titelblatt]
<54><55>1. A M. JORDAN.55-a
(Mai 1738.)
Jordan, tout bon poëte et tout peintre fameux
Doit exceller surtout par le rapport heureux
Des traits hardis, frappants, dont brille son ouvrage.
Avec l'original dont il offre l'image.
Le peintre scrupuleux doit, dans tous ses portraits.
Imiter le maintien, le coloris, les traits,
Et les effets divers que produit la nature;
Le poëte, évitant des mots la vaine enflure,
De justes attributs habile à se saisir,
Doit posséder surtout l'art de bien définir :
Le jugement de l'un est le coup d'œil de l'autre.
On ne peint point Caton avec un patenôtre,
Ni saint Pierre en pourpoint, ni la Vierge en pompons;
Les modes ont leur temps, ainsi que les saisons.
Chaque âge différent porte son caractère :
L'un est vif et brillant, l'autre est triste et sévère;
Et comme chacun d'eux a d'autres passions,
Il faut pour chacun d'eux d'autres expressions.
Que, fuyant l'ignorance et fuyant la paresse,
Un rimeur n'aille point, plein d'une folle ivresse,
Dépeindre la Fortune ou stable, ou sans bandeau,
Ou dérober au Temps ses ailes et sa faux,
Ou donner à la Mort le teint frais d'un chanoine,
Confondre le nectar avec de l'antimoine;
Car, pour apprécier un ornement séant,
Un nain ne doit jamais lui paraître un géant.
Un Zoïle ignoré, fameux comme Voltaire,
<56>Broglio pris sans vert, un Condé qu'on révère.
Tout poëte et tout peintre, exact également,
Doit fuir surtout du faux le triste aveuglement.
Rigide observateur de toute bienséance,
Qu'il place les objets selon leur convenance;
Et qu'un roi sur le trône ait le sceptre à la main,
Que César soit vêtu comme un héros romain,
Que, choisissant le vrai dans l'air, dans l'attitude,
Un Érasme, un Jordan soit dépeint en étude,
S'appuyant sur un bras, l'œil vif, spirituel,
Et l'esprit au-dessus du monde sensuel,
Méditant gravement quelque phrase oratoire,
Empoignant le papier, la plume et l'écritoire ....
Muse, tout doucement. Sage, discret Jordan,
Plus aimable qu'Érasme, autant ou plus savant,
Mais plus gueux de beaucoup, grâce au destin peu sage
Qui réunit sur toi ton bien, ton équipage,
Qui de livres rongés t'a rendu l'héritier,
Sans feu, sans lieu, d'ailleurs, même sans encrier,
Ma muse ne pouvant chanter ton écritoire
Sans faire à nos neveux une imposture noire,
Mais n'en rendant pas moins hommage à tes vertus,
Elle te servira de ce que sert Plutus.
Reçois donc par mes mains l'instrument de ta gloire;
Aux enfants d'Apollon il sert de réfectoire;
De tout auteur savant fidèle compagnon,
Organe de qui veut faire afficher son nom,
Dans le greffe, au barreau, le commis, le notaire,
Et Bernard,56-1 et Fleury, Réaumur,56-a et Voltaire,
En font à leur honneur sortir l'encre à grands flots,
Et Rollin des anciens en tire les travaux.
Du fond de ton esprit je vois déjà d'avance
Découler des torrents de sublime science;
Je vois déjà, rangés sur mes rayons nouveaux,
De tes heureux écrits les gros in-folios,
Croître et multiplier, ainsi qu'une famille,
<57>Les livres projetés dont ton esprit fourmille;
Je te vois, éclipsé sous leurs nombreux monceaux,
Oublier d'Hans Carvel le merveilleux anneau,57-a
O Jordan! souviens-toi que toute étude est vaine,
Qu'on y perd et son temps, sa vigueur, et sa peine,
Enfin qu'on n'a rien fait en ces terrestres lieux,
Si Ton n'a point appris le secret d'être heureux.
Vous aurez la bonté de faire la critique de la pièce. Les hyperboles y sont outrées; mais je vous jure qu'il n'y a rien de plus sec et de plus aride que le sujet de l'écritoire que je vous envoie. Il aurait été beaucoup plus naturel de l'accompagner simplement de deux mots de prose; tout homme sensé en aurait usé ainsi. C'est à la métromanie que je dois reprocher cette sottise et bien d'autres que j'ai faites dans ma vie. Souhaitez-moi par reconnaissance que celle-ci soit la dernière.
2. AU MÊME.
(Juin 1738.)
Voici une lettre que j'ai reçue de Voltaire, avec la réponse que j'y ai faite. Ayez la bonté de me marquer ce qu'il y faut corriger, et je le changerai. Comme ce n'est pas mon dessein de la transcrire, ne marquez rien dans la lettre même. Voici aussi l'Épître à Keyserlingk,57-b que vous pouvez copier corrigée, telle que la voilà. Comme je l'envoie à Voltaire, vous voudrez bien vous hâter de copier ma réponse, afin que demain à midi tout puisse être de retour ici. Faites mes amitiés à la princesse, et dites-lui que je lui écrirai demain, si j'en ai<58> le temps, et que je lui recommande le soin de sa santé. Mes amitiés à toute l'aimable société. Sum totus à toi. Knobelsdorff pourra me rapporter tout ce fatras d'écriture.
3. AU MÊME.
Ce 13 avril 1739.
Doctissime, sapientissime Jordane!
Les enfants de Fouqué,58-a dont je me suis chargé, doivent être mis au collége français de Berlin, qui est derrière ma maison. Ayez la bonté de prévenir les gens de ce collége, afin qu'on les reçoive, et qu'ils y soient entretenus à mes dépens, sur le pied du jeune Beausobre. Il faut qu'on leur fasse faire leurs humanités, et je réglerai le reste à mon arrivée à Berlin; je payerai alors tous les frais et dépens, qu'ils n'ont qu'à avancer jusqu'alors.
Je vous souhaite santé et contentement à Remusberg, et je vous prierai de me rendre visite lorsque nous serons un peu moins affairés. Voici une épitaphe que j'ai faite sur G ...,58-b à la réquisition de personnes auxquelles je n'ose ni ne puis rien refuser.
Ci-gît un maréchal, un ministre, et, de plus,
Un grand financier, un chanoine laïque.
Passants, qui connaissez sa fourbe politique,
Laissez dans l'oubli confondus
Et ses vices, et ses vertus.
<59>J'ai tâché d'y mettre le moins de fiel qu'il m'a été possible, afin que la modération, qui doit assaisonner toutes nos actions raisonnables, ne s'écarte pas de la poésie, non plus que du reste de ce que je puis faire.
Les insectes de Ruppin vous présentent leurs respects; les vieux bouquins s'humilient dans leur poussière et se mettent à vos pieds; et moi, je suis avec l'amitié que vous me connaissez
Votre zélé admirateur.
4. AU MÊME.
Ce 9 mai 1739.
Jordan, cher atome sceptique,
Dont le regard perçant de lynx
Et la rigoureuse critique
Te fait du peuple poétique
Plus craindre qu'à Thèbes le sphinx,
Voici de nouveau bavardage,
Que ton esprit judicieux
N'estimera point comme ouvrage
D'un dialectique sérieux.
Ma muse badine et volage,
Au lieu d'imiter le ramage
De quelque cygne harmonieux,
Se contente, dans son jeune âge,
D'un chant aisé, moins ennuyeux.
Qui n'a point l'art, comme Voltaire,
De prendre son vol jusqu'aux deux
Doit humblement raser la terre,
Cédant aux plus audacieux
L'art de l'oiseau porte-tonnerre
Qui plane et vole au haut des airs;
<60>Tandis que le serin en cage,
Malgré la prison et ses fers,
Sait goûter au moins l'avantage
De plaire par son gazouillage.
Tiens, je t'abandonne mes vers;
Corrige, efface, ajoute, lime.
Ne crains point qu'ils soient à couvert
D'un amour-propre follissime.
Je te verrais, la plume en main,
Rigoureusement les détruire,
Avec le sang-froid du Romain
Qui brûla sa main sans rien dire.
Vous aurez la bonté de me renvoyer ma pièce avec vos remarques, ce soir. Adieu, Mars m'appelle.
5. AU MÊME.
Pétersdorf, 23 juillet 1739.
Mon cher Jordan, nous voyageons il y aura trois semaines bientôt.60-a Il fait une chaleur comme si nous étions à califourchon sur un rayon du soleil; il fait une poussière comme si un nuage nous rendait invisibles aux passants. Avec cela, nous voyageons comme les anges, sans sommeil et presque sans aliments. Jugez donc si je ne suis pas à présent ce qu'on appelle un très-joli garçon. Si cela continue, on deviendra tout hébété et stupide. Mais je me perds dans mes comparaisons, et je vous grille assez mal à propos aux rayons hyperboliques du soleil.
Des nouvelles. Tout le monde se porte bien. Le Roi m'a donné<61> toute son économie de chevaux,61-a ce qui rapporte à présent dix à douze mille écus, et pourra monter dans quelques années à seize ou dix-huit mille. Je suis sûr que vous y prenez part; aussi en aurez-vous votre petite portion, et je verrai mes bons chevaux prussiens métamorphosés en livres dans votre bibliothèque.
Adieu, mon cher Jordan. N'oubliez point ceux à qui leur destinée très-ambulante fait parcourir les régions voisines des nations hyperborées, et qui soupirent après la tranquillité et le repos. Mes compliments aux êtres pensants qui pensent bien à Berlin.
6. AU MÊME.
Königsberg, 3 août 1739.
Mon cher Jordan, je vous envoie une lettre pour Voltaire, que vous copierez, que vous fermerez de votre cachet, et que vous ferez partir par la voie de Girard.61-b
Me voici donc arrivé dans la capitale d'un pays où l'on est foudroyé l'été, et où le monde crève de froid en hiver. C'est un pays plus propre à nourrir des ours qu'à servir de théâtre aux sciences. Les habitants, souples, flatteurs, rampants, mais fiers, hautains et arrogants, sont aussi fades dans leur humilité qu'insupportables par leur insolence. Les arts n'ont jamais été cultivés ici, et il y a grande apparence qu'ils ne le seront jamais. Je vous dirai cependant que j'ai entendu prêcher dimanche un ministre qui m'a surpris par son élo<62>quence. Je crois que la bonne déesse s'est égarée dans ce voisinage, et que, pour se mettre à l'abri des glaçons de Courlande, elle s'est logée sur la langue de ce prêtre. Je vous avoue que je n'ai jamais entendu de meilleur allemand, de plus belles phrases, ni un style plus coulant et mieux orné; et il faut avouer que ce M. Quandt62-a est sans contredit l'homme du royaume qui débite le plus noblement des pauvretés.
Mes oreilles sont si étourdies par l'éloquence bruyante de notre infanterie, qu'elles soupirent beaucoup après ces sons flatteurs et remplis de moëlleux qui les caressent, si j'ose me servir de ce terme, si agréablement dans la paisible et douce retraite de Remusberg.
Ma verve est pendue au croc; mais je sens bouillonner quelque chose dans ma tête, qui pronostique une inondation de vers assez prochaine. Aiguisez les dents de votre critique, aiguisez vos limes, car je vous avertis que je vous donnerai de la besogne. Enfin il me semble que j'ai encore cent mille riens à vous dire; il faut que la sagesse retienne l'intempérance de ma plume, et que je songe que doctissimus Jordanus a des occupations plus dignes de son profond savoir et de sa vaste érudition que celle de lire les billevesées que lui écrit un voyageur oisif, et qui se livre sans réserve au plaisir de babiller.
Adieu, seigneur. Soyez persuadé que, à parler sérieusement, il y a peu de personnes qui vous estiment plus que
Votre très-affectionné.
<63>7. AU MÊME.
Königsberg, 8 août 1789.
Je vous écris le matin à quatre heures, faute d'autre temps. Vous me croirez bien occupé, si vous en jugez par ce début; mais vous changerez bientôt de sentiment, si vous daignez réfléchir au proverbe spirituel que je ne sais quel sage a inventé : Les apparences sont trompeuses.
Nous nous donnons tout l'exercice imaginable, et cela, depuis la pointe du jour jusqu'aux ténèbres de la nuit. Ne vous imaginez point que ce soit pour bouleverser le monde; ne croyez pas non plus que ce soit pour faire quelque grand ouvrage. Nous ne faisons que promener tout doucement avec nous l'oisiveté et l'ennui. Ce sont, je crois, les pénates de Königsberg, car les gens qu'on voit et l'air qu'on respire semblent ne nous imprimer autre chose. Enfin, mon cher, je suis à présent à la tête de presque toutes les affaires matrimoniales du pays. Vous savez que j'ai signé par le passé des dispenses de parenté; me voilà à présent près de partir pour les haras, où tout propagera gratis; ainsi je ferai multiplier les créatures de nos États, tant hommes que brutes. Si vous étiez ici, je vous donnerais le choix de la plus jolie fille lithuanienne ou de la plus belle cavale des haras. Au moins, que votre sagesse ne s'en scandalise point, car entre fille de ce pays et jument de haras, il n'y a que la différence de bête à bête.
Je serai le 17 à Berlin, où je compte bien de vous voir et de laisser déborder toute une mer d'idées que j'ai retenues par des digues et des boulevards de circonspection plus forts que ceux par lesquels les Hollandais enchaînent l'Océan. Si la comparaison vous paraît trop forte, il ne dépendra que de vous de la réduire à sa juste proportion.
<64>Adieu à Jordan et à sa bibliothèque. J'espère de revoir le premier leste et gai comme un pinson, et l'autre augmentée presque du double.
8. AU MÊME.
Aux haras de Prusse, 10 août 1739.
Mon cher Jordan, vous êtes le plus joli garçon du monde; vous m'envoyez tous les jours des lettres de Voltaire, des pièces nouvelles, et vous m'écrivez des lettres charmantes. Je ne vous renverrai rien pour tant de belles choses, car ce pays, si fécond en chevaux, si bien cultivé, si rempli de monde, ne fournit pas un seul être qui pense. Je vous assure, si je restais longtemps ici, que je perdrais le peu de bon sens que je puis avoir; mais, grâce au ciel, on y a mis ordre, car je pars samedi avant l'astre du jour, et je compte d'être à Berlin mardi, avant que la terre, emportée par son mouvement journalier, ait perdu de vue l'œil du monde.
En vérité, voilà de l'excellent, et je défie madame de Scudéry, Sarasin, Balzac avec Voiture d'avoir fait de plus beau phébus de leur vie. Je travaille actuellement à la préface de la Henriade;64-a j'espère que vous en serez content. J'ai trouvé un beau champ pour louer; il n'y a que des vérités à dire, et des vérités qui feront plaisir à l'auteur, sans pouvoir blesser la délicatesse du public.
Vous serez mille fois mieux avec Césarion que je ne suis ici; j'aimerais autant mourir que d'y rester. Un certain je ne sais quoi a glacé ma veine. Je ne sais si ce pays n'est pas propre pour penser, ou si le dieu des vers ne l'a jamais regardé d'un œil favorable; mais je<65> sens bien que la matière y domine beaucoup sur l'esprit. Je partirai samedi comme une fronde crétoise, et je voyagerai aussi vite qu'il me sera possible pour arriver mardi à sept heures du soir à Berlin. A présent, nous voici aux commissions : mes compliments à madame Rocoulle et au bon Truchsess. Vous pouvez envoyer par le premier ordinaire le dessin de mes armes et de ce que Honoré vous demande, car on en trouve à Berlin. Adressez-vous à Truchsess, qui vous le fera avoir.
Adieu, cher Jordan; je suis à vous, et je me mets à l'ombre de votre science, comme la timide tourterelle qui se cache dans le creux des chênes pour éviter l'impétuosité des tempêtes et pour fuir les griffes carnassières des oiseaux destructeurs.
9. AU MÊME.
Seigneur Jordan, on vous invite
A venir chez nous au plus vite,
Accompagné des agréments
Que vous mêlez si joliment
Dans vos discours pleins de sagesse.
Et qui plaisent également
Aux barbons et à la jeunesse.
Notre petit prêtre à rabat65-a
Vous marque son impatience;
Il veut, dit-il, votre présence
Pour célébrer un sien sabbat
Avec grande magnificence.
Son marguillier, ce petit fat,
Prétend en fredons marotiques
<66>Psalmodier de longs cantiques
Pour amuser les auditeurs;
Ils feront bâiller les apôtres.
Qui, je crois, du goût de nous autres.
Connaissent des plaisirs meilleurs.
Il est des raisons plus de mille
Pour vous faire quitter la ville.
Une grosse et jeune catin
D'accès et d'abord très-facile.
Dont vous nous avez fait le fin,
Croit qu'une beauté de Berlin,
Captivant votre cœur docile,
Vous retient chez elle sous main.
Revenez à votre catin.
Et rendez-lui le cœur tranquille.
Sans quoi nous verrons un matin
La pauvre fille, en vrai lutin,
De dépit et de jalousie
Se poignarder par fantaisie.
Pour Chasot, qui, dans son réduit,
En damné travaille sa flûte,
Qui fait enrager jour et nuit
Tous ses voisins, qu'il persécute,
D'un instrument tendre et charmant
Il tire des sons de trompette.
Wylich66-a en a mal à la tête,
Et ses voisins par conséquent;
Le fameux chantre de la Thrace
L'aurait puni de son audace.
Vous lui direz éloquemment,
D'un ton doux et d'un air bonasse :
De l'histoire de Marsyas,
Chasot, ne vous souvient-il pas?
Nos plaisirs, Jordan, vous séduisent,
Pour le coup, mes raisons suffisent,
Vous allez redoubler vos pas.
<67>Ah! je vous vois chercher vos bottes
Et vous couvrir de ce manteau
Qui, dix ans passés, fut nouveau.
Équipage d'âmes dévotes,
Volez sur l'aile de l'Amour;
Catin Vénus vous y convie,
Elle qui veut faire à son tour
Tout le bonheur de votre vie.
Cela signifie qu'on ne saurait se passer de vous à Rheinsberg : nous en avons fait l'épreuve pendant trois jours qui nous ont paru des années d'amants. Vous qui avez passé par là, vous devez savoir que ces années sont du triple plus longues que les années ordinaires; ainsi tenez-nous compte de notre impatience. La table a besoin de votre secours, la philosophie encore plus.
Nous vous attendons tous lundi au soir à Rheinsberg. Faites provision d'un fatras de bonne humeur, apportez-nous toute l'érudition de votre bibliothèque, sans en apporter la poussière, et comptez d'être reçu comme un homme qui nous est nécessaire.
10. AU MÊME.
Mon cher Jordan, ayez la bonté de rester à Berlin jusqu'à dimanche. Le comte Truchsess vous donnera quelque commission pour moi; il vous faudra louer une chaise pour m'apporter ce dont il vous chargera. Je vous rembourserai l'argent dès que vous arriverez à Remusberg. Je partirai demain au soir d'ici. Dans quinze jours au plus tard je pourrai rembourser vos frères67-a et me tirer des dettes.
<68>Ayez la bonté de faire commander par eux une tabatière d'or qui ait le poids de cent cinquante écus, et qui, avec la façon, qui sera toute simple, puisse monter au prix de deux cents écus. Il faudra, de plus, qu'on achète à part mon portrait en miniature, et qu'on l'y place quand elle sera achevée. Cette pièce est destinée à gagner quelque bonne âme; ainsi faites qu'on l'ait au plus tôt. Je me repose sur votre dextérité, sur votre prudence et sur votre discrétion, étant tout à vous.
11. AU MÊME.
Faites copier, s'il vous plaît, la lettre que je vous adresse, et marquez-moi les fautes que vous y trouverez. Je suis si occupé, que j'ai eu à peine le temps d'écrire à V. Machiavel est à moitié achevé. Nous avons juré aujourd'hui, que c'est une bénédiction, et j'espère de faire cette année une heureuse entrée et sortie à Berlin.
La chanson du grenadier français a été faite à tête reposée. Ordinairement ces sortes de vaudevilles ne sont pas rimés avec autant de justesse. Il me paraît que la chanson est trop exacte pour un grivois, et trop plate pour un bel esprit.
Adieu, à revoir jeudi.
<69>12. AU MÊME.69-a
(Mars 1740.)
Je crois te voir, mon bon Jordan,
Te trémoussant d'inquiétude,
Quitter brusquement ton étude,
Chercher Chasot, ce fin Normand,
Ce Chasot, qui sert par semestre
Ou Diane, ou tantôt Vénus,
Et que retiennent en séquestre,
De leurs remèdes tout perclus,
Les disciples de saint Cornus.
Je vous vois partir tous les deux
Du paradis des bienheureux
Pour arriver au purgatoire.
Hélas! si je suivais mes vœux,
J'irais peupler ces mêmes lieux
Dont vous quittez le territoire,
Trop sage et trop voluptueux
Pour rechercher la vaine gloire
De vivre en cent ans dans l'histoire,
Sur les débris de mes aïeux.
Je crains ces honneurs ennuyeux,
L'étiquette et tout accessoire
D'un rang brillant et fastueux;
Je fuis ces chemins dangereux
Où nous entraîne la victoire,
Et ces précipices scabreux
Où les mortels ambitieux
Viennent au temple de Mémoire
Ériger en présomptueux
Quelque trophée audacieux.
Une âme vraiment amoureuse
Du doux, de l'aimable repos,
Dans un rang médiocre heureuse,
<70>N'ira point en impétueuse
Affronter la mer et ses flots,
Dans la tempête périlleuse
Gagner le titre de héros.
Qu'importe que le monde encense
Un nom gagné par cent travaux?
L'univers est plein d'inconstance;
L'on veut des fruits toujours nouveaux.
De l'esprit et de la vaillance,
Et des lauriers toujours plus beaux.
Laissons aux dieux leur avantage.
L'encens, le culte et la grandeur;
C'est un bien pesant esclavage
Que ce rang si supérieur.
L'amitié vaut mieux que l'hommage,
Le plaisir plus que la hauteur;
Et le mortel joyeux, volage,
Gai, vif, brillant, de belle humeur,
Mérite seul le nom de sage,
Lorsqu'il reconnaît son bonheur.
Le bruit, les soins et le tumulte
Ne valent pas la liberté;
Et tout l'embarras qui résulte
De l'ambitieuse vanité
Ne vaut pas le paisible culte
Qu'en une heureuse obscurité
L'esprit rend à la volupté.
Heureux qui, dans l'indépendance.
Vit content et vit ignoré,
Qui sagement a préféré
A la somptueuse opulence
L'état frugal et modéré,
Qui sait mépriser la richesse,
Et qui, par goût et par sagesse.
A fidèlement adoré
Le dieu de la délicatesse,
Des sentiments, de la noblesse,
Seul dieu d'un esprit éclairé!
<71>Hélas! d'une main importune
Déjà je me sens entraîner,
Et sur le char de la fortune
Mon sort me force de monter.
Adieu, tranquillité charmante,
Adieu, plaisirs jadis si doux,
Adieu, solitude savante,
Désormais je vivrai sans vous.
Mais non, que peut sur un cœur ferme
L'aveugle pouvoir du destin,
Le bien ou le mal que renferme
Un sort frivole et clandestin?
Ni la fureur de Tisiphone,
Ni l'éclat imposant du trône,
Sur moi n'opéreront rien.
Pour la grandeur qui m'environne
Mon cœur n'est que stoïcien;
Mais plus tendre que Philomèle,
A mes amis toujours fidèle,
Et moins leur roi, leur souverain,
Que frère, ami, vrai citoyen,
Du sein de la philosophie
Et des voluptés de la vie,
Tu me verras, toujours humain,
D'une allure simple et unie
Pacifier le genre humain.
13. AU MÊME.
Que te dirai-je, sinon que tu fais des vers comme Tibulle, et que tu penses comme Scarron?
Et sur votre lyre savante
J'entends encor la voix qui chante
<72>De l'immortel Anacréon;
Mais cette volupté qu'il vante
Était beaucoup moins indolente
Que celle de votre Apollon.
Pourquoi, malgré votre faiblesse,
Afficher la froide sagesse
D'un austère fils de Platon?
Personne ne vous en sait gré. Vous martyrisez votre chair dans ce monde, sans obtenir la couronne du martyre dans l'autre. Quelle triste occupation! Pour moi, qui vis selon les lois d'Épicure, et qui ne me refuse point au plaisir, je ne tire point vanité d'une sagesse que je ne possède pas, ni ne me vante des sottises que je fais.
Adieu. Je vais écrire au roi de France, composer un solo, faire des vers à Voltaire, changer les règlements de l'armée, et faire encore cent autres choses de cette espèce.
14. AU MÊME.
Jordan, mon critique et copiste,
Vous, qui poursuivez à la piste
Mes fautes en digne limier,
De grâce, daignez corriger
Raturer, effacer, transcrire
Ces vers que sous un olivier
Quelque Muse m'a fait écrire,
Ces vers que vous voudrez produire
Au bruxellois double coupeau,
Où Voltaire, notre héros,
Régit les Muses, et préside
Au bureau d'esprit, et décide
De l'esprit, du goût et des mots.
<73>Adieu. Crainte de vous déplaire,
Je renonce à mes chalumeaux,
Et, dans votre antre solitaire,
Mes vers vous vaudront des pavots.
15. AU MÊME.
Wésel, 2 septembre 1740.
Mon inspecteur des hôpitaux, je ne devais attendre de vous que des nouvelles des Petites-Maisons; mais comme votre génie est supérieur à vos emplois, vous avez su m'écrire de jolies choses. J'ai fait un voyage à Strasbourg, dont j'ai fait une description poétique73-a que j'ai envoyée à Voltaire; mais, faute de copiste, je n'en ai pu garder un double. J'ai eu deux accès de fièvre, je ne sais encore si ce sera tierce ou quarte. Mais ne vous en embarrassez pas; quoi que ce soit, il n'y a point de danger. Maupertuis est arrivé, joli garçon, aimable en compagnie, cependant de cent piques inférieur à Algarotti. Je prépare un petit esclandre à M. de Liége, et je veux voir quel train cela prendra, avant que de partir d'ici. Je n'ai point encore résolu où et comment je verrai Voltaire avec la marquise de l'Astrée;73-b mais je les verrai sûrement.
Adieu, bon Jordan de mon âme; ne m'oublie pas, et sois sûr de mon amitié.
<74>16. AU MÊME.
Wésel, 7 septembre 1740.
De ma chétive infirmerie
A votre superbe hôpital,
Salut à Votre Seigneurie,
A son air grave et magistral.
La fièvre qui me persécute
M'arrête ici cruellement;
De quatre à quatre jours je lutte
Contre son triste acharnement.
Algarotti, dieu du génie
Et de la bonne compagnie,
Dissipe mes désagréments,
Et Maupertuis, qui le seconde,
Pétrit et aplatit le monde,
Afin de distraire mes sens.
Cependant ma rude ennemie
Revient toujours à pas pesants
Ronger la trame de ma vie
Avec ses sanguinaires dents.
Tu sais que du dieu d'Épidaure
Je ne fus jamais sectateur,
Et que, convaincu de l'erreur
Que l'ignare vulgaire adore,
J'ai ri du dupé, du trompeur.
Ainsi, bien qu'elle s'en offense,
Je néglige la Faculté,
Et je laisse à ma tempérance
Tout l'embarras de ma santé.
Je ne sais quand la fièvre me passera, mais elle commence pourtant à diminuer, ce qui me donne bonne espérance qu'elle me quittera bientôt. Pour toutes vos belles nouvelles, je n'en ai aucune autre à vous dire, sinon que je compte de voir Voltaire dimanche.<75> Comme je ne saurais voyager, j'espère qu'il se rendra ici. Je partirai jeudi pour Hamm. J'irai lentement, si la fièvre ne me quitte; mais si je m'en défais, j'arriverai plus promptement. Adieu, cher Jordan,
Que le ciel veuille préserver
De malheur et de maladie,
Pour qu'on puisse le retrouver
Gai, content et rempli de vie!
17. AU MÊME
La fièvre et moi, nous voyageons ensemble;
Nous avons fait grande amitié, dit-on.
De son côté je le crois, ce me semble,
Mais quant au mien, je vous jure que non.
Si c'est payer de trop d'indifférence
L'excès fâcheux de sa fidélité,
Je fais aveu qu'avec peu de bonté
J'ai soutenu sa barbare souffrance.
Telle en hymen l'assommante constance
N'est dans le fond qu'une importunité
Quand par malheur l'une ou l'autre partie
Contre son goût se voit mal assortie,
Et que l'amour, distrait de son côté,
N'a pas ces nœuds lui-même cimenté
Par des désirs d'égale pétulance.
Écoute, ami, voici la différence
De ces tableaux si conformes de traits :
D'avec la fièvre un docteur nous sépare,
Mais de l'hymen, une loi plus barbare
Veut que ce soit en révérend congrès
Qu'on examine une si triste histoire,
<76>Ou, si l'on veut, même en plein consistoire
Qu'on fasse aveu de ses honteux secrets.
Et pourquoi donc ton style lamentable?
Ne me plains point, mon cas est supportable,
Mon tribunal n'est qu'à la Faculté.
A son arrêt je reprends ma santé,
Et dans l'instant tout mon mal est au diable.
Malheur aux maris qui ont de mauvaises femmes, ou aux femmes qui ont de mauvais maris! Pour moi, je n'ai que la fièvre; des pilules, des poudres, des gouttes, des clystères plaideront si bien pour moi, que vous n'aurez plus besoin de lamentations.
Adieu, Jordan. Je crois que je serai lundi à Charlottenbourg.
18. AU MÊME.
Potsdam, 24 septembre 1740.
Très-respectable inspecteur des pauvres, invalides, orphelins, fous, et des Petites-Maisons, j'ai lu avec une mûre méditation la très-profonde lettre jordanique que je viens de recevoir, et j'ai résolu de faire venir votre savant fourré de grec, syriaque et hébreu. Écris à Voltaire que, quoique je l'aie refusé, je me suis ravisé, et que je voudrais de son petit Fourmont diminutif.76-a
J'ai vu ce Voltaire,76-b que j'étais si curieux de connaître; mais je l'ai vu, ayant ma fièvre quarte et l'esprit aussi débandé que le corps af<77>faibli. Enfin avec gens de son espèce il ne faut point être malade; il faut même se porter très-bien, et être mieux qu'à son ordinaire, si l'on peut. Il a l'éloquence de Cicéron, la douceur de Pline, et la sagesse d'Agrippa; il réunit, en un mot, ce qu'il faut rassembler de vertus et de talents de trois des plus grands hommes de l'antiquité. Son esprit travaille sans cesse; chaque goutte d'encre est un trait d'esprit partant de sa plume. Il nous a déclamé Mahomet 1er, tragédie admirable qu'il a faite; il nous a transportés hors de nous-mêmes, et je n'ai pu que l'admirer et me taire. La du Châtelet est bien heureuse de l'avoir; car, des bonnes choses qui lui échappent, une personne qui ne pense point et qui n'a que de la mémoire pourrait en composer un ouvrage brillant. La Minerve vient de faire sa Physique; il y a du bon. C'est König qui lui a dicté son thème; elle l'a ajusté et orné par-ci par-là de quelque mot échappé à Voltaire, à ses soupers. Le chapitre sur l'étendue est pitoyable, l'ordre de l'ouvrage ne vaut rien; il y a même de très-grosses fautes, car dans un endroit elle fait tourner les astres d'occident en orient. Enfin c'est une femme qui écrit, et qui se mêle d'écrire au moment où elle commence ses études, car quatre ou cinq ans ne sont pas suffisants pour ces matières, et il ne faut prendre la plume qu'après avoir bien digéré ce qu'on a à dire, et lorsqu'on se sent maître de sa matière. Mais lorsqu'on se mêle d'expliquer ce qu'on ne comprend pas soi-même, il semble voir un bègue qui veut enseigner l'usage de la parole à un muet. Après tout, puisqu'elle trouve du plaisir à écrire, qu'elle écrive, quoique ses amis devraient lui conseiller charitablement d'instruire son fils sans instruire l'univers, de ne point parler d'algèbre dans un livre de métaphysique, et de ne point dessiner des figures lorsqu'on peut s'expliquer clairement sans leur secours.
J'attends demain mon accès de fièvre. Je suis un peu harassé du voyage, sans avoir cependant perdu l'envie de bavarder. Tu me trouveras bien bavard à mon retour; mais souviens-toi que j'ai vu<78> deux choses qui m'ont toujours beaucoup tenu à cœur, savoir : Voltaire, et des troupes françaises. Si je n'avais pas eu la fièvre, j'aurais été à Anvers et à Bruxelles, j'aurais vu le Brabant et cette Émilie si aimable et si savante. On en dit beaucoup de bien, d'ailleurs, et ce que j'en dis ne regarde que son livre, qu'elle aurait pu s'épargner.
Adieu, très-savant, très-docte, très-profond Jordan, ou plutôt très-galant, très-aimable et très-jovial Jordan; je te salue en t'assurant de tous ces vieux sentiments que tu sais inspirer à tous ceux qui te connaissent comme moi. Vale.
J'écris le moment de mon arrivée; ami, sais-m'en gré, car j'ai travaillé et je vais travailler encore comme un Turc, ou comme un Jordan.
19. AU MÊME.
Ruppin, 28 novembre 1740.
Seigneur Jordan, te voilà riche en incluses; j'espère que tu les délivreras toutes. Tu verras encore sûrement des scènes, à Berlin, qui nous divertiront tous deux. Mande-moi ce que tu sais et ce que tu ne sais pas; des nouvelles du poëte,78-a des nouvelles de l'Italien,78-b de politique, de littérature, du bavardage, enfin tout ce que tes oreilles entendent, et ce que tes yeux voient. Rien n'est indifférent dans un temps de crise, et les bagatelles tiennent quelquefois de plus près aux grandes choses qu'on ne le pense.
Je travaille ici, et, pour me délasser, je fais des vers les plus fous du monde. Je serai vendredi après midi à Berlin, où j'aurai le bonheur d'entendre Jordan.
<79>Ton avare79-a boira la lie de son insatiable désir de s'enrichir; il aura mille trois cents écus. Son apparition de six jours me coûtera par journée cinq cent cinquante écus. C'est bien payer un fou; jamais bouffon de grand seigneur n'eut de pareils gages.
Adieu, l'ami; ne m'oublie pas, écris-moi souvent, et trouve-toi dans mon antichambre vendredi à quatre heures après midi.
20. AU MÊME.
Ruppin, 30 novembre 1740.
Seigneur Jordan, ta lettre est supérieure à un Grec et Hébreu, et assurément elle ne sent point la docte poudre de l'antiquité, qui gâte tant d'esprits, et appesantit tant d'heureux génies.
La cervelle du poëte est aussi légère que le style de ses ouvrages, et je me flatte que la séduction de Berlin aura assez de pouvoir pour l'y faire revenir bientôt, d'autant plus que la bourse de la marquise ne se trouve pas toujours aussi bien fournie que la mienne. Tu rendras à cet homme, extraordinaire en tout, la lettre ci-incluse, avec un petit compliment en style de savante maquerelle; tu en feras autant aux grâces d'Algarotti, aux courbes de Maupertuis et à la tour babylonienne de Des Molards. Mande-moi beaucoup de folies, ce qu'on dit, ce qu'on pense, et ce qu'on fait. Berlin, dit-on, a l'air de dame Bellone en travail d'enfant; j'espère qu'elle accouchera de quelque chose de bon, et que je gagnerai la confiance du public par quelques entreprises hardies et heureuses. Enfin, me voici dans une des plus belles circonstances de ma vie, et dans des conjonctures qui<80> pourront poser une base solide à ma réputation. Ton prêtre en a une fausse; hélas! je n'ai jamais entendu nommer son nom, et les syllabes qui le composent n'ont jamais frappé mes oreilles dans l'ordre où vous me les marquez. Mes soins ne sont ni d'aujourd'hui ni d'hier pour les blés, mais c'est de longue main. Dans des temps calamiteux, on n'est pas maître des événements, et tout ce que l'on peut faire, c'est d'être industrieux. Heureusement mes soins n'ont pas été inutiles.
Adieu; je te reverrai vendredi, et si tu me dis. Ma foi, je ne sais rien, je te donnerai le fouet. Ma lettre commence comme une ode, et finit comme un lampons.
21. AU MÊME.
Tu m'as nommé dans ta lettre un mot barbare d'un livre, dont Voltaire s'est servi. Dis-moi ce qu'il signifie, car je n'y comprends rien. Ce que je puis t'assurer, c'est que Voltaire a fait une subtile collection de tous les ridicules de Berlin, pour la produire en temps et lieu, et que le secrétaire des impromptu y trouvera sa place, comme moi la mienne. J'ai perdu ces vers qu'il a écrits dans des tablettes; renvoie-les-moi.
Ah! ne croyez jamais sincères
Les beaux propos des beaux esprits.
Ils sont charmants dans les écrits;
Mais quand ces sirènes légères
Par leurs chants extraordinaires
Espèrent vous avoir surpris,
A ces ravissantes chimères
On entend succéder des cris;
<81>Ils prennent tout à coup des langues de vipères,
Et leurs louanges mercenaires
Deviennent d'accablants mépris.
C'est une petite leçon de ton très-humble serviteur, dont tu peux profiter; et comme je sais que pour tout au monde il ne faut point parler prose dans ta maison, je te l'habille en rimes où, à la faveur des Jeux et des Ris, elle pourra se présenter devant ton tribunal.
22. DE M. JORDAN.
Berlin, 14 décembre 1740.
Sire,
Tout le monde est ici dans l'attente de l'événement, dont la plupart ne peuvent déterminer ni la raison ni le but. Je suis charmé de voir une partie des États de Votre Majesté dans le pyrrhonisme; c'est un mal qui est devenu épidémique. Ceux qui, semblables aux théologiens, se croient en droit de certitude, prétendent que V. M. est attendue avec une impatience religieuse par les protestants, que les catholiques espèrent de se voir délivrés d'une infinité d'impôts qui déchirent cruellement le beau sein de leur Église. Vous ne pouvez que réussir dans votre courageux et stoïque dessein, puisque la religion et l'intérêt trouvent également leur compte à se ranger sous vos étendards.
Wallis, qui commande, à ce qu'on dit, a fait punir un Silésien comme calomniateur; il annonçait l'arrivée prochaine d'un nouveau Messie. J'ambitionne ce genre de martyre.
Les critiques croient la démarche présente directement opposée aux maximes renfermées dans le dernier chapitre de l'Antimachiavel.
<82>Le mot de manifeste termine à présent presque toutes les conversations; on veut qu'il en paraisse un aujourd'hui, qui ne doit être que la préface d'une ample déduction à laquelle un jurisconsulte travaille. On court chez les libraires, comme on s'empresse à voir un phénomène céleste qu'on aurait annoncé. Voilà le début de ma gazette, qui ne peut être placée aux pieds sacrés de V. M. que deux fois la semaine, vu l'arrangement des postes.
Je passerai la matinée de vendredi en prières et en oraisons; les astronomes prétendent que Mars entrera ce jour-là dans la constellation de la double Aigle.
J'ai l'honneur d'être avec un très-profond respect, etc.
23. DU MÊME.
Berlin, 17 décembre 1740.
Sire,
Le manifeste enfin paraît; tout le monde est surpris de sa brièveté. On attendait et on voulait une déduction ample et circonstanciée; et au lieu de cela, on reçoit un compliment fait aux puissances, que l'on croit fort alarmées. On épluche cette déclaration, comme un théologien prêchant un texte de l'Écriture. Chacun l'explique à sa manière : l'un prétend y trouver une frappante clarté, l'autre, au contraire, y croit voir une obscurité affectée et politique.
Le peuple prétend ici que le grand-duc de Lorraine a été incognito à Rheinsberg.
Un mot de M. de Beauvau m'a surpris. On parlait des circonstances présentes. Le marquis, d'un air de réserve, me dit : « Je ne sais qui a fait naître au Roi l'idée de la démarche présente, mais je<83> crois qu'il ne fait pas tant mal. » Personne n'entendra mieux le sens de ces paroles que V. M.
Une nouvelle qui m'a paru originale, et qui est assez répandue : l'électeur de Saxe a de cuisants remords de conscience de son changement de religion. Il ne sait comment obtenir cette tranquillité d'âme que lui donnait autrefois le luthéranisme. Ce n'est point au pape auquel il s'adresse pour lever ses scrupules, mais c'est au roi de Prusse qu'il ouvre son cœur pour raffermir sa foi chancelante et pour donner à son Credo la consistance nécessaire. O tempora!
Une chose est sûre, c'est que tout Paris est plein du changement de religion de V. M.; les lettres écrites à Berlin en sont pleines. Cette nouvelle me fait naître une idée, que les théologiens ne veulent point que le ciel perde. Puisqu'un roi se prive par son abjuration de ses droits, l'autre les revendique par sa repentance.
J'ai l'avantage d'être avec un respect profond et un parfait dévouement, etc.
24. A M. JORDAN.
Quartier de Milkau, proche de Glogau, 19 décembre 1740.
Seigneur Jordan, ta lettre m'a fait beaucoup de plaisir par rapport à tous les raisonnements que tu me marques. Demain j'arrive au dernier quartier auprès de Glogau, que j'espère d'avoir dans peu de jours. Tout favorise mes desseins, et j'espère de revenir à Berlin après les avoir exécutés glorieusement et de façon qu'on aura lieu d'en être content. Laisse parler les envieux et les ignorants; ce ne seront jamais eux qui serviront de boussole à mes desseins, mais bien<84> la gloire; j'en suis pénétré plus que jamais, mes troupes en ont le cœur enflé, et je te réponds du succès.
Adieu, cher Jordan. Écris-moi tout le mal que le public te dit de ton ami, et sois persuadé que je t'aime et t'estimerai toujours.
25. DE M. JORDAN.
Berlin, 20 décembre 1740.
Sire,
La nouvelle la plus récente que je puisse présenter à Votre Majesté, c'est le départ de M. Beauvau. Il finit hier de parcourir le cabinet des médailles, dont il est autant charmé que l'est le public du riche présent qu'il a reçu. On dit que celui du roi de France, donné à M. de Camas, lui est fort inférieur en valeur.
On publie une alliance entre V. M., la France et la Suède. On dit plus que tout cela : on veut que la reine de Hongrie soit morte en couches. Je n'en crois rien.
On implore dans toutes les églises le secours du ciel pour la prospérité des armes de V. M., et on allègue pour raison unique de cette guerre l'intérêt de la religion protestante. A l'ouïe de ces mots, le zèle du peuple se réveille; on bénit Dieu, qui a suscité un défenseur aussi puissant. On se récrie de ce qu'on a osé le soupçonner d'indifférence pour le protestantisme. On assure, sans l'avoir examiné, que les droits de V. M. sont incontestables. O le beau coup d'État!
Le brave Pascal, qui pourrait bien un jour décorer sa boutonnière des oreilles de Voltaire, contre lequel il est fort irrité, a fait une action d'homme d'honneur. Ne sachant à quel saint se vouer, il vint trouver M. de Maupertuis, et lui emprunta dix louis pour faire<85> son voyage. M. de Beauvau, touché de l'état de cet officier, lui offrit place dans sa voiture pour retourner en France. Pascal l'accepte, et va rendre l'argent à l'astronome bienfaiteur, qu'il remercie.
J'ai l'honneur, etc.
26. DU MÊME.
Berlin, 24 décembre 1740.
Sire,
La lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer me remplit de joie et de contentement. Je n'ai jamais douté de la réussite de ses desseins; c'est un bâtiment bien étayé, qui peut même soutenir la tempête et l'orage. Des troupes qui se voient commandées par un roi ne sauraient être sans gloire. Tirer un peuple d'une famine presque inévitable, conquérir une province au milieu de l'hiver, c'est le plus beau commencement de règne qu'on lise dans l'histoire.
La ville annonçait déjà V. M. dans Breslau, et tout cela fondé sur une lettre qu'un marchand avait reçue. Jamais circonstance n'a mieux été étoffée dans un roman que ne l'était cette nouvelle. Depuis qu'on croit V. M. agir en faveur du protestantisme, on la fait marcher à pas d'Achille aux extrémités de la Silésie.
Ce qu'il y a de sûr et de très-certain, c'est que les cours étrangères ont fait ici à leurs ministres des reproches sur leurs relations; ils n'ont pu s'imaginer le but de l'armement, ils les ont accusés d'une trop grande crédulité. Ce n'est que depuis que V. M. se trouve au milieu du camp, et que la Silésie est en partie conquise, qu'on commence à le croire.
Wolff a été reçu à Halle à peu près comme les juifs recevraient<86> leur Messie, qu'ils attendent depuis si longtemps. Une pédante cohorte l'a escorté jusque dans sa maison. Lange,86-a son ennemi, est venu le voir, et l'a comblé de politesses, au grand étonnement de la faculté.
Madame de Rocoulle, plus gaie qu'à l'ordinaire, m'a chargé d'envoyer à V. M. les trois pièces ci-jointes, qu'elle croit convenir comme la principale pièce d'une toilette à une dame. C'est l'appendice d'un équipage guerrier.
J'ai l'honneur d'être, etc.
27. A M. JORDAN.
(Herrendorf) ce 27 (décembre 1740).
Sieur Jordan, je marche demain sur Breslau, et j'y serai en quatre jours. Vous autres Berlinois, vous avez un esprit prophétique que je ne conçois pas. Enfin je vais mon train, et tu verras dans peu la Silésie rangée au nombre de nos provinces. Adieu; voilà tout ce que j'ai le temps de te dire. La religion86-b et nos braves soldats feront le reste.
Dis à Maupertuis que j'accorde les pensions de ses académiciens, et que j'espère trouver de bons sujets pour des élèves dans le pays où je suis. Fais-lui bien mes compliments.
<87>28. DE M. JORDAN.
Berlin, la troisième fête de Noël 1740.
Sire,
J'ai reçu deux pièces du camp, écrites avec beaucoup d'esprit, et d'une plaisanterie très-fine.87-a Il est facile d'en reconnaître l'auteur; d'ailleurs on y cite un passage qu'on dit être du roi Salomon, et qui ne se trouve pas à coup sûr dans les livres qui nous en sont restés. Je suis trop zélé partisan d'Horace pour ne pas revendiquer cette réflexion, qui lui appartient. Mais Horace ne vaut-il pas Salomon pour l'auteur de l'ingénieuse, mais mordante satire?
Voici de très-mauvais et impertinents vers venus de Hollande, et envoyés ici à nos libraires. J'ai cru devoir les envoyer à V. M.
Une nouvelle généralement ici répandue, c'est que V. M. allant de Schweidnitz à Liegnitz, un archiprêtre avait publiquement exhorté ses chères ouailles à recevoir les troupes prussiennes avec tous les égards qu'elles méritent, et à les assister en tout ce qu'elles pourront. Cette action ne me paraît pas marquée au coin d'un zèle catholique.
Les gazettes, et par conséquent le public, assurent que M. le comte de Rottembourg est envoyé à Berlin de la part de la cour de France pour y négocier une affaire de la dernière importance.
Ce qu'on affirme avec une certitude opiniâtre, c'est que V. M. doit s'aboucher avec le grand-duc de Lorraine, et, les affaires terminées, aller passer avec ce prince le carnaval à Venise.
J'ai l'honneur d'être avec tout le respect possible, etc.
<88>29. A M. JORDAN.
Neumarkt, 30 décembre 1740.
Vive Jordan et sa belle humeur! Tu n'engendrais pas le spleen, mon ami, lorsque tu m'écrivis ta dernière lettre. Pour nous autres, qui sommes ici par voie et par chemin, nous nous flattons avec raison d'être dans peu au bout de notre carrière, et d'avoir fait un petit exploit qui méritera quelque considération. Les bons coups vont se faire, et je me flatte que dans huit jours je pourrai t'écrire quelque chose de plus substantiel que les billevesées dont je t'ai entretenu jusqu'à présent. Nous sommes aux portes de Breslau; Glogau doit se rendre dans peu. La ville est aux abois, et d'ailleurs nos affaires commencent à prendre le train qu'elles devaient naturellement prendre.
Adieu. Divertis-toi bien, et étudie auprès de ton bon fourneau, tandis que nous nous battrons à travers la boue ou dans la neige. N'oublie pas, je t'en conjure, ton admirateur, qui crèvera un de ces jours de l'estime qu'il a pour toi.
30. DE M. JORDAN.
Berlin, 31 décembre 1740.
Sire,
Berlin est rempli de la prise de Glogau; les gazettes en parlent; on circonstancie ce fait jusqu'au point de dire que le siége en a duré quatre heures, et que chaque heure a coûté cent hommes qui y ont perdu la vie. Mon barbier, d'un air empressé, me vint annoncer cette nouvelle; le mot de Glogau lui échappe, il se le rappelle ensuite,<89> et, d'une joie vive et impétueuse, il m'annonce que le roi de Prusse a pris le Grand Mogol.
V. M. pourrait-elle croire que, dans le livre de Kotterus, publié il y a très-longtemps, on lui donnait la Silésie et la Moravie? Le partage que cet auteur y fait des États de l'Empereur mérite d'être lu par sa singularité. J'ai eu soin de faire transcrire les passages en question, qui, traduits, ne peuvent que divertir V. M. L'électeur George-Guillaume, frappé, à ce que dit Bayle,89-a des révélations de ce fanatique, voulut le voir, le fit examiner par les théologiens de Francfort-sur-l'Oder, et il se rendit à Berlin, par ordre de ce prince, en 1625, 1626. L'Électeur eut avec lui divers entretiens.
Le ministre Achard est inquiet sur le sujet de son beau-frère Horguelin, un des plus riches marchands de Breslau, comme V. M. pourra le voir par ce billet, qu'il m'écrit. Je l'ai assuré qu'il devait se tranquilliser, et qu'il n'avait rien à craindre, dans cette circonstance, ni pour son parent, ni pour son bien, qui y est en dépôt.
J'ai vu une lettre de Paris, dans laquelle on dit que la misère y est toujours plus grande.
On embarque ici force canons; ce nouvel envoi donne lieu à bien des réflexions. On va les considérer d'un air d'étonnement; on ne comprend point quel en doit être l'usage, puisqu'on croit déjà la Silésie sous l'autorité de V. M.
J'ai l'honneur et le bonheur d'être avec un profond respect et un parfait dévouement, etc.
<90>31. DU MÊME.
Berlin, 7 janvier 1741.
Sire,
Je commence ma lettre par trois on dit, que j'aurais bien de la peine à garantir. On dit que la reine de Hongrie a été tellement sensible à l'entreprise de V. M., qu'elle a juré par le Styx qu'elle aimait mieux livrer tous les Pays-Bas à la France que de voir la Silésie manger son pain et boire son vin sous les étendards brandebourgeois. Cette nouvelle a passé à travers cinq ou six oreilles politiques, qui la ruminent.
On dit que la France prête deux millions à la Bavière, pour que cette dernière puisse soutenir ses justes prétentions.
Enfin, on dit que la Russie prendra fortement le parti de l'Empire. Voilà trois objets propres à exercer la politique de ceux qui s'en occupent une partie de la journée.
Une chose est également certaine et particulière; c'est que, le bruit de la prise de Glogau étant parvenu à Glogau,90-a tout le monde a été dans la joie, et buvait à la santé de celui qui rétablissait les murs de Sion dans un pays où l'erreur avait toujours cherché à les abattre entièrement.
Voici deux morceaux de la Gazette de Cologne que je crois devoir envoyer à V. M., du 20 décembre 1740.
« M. de Borcke ..... donna jeudi dernier un grand repas aux ministres d'État et étrangers. On assure que, ce seigneur se trouvant depuis peu à une table dont le marquis de Mirepoix était aussi, celui-ci lui dit qu'il courait un bruit que Sa Majesté Prussienne faisait marcher des troupes pour le service de notre cour, et que M. de Borcke répondit que non seulement ce bruit était fondé, mais que le Roi son<91> maître était prêt à en faire marcher un plus grand nombre pour le service de la reine de Hongrie et de Bohême. Le même ministre s'est, dit-on, expliqué à peu près de la même manière dans le repas de jeudi dernier. Quoi qu'il en soit de ceci, il est certain que la cour ne paraît aucunement intriguée de la marche des troupes de Prusse. »
Le second article se termine par cette réflexion, qui suit un détail fait des préparatifs pour l'expédition présente : « La destination (le ce corps, dans cette saison et dans la conjoncture présente, est toujours un mystère qu'aucun ministre étranger n'ose peut-être se vanter d'avoir pénétré. »
J'ai l'honneur, etc.
32. DU MÊME.
Berlin, 10 janvier 1741.
Sire,
La déduction des droits incontestables de Votre Majesté sur la Silésie a paru samedi dernier; c'est sur ce sujet que roule à présent la conversation des politiques. On convient assez généralement sur le droit; mais les articles 15 et 16 sont exposés à la critique. Les uns prétendent que l'auteur aurait dû les omettre, puisqu'ils semblent affaiblir la force des précédentes preuves; les autres voudraient les voir munis d'une autorité. Les personnes qui n'entendent pas l'allemand attendent avec impatience la traduction de tout l'ouvrage.
On assure que V. M. a les clefs de Breslau entre les mains, que les bourgeois de ce pays sont charmés d'être sous sa protection. Je n'en suis point surpris, et ils me paraissent agir fort conséquemment.
<92>On a imprimé en Saxe la vie du feu roi, en deux volumes in-octavo.92-a J'ai parcouru cet ouvrage, qui à peine mérite d'être feuilleté. Le style français n'en vaut rien : il est écrit sans goût, sans jugement, et même sans prudence. Celle qui paraît en Hollande, et que La Martinière dirige,92-b fera entièrement tomber celle-ci. Je fais traduire à Du Molard l'ouvrage sur les conversations anglaises de Swift, dont l'extrait a diverti autrefois V. M.
J'ai l'honneur, etc.
33. A M. JORDAN.
Ottmachau, 14 janvier 1741.
Mon cher monsieur Jordan, mon doux monsieur Jordan, mon paisible monsieur Jordan, mon bon, mon bénin, mon pacifique, mon humainissime Jordan, j'annonce à Ta Sérénité la conquête de la Silésie, je t'avertis du bombardement de Neisse, je te prépare à des projets plus importants, et je t'instruis des succès les plus heureux que les flancs de la Fortune aient jamais enfantés.
Voilà qui doit te suffire. Sois mon Cicéron quant au droit de ma cause, je serai ton César quant à l'exécution.
Adieu; tu sais si je ne suis pas avec la plus cordiale amitié ton fidèle ami.
<93>34. DE M. JORDAN.
Berlin, 14 janvier 1741.
Sire,
Il est arrivé un courrier, à ce que prétend le peuple, il y a trois jours, qui annonce au public curieux la reddition du grand Glogau, avec perte de cinquante grenadiers et de deux officiers. Il y a eu grande alarme à cet égard dans le quartier des dames de Berlin; des pleurs ont été répandus avant que la nouvelle fût confirmée. C'est commencer par où l'on doit finir. J'ai été fort tranquille sur ce sujet, parce que je sais que V. M. est fort au delà de Breslau, en très-bonne santé, et que ceux à la conservation desquels je m'intéresse ont l'avantage et l'honneur de l'accompagner.
J'ai remis à M. Gautier, garde du cabinet des antiquités, les sept médailles, contre quittance. Il serait bien à souhaiter que toutes celles qui ont été trouvées en Prusse suivissent la même route.
Il y avait dans la Gazette d'Utrecht un article que je crois devoir envoyer à V. M.; c'est dans celle du vendredi 6 janvier, article de Ratisbonne. « On écrit de Nuremberg qu'on y paraissait craindre que le roi de Prusse ne renouvelât quelques anciennes prétentions sur cette ville. »
Le bruit est ici généralement répandu que Berlin aura la consolation de voir V. M. sur la fin du mois. Cette nouvelle est trop agréable pour pouvoir être si facilement crue.
J'ai l'honneur d'être, en attendant que je puisse me mettre aux pieds de V. M. après la glorieuse conquête, avec un respect profond et un attachement inviolable, etc.
<94>35. A M. JORDAN.
Ottmachau, 17 janvier 1741.
J'ai l'honneur d'apprendre à Votre Humanité que nous nous préparons chrétiennement à bombarder Neisse, et que, si la ville ne se rend pas de bon gré, nécessité sera de l'abîmer. D'ailleurs, nos affaires vont le mieux du monde, et tu n'entendras bientôt plus parler de nous, car dans dix jours tout sera fini, et j'aurai le plaisir de vous revoir et de vous entendre environ dans quinze.
Je n'ai vu ni mon frère94-a ni Keyserlingk; je les ai laissés à Breslau, pour éviter de les exposer aux dangers de la guerre. Ils en seront peut-être un peu lâchés, mais je ne saurais qu'y faire, d'autant plus que, dans cette occasion, on ne peut participer à la gloire, à moins que d'être mortier.
Adieu, M. le conseiller. Allez vous amuser avec Horace, étudier Pausanias, et vous égayer avec Anacréon. Pour moi, qui n'ai pour mon amusement que des nierions, des fascines et des gabions, je prie Dieu qu'il veuille bientôt me donner une occupation plus douce et plus paisible, et à vous santé, satisfaction, et tout ce que votre cœur désire.
36. DE M. JORDAN.
Berlin, 7 janvier 1741.
Sire,
Toutes les lettres qui viennent de Silésie ne sauraient assez se louer des troupes de V. M., du bon ordre et de la discipline qui y règnent.
<95>On imprima samedi dernier, dans les gazettes de Berlin, une lettre d'un officier prussien qui veut bien rendre compte au public de ce qui s'est passé depuis l'expédition de Silésie jusqu'au moment du départ de sa lettre. Il y a des personnes qui, prétendant fonder leur raisonnement sur une expérience militaire de plusieurs années, ne sauraient se persuader que tout ce qui est dit par l'auteur sur l'ordre des marches et sur la rareté des traîneurs ne soit un peu exagéré. J'ai entendu fortement disputer sur ce point, et l'on convint que ce qui paraîtra exagéré sur ce sujet à un étranger ne le sera point à une personne qui sera un peu au fait de l'ordre de nos troupes.
Douze ministres partent aujourd'hui pour le pays conquis, ce qui fait beaucoup de plaisir à tout le monde. On les a vus se destiner à ce voyage avec la même joie que les peuples d'autrefois ceux qui partaient pour la terre sainte.
Le ministre de l'Empereur est, à ce qu'on m'a assuré, fort chagrin de n'avoir point, depuis six ordinaires, reçu de lettres de sa cour. Il est du nombre de ces honnêtes gens qui ont l'avantage de pouvoir s'affliger pour les intérêts de leur maître.
Il s'est passé à Hanovre une affaire entre les domestiques de M. de Beauvau et ceux de l'aubergiste chez lequel il était logé. Le différend ne roulait que sur quelques gros; il y a eu à cette occasion des épées tirées, des gens blessés, et un tapage du diable. J'ai bien remarqué que cette nouvelle ne faisait pas plaisir aux amis de ce ministre. D'ailleurs, les gazettes de Hollande l'ont rapportée d'une façon à en faire un peu sentir le ridicule.
J'ai l'honneur, etc.
<96>37. DU MÊME.
Berlin, 21 février 1741.
Sire,
L'on assure que Votre Majesté a donné un texte aux prédicateurs de Silésie, sur lequel ils doivent prêcher. Ces paroles sont si bien choisies, qu'elles méritent d'être rapportées. On les trouve dans le premier livre des Machabées, chap. XV, v. 33, 34 : « Mais Simon lui répondit et dit : Nous n'avons point pris le pays d'autrui, et nous n'en tenons point d'autre; mais c'est l'héritage de nos pères qui a été pendant quelque temps injustement possédé par nos ennemis. Mais lorsque le temps nous a été favorable, nous avons repris l'héritage de nos pères » Ce qu'il y a de fâcheux dans tout cela pour nos protestants zélés, c'est que ce livre, comme V. M. le sait parfaitement, n'est point reçu parmi nous; il ne l'est que par les catholiques.
La Nouvelle Bibliothèque de novembre 1740 fait un extrait de l'Antimachiavel, dont il paraît des traductions en allemand, en italien et en anglais. « Nous ne connaissons, dit le journaliste, aucun auteur ou plutôt aucun livre de morale comparable à celui-ci..... Ce qui nous étonne, c'est ce langage si pur, cet usage si singulier d'une langue qui n'est pas, dit-on, celle de l'auteur. Plusieurs morceaux nous ont semblé écrits dans des termes si énergiques, le mot propre nous a paru si souvent employé et si souvent mis à sa place, que nous avons douté quelque temps que l'ouvrage soit d'un étranger. » L'auteur fait un parallèle de Télémaque et du Machiavel; il donne toute la préférence au dernier, soit par rapport au style, soit par rapport aux choses. « Ici, dit-il, on voit un style uni, mais vigoureux et plein, un langage mâle, fait pour les choses sérieuses que l'on traite. » Enfin, il remarque qu'il y a des endroits, dans ce livre, qui supposent une connaissance profonde de la métaphysique.
<97>Je ne pense, ma foi, plus depuis le départ de V. M. Il y a des ténèbres et des ombres fortes dans mon esprit.
J'ai l'honneur et le bonheur d'être avec reconnaissance et un respect profond, etc.
38. A M. JORDAN.
Schweidnitz, 24 février 1741.
Ami Jordan, tu me feras plaisir de me venir joindre avec Maupertuis; prends le chemin de Breslau, et reste là jusqu'à nouvel ordre.
J'avise à présent à nos sûretés, et je prépare tout pour pouvoir faire avec succès la campagne prochaine. Je ne sais d'où vient ta mélancolie; mais j'espère que tu n'auras pas besoin de l'augmenter. J'aime la guerre pour la gloire; mais si je n'étais pas prince, je ne serais que philosophe. Enfin il faut dans ce monde que chacun fasse son métier, et j'ai la fantaisie de ne vouloir rien faire à demi.
Ne m'oublie pas, ou mort, ou vif, et sois persuadé que, de philosophe devenu guerrier, je ne t'en estime pas moins dans le fond du cœur. Vale.
39. DE M. JORDAN.
Berlin, 28 février 1741.
Sire,
Votre Majesté a l'art de guérir les malades d'une manière plus naturelle que le roi de France ne guérit les écrouelles. A l'arrivée de la<98> charmante lettre dont elle a bien voulu m'honorer, il m'a semblé sentir mon mal diminuer, et j'espère même être bientôt en état d'obéir à l'ordre gracieux que j'ai reçu.
Je ne doute point que M. de Maupertuis ne se rende toujours très-volontiers aux ordres de V. M., et ne fasse le voyage avec moi.
Je viens de recevoir dans ce moment une lettre adressée à un ami, de Marseille, où il y a une strophe qui, je crois, mérite que V. M. la lise.
Tous ces raisonneurs du Portique
Sous des habillements grossiers
Cachaient la gloire fantastique
D'être des hommes singuliers.
Le corps et l'esprit à la gène,
Au fond d'un tonneau Diogène
Ne cherche pas la vérité;
Mais ce cynique y vient attendre
L'instant où le grand Alexandre
Viendra flatter sa vanité.
J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, etc.
40. A M. JORDAN.
A un village dont j'ignore la figure et le nom, 3 mars 1741.
Jordan, je suis bien fâché de l'accident qui vient de t'arriver. Mes vœux seront toujours pour ta conservation et pour tout ce qui peut t'être agréable. Je ne te suis guère resté en arrière; je viens de l'échapper belle d'un gros parti de hussards98-a qui a pensé nous enve<99>lopper et nous prendre. Sans vanité, ma petite habileté m'a tiré d'affaire. Je n'ai pas perdu un chat de mon monde; mais le malheur en a voulu à un escadron de Schulenbourg, sur lequel quatre cents de ces hussards sont tombés, et leur ont tué quarante maîtres.
Mes compliments à Maupertuis; dis-lui qu'il ne dépend que de lui d'opter entre l'Islande et la Silésie, et que, de quelque côté qu'il se tourne, mon amitié et mon estime l'accompagneront toujours. Il n'a pas tort; je suis accablé d'affaires, j'en ai de toutes les sortes et façons. Ma foi, si les hommes étaient sages, ils négligeraient plus qu'ils ne font un fantôme de réputation qui leur cause bien des peines, et qui leur fait tourner à la peine un temps que le ciel leur avait donné pour jouir. Tu me trouveras plus philosophe que tu ne l'as cru. Je l'ai toujours été, un peu plus, un peu moins. Mon âge, le feu des passions, le désir de la gloire, la curiosité même, pour ne te rien cacher, enfin, un instinct secret, m'ont arraché à la douceur du repos que je goûtais, et la satisfaction de voir mon nom dans les gazettes et ensuite dans l'histoire m'a séduit.
Adieu, cher et fidèle ami; mes compliments à Césarion.
41. DE M. JORDAN.
Berlin, 4 mars 1741.
Sire,
Voici une kyrielle de nouvelles qui me sont venues, et qui divertiront peut-être V. M., quelque occupée qu'elle soit à de grands desseins. « Le roi de Prusse, dit un gazetier de Hollande, fait faire de grandes perquisitions touchant l'assassinat de Saint-Clair. »
A cette nouvelle on ajoute celle-ci, que le roi de Prusse a envoyé<100> des prédicateurs en Silésie, « d'autant que ce prince marque beaucoup de zèle pour les intérêts et pour l'accroissement de la religion protestante. On observe dans toutes les églises de Silésie d'y réciter la prière que ce prince a dressée lui-même. »
Pour ce qui regarde le gazetier de Cologne, je n'en parle point à V. M., qui, sans doute, est informée des impertinences insérées dans sa dernière gazette.
Le bruit est ici général que nous aurons la consolation de voir V. M. dans quinze jours à Berlin. Cette nouvelle m'a fort occupé, et me ferait beaucoup de plaisir, d'autant plus qu'on assure que l'armée d'observation n'aura plus lieu.
On parle ici d'une action qui s'est passée sous les yeux de V. M. Trois cents Prussiens se sont fait jour au travers de huit cents hussards impériaux. Ce qu'il y a de particulier, c'est qu'on débite ici que trois ou quatre cents étudiants de Prague qui se sont avisés de vouloir guerroyer ont été menés prisonniers à Cüstrin.
J'ai l'honneur d'être avec un respect profond, etc.
42. DU MÊME.
Berlin, 7 mars 1741.
Sire,
Le nombre des nouvelles est si grand, et elles varient tellement, qu'on a peine à se déterminer dans le choix.
Trois cents étudiants déguisés tentent l'entreprise d'enlever le chef de l'armée prussienne; un jésuite les commande, sous les auspices d'un saint à bonne réputation. Ils sont pris, envoyés à Cüstrin. Cette nouvelle, quelque ridicule qu'elle soit, est affirmée, et paraît<101> tous les jours dans le public sous une nouvelle forme, revêtue de différentes circonstances.
On dit ici gravement que quatorze mille Bavarois sont entrés en Autriche.
On continue à protester le retour de V. M. dans quinze jours; ma raison, sur ce sujet, combat les suggestions de l'amour-propre. Je le souhaiterais tellement, que je crains de ne pas avoir ce plaisir.
On affirme d'une manière positive qu'il n'y aura point de campement formé par les troupes de Hanovre.
On parle beaucoup de paix; je conte cela avec autant de joie qu'un dévot auquel on parle du bonheur céleste.
On est ici frappé de la promptitude de l'ordre donné aux gendarmes de partir incessamment. Tout cela semble nous éloigner de la paix.
On est surpris de ne rien apprendre de positif et de déterminé sur les opérations de la campagne.
A la suite de tout cela, j'aurai l'honneur d'apprendre à V. M. que je suis en partie rétabli, et prêt à obéir aux ordres qu'il lui plaira me donner.
J'ai l'honneur d'être, etc.
43. A M. JORDAN.
Schweidnitz, 10 mars 1741.
Cher Jordan, pour le coup, Glogau est pris d'emblée; vingt-huit officiers, deux généraux et mille quatre hommes ont été faits prisonniers de guerre, et nous y avons perdu en tout un lieutenant et entre vingt et trente hommes. C'est une action aussi unique dans<102> son genre qu'il s'en soit trouvé dans l'histoire, et la valeur de nos troupes s'y est signalée. Je suis persuadé que, en bon patriote, tu te réjouiras fort de cette nouvelle. Pour à présent, nous allons mettre la dernière main à l'ouvrage, et diriger toutes les opérations de la guerre de façon que nous en ayons de l'honneur. Si tu n'es pas content de moi pour le coup, tu ne le seras jamais, car, comme il y a un Dieu, je fais ce que je puis.
Mande-moi donc un mot de Keyserlingk; j'en suis en peine, n'ayant absolument point de ses nouvelles depuis mon départ de Berlin. Fais-lui mille amitiés de ma part.
Viens me joindre lorsque ta santé le permettra, et sois persuadé que je t'aime toujours sincèrement.
44. DE M. JORDAN.
Berlin, 11 mars 1741.
Sire,
La lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer est divine. Que cette philosophie est belle! Qu'il est rare de voir quelqu'un parler contre l'ambition quand il marche heureusement dans le chemin de la gloire! Qu'il y a de réflexions à faire sur le caractère du conquérant et sur ses peines! Mais je me souviens de la réflexion que fit un philosophe héros après avoir entendu certain prédicateur, et je me tais.
Vous aspirez, dit-on, à la dignité impériale, et la confession de foi de V. M. a été remise au saint-père. Cette nouvelle est des pays étrangers. En voici de la ville, ou plutôt de mon cabinet où des nouvellistes les débitent depuis que je ne sors point.
<103>M. Borcke l'adjudant est allé à Vienne pour traiter. A l'ouïe de pareille nouvelle, il sort involontairement de ma bouche une prière éjaculatoire pour que la paix se fasse. Je crains, ma foi, autant le courage de V. M. que l'ennemi que vous combattez.
La chambre des communes condamne le campement fait à Hanovre, et ne veut en rien y contribuer. Je trouve qu'elle a raison, parce qu'on ne gagne guère à combattre.
M. de Brackel offre de parier contre qui voudra la somme de cent louis que la paix sera faite en trois mois de temps. Si je pouvais l'accélérer en sacrifiant toute ma bibliothèque, j'y mettrais le feu avec autant de zèle qu'Érostrate le mit au temple d'Éphèse. Mon Horace, mon bel Horace y passerait, je le jure.
On dit ici une nouvelle bien triste, que M. de Reiswitz a été enlevé. Je souhaite que cette nouvelle soit fausse.
M. de Maupertuis part demain pour aller se mettre aux pieds de V. M. Comme ma santé commence à se rétablir, j'attends les ordres de V. M. pour avoir la consolation de voir le plus cher et le plus aimable des maîtres.
Il vient d'arriver un courrier qui annonce la reddition de Glogau; cette nouvelle m'a comblé de joie.
J'ai l'honneur d'être avec un très-profond respect, etc
45. DU MÊME.
Berlin, 14 mars 1741.
Sire,
La Gazette française de Berlin, en parlant de la conspiration, a effrayé et fait frémir tous les honnêtes gens. J'avouerai à V. M. que je<104> n'ai l'esprit occupé que de cette idée, que j'ai tout le temps de considérer dans le silence du cabinet. Le fait une fois avéré, les personnes capables d'un aussi noir dessein ne peuvent être que couvertes de confusion et d'ignominie. Les ecclésiastiques catholiques ne sont pas moins à craindre : ils le sont même peut-être plus, parce que leurs démarches sont cachées et couvertes du voile ténébreux de la religion. Dieu veuille préserver V. M. d'accidents! Je m'appliquerai plus soigneusement à la vertu, afin que mes prières soient exaucées, car on dit qu'il n'y a que celles des justes qui le soient.
La cour de Saxe, dit-on, demande une princesse de cette maison pour le prince royal de Pologne; la reine de Hongrie cédera toute la Silésie, moyennant quarante mille hommes que V. M. lui accorde : voilà deux nouvelles qui n'ont pas même de la vraisemblance. Celle-ci en a une nuance : c'est que la cour impériale est fort embarrassée.
Le voyage de M. de Valori fournit matière à bien des conjectures politiques; il y a, ma foi, de quoi épuiser l'art conjectural, quand il aura été asservi à des règles fixes et invariables par M. de Wolff, comme il le promet.
Madame de Rocoulle, qui se porte un peu mieux, m'a chargé de la mettre aux pieds de V. M. Quand aurai-je la consolation de pouvoir faire ma cour, à Berlin, après une paix stable et constante, à celui qui est la consolation de tout Israël? Je demande grâce pour ces derniers mots théologiques, et j'ai l'honneur, etc.
<105>46. A M. JORDAN.
Schweidnitz, 15 mars 1741.
Cher Jordan, lorsque ta santé te permettra de venir ici, tu me trouveras tout disposé à te faire bonne réception. Je suis ici en situation avantageuse, et nos affaires, grâce au ciel, vont à merveille; mais la philosophie n'en va pas moins son train, et sans ce maudit penchant que j'ai pour la gloire, je t'assure que je ne penserais qu'à ma tranquillité.
Adieu, cher Jordan; j'espère de te voir bientôt ici. Ne m'oublie pas, et sois persuadé de l'estime et de l'amitié véritable que j'ai pour toi. Mes compliments à Césarion.
47. DE M. JORDAN.
Berlin, 17 mars 1741.
Sire,
La prise de Glogau a rempli de joie tout le public, et on attend, avec une impatience qui me fait plaisir, le détail de cette belle action dans les gazettes. Il n'est point de particulier qui n'y prenne part. Ce que l'on admire le plus, c'est qu'on ait pu arrêter le soldat, qui, dans de pareilles circonstances, a presque toujours le droit du pillage. Voilà les avantages réels qu'on retire de la discipline militaire de ce pays.
On se dit ici à l'oreille que la France déclare la guerre aux Hollandais. J'ai peine à le croire; cependant les oracles de la politique<106> l'affirment, à ce qu'on prétend, et je m'en tiens sur ce sujet à la foi de mon curé.
On croit la paix sur le point de se faire, parce que le prince de Lichtenstein s'est absenté de Vienne, et qu'on soupçonne qu'il est allé au camp prussien pour déterminer V. M. à ne point écouter les propositions de la France, et à recevoir la Basse-Silésie, que lui offre la reine de Hongrie, qui aspire à une alliance avec V. M., parce qu'elle la croit plus certaine et moins sujette à caution. Ce sont les raisonnements d'un nouvelliste qui, après maintes grimaces convulsives, accoucha hier de ce système.
Du Molard est allé à Paris attendre les ordres de V. M., par la crainte qu'il avait de ne pouvoir arriver sans la disette au point de l'érection de l'Académie.
J'ai la douce espérance de partir au milieu de la semaine prochaine pour aller me mettre aux pieds du conquérant de la Silésie.
J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, etc.
48. DU MÊME.
Berlin, 20 mars 1741.
Sire,
J'espère d'avoir l'honneur de me mettre aux pieds de Votre Majesté dimanche prochain. Je suis impatient de voir arriver ce moment pour jouir de cet avantage.
Le roi d'Angleterre, à ce qu'on dit, veut lui-même commander son armée; on parle même ici de la beauté de ses équipages. On ajoute à cette nouvelle le transport de douze mille Anglais pour l'Allemagne.
<107>On ne parlait que de paix il y a quelques jours. On dit à présent qu'elle est fort éloignée, que, V. M. ayant pris des engagements avec d'autres puissances, la reine de Hongrie avait trop tardé, qu'elle aurait dû hâter ses négociations.
On débite bien des choses sur le pauvre M. de Reiswitz, qui me paraissent être sans fondement; on assure que six cents hommes sont entrés par surprise dans Brieg, sans que le blocus s'en soit aperçu. Toutes ces nouvelles varient chaque jour, sont crues pendant un temps, et rejetées dans un autre.
J'ai vu avec surprise un ouvrage anglais qui renferme le déisme tout pur, traduit en allemand, se vendre ici publiquement. Voilà de quoi exercer MM. les théologiens; ce sera pour quelque temps la pomme de discorde.
Il paraît une excellente histoire de l'établissement des religieux de la compagnie de Jésus. Je suis persuadé que cet ouvrage fera beaucoup de bruit.
On dit que le comte Pückler a été enlevé par les hussards, et transporté à Neisse.
Dieu veuille conserver V. M.! Je puis rendre cette justice au public de Berlin, c'est que tout le monde fait bien des vœux pour sa conservation.
J'ai l'honneur d'être avec un respect profond, etc.
49. A M. JORDAN.
Pogarell, 8 avril 1741.
Mon cher Jordan, nous allons nous battre demain. Tu connais le sort des armes; la vie des rois n'est pas plus respectée que celle des par<108>ticuliers. Je ne sais ce que je deviendrai. Si ma destinée est finie, souviens-toi d'un ami qui t'aime toujours tendrement; si le ciel prolonge mes jours, je t'écrirai dès demain, et tu apprendras notre victoire. Adieu, cher ami; je t'aimerai jusqu'à la mort.
50. DE M. JORDAN.
Breslau, 11 avril 1741.
Sire,
Je fus hier dans de terribles alarmes. Le bruit du canon entendu, la fumée de la poudre vue du haut des tours, tout cela fit soupçonner qu'il y avait un combat entre les deux armées. Le fait a été confirmé ce matin, mais d'une manière infiniment glorieuse aux troupes de V. M. La joie a été répandue chez tous les habitants protestants, qui commençaient à craindre à cause des faux bruits que les catholiques prenaient plaisir à répandre. Des personnes qui ont été présentes à l'action ne sauraient assez exalter le sang-froid et la bravoure de V. M. Pour moi, je suis au comble de la joie. J'ai couru toute la journée pour annoncer cette bonne et glorieuse nouvelle aux Berlinois qui se trouvent ici. Je n'ai jamais senti une satisfaction plus parfaite.
M. de Camas est ici fort mal depuis deux jours, attaqué d'une fièvre chaude. Le médecin se flatte qu'il le tirera d'affaire.
On vient de publier une relation imprimée, mais qui me paraît mal circonstanciée. Je me flatte qu'elle paraîtra bientôt d'une main plus habile; un fait aussi glorieux mérite un détail raisonné et mieux développé. Dieu veuille conserver V. M. pour la consolation et le bonheur de l'État!
J'ai l'honneur d'être avec un très-profond respect, etc.
<109>51. DU MÊME.
Breslau, 14 avril 1741.
Sire,
On trouve au coin de toutes les rues un orateur plébéien qui exalte les faits guerriers des troupes de V. M. J'ai souvent assisté par oisiveté à ces discours, que le cœur dictait plutôt que l'art.
J'ai quitté ce matin M. de Camas, qui pourrait bien ne pas passer la journée. Le médecin, son chirurgien, le condamnent; je ne l'ai guère quitté pendant sa maladie.
On fait ici courir le bruit depuis deux heures que Brieg s'est rendu. Dieu le veuille!
J'attends les ordres de V. M. à Breslau, n'osant pas me rendre à Ohlau pour me mettre à ses pieds, sans permission.
Cette semaine arrivent MM. de Valori, le ministre de Suède et Pöllnitz.
On dit que le cardinal est retenu ici prisonnier. Il y avait sur cet arrêt, dans la Gazette française de Berlin, un article qui a fait plaisir à tout le monde.
On ne sait où est M. de Maupertuis, qui est apparemment pris prisonnier. V. M. en aura sans doute des nouvelles.
J'ai l'honneur, etc.
<110>52. DU MÊME.
Breslau, 26 avril 1741.
Sire,
Il paraît une nouvelle édition de l'Antimachiavel publié par Voltaire, dans laquelle on a inséré ce qui avait été retranché de la première. La traduction allemande faite à Göttingue paraît ici.
Dans la feuille hebdomadaire que le chevalier de Mouhy comptait de faire imprimer à Berlin, et qu'on refuse d'imprimer, il y a les paroles suivantes : « M. le B. de Chambrier . . . eut audience la semaine dernière du Roi, lui rendit une lettre de la part de son maître, et fit à S. M. le détail de l'affreuse conspiration que le roi de Prusse a découverte heureusement. Le projet des conjurés était de se défaire de ce monarque à la première occasion favorable, ou de l'enlever, s'ils pouvaient. Plus de soixante personnes étaient de concert pour cet odieux projet; c'est leur nombre qui les a rendus suspects ... Le chef des conjurés était chargé de lettres en chiffre dont on l'a obligé de donner la clef. Cette affaire fait un bruit épouvantable. Le roi de Prusse a donné ordre à tous ses ministres dans les pays étrangers d'en faire connaître l'horreur. Le criminel a été remis sous une garde sûre, et le roi de Prusse a obtenu du collége électoral qu'il serait jugé à la diète de Francfort, où toutes les pièces justificatives seront examinées par les électeurs assemblés pour en faire la justice qui conviendra. »
« Le roi d'Angleterre a fait publier que cette conspiration avait été supposée par le roi de Prusse, de concert avec le duc de Bavière, pour perdre le grand-duc de Toscane dans l'esprit des électeurs et de toute l'Europe, pour le frustrer de la couronne impériale, à laquelle il semblait qu'il aurait été appelé; mais il y a bien peu d'apparence. L'on attend des lettres de Vienne, qui doivent nous in<111>struire des moyens que la reine de Hongrie mettra en usage pour sauver au Grand-Duc la honte dont cette action affreuse le couvrira, si l'on ne parvient pas à faire connaître la fausseté de cette ignominieuse accusation. »
On a chanté le Te Deum à Vienne; j'ai fait sur-le-champ ce quatrain à l'ouïe de cette nouvelle.
Croyez-vous que pour la victoire
Le Te Deum à Vienne s'est chanté?
Non, mais Neipperg à Dieu donne la gloire
D'un grand péril promptement évité.
Dieu conserve V. M.! Je ne fais plus d'autre prière, c'est mon Pater de tous les jours.
J'ai l'honneur d'être, etc.
53. A M. JORDAN.
(Avril 1741.)
Mon cher Jordan, je te remercie de tes deux lettres, que je viens de recevoir. Je voudrais pour ma consolation que tu me donnasses des nouvelles de ton entière convalescence. Sois tranquille, mon enfant, pour ce qui nous regarde. Nos affaires sont en bon train, et je crois que nous serons dans peu de jours maîtres de Brieg.111-a
L'ami Duhan se porte fort bien, et trotte comme un jeune homme. Nous avons beaucoup de fatigues, que je supporte mieux que je n'aurais dû l'attendre de mon tempérament. Je suis fort occupé à présent à régler les préparatifs du siége. Notre gros canon est arrivé un peu tard, sans quoi la ville serait déjà à nous.
<112>Adieu, cher Jordan. Ménage ton individu pour l'amour de ma monade, et sois persuadé que l'attraction de ton bon cœur opère toujours fortement sur moi en raison inverse du carré des distances. Dieu te bénisse!
54. DE M. JORDAN.
Breslau, 2 mai 1741.
Sire,
Que Votre Majesté est charitable! Elle ne me donne pas seulement de quoi vivre, mais elle a encore la bonté de fournir à mon âme une nourriture spirituelle. J'ai reçu les psaumes italiens sur les airs du mélodieux Lobwasser.
Si je prends plaisir à chanter,
Ce ne sont point les faits des anges;
Les dévots peuvent les fêter,
Jordan chantera vos louanges.
Le reste de mes pauvres poumons ne doit être consacré qu'à cela.
On dit, Sire, que vos ingénieurs font un feu d'enfer autour de Brieg, que l'on voyait hier ce feu de nos clochers, que le commandant ne s'est aperçu que fort tard qu'on travaillait au pied du mur de sa forteresse. Mais ce qui fait plaisir à toute la ville, c'est que, après la reddition de Brieg, on assure que l'armée de V. M. viendra camper vers les portes de Breslau.
A l'abri des cruels hussards
Et des surprises de la guerre,
Je verrai mon dieu tutélaire
Et ses glorieux étendards.
On les voit plus tranquillement quand on les voit sans crainte.
<113>La Gazette flamande rapporte un fait bien particulier, que j'ai osé mettre en vers que voici.
Le pape, plein de charité
Pour la régente de Hongrie,
Pendant trois jours s'est absenté
De sa très-sainte compagnie.
Un cardinal, à son retour,
Humblement demande au saint-père
Ce qu'au ciel il est allé faire,
Et les raisons de ce séjour.
Ah! dit-il d'un ton lamentable,
Au ciel je me suis transporté
Pour implorer la Vierge charitable
Et le secours de sa bonté.
Mais, ô chers cardinaux! quelle fut ma surprise
Quand, approchant cette divinité,
Je la vis sur son trône assise,
L'ordre prussien à son côté!
Quoique V. M. aille toujours de victoire en victoire, je ne cesserai de souhaiter la paix, parce que c'est le seul moyen de vous conserver au milieu de vos peuples, dont vous êtes toute la consolation. Plût à Dieu que tout le monde aimât aussi peu les lauriers que moi!
Je n'aspire point à la gloire,
Je ne veux lauriers ni guerdon;
Tout le beau temple de Mémoire
Vaut-il les lauriers d'un jambon?
J'ai l'honneur, l'avantage et le bonheur d'être, etc.
<114>55. DU MÊME.
Breslau, 5 mai 1741.
Sire,
J'ai l'honneur de féliciter Votre Majesté sur la prise de Brieg. Sa campagne se finira lorsque à peine les autres y entrent. Rien de plus glorieux que tout cela aux armes de V. M.; Dieu veuille seulement la conserver au milieu de toutes ses victoires!
J'ai reçu une lettre de Paris, dans laquelle on m'a envoyé l'épitaphe de Rousseau, faite par lui-même deux années avant sa mort :
« De cet auteur noirci d'un crayon si malin,
Passant, veux-tu savoir quel fut le caractère?
Il avait pour amis Titon, Brumoy, Rollin,
Pour ennemis Gacon, Pitaval et Voltaire. »
Une nouvelle qui me surprend, c'est que M. Voltaire fait représenter son Mahomet à Lille; je regarde cela comme une espèce d'injure faite au théâtre de Paris.
J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, etc.
56. A M. JORDAN.
Camp de Mollwitz, 6 mai 1741.
Je vous écris de ce beau camp
Où tout le danger qu'on y trouve
Exerce la valeur, l'éprouve,
Où mille mirmidons de Mars,
Autrement nommés les hussards,
Viennent vingt fois dans la journée
Nous souhaiter la bonne année,
<115>Où les bombes et la batterie
Vers Brieg font un feu de furie.
Or donc, dans ce camp si terrible,
Où tout semble annoncer la mort,
Nous vivons tranquilles, paisibles :
Tout ce qui reluit n'est pas or.
Vous voyez, monsieur, par les belles choses que j'ai l'honneur de vous dire, qu'on peut prendre la peur à tort; c'est ce qu'on appelle être poltron en pure perte. Je m'étais flatté jusqu'ici, mais sans fondement, que j'aurais de vous une apparition béatifique; mais les dangers nous séparent si bien, que je crains de ne vous pas posséder de sitôt. On débite que votre dernier voyage vous a causé de si grandes incommodités, que les médecins de Breslau ont été obligés d'user de tous les astringents possibles pour arrêter les effets que votre grande prudence avait opérés sur votre tempérament.
Vous n'ignorez plus que la ville de Brieg s'est rendue; nous l'avons trouvée entourée de mines et de fougasses. Vous êtes bien heureux d'avoir évité l'assaut général, sans quoi, à califourchon sur une bombe, on vous aurait vu arriver en paradis. Hélas! pauvre Jordan, qu'eût dit alors le bel Horace, votre bibliothèque, Margot de la Plante,115-a etc.
<116>Pour ne vous pas distraire plus longtemps de votre laborieuse étude, je finis une lettre que vous trouverez peut-être déjà trop longue, en vous assurant qu'une autre fois j'userai plus du vertatur stilus. Soyez persuadé que, malgré tous les petits reproches que je viens de vous faire, on vous estime autant dans mon camp qu'on pourrait vous priser au Portique ou au Lycée, et que, dans mon petit particulier, les qualités de l'ami effaceront les défauts du poltron. Adieu.
57. DE M. JORDAN.
Breslau, 8 mai 1741.
Sire,
J'ai reçu la lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer; c'est la première qui m'ait causé de la douleur. Je n'en ai pas l'obligation à ma mauvaise étoile.
Je n'ai quitté le camp que lorsque V. M. m'a ordonné de le quitter; si j'ai fait connaître quelque sentiment de crainte, c'est une preuve que j'ai été plus naturel que prudent. D'ailleurs, à quoi m'aurait servi de cacher des faiblesses qui n'auraient pu échapper aux yeux clairvoyants de V. M., qui a la bonté de supporter les hommes tels qu'ils sont, et de conniver à mes défauts?
L'histoire du médecin de Breslau, débitée à V. M., serait fort jolie, si elle ne regardait pas un homme qui n'a de maladie que celle d'aimer trop le genre humain et de penser tristement.
Je n'attends que les ordres de V. M. pour me mettre à ses pieds, pour avouer ma faiblesse, et pour l'assurer du zèle et du respect profond avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.
<117>58. A M. JORDAN.
Ce 9 mai 1741.
Au camp retranché de Mollwitz,
Endroit où mortier, où haubitz,
Où canon et fusil décharge,
Et d'où Jordan gagna le large.
Comment! vous prenez gravement
Mes vers, mon épître volage?
Je vous connaissais autrement;
Vous me trompez, c'est grand dommage.
Le ton léger du badinage
Vous aurait-il paru mordant?
Si l'esprit pèche, c'est l'usage;
Mais pour le cœur, est innocent.
C'est ainsi que je réponds à la très-sérieuse lettre que vous venez de m'écrire. Je ne suis pas aujourd'hui d'humeur assez atrabilaire pour m'affliger d'un malheur qui n'existe pas encore, et je plains votre esprit de tout mon cœur des tourments inutiles qu'il vous cause.
C'est plutôt quelque vent malin
Qui, s'arrêtant dans son chemin,
Ou cheminant avec paresse,
Dans votre corps fait le lutin,
Et vous angoisse et vous oppresse.
Voilà ce qu'en dit la Faculté; c'est à votre garde-robe d'en décider, car je crois qu'en ces sortes d'affaires elle peut passer pour juge compétent.
Si vous ne jugez pas à propos de promener vos hypocondres, ni de vous crotter comme un barbet, vous ferez admirablement bien de rester à Breslau.
Je n'ai à vous parler depuis quelques jours que de pluie, de neige,<118> de grêle et de mauvais temps. Il n'y a pas là de quoi vous mettre de bonne humeur; mais j'y renonce, car je n'y réussirais pourtant pas.
Je suis, ni plus ni moins, un des plus zélés amis de M. Jordan. Adieu.
59. AU MÊME.
D'un ton mélancolique et tant soit peu pleureur,
Grondant et de mauvaise humeur,
Vous m'apprenez donc la nouvelle
Que Maupertuis l'aplatisseur
S'en vient en Saxe à tire-d'aile,
Tout pâle et transi de frayeur?
A peine réchappé de la griffe ennemie,
Du sabre meurtrier des barbares hussards,
Il abjure à jamais la vie
Qu'il vient de mener par folie
Avec les fiers enfants de Mars.118-a
Quel est, se disaient-ils, quel peut être cet homme?
Un soldat dit, C'est un sorcier;
L'autre, Il faudra donc l'écorcher;
Un autre, plus rusé, le croit prêtre de Rome.
Pardi, ne soyez pas surpris,
Messieurs, je vous apprendrai pis :
Il est géomètre, astronome.
A Vienne, où tout esprit bouché
En lits de drap d'or est couché,
Où la folle magnificence
De pompons coiffe l'ignorance,
Jugez s'il était bienvenu.
Allez, monsieur de la Science,
Lui disait avec suffisance
<119>Un fat affectant l'ingénu,
En pays de nous inconnu.
Tout après, avec bienséance
Il lui donna du pied au c..
Voilà l'histoire telle que vous deviez me la rapporter, et telle qu'un homme très-désœuvré aurait dû l'habiller. Je ne sais ce que vous avez; mais vos lettres deviennent plus tristes et plus noires de jour en jour. Je crois que, si vous le pouviez, vous voudriez communiquer à tout l'univers la tristesse et le chagrin inutile qui vous dévore. Croyez-moi, devenez raisonnable; grisez-vous, faites la débauche, et soyez joyeux. Le comble de la folie dans le monde, c'est la tristesse; soyez donc sage, aimez-moi un peu, et ne doutez point que je ne sois toujours votre très-joyeux serviteur.
60. DE M. JORDAN.
Breslau, 12 mai 1741.
Sire,
J'ai reçu la jolie description de Votre Majesté, touchant Maupertuis; son domestique partit hier, et ne doute point que son maître ne revienne à Breslau sûrement.
On ne parle ici que de la paix, que l'on assure prochaine; je le souhaite plus que je ne l'espère. Les ennemis, à ce qu'on dit, fuient quand l'armée de V. M. fait mine de les approcher. On dit qu'ils l'ont fait à Strehlen.
La Gazette de Leyde dit que le cheval de M. Maupertuis, ayant pris le mors aux dents au milieu de la bataille, l'avait jeté dans l'armée ennemie.
<120>Je ne sais ce que c'est que mauvaise humeur; j'en puis même alléguer une preuve. J'ai pris la liberté d'envoyer à V. M. deux lettres dans lesquelles il y avait des vers, et je ne fais des vers que lorsque la joie ne me permet pas de raisonner.
J'entendis hier bon nombre de messes par amusement, puisque je ne puis aller à l'église par dévotion; nous n'avons point ici de culte au rit réformé, et
Pour moi, comme une humble brebis,
Sous la houlette je me range;
Il ne faut aimer le change
Que des femmes et des habits.
Racan
, à ce que je crois.120-aCe qui me remplit de joie, c'est qu'on assure que V. M. se porte à présent à merveille, et que les maux de tête sont dissipés.
J'ai l'honneur, etc.
61. A M. JORDAN.
Camp de Mollwitz, 13 mai 1741.
Non, ces vers ne sont qu'empruntés,
Cela ne s'appelle point rire;
Vos esprits n'étaient pas montés
Pour plaisanter, ni pour écrire.
J'aime mieux vos vivacités
Et votre mordante satire
Que ces belles moralités
Qu'un autre avant vous a pu dire.
<121>Vous êtes aimable et charmant,
Dites ce que votre âme pense;
Il nous suffît de l'agrément
Dont elle fera la dépense.
Tout sera nouveau, naturel,
Assaisonné de ce bon sel
Que produisit jadis Athène,
Et que plus d'un savant, par haine,
Masque des horreurs de son fiel.
Hélas! quittez donc par sagesse
Ce grave et froid raisonnement,
Ennuyeux assaisonnement
De notre insipide vieillesse,
Et laissez au calculateur
Qui distingue, somme et arguë,
Et qui, flottant parmi l'erreur,
Croit qu'un chacun a la berlue,
L'avantage si peu flatteur
De son algèbre qui le tue.
N'oubliez donc pas qu'en effet
Il faut profiter de la vie,
Que c'est là ma philosophie,
Comme ceci votre portrait.
En vérité, monsieur d'un autre monde, pensez donc enfin que deux lettres joviales ne suffisent pas pour convaincre la chrétienté de votre bonne humeur, et qu'il faut de la continuation à vos charmes. Puissiez-vous demeurer à Breslau tant que la peur vous y retient, puisse l'ennemi être aussi timide que vous, et moi avoir toujours l'avantage de votre amitié! Ce sont les vœux de celui qui a l'honneur d'être, très-prudent, très-grave, très-savantissime Jordan,
Monsieur,
de Votre doctissime Sapience
le très-religieux admirateur.
62. AU MÊME.
Camp de Mollwitz, 16 mai 1741.
Pour le coup, je vous reconnais,
Et votre esprit se manifeste
Par la façon légère et preste
Dont vos aimables vers sont, faits.
Que votre grande âme alarmée
Sans peur chemine vers l'armée;
Vous n'y trouverez, sur ma foi,
Aucun hasard, point d'embuscade.
Et très-paisiblement chez moi
Vous pourriez boire rasade.
Si cet appât insuffisant
N'est pas ce qui vous détermine,
Sachez qu'à Brieg on voit par cent
Des bouquins rongés de vermine,
Et de ces gros in-folios
Ornés de pédantesque mine,
De ces livres vraiment brutaux
Dont on vous casserait l'échiné,
Et qui font le charme des sots.
Si tout ceci ne peut vous plaire,
Je vous garantis le plaisir
Que le long du jour, à loisir,
Vous n'aurez rien du tout à faire.
Tenez, je vous offre à l'encan
Tous les charmes de notre camp;
Car pour vous tenter par la gloire
Mes vers arriveraient trop tard,
Vous, qui longtemps avez eu part
Au temple immortel de Mémoire.
63. DE M. JORDAN.
Breslau. 26 mai 1741.
Sire,
On est ici extrêmement impatient d'apprendre des nouvelles sur la marche de l'armée de V. M. On dit que les ennemis se retirent à mesure que V. M. avance. On ne ferait pas mieux quand je serais à la tête du conseil autrichien. Qui peut tenir contre l'ardeur guerrière des troupes de V. M.?
Il y a encore une nouvelle édition de l'Antimachiavel, avec quantité de pièces justificatives en faveur de M. de Voltaire. Voici une épigramme imprimée dans la Bibliothèque britannique sur l'éditeur de cet ouvrage :
Des auteurs peu considérables
Ont eu d'illustres éditeurs,
Et les plus illustres auteurs
Des éditeurs très-misérables.
L'éditeur et l'auteur sont aussi quelquefois
Deux sots obscurs qu'unit leur goût pour les sornettes.
Mais ici, nous voyons le prince des poètes
Éditeur du prince des rois.
Dieu veuille ramener bientôt V. M. dans nos quartiers!
J'ai l'honneur d'être, etc.
64. A M. JORDAN.
Camp de Grottkau, 1er juin 1741.
Seigneur Jordan, Pöllnitz m'écrit qu'il m'envoie des vers; pour moi, je lui écrirai que je lui envoie de l'argent. Je n'ai point reçu de poésies par sa lettre, et il ne recevra aucune monnaie par la mienne.
<124>Tu ne me dis pas le mot du cher Césarion, et tu ne me parles que de ton chien de libraire et de son fichu livre.
Nous nous battrons trois fois, livrerons quatre assauts, et engagerons cent escarmouches; après quoi tu me reverras, humble Gamaliel,124-a aux pieds de Paul Jordan, apprendre de toi la sagesse et l'art de la paix.
Adieu, cher ami. Ménage-toi; pense, je t'en prie, à la part que prennent à ta santé les demoiselles du Werder et de la Ville-neuve. Salut.
65. DE M. JORDAN.
Breslau, 3 juin 1741.
Sire,
La lettre qu'il a plu à Votre Majesté de m'accorder peut me garantir contre dix jours de tristesse. Vous savez guérir tous les maux plus efficacement que le roi de France ne guérit les écrouelles. M. le baron ne manquera pas de vous envoyer les vers; il y est doublement intéressé. Césarion est arrivé à Berlin en bonne santé; il a fait le voyage en quatre jours. On va toujours vite quand on va où la tranquillité règne; c'est ce que j'écris à M. de Keyserlingk, lui qui regarde comme un malheur de ne pas voir de ses yeux les effets tristes de la guerre.
La lettre de V. M. me fait frémir; trois batailles, quatre assauts, cent escarmouches ne font pas trembler Jordan, mais ils épouvanteraient le diable.
Vous aimez le bruyant tumulte
De Bellone et du champ de Mars;
<125>Quoique à ses traits toujours en butte,
Vous n'aimez que ses étendards.
Les dons précieux de Minerve
Et les biens sacrés de Cérès,
Tout ce bonheur ne se réserve
Qu'aux chers ministres de la paix.
V. M. me fait bien de l'honneur, ou plutôt elle se moque bien de moi en me parlant de Gamaliel qui étudie l'art de la paix. Que je suis heureux quand V. M. est à Berlin ou à Rheinsberg! Je partage mon temps entre le plaisir de servir V. M. et celui du loisir agréable de ma retraite.
Là, tranquille en ma retraite,
J'attends les décrets du destin;
Ma joie n'y est point inquiète
Entre Bacchus et ma catin.
Il n'y a que le besoin des hôpitaux et de la conférence qui fait que je pense à Berlin.
L'hôpital de la Charité
Humblement Jordan vous demande,
Qui n'est d'aucune utilité
Partout où Bellone commande.
Conquérant de la Silésie,
Prince guerrier, quoique bénin,
Je vous conjure et vous supplie
De m'envoyer vite à Berlin.
Tout m'attriste en cette contrée;
L'on n'y boit que de mauvais vin,
L'on n'y voit que fille infectée :
Que ne puis-je aller à Berlin!
L'on ne parle ici que de guerre
Et le soir, et dès le matin;
Mars est le dieu qu'on y révère :
Que ne puis-je aller à Berlin!
<126>Le bruit du canon me réveille,
Le cri du soldat inhumain
Ne permet pas que je sommeille :
Que ne puis-je aller à Berlin!
Ce qui m'engage à demander cette grâce à V. M., c'est qu'on assure ici la paix comme une chose certaine. Cela me fait tourner la cervelle de joie. Je veux célébrer ce beau jour dans l'endroit où je brille le plus, dans ma bibliothèque, où mes livres ne disent mot, et écoutent mes pauvretés; et on assure que dans peu Berlin aura le bonheur de voir V. M.
J'ai l'honneur d'être, etc.
66. A M. JORDAN.
Camp de Grottkau, 5 juin 1741.
Déjà vous tremblez à Breslau,
Lorsque nous marchons à Grottkau,
Et les siéges et les batailles
Vous attendrissent les entrailles.
En un mot, paisible Jordan,
Jamais aucun lièvre en son gîte
Ne s'apprête à courir si vite
Que vous, quand vous levez le camp.
Mais raisonnons, je vous en prie.
Que devient donc en ce moment
Cette grave philosophie
Dont vous nous parlez si souvent,
Et ce stoïcisme insolent
Qui vous fait mépriser la vie
Quand le danger n'est pas présent?
Le canon gronde, et son tonnerre
<127>Ébranle le fond de la terre;
Il tombe une grêle de fer,
Le plomb vole et remplit tout l'air,
Et la mort qu'enfante la guerre
Ouvre un gouffre tel qu'un enfer.
Il sort une flamme infernale
De cette gueule triomphale,
Oui porte la destruction.
Ici, c'est le feu de Bellone,
Et, plus bas, le glaive moissonne
Sans pitié, sans compassion.
Tel qui, dans le sein de la flamme.
De la mort, de mille dangers,
Garde la tranquillité d'âme
Égale aux objets étrangers
Mérite en effet l'apostrophe
De vrai sage et de philosophe;
Les autres sont des imposteurs.
Voyez donc, messieurs les auteurs,
Qu'elle est grande, la différence
Du solide et de l'apparence,
Combien les dehors imposteurs
Sont différents de l'évidence.
Dans vos studieuses erreurs,
Au fond d'une bibliothèque,
Vous faites très-bien les docteurs.
De votre valeur intrinsèque
Le danger peut nous éclaircir;
Il paraît, on vous voit courir.
Nous, plus forts d'esprit que ces sages.
Nous opposons à ces orages
Le flegme et l'intrépidité.
Que tout périsse et se confonde,
Que tout se bouleverse au monde.
Rien n'ébranle ma fermeté.
C'est ainsi que d'un camp très-guerrier je prends la liberté de saluer Votre Sapience. Le compliment que vous fait ma muse sent un<128> peu son militaire; mais vous y trouverez du vrai, et je vous prie, par parenthèse, de vous souvenir que la vérité a toujours été ma maîtresse. Lorsque je me mêlerai de courtoisie, ma muse vous fera un compliment plus obligeant. En attendant, je vous prie de croire que je n'en suis ni plus ni moins
Votre admirateur et ami.
67. AU MÊME.
Camp de Friedewalde, 13 juin 1741.
Vif, ou plutôt fort pétulant,
Vous voulez donc, mon cher Jordan,
Quitter les champs de Silésie?
Quel peut être dans votre plan
La raison qui vous y convie?
Vous êtes trop bon courtisan
Pour me dire de votre vie
Que c'est chez nous où l'on s'ennuie;
Mais, rempli de sincérité,
Charmant Jordan, je vous en prie,
Dites ici la vérité.
N'est-ce pas la bibliothèque
Dont l'attrait puissant et vanté,
Le bel Horace ou le Sénèque,
Ou peut-être quelque beauté,
Dont l'enchantement vous attire?
Et lorsque votre cœur soupire,
Trop sensible à la volupté,
Ce vous est trop peu que d'écrire;
Car, après tout, votre hôpital,
Rempli d'extravagants qu'on lie,
Sinistre et funeste arsenal
<129>Des misères de notre vie,
Ce lieu si triste et si fatal
Ne vaut pas notre compagnie.
Ce n'est que la légèreté,
Des Français, engeance frivole,
Suprême et despotique idole,
Votre unique divinité,
Dont les charmes et l'inconstance
Vous font penser que dans l'absence
Gît toute la prospérité.
J'ai cru, moi, dans mon innocence,
Que dans l'art de la jouissance
Se trouvait la félicité.
Jordan, j'apprends à te connaître :
Si tu logeais au paradis,
Pour mieux trouver le vrai bien-être,
Par changement tu voudrais être
Dans l'enfer, auprès des maudits.
Voilà tout ce que j'ai à vous dire en vers; ce que je vous écris en prose n'est pas moins vrai, et j'ose vous assurer qu'il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver un endroit où vous seriez d'accord de vous tenir en repos. Nous partirons dans peu de notre camp pour aller à Strehlen; il ne s'agit ici, d'ailleurs, que d'affaires de hussards.
Adieu, cher Jordan; mes respects au Portique, au Lycée. Ma philosophie est la très-humble servante de la vôtre, comme je suis, moi, votre très-humble serviteur.
<130>68. DE M. JORDAN.
Breslau, 17 juin 1741.
Sire,
J'ai reçu vos aimables vers,
Écrits de façon très-normande.
Que Dieu m'accable de revers,
Si je sais ce qu'on y commande!
Je puis assurer à V. M. que j'ignore si elle m'ordonne d'aller à Berlin ou de rester à Breslau.
A quoi donc nous sert la critique?
Nous rend-elle moins incertains,
Puisque l'esprit académique
Toujours nous offre deux chemins?
Ce n'est pas le premier chagrin que m'a causé le pyrrhonisme. Une dose de la philosophie dogmatique m'aurait d'abord déterminé; mon penchant pour la secte de l'Académie, la crainte de manquer à mon devoir, tout cela me rend indéterminé. La jérémiade envoyée il y a cinq ou six jours dissipera peut-être ces doutes;
Car, en bonne foi de chrétien,
Je ne puis séjourner en ville
Où le culte calvinien
Est rejeté comme acte de sibylle.
Je n'ai jamais été courtisan; vous n'avez pas besoin de cette engeance qui déguise perpétuellement la vérité, et on ose la dire devant V. M. Pourquoi ne la dirais-je pas? Je m'ennuie à Breslau, puisque je n'y puis faire ma cour à V. M., et que je n'y ai point ma bibliothèque, où
Je goûte la tranquillité,
Reposant dans le sein des Muses;
<131>Mon bel Horace à mon côté
M'engage à mépriser les ruses
Du monde et de sa vanité.
Les Français sont inconstants, cela est vrai. Ils le sont par légèreté; j'ai assez d'esprit pour l'être par volupté. Je ne le suis jamais en amitié.
Je ne suis jamais inconstant
A l'égard d'une aimable belle;
Dès qu'un mérite est éminent,
On cesse alors d'être infidèle.
Ce n'est pas tout. Oserais-je demander à V. M. une grâce?
Très-humblement je vous supplie,
Conquérant de la Silésie,
De me donner un billet à Vorspann,
Pour que je puisse, en ménageant
Conserver ma bourse garnie,
Et la garantir d'étisie.
J'ai l'honneur d'être, etc.
P. S. On ne parle ici que de paix,
On croit y voir finir la guerre,
Et tout prospérer à souhaits
Sous Frédéric, que le monde vénère.
69. A M. JORDAN.
(Camp de Strehlen, 18 juin 1741.)
Est-il permis de m'écrire religion pour me persuader de vous laisser aller à Berlin? Ne devez-vous pas mourir de honte de votre impa<132>tience enfantine pour partir? Vous viendrez ici, s'il vous plaît, pour en faire amende honorable en plein champ, et vous me fléchirez plutôt par la pitié que me fera votre poltronnerie que par l'attachement que vous avez pour messire Jean Calvin. Mes vers ne seront pas de votre goût assurément, parce qu'ils sont hardis et vrais; mais je m'en console, parce que j'en suis content, et que vous pouvez les conserver comme étant ma confession de foi.
Mandez-moi, je vous prie, s'il est vrai que la paix est conclue, si les troupes prussiennes resteront ici, ou si l'on parle de bataille; en un mot, bavardez un peu.
70. DE M. JORDAN.
Breslau, 19 juin 1741.
Sire,
J'ai honte d'accabler Votre Majesté par la fréquence de mes lettres et de mes vers, qui doivent paraître à vos yeux ce que paraît un portrait de barbouilleur aux yeux de Pesne.132-a
Ce n'est que mon oisiveté
Qui produit tout ce bavardage,
Et c'est trop de témérité
Que de rimer à mon âge.
Ce qui me passe, c'est la bonté des vers que V. M. compose dans un temps où elle se promène par toute la Silésie avec son armée, et y porte la terreur.
<133>Les neuf Sœurs du sacré vallon
Exalteront par des chants d'allégresse
Les nobles faits du germain Apollon,
Qu'eût adoré la respectable Grèce.
Je remercie très-humblement V. M. de la gracieuse permission qu'elle a bien voulu me donner d'aller voir ma chère bibliothèque, qui fait le plus réel bonheur de ma vie.
Chacun est heureux à sa guise.
Victorieux en province conquise,
Votre bonheur est solide et parfait.
Le mien était ici très-imparfait,
Puisque j'étais en entière disette
De livres, vin, et de saine fillette.
Votre bonheur est sous vos étendards;
Je suis heureux, puisque je pars.
Le bonheur dépend de l'idée qu'on s'en forme. Je suis fortement embarrassé sur la nature de mon bonheur; je le cherche dans l'étude, quoique la réflexion nous rende souvent malheureux, et que la distraction nous divertisse et nous égaye. Tous les hommes se ressemblent; ceux qui pourraient être fort heureux s'appliquent à ne pas l'être.
Un quidam, l'autre jour, fortement soutenait
Que le bonheur était très-volontaire,
Que qui fortement le voulait
Pouvait par son esprit au malheur se soustraire.
Je répondis à cela vivement
Que les esprits sont de trempe diverse.
C'est œuvre de tempérament
Quand on se rit de la détresse.
Mais ce qui beaucoup surprenait,
C'est que tel qui pouvait rendre sa vie heureuse
Au lieu de cela s'appliquait
A se la rendre malheureuse.
<134>Dieu ramène bientôt V. M. dans le sein de sa capitale! Un bonheur sur lequel mon pyrrhonisme ne saurait mordre, c'est celui d'être avec un entier dévouement et un respect profond, etc.
71. A M. JORDAN.
(Camp de Strehlen) 1er juillet 1741.
D'un brin de raison, dans ce camp,
Qui ne vaut pas un sol la livre,
Ce sot monde s'applaudit tant,
Que pour l'être moins il s'enivre.
Le sage et libertin Jordan
Veut cette épigramme en présent.
Quelle distraction extrême!
Car il oublie en ce moment
Qu'il en est le sujet lui-même.
72. DE M. JORDAN.
(Camp de Strehlen) 12 août 1741.
Sire,
Voici des vers irréguliers, faits fort irrégulièrement par un homme qui n'a jamais été irrégulier. Envisagez-les comme ces bordures dans le goût baroque qui ont eu cependant l'avantage de vous plaire. J'ai une envie démesurée de voir vos troupes monter la garde sur le marché de Breslau, de la boutique d'un libraire nommé Korn. Vous<135> ne sauriez, Sire, refuser cette consolation à Siméon, qui veut voir le salut, non d'Israël, mais de l'Allemagne. Les troupes de V. M. ont acquis à très-juste titre cette prérogative.
Je pourrais alléguer à V. M. des raisons de santé; elle est si délicate, que je ne puis en jouir que par de fréquents hommages, toujours involontaires, rendus à la Faculté. Il y a six mois que j'eus la témérité de les refuser; mais la nécessité m'y force présentement.
J'ai l'honneur, etc.
On dit que la troupe ennemie,
Les blés cueillis, avancera vers nous.
Que la vôtre, très-aguerrie,
Languit après le rendez-vous,
Rendez-vous marqué par la gloire
Pour faire éclater leur valeur.
Dans tout le monde très-notoire
Par le dernier combat vainqueur.
Pour moi, Sire, je vous supplie
De m'accorder la liberté
De pouvoir assurer ma vie
A Breslau, lieu de sûreté.
(Permettez que l'on félicite
Votre invincible Majesté
De l'heureuse réussite
Qu'on ait ce lieu par ruse emporté,135-a
Ce fait, très-brillant pour l'histoire,
Fera bouquer vos ennemis;
Neipperg ne voudra pas le croire,
Wallis135-b en sera peu surpris.)
Là j'entendrai la renommée
Chanter vos exploits éclatants;
Mais si je marche avec l'armée,
La frayeur me prive des sens.
<136>Ce n'est là que trop ma faiblesse
De ne rien voir ni rien ouïr;
Pour peu que je sois en détresse,
Je rassemble mes sens pour fuir.
Quoi! direz-vous, n'avez-vous donc honte
De vouloir passer pour poltron?
A cela ma réponse est prompte :
J'imite Horace et Cicéron.
Quoi! faut-il exposer les restes de ma vie,
Et risquer de me voir prisonnier malheureux?
Je ne vis que pour être heureux
En servant le héros qui tient la Silésie.
73. A M. JORDAN.
Fait au camp de Strehlen, 12 août 1741.
Lorsque, les blés fauchés, la cohorte ennemie
Essayera quelque hasard,
Tu peux, pour assurer ta vie,
Éviter l'ennemi, te soustraire aux hussards
Dans les murs de Breslau, centre de Silésie.
Mais tant que le farouche Mars
Exaltera notre furie,
Tranquille en ta philosophie,
Tu peux compter que mes égards
Pour ta docte poltronnerie
Te sauveront chez les beaux-arts
Avant que le péril et la peur t'y convie.
74. DE M. JORDAN.
Breslau, 19 août 1741.
Sire,
Je suis arrivé à Breslau, que j'ai vu avec grande joie, orné et paré par vos belles troupes. Les filles y regardent voluptueusement les soldats de V. M.
Je n'en suis point du tout surpris,
Ils donnent de l'amour par l'air et par taille,
Hercules dans un jour où vous donnez bataille,
Hercules en vigueur dans l'île de Cypris.
On se dit ici à l'oreille que V. M. est sur le point de conclure une alliance avec la France; je n'en sais rien. Une chose sais-je bien sûrement, c'est que le voyage imprévu de M. de Valori donne de la tablature à tous les ministres, comme une comète à vaste queue en donne à MM. les astronomes.
On prétend qu'en moins de trois jours il y aura une bataille. J'ai peur de ce mot, comme les Romains en avaient de ceux qui expriment la mort.
Je n'aime point ce qui détruit,
J'aime bien ce qui multiplie;
Un combat peut priver votre corps de la vie,
Que l'amour pour nous a construit.
C'est une obligation que votre pays a à l'amour, et il y a, j'ose le dire, de l'ingratitude à ne pas le conserver.
On attendait ici V. M. il y a quelques jours. M. de Bülow a quitté pour cela l'hôtel qu'il occupait. Vous serez reçu ici comme les juifs recevraient le Messie, s'il jugeait à propos de venir.
J'ai l'honneur, etc.
<138>75. A M. JORDAN.
Camp de Reichenbach, 30 août 1741.
Vous nous croyez dans ces combats
Que votre valeur n'aime pas,
Et vous pensez que notre armée,
Dans son courroux trop animée,
Disperse dans ces champs épars
L'Autrichien et ses hussards.
Tout doucement, monsieur le sage,
Sachez qu'on fait cent arguments
Plutôt qu'on ne gagne avantage
Sur des ennemis vigilants.
Attendez donc, pour voir éclore
Ce beau soleil de notre aurore,
Que nous favorisent les vents.
Tout pilote pour faire voile
Guette les plus heureux moments,
Que le secours des éléments
Le seconde en enflant la toile.
Ce sont ces moments favorables que nous attendons pour ne point manquer notre coup. Je tiens nos arrangements presque certains, et je présume que, en jouant à jeu sûr, on ne m'en saura pas plus mauvais gré.
Nous avons ici le plus beau camp de la Silésie; cela forme le plus superbe paysage du monde, dont la belle et nombreuse armée qui y campe ne fait pas le moindre ornement.
Adieu, ami Jordan. Faites mes compliments à la philosophie, et dites-lui que j'espère de la revoir au quartier d'hiver. Je vous prie de dire aux belles-lettres que c'est là le rendez-vous que je leur donne, et que, pour avoir suspendu leur commerce pour un temps, je ne<139> prétends pas le finir, mais le reprendre avec plus de goût et de plaisir lorsque la campagne sera terminée.
Je suis de ta candeur, de ton savoir, de ta philosophie, et surtout de ton bon commerce
Le grand admirateur et ami.
76. DE M. JORDAN.
Breslau, le vingt-quatrième jour de mon exil.
Sire,
Les beaux vers de Votre Majesté m'ont enchanté; mais le reproche de désertion m'a fait frémir.
Je ne suis point un déserteur,
Soit de la foi, soit de l'armée;
Et jamais pareille équipée
Chez moi ne fut un effet de la peur.
C'est un effet de la prudence, dont un ordre de V. M. m'aurait guéri, si elle l'avait bien voulu.
Quoique obéir soit un devoir
Que l'on fait avec répugnance,
Il ne l'est plus quand l'ordonnance
Sort de votre royal manoir,
de ce manoir que l'art qui l'a formé, que celui qui l'habite, rendent un séjour délicieux, surtout quand la foudre repose sous le lit, et que les Grâces occupent le fauteuil. Je me donne au maître du Styx, si V. M, exige de moi des vers.
Jamais je n'ai fait de bons vers,
A peine sais-je écrire en prose,
Et tenter impossible chose,
C'est avoir l'esprit à l'envers.
<140>Elle est impossible pour moi; je me contente d'avoir assez de connaissances pour goûter le plaisir des vers et pour envier le bonheur de ceux qui en font de bons.
La maladie de la satire, que V. M. veut bien m'imputer, est de toutes les maladies de l'esprit, si c'en est une, celle que je crains le plus; elle l'est à coup sûr dans un particulier.
Qui oserait avoir le cœur
De se livrer à la satire?
L'art séduisant de médire
N'est bon que pour un grand seigneur.
Je ne demanderai pas ce talent au bon Dieu; mais je lui demanderai le talent de la patience, lorsque l'on est attaqué par plus fort que soi.
V. M. me fait toujours le reproche de ma mauvaise humeur. Oserais-je dire qu'à cet égard V. M. est semblable à ce médecin qui souhaitait à son malade la fièvre, afin d'avoir le plaisir de la lui guérir? Vous pouvez me guérir, Sire, en m'ordonnant d'aller au camp pour me mettre à vos pieds et vous assurer du respect profond avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.
77. DU MÊME.
Breslau, 30 août 1741.
Sire,
Robinson140-a arriva hier. Il surprit par son arrivée les grands et les petits de la ville; les idées de paix se réveillent. Ce qui me charme, c'est que tout cela contribue à la gloire de V. M.
<141>Ce redouté roi prussien
Fait le rôle d'une coquette;
Tous aspirent à sa conquête,
Et lui ne se gêne pour rien.
Le Français a l'air un peu capot, mais mordant; le mylord est gai; le Hollandais enrage, et dit que ce voyage est fait inutilement, que l'heureux négociateur n'a que des pauvretés à proposer. Pöllnitz était hier aux prises avec le Hanovrien. Ce dernier disait : Le Roi mon maître paraîtra bientôt dans toute sa gloire. L'autre, d'un air caustique, riposte : Ce sera apparemment quand il ira à l'autre monde pour juger les morts.
On dit qu'il y a six cents hussards qui battent l'estrade entre Breslau et Neumarkt. Je n'irai pas, à coup sûr, m'éclaircir du fait.
Dieu veuille conserver V. M.!
J'ai l'honneur d'être, etc.
78. A M. JORDAN.
Sophiste de vos passions,
Apprenez une fois, Jordan, à vous connaître,
Et renoncez à ces raisons
Que vous nous alléguez, peut-être
Pensant que nous ne connaissons
Ce mal si déguisé qui ne veut point paraître.
Jordan, tous vos soins sont en vain,
En vain vous parlez d'étisie,
De diarrhée, hydropisie;
Car déjà notre camp est plein
Que de fait votre mal n'est que poltronnerie.
Allez donc, je vous congédie.
79. AU MÊME.
Camp de Reichenbach, 2 septembre 1741.
Quand le grand négociateur
De l'anglicane politique
Sera, plus penaud qu'un fondeur,
Renvoyé sans avoir étalé sa boutique
Au défunt viennois empereur,
Lors dans ma lanterne magique
L'Anglais connaîtra son erreur.
D'abord, se confessant, prenant le viatique,
Le sublime médiateur,
Renonçant en Europe à toute sa grandeur,
Rendra son âme en Jamaïque,
Et de notre législateur
Deviendra paisible cacique.
C'est une prophétie que j'ai trouvée dans les Centuries de Nostradamus.142-a Je vous la donne pour ce qu'elle me coûte, s'entend pour une réponse de votre part, qui ne laissera pas d'être charmante; elle me payera au double de la dépense que j'ai faite, et elle me payera au centuple, si vous m'y donnez des assurances de m'aimer toujours.
Adieu; envoyez l'incluse à Voltaire.
<143>80. DE M. JORDAN.
Breslau, 2 septembre 1741.
Sire,
Vos vers sont charmants; je ne saurais assez les lire. Ils ne se ressentent pas de la facilité avec laquelle vous les faites.
On ne parle ici que du beau rôle que vous jouez. On assure que le Saxon vient demander en grâce à V. M. qu'il puisse contribuer en quelque chose à la gloire de votre maison.
Le très-fin ministre Bülow,
Avec un air soumis que l'humilité donne,
Vient vous offrir comme un cadeau
Tout le pouvoir de sa couronne.
Je me flatte que V. M. voudra bien lui accorder cette glorieuse prérogative.
Je bénis Dieu et je rends grâce aux soins de V. M. de ce que les affaires vont si bien. A l'abri de vos ailes, je dors aussi tranquillement que je le ferais, si j'étais maître du palladium. Les Berlinois craignent une seconde bataille. Pour moi, je ne la crains plus, parce que je suis assuré de la victoire; et si j'étais à portée de faire le Jean-Baptiste à ces bonnes gens, je les exhorterais à s'en fier entièrement à leur Messie.
Je suis fort tranquille et content,
Frédéric est comblé de gloire;
Il met à profit sa victoire
Et son politique talent.
Cependant V. M. ne se lève pas si matin que le roi d'Angleterre, qui sue sang et eau pour ne rien faire.
Le monarque anglais tous les jours
Se lève au point du jour pour ne faire qu'eau claire,
Tandis que le prussien n'interrompt point le cours
De ses exploits guerriers pour écrire à Voltaire.
<144>Les Muses seront toutes glorieuses de voir que V. M. veut bien ne les pas oublier. Quand je serai au milieu de mes livres, je ne manquerai pas de leur dire ce que V. M. m'ordonne :
Le Roi, votre dieu tutélaire,
Ne regarde son ami Mars
Que comme un ami nécessaire,
Pour lequel il faut des égards.
Mais pour vous, filles du Permesse,
Il vous caresse par plaisir;
Les amusements du loisir
Marchent avecque lui sans cesse.
J'ai l'honneur d'être, etc.
81. DU MÊME.
Breslau, 4 septembre 1741.
Sire,
J'ai reçu vos vers admirables, et ceux dont vous honorez Voltaire, que j'ai d'abord fait partir,
Oui, ces beaux vers dont le sens prophétique
De Robinson nous fixe le destin;
Son maître et lui se trémoussent en vain
Pour nous montrer leur peu de politique.
V. M. fait parler à Nostradamus un langage bien spirituel, qu'on ne trouve pas dans les ouvrages que tout le monde lit et qu'on n'entend point.
La manière ironique dont il plaît à V. M. d'apostropher mon pauvre petit esprit n'est-elle pas antimorale?
<145>Quoi! j'aurais tout l'esprit qu'on trouve en Silésie!
C'est de moi joliment se ficher de bon cœur,
Moi, qui n'aurai, pour mon malheur,
Jamais qu'un filet de génie,
comme le beau parleur dit, en parlant d'une sauce, un filet de vinaigre.
Votre esprit est comme un torrent
Qui s'étend et qui tout embrasse,
Et rien ne peut lui faire face,
Qu'il ne le renverse à l'instant.
Je n'ai de l'esprit que ce qu'il faut de goût à un honnête homme pour distinguer quel est le bon vin de Champagne. C'est tout ce qu'il m'en faut. Je suis d'ailleurs à présent comme un économe qui ne sème point ses terres, faute de grain. V. M. est sur le point d'entrer en Bohême, et mon magasin d'esprit est à Berlin.
On dit que la lune ne luit
Que par secours de lumière empruntée;
Otez-lui le soleil, elle est ce qu'est la nuit,
Et l'on voit sa splendeur tout à coup éclipsée.
V. M. donne de la tablature à tous les politiques. Les partisans de la reine de Hongrie cherchent sur le visage du ministre saxon les effets de son voyage à l'armée. Il est fort pour l'artifice.
On ne peut découvrir en rien
Ce qui se passe dans son âme,
Car toujours un égal maintien
Cache adroitement ce qu'il trame.
Ce maintien jamais inégal
Est, dit-on, aussi nécessaire
Que jugement au sieur Voltaire,
Qu'œil de Jordan à l'hôpital.
<146>Je demande en grâce à V. M. une œuvre de surérogation; c'est la continuation de ses bonnes grâces, que je tâcherai de mériter. J'ai l'honneur d'être, etc.
82. A M. JORDAN.
Camp de Reichenbach, 7 septembre 1741.
Ami, demain nous décampons;
Ni tous les saints ni le grand diable
Ne savent point où nous allons;
Mais vous, mon confident aimable,
Je vous apprends que nous ferons
Dans peu le siége désirable
Du fort de Neiss, que nous prendrons.
Si la voix de la renommée
Vous informe dans vos cantons
Que notre florissante armée
Vainquit aux champs silésiens
Ces orgueilleux Autrichiens,
Que votre grande âme alarmée
Ne craigne pas pour mes destins.
Quiconque enchaîne la victoire
Doit, en en poursuivant le cours,
Sans peur sacrifier ses jours
Au laurier brillant de la gloire.
Si du sort l'éternelle loi
Précipite dans la nuit noire
L'ombre de votre ami, l'ombre de votre roi,
Qu'au moins le souvenir de cette ombre légère
Longtemps après ma mort vous soit récente et chère.
Je vais faire divorce pendant quelques jours avec les Muses; mais comme ce que nous allons faire à présent achève de nous assurer la<147> tranquillité en Silésie, et que cette opération sert de base à nos quartiers d'hiver, j'en ai la réussite extrêmement à cœur.
Adieu, cher Jordan. Ne m'oublie pas, et sois bien persuadé de l'amitié que je conserverai toute ma vie pour messire Charles-Étienne. Ainsi soit-il!
83. AU MÊME.
Camp de la Neisse, 15 septembre 1741.
De Neiss, Jordan, je vous écris
Que ce projet qu'enfanta ma prudence.
Ami, n'a pas mieux réussi
Que le rocher qui fit une souris.
Vous connaissez la lente suffisance
De ce mentor147-a à qui, dans mon enfance,
Le soin de mes jours fut commis;
Par sa flegmatique indolence
Neipperg avec nos ennemis
Ont prévenu l'instant d'être surpris.
Malgré ce contre-temps funeste,
Je poursuis mes premiers desseins.
Vienne dans peu doit jouer de son reste.
J'en ai mêlé les cartes de mes mains;
Et dans ce mois où la feuille fanée
Annonce la fin de l'année,
Mars ramenant la douce paix
Dont la campagne fortunée
De Berlin fait le centre des attraits,
Nous goûterons l'heureuse destinée
De gens sans guerre et sans procès.
<148>Nous sommes ici vis-à-vis de l'ennemi, et très-près les uns des autres. Neipperg n'ose ... devant nous sans craindre que nous ne l'entendions, de sorte que la bataille est plus vraisemblable que jamais. Nous avons le plus beau camp du monde, et ces deux armées qu'on aperçoit d'un coup d'œil semblent deux furieux lions couchés tranquillement chacun dans leur repaire.
Écrivez-moi souvent, et soyez persuadé que l'amitié que j'ai pour vous est inviolable. Adieu.
84. AU MÊME.
Camp de la Neisse, 17 septembre 1741.
Parthe toujours poltron,
Qui ne savez que par la fuite
Vous dégager de la poursuite
De l'amour séduisant et du hussard fripon,
Normand dans vos discours, surtout lorsqu'à la lutte
Deux jouteurs d'arguments échauffent la dispute,
Vous ne dites ni oui ni non
Quand vous craignez qu'on vous réfute;
Vos adroites raisons, que vous jugez en butte
A de bien plus forts arguments,
S'échappent comme des serpents.
Ce sont les avantages que vous procure l'Académie, qui combat en cédant, et qui n'affirme rien.
Votre requête est très-jolie, mais peu acceptable, d'autant plus que je me flatte de vous voir ici, dans peu de jours, en toute sûreté, lorsque nous ferons le siége de Neisse, et que Neipperg aura décampé.
Mes compliments à Pöllnitz. Dites à Voltaire que s'il n'avait rien<149> à faire à Bruxelles, il me ferait plaisir de venir en novembre ou décembre à Berlin. Marquez la même chose à Maupertuis.
Adieu, Jordane Tindaline.149-a Aime-moi toujours, et sois persuadé que ego sum totus tuus. Vale.
85. DE M. JORDAN.
Breslau, 18 septembre 1741.
Sire,
Ne vous plaignez pas de ce que le projet de Neisse n'a pas réussi. Tout le monde sait que ce n'est pas la faute de V. M.; l'action dont parle le public relève cette ombre du magnifique tableau de la guerre de Silésie.
Quoi! Votre illustre Majesté
Va de sang-froid, armée de courage,
Brûler un magasin tout rempli de fourrage,
Aux yeux de l'ennemi planté!
On s'est dit même à l'oreille que V. M. était légèrement blessée au bras; un homme a osé assurer qu'il l'avait vu en écharpe,
Ce bras que votre peuple adore,
Et sous lequel on vit en sûreté,
Que l'ennemi redoute encore,
Que le public a justement vanté.
Cette nouvelle me fit beaucoup de peine; mon imagination triste ne pouvait se résoudre à la croire fausse, car, à parler naturellement à V. M.,
<150>Ce bras est un palladion
Que bien humblement je révère;
Ma foi, de tout je désespère,
S'il reste dans l'inaction.
V. M. fait un magnifique portrait du plaisir que l'on goûtera à Berlin, à l'abri de cette paix qu'elle voudra bien accorder à l'Europe, qui l'en prie. Quand verrai-je ce salut de mes yeux?
M. Pöllnitz voudrait être franc-maçon; V. M. veut-elle permettre qu'il le soit?
Voici une lettre qui ne sera bonne qu'autant qu'elle aura le bonheur d'amuser V. M.
C'est là le fruit de mon oisiveté,
Ce ne l'est point de mon indifférence;
Des stoïques rigueurs nullement entêté,
Je goûte le plaisir comme un être qui pense.
Pour être indifférent, il faudrait ne pas penser. Des Cartes a dit pédamment : Je pense, donc je suis. Pour moi, j'aurais dit : Je goûte le plaisir, donc je pense. Une indifférence que j'ambitionne, c'est celle qui me porterait à ne plus faire de vers.
Sire, je n'ai que poésie en tète,
Et mauvais vers coûtent autant que bons
A ceux qui d'Apollon n'ont pas reçu des dons.
Vous et l'amour m'avez rendu poëte.
Je fais à l'égard des vers ce que fait Petrini150-a à l'égard du violon. Je ne suis pas assez aveugle pour ne pas sentir que je suis poëte comme je suis soldat. Je me dédommage du malheur que j'ai de ne pouvoir me vanter de ces distinctions, par le bonheur que j'ai (bonheur contre lequel l'indifférence ne tient point) d'être avec un très-profond respect, etc.
<151>86. DU MÊME.
Breslau, 24 septembre 1741.
Sire,
M. Algarotti est arrivé avec le ministre de Russie, qui est gai et content;
Car il est tout glorieux
Des faits prussiens qui décorent gazette,
Et il ressemble à la trompette
Qu'au jugement on entendra des cieux.
Le pauvre Suédois est triste et capot, quelques efforts qu'il fasse pour cacher sa tristesse par un extérieur composé. Il fait cependant espérer une chance plus heureuse.
Le sort d'ailleurs est journalier;
Il n'en est pas chez nous de même,
Puisque dans tout exploit guerrier
Le soldat sent le prix de sa valeur extrême.
On assure comme un fait positif la prise de Linz. On ajoute même que l'armée française va à grands pas faire le siége de Vienne, pendant que vous ferez celui de Neisse. Dieu veuille qu'il soit bientôt fait, pour que V. M. puisse goûter, après tant d'exploits guerriers qui vous sont, Sire, si glorieux, la tranquillité et le repos!
Vous goûterez les plaisirs d'une paix
Que vous procurez à la terre.
Jupin quittait parfois son glaive et son tonnerre
Pour goûter du plaisir les séduisants attraits.
J'écris aujourd'hui à Voltaire et à Maupertuis, suivant l'ordre de V. M.
Frédéric, Maupertuis, Voltaire,
Ces beaux esprits ingénieux,
Nous feront goûter sur la terre
Des plaisirs enviés des dieux.
<152>C'est pour moi de l'ambroisie que des discours tels que ceux que j'ai eu l'honneur d'entendre quelquefois prononcer à ces trois têtes pensantes.
A l'imitation des poëtes du siècle passé, j'ai choisi une maîtresse à laquelle je puisse quelquefois adresser des vers, ne pouvant lui présenter autre chose. Je ne sais si V. M. sera contente de cette petite pièce sur l'accord du cœur et de l'esprit.
L'esprit n'a sur le cœur qu'un très-faible pouvoir,
Et le cœur tient l'esprit toujours en esclavage;
L'esprit prescrit au cœur un austère devoir,
Mais le cœur prend, Iris, le plaisir en partage.
Voulez-vous sur l'amour fonder votre bonheur?
Usez dans votre choix d'une sage prudence,
Ne confiez le bien de votre tendre cœur
Qu'à celui des amants qui réfléchit, qui pense.
Qui pourrait condamner semblable liaison?
Ma raison fut toujours sensible à la tendresse;
Mon cœur vous aime, Iris, puisqu'il vous le confesse,
Et mon esprit convient que mon cœur a raison.
Ce n'est pas seulement en amour que mon cœur et mon esprit s'accordent, quelque brouillés qu'ils soient quelquefois.
Mon cœur est charmé de servir
Un roi que mon esprit admire;
Tous deux ressentent le plaisir
De son aimable et doux empire;
Car j'ai l'honneur et l'avantage d'être, etc.
<153>87. A M. JORDAN.
(Camp de Neuendorf, près de Neisse) 24 septembre 1741.
Domine, j'envoie à Ta doctorale Science une très-badine lettre pour Gresset,153-a que je te charge de lui envoyer, de copier, de critiquer et de parafer. Si tu trouves cette lettre jolie, envoies-en une copie, comme en ton nom, à Voltaire.
Adieu. J'ai beaucoup à faire aujourd'hui. Une autre fois ma lettre sera plus longue, et par conséquent t'ennuiera davantage. Fais bavarder Pöllnitz.
88. DE M. JORDAN.
Breslau, 6 octobre 1741.
Sire,
La ville fourmille de nouvelles que je crois fausses. Il semble que l'espérance de la paix tombe, et qu'on n'y veut plus penser. On assure que l'armée de V. M. vient se camper vers Brieg, dans l'ancien camp. On a écrit de Neisse que la ville était ouverte aux deux partis, et que le magistrat avait donné une somme très-considérable pour obtenir cette espèce de neutralité. Cette nouvelle, toute ridicule qu'elle est, s'accrédite. On flatte le public du bonheur de voir V. M. à Breslau le 20 de ce mois, et les états s'y assembleront deux jours après pour l'hommage. On prétend que la chose est impossible, 1o parce que ceux qui sont dans la Haute-Silésie ne peuvent venir, quelque bonne volonté qu'ils aient, sans courir de grands risques;<154> 2o parce qu'on ne laisse pas assez de temps à plusieurs vassaux pour recevoir les pleins pouvoirs de leurs chefs respectifs.
On m'a assuré que la belle armée de V. M. entrerait dans les quartiers d'hiver le 19, et que, le 1er de novembre, toute la cour serait à Berlin.
J'ai écrit à Voltaire et à Maupertuis, comme V. M. me l'a ordonné.
La pauvre madame de Rocoulle154-a est morte; c'est une lumière qui s'est éteinte faute d'huile.
On dit la reine de Hongrie entièrement brouillée avec son époux.
J'ai l'honneur d'être, etc.
89. DU MÊME.
Breslau, 11 octobre 1741.
Sire,
Mylord Hyndford arriva hier, pour la consolation des politiques. Il a apporté deux nouvelles : l'une, que l'armée de Neipperg était en meilleur état qu'on ne le croyait; l'autre, qu'il attendait que l'armée de V. M. entrât dans les quartiers d'hiver pour en faire autant.
La Gazette de Cologne du 6 octobre dit « que le bruit est général à Düsseldorf que la grande affaire de Juliers et de Berg est entièrement ajustée en faveur du prince et des princesses de Sulzbach, le roi de Prusse ayant, dit-on, renoncé à ses prétentions, moyennant un équivalent qu'on lui procure ailleurs. »
Le public de Breslau est impatient de voir arriver V. M. pour l'hommage. Ils ont la démangeaison des illuminations; ils se flattent qu'on le leur ordonnera.
<155>Thieriot m'a écrit de Paris, et me parle de la mort du pauvre Rollin.
Ci-gît le très-bigot Rollin,
Qui quitta les plaisirs de l'être
Et ce qu'on a de plus certain
Pour l'espoir d'un très-grand peut-être.
J'ai l'honneur d'être, etc.
90. DU MÊME.
Breslau, 12 octobre 1741.
Sire,
Le long séjour que le ministre d'Angleterre fait à Neisse fait tourner la tête aux politiques; les uns disent qu'il y est malade, et les autres qu'il y négocie.
Il va paraître, à ce qu'on dit, une histoire critique de la ville de Breslau, composée par un jeune officier qui, dit-on, en est fort mécontent, surtout des dames, dont il se plaint. L'ouvrage est en français; on en a même vu des feuilles, qu'on tâche de supprimer. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour en avoir et en envoyer à V. M.
On baptisa avant-hier le fils du baron de Sweerts,155-a dont V. M. est le parrain; il se nomme Frédéric-Guillaume-Maximilien-Jean-Népomucène.
L'enfant de Sweerts est baptisé
Du nom de Frédéric et de Népomucène.
Le voilà bien favorisé,
Recevant de deux saints l'assistance certaine.
<156>Le premier me paraît d'un plus puissant secours,
Il peut, il sait aux besoins satisfaire;
Pour le second, il faut au ciel avoir recours,
Encore n'y fait-on souvent que de l'eau claire.
On fait ici force préparatifs pour l'hommage que les états de Silésie doivent rendre à V. M. On prépare le trône dans la salle des chevaliers, que le cardinal occupait il y a un an.
J'ai reçu les devises qu'on m'a envoyées par ordre de V. M.; j'ai remis celles que me fit faire l'oisiveté à Son Excellence M. de Podewils. Il serait à souhaiter que tous les savants des États de V. M. en envoyassent; ce serait le moyen d'en avoir de bonnes.
J'ai, etc.
91. DU MÊME.
Breslau, 18 octobre 1741.
Sire,
Les titres dont il plaît à Votre Majesté de m'honorer n'ont rien qui me touche; l'inspection générale des infirmités humaines révolte l'esprit et le cœur, et ma raison me fait mépriser les autres.
Je n'eus jamais la vanité
De vouloir un orgueilleux titre;
Je n'en fus point, Sire, entêté.
Qu'on mette au-dessus d'une épître :
A Jordan, serviteur de Votre Majesté,
Je ne troquerais pas ce titre respecté
Contre ceux que donne la mitre.
Les titres sont aux gens raisonnables ce que sont les pompons à une femme sensée; ils sont même si peu de chose, qu'ils n'ont pas<157> l'avantage d'orner. Une femme parée, quelque laide qu'elle soit, fixe les regards pour un moment, si l'économie de sa parure est régulière; et on ne saurait par des titres, quelque ronflants qu'ils soient, engager les personnes raisonnables à jeter les yeux sur un homme qui n'a pas d'autre mérite. D'ailleurs,
Je suis fait pour les hôpitaux
Tout aussi peu que pour Cythère;
L'un est le rendez-vous des maux,
L'autre un séjour qui désespère;
Et je ne veux être ni désespéré, ni malade. Le caustique correspondant de V. M. qui me dit amoureux me fait plus d'honneur que je ne mérite.
Je ne suis point, Sire, amoureux,
Je ne le fus qu'une fois en ma vie;
Et je hais de l'amour les feux,
Comme vous la bigoterie.
J'avouerai à V. M. que ma raison a été sur le point d'essuyer un échec par l'amour; mais elle est trop vieille pour être si aisément dupe.
Le puissant, mais sot dieu d'amour,
Qui loge aux yeux de Célimène,
Ne s'est logé chez moi qu'une seule semaine;
Encore est-ce un trop long séjour.
Je ne lui donnais que du grec et du latin à lire; et je lui ai prouvé, par de bons arguments pris de la plus fine métaphysique, qu'il devait s'en aller au diable. Je n'ambitionne pas ses faveurs; j'aimerais mieux celles du dieu des vers pour répondre à cent quarante-deux, marqués au bon coin, qui partent d'une main
Qui fait frémir par son tonnerre
Tous ses orgueilleux ennemis,
Et qui va donner à la terre
La paix que vous avez promis.
<158>Si ce dieu m'était favorable, je ne serais pas aussi embarrassé que je le suis à présent.
Quoi! cent quarante vers auxquels il faut répondre!
C'est m'imposer un fardeau trop pesant.
Mon Pégase est rétif, il trotte en haletant;
Un travail aussi fort ne peut que le morfondre.
Quand je suis monté sur ce poétique animal, il me semble voir Don Quichotte monté sur sa Rossinante.
J'admire la politesse de V. M., qui me nomme le transfuge de la pédanterie. Plût à Dieu que cela fût! C'est un écueil contre lequel tous les gens de lettres vont se heurter. C'est une maladie de l'esprit dont je ne me crois pas exempt. Ma fine galanterie est un être de raison.
Jordan est fait pour la galanterie
Comme l'oiseau de saint Luc pour voler,
Comme le sont vos soldats pour trembler
Devant la cohorte ennemie.
La description de la vie du soldat pendant l'automne est charmante.
Ce qui me paraît étonnant,
C'est qu'au milieu de cette bise
Vous composez à votre guise,
Et vos vers n'ont rien de glaçant
Quand je les lis, ils m'échauffent l'imagination, comme la voix de Farinelli échaufferait celle de Graun. Sans cela, mon esprit est sec et froid; j'ai beau l'exciter, il me manque au besoin.
Qu'il fasse froid, qu'il fasse chaud,
Mon esprit est toujours le même;
Bizarre jusques à l'extrême,
Il n'obéit jamais quand il le faut.
Ma volonté est obligée de faire avec mon esprit ce que fait un<159> homme sage avec sa femme qui est chagrine : il gémit, il prend patience, et se tait.
On assure ici, comme une chose positive, le départ de Neipperg pour la Moravie. Dieu le conduise! Il laisse à V. M. le champ libre; il a raison de le faire, puisqu'il y va de son intérêt, et il fait bien de vous laisser prendre Neisse, puisque la résistance qu'il voudrait faire ne pourrait que lui coûter beaucoup de monde, et sa reine n'en a pas trop.
J'ai l'honneur d'être, etc.
92. DU MÊME.
Breslau, 21 octobre 1741.
Sire,
On dit que le prince Léopold est devant Neisse, et que la garnison ne saurait tenir longtemps; qu'elle abandonnera bientôt la place aux troupes de V. M.
On assure ici positivement que Neipperg a eu l'honneur de s'entretenir avec V. M. à deux reprises.159-a Tout cela fait soupçonner la paix prochaine.
Ce qu'il y a de particulier, c'est qu'on a reçu ici des lettres de Venise dans lesquelles on marque que V. M. y est attendue cet hiver. Cette nouvelle m'a fait plaisir, parce qu'elle a réveillé en moi l'espérance que j'ai toujours eue de voir l'Italie. On dit que Cataneo confirme ce bruit.
La bourgeoisie se prépare à faire des illuminations; il paraît même qu'elle a beaucoup d'empressement à se distinguer sur ce sujet.
<160>Il est arrivé ici une aventure assez singulière. Le libraire Korn, revenu de Leipzig, veut aller rendre visite à M. Blochmann, dont toute la bourgeoisie est charmée. Au lieu d'aller chez ce premier, qu'il n'a jamais vu, il entre chez M. Vockel, conseiller saxon, qu'il croit le directeur de la ville. Les compliments faits, ce dernier lui demande des nouvelles de Leipzig. Korn, qui croit parler à M. Blochmann, lui dit qu'on était fort mécontent en Saxe, qu'on ne payait personne, qu'on y persécutait les luthériens, et mille autres choses semblables. M. Vockel ne pouvait comprendre la raison de ce discours. Enfin, cette comédie se termina au moment que le libraire demanda des choses relatives aux fonctions du directeur, et le libraire s'aperçut de sa bévue.
J'ai l'honneur d'être, etc.
93. A M. JORDAN.
Quartier général de Neunz, 25 octobre 1741.
Jordan, quand votre âme légère
Un jour aura rompu les liens
Qui la retiennent prisonnière
Dans votre corps, chez les humains.
Alors sa vertu passagère,
Changeant et d'état, et de nom,
Ira fournir la carrière
D'un tendre et paisible pigeon,
Tenant en bec branche d'olive.
Non loin de la natale rive
Vous vous pavanerez en paix;
Et si, colombe fugitive,
Vous alliez périr par les traits
<161>Que d'une main toujours active
Le chasseur lance avec succès,
Alors votre pauvre âme errante,
Habitant nouvelle maison,
Choisira la troupe bêlante
Pour se changer en doux mouton.
Jamais autre métamorphose,
Et sur mon salut je réponds
Que, de tout être qui compose
Le monde que nous habitons,
Votre âme en sa métempsycose
Exclura sur toute autre chose
L'aigle, le cancre et les lions.
Votre plume débonde de ce dont votre cœur est plein. Vous voulez la paix à toute force, et par malheur vous ne l'aurez pas; mais je vous promets en revanche une prompte fin de campagne. Venez ici le 27 au plus tard, je veux vous parler; après quoi il dépendra de vous de prendre les devants pour Berlin,
Berlin, où les arts réunis
Rappellent de l'antique Grèce
Les savants et pompeux débris,
Berlin, dont les puissants abris
Surent couvrir votre jeunesse,
Où la paix habite en déesse,
Qu'entoure mainte forteresse
Assurant son sacré pourpris,
Berlin, où gît votre maîtresse,
Votre cœur et tous vos esprits,
Berlin, dépôt de vos écrits,
Seul témoin de votre sagesse,
Ce Berlin, votre paradis.
Vous y retournerez donc dès qu'il vous plaira, pourvu que vous me promettiez de m'aimer toujours et d'être sûr du réciproque de mon côté. Adieu.
<162>94. DE M. JORDAN.
Berlin, 27 janvier 1742.
Sire,
Les sentiments sont fortement partagés sur votre retour; les uns assurent que ce sera le 12 de mars, d'autres le 15, d'autres enfin le 25. Il y en a qui veulent parier que ce ne sera qu'au mois de novembre. Ceux qui cherchent à découvrir la raison de tous les événements disent que si V. M. vient à Berlin, c'est une preuve indubitable d'une paix prochaine, à laquelle toute l'Europe aspire, d'autant plus qu'on assure que les grenadiers se sont rejoints à leurs régiments respectifs, et que les belles troupes de V. M. rentrent en quartier d'hiver pour se reposer. D'autres prétendent que tout cela est faux, que la guerre commencera de nouveau au printemps. Certaines gens qui veulent tenir un milieu assurent comme une chose indubitable qu'il y a une suspension d'armes sur le tapis. On dit la France embarrassée; que les troupes se consument en Allemagne; que le maréchal de Belle-Isle vient à Berlin, à son retour de Paris; que V. M. a envoyé un adjudant à Dresde, qui y est venu, à coup sûr, pour une affaire de la dernière conséquence, mais qui est fort secrète; qu'il ne saurait y avoir porté la nouvelle de la prise d'une place; que le cardinal a dit qu'il voyait dans son miroir magique les actions de tous les princes de l'Europe, qu'il n'y avait que celles du roi de Prusse qu'il n'y voyait point. Je suis mortifié d'être au bout de mes on dit.
Pesne a fini le tableau de V. M.; c'est la plus belle pièce que l'on puisse voir. Il ferait dire des messes, si on voulait le lui permettre, pour qu'on eût en Silésie et dans ce pays la fureur du jeu.
J'ai l'honneur d'être, etc.
<163>95. A M. JORDAN.
Olmütz, 2 février 1742.
Tu me fais la guerre, impitoyable Jordan, sur ce que je ne t'enjoins point de la façon la plus positive de m'écrire. N'as-tu pas assez d'esprit pour comprendre que, quand même je défendrais à tous les sots et à tous les importuns de m'écrire, cela ne regarde point mon cher Jordan? Doutes-tu du plaisir que j'ai à te lire, et de la satisfaction que je ressens dans mon exil de recevoir des lettres de ma patrie? Et quand même toutes ces raisons ne te frapperaient pas, sache et apprends que deux mots sortis de la plume de mon ami me sont plus précieux que toutes les pointes les plus subtiles qu'enfantent les cervelles stupidement prodigues de gens nés sans amitié ou sans génie; conçois que ma sensibilité trouve des appas jusque dans tes grands caractères, et que, pour peu que le permette le soin de tes audiences et de ta bibliothèque, je me louerai beaucoup de ta correspondance. Quant aux nouvelles qui me regardent, je ne puis rien te dire, sinon que le démon qui me promène en Moravie me ramènera à Berlin.
Je suis un grand fou, cher ami, de quitter ce repos pour la frivole gloire de succès incertains. Mais il y a tant de folies dans le monde! Et je compte celle-ci au nombre des vieilles.
Je te recommande les idées couleur de chair, à l'exclusion des noires. Pendant mon absence, peins-toi tout en beau, et sers-toi des touches de Watteau préférablement à celles de Rembrandt.
Adieu. Je te prie, ne demande pas des vers d'un homme qui n'a que de la paille hachée et du foin en tête; plains-moi, mais aime toujours ton fidèle ami.
<164>96. AU MÊME.
Gross-Bitesch, 11 février 1742.
D'un manoir bien peuplé de saints,
Dont l'habitant simple et crédule
Au saint-père baise les mains
Ou bien aussi la sainte mule,
Où règnent encor les sorciers
Et tous les antiques vertiges
De vampires, de vains prodiges,
Longtemps bannis de nos quartiers;
D'un gîte où la plus noire envie
En vérité n'envierait rien,
Où je ne serais de ma vie,
Si la gloire, cette folie,
Ne m'en eût frayé le chemin,
de l'endroit le plus diabolique de la Moravie et de l'Europe entière, des chemins les plus détestables, de la fatigue la plus insupportable, revenu un moment à moi-même, je vous écris pour vous montrer que je n'oublie pas, au milieu de mes travaux, le plus laconique des griffonneurs. Mandez à Maupertuis que mon voyage de Moravie lui préparera celui de Berlin, ce qui prouve bien l'axiome de Wolff, que tout est lié dans le monde. Cette connexion ici est véritable, mais je ne sais pas si chacun la devinera. En un mot, la paix ramènera chez moi tous les arts et toutes les sciences. Dites à Maupertuis que je me réserve alors à lui témoigner ma reconnaissance du passé.
Écris-moi des lettres de six cahiers, bavarde beaucoup, et mande-moi tout ce qui te passera par la tête.
Adieu au plus aimable et au plus quinteux mortel de Berlin. Souviens-toi quelquefois du philosophe guerrier qui soupire après Rheinsberg et ses amis.
<165>97. AU MÊME.
Znaym, 25 février 1742.
Mon cher Jordan, à en juger par vos lettres, vous êtes l'homme du monde le plus occupé; vous croquez des nouvelles, et vous paraissez avare de votre temps. Peut-être rédigez-vous un in-folio en un in-douze, car j'ai trop bonne opinion de vous pour vous croire capable d'écrire un gros livre.
Si vous jugez, au contraire, d'après mon bavardage, vous vous imaginerez que je suis ici désœuvré et, pour tout passe-temps, occupé à votre contenance favorite. Mais non, je puis vous confier entre nous qu'il ne s'agit pas de moins que de porter de grands coups à la maison d'Autriche, et que, de la façon dont les choses vont, peut-être peu de semaines seront d'une décision infinie dans les affaires de l'Europe. Mes hussards approchent jusqu'à quatre milles de Vienne. Lobkowitz fuit, Khevenhüller accourt, enfin la confusion est totale chez l'ennemi.
Dites à Keith que j'ajouterai quelque chose à sa pension pour le contenter, et que j'espère qu'alors il me donnera du repos.
Adieu. Souviens-toi que j'aime autant les longues lettres que je hais les gros ouvrages. Ne m'oublie pas, et dis à Keyserlingk qu'il est un ingrat, un paresseux, un perfide d'oublier les absents; mais ce n'est pas le premier à qui l'amour a fait tourner la tête. Adieu.
<166>98. AU MÊME.
Znaym, 28 février 1742.
Cher Jordan, MM. les hussards m'ont escamoté le plus joliment ou, pour mieux dire, le plus vilainement du monde des lettres où il y en avait une pour vous. Savoir si l'ennemi en profitera. C'est de quoi je doute, car, autant que je m'en ressouviens, c'était un tissu de misères et de pauvretés. Vous y profitez le temps que vous auriez perdu à les lire. Le public aura peut-être l'avantage d'en posséder Tindal Jordanien quelques semaines plus tôt, et moi, j'aurai la mortification de manquer un jour de poste de vos lettres. Voilà bien des conséquences que cause une lettre égarée. Je vis ici, à Znaym, du jour à la journée, quelquefois fort occupé et quelquefois très-désœuvré. Je m'applique cependant, lorsque j'en ai le loisir; je lis, je compose et je pense beaucoup. C'est tirer profit de sa machine, direz-vous. Il est vrai; mais je réponds que l'on fait bien de profiter de son estomac, d'autant plus que la digestion est quelquefois incertaine. De même doit-on, dans cette courte vie, user soi-même de ses ressorts, car ils s'usent sans cela inutilement et par le temps, sans que l'on en profite.
Les maisons ont toutes ici des toits plats à l'italienne, les rues sont fort malpropres, les montagnes âpres, les vignes fréquentes, les hommes sots, les femmes laides, et les ânons très-communs. C'est la Moravie en épigramme.
Dans ce moment, je reçois votre lettre moitié prose, moitié vers, dont je vous remercie; mais elle n'est pas encore assez longue, et vous devez savoir que je fais une grande différence entre les longs ouvrages et les jolies lettres. Mettez tout Berlin dans vos vers, des bagatelles, des riens; car ma curiosité est un gouffre insatiable, sur<167>tout en fait de raisonnements politiques, qui, pour la plupart du temps, sont fort biscornus.
Les nouvelles de l'ennemi que j'apprends incessamment me font croire que nous en viendrons aux mains; alors je souhaite fort que la fortune des Prussiens me favorise pendant quelques heures ou, pour mieux dire, pendant ce jour, afin que l'affaire se termine par là aussi glorieusement qu'elle a été commencée. Ne vous inquiétez pas, en attendant. Guérissez-vous, et n'oubliez pas vos amis absents, qui vous aiment bien. Adieu.
99. DE M. JORDAN.
Berlin, 29 février 1742.
Sire,
Je suis tout glorieux de ce que Votre Majesté daigne m'écrire et m'envoyer des vers dans un temps où elle est occupée par les affaires les plus importantes et les plus épineuses.
V. M. n'est pas, à coup sûr, en pays de connaissance quand elle est au milieu de cette cour céleste, qui n'est, ma foi, pas digne d'occuper le manoir où vous habitez. Il faut avouer que la gloire conduit V. M. par une route bien peu agréable. J'ai remarqué que tous les chemins qui conduisent à l'immortalité sont de même. Je frémis pour la santé de V. M., et je crois pouvoir démontrer en bonne logique et par de bons arguments que j'ai raison.
Je crois avoir si bien raison,
Que je me sens prêt à combattre
Sur ce sujet contre Sexte ou Pyrrhon,
Qui vous apprit l'art d'en terrasser quatre.
<168>Je connais par mon expérience que vous en démonteriez même plus. A peine suis-je guéri des bottes de logique que V. M. me portait autrefois. Je m'en glorifie, comme saint François de ses stigmates.
Les Hollandais ont acheté le Luxembourg quinze millions. Les politiques de Berlin sont fort charmés de cet achat; ils regardent cela comme un raffinement de ruse digne d'être admiré. Les partisans de la France condamnent cette conduite; on suppose déjà M. de Fénelon faisant tapage à la Haye, et remettant les choses sur l'ancien pied.
On dit que la Gazette de Hollande marque que l'Empereur ira d'abord à Cologne pour y adorer les trois rois, dont les noms sont sûrement connus de V. M., qui n'ignore pas des faits de cette nature.
V. M. m'ordonne de bavarder; j'obéis.
Vous voulez que Jordan bavarde,
Et bavardons, puisqu'il le faut;
Le triste dieu d'ennui vous garde
De fréquent et pareil assaut!
On étourdit en Angleterre ces songe-creux par le bruit des cloches. Dieu veuille que mon babil vous amuse! J'aimerais presque mieux qu'il endormît V. M.; cela ferait du bien à sa santé, et je lui serais alors fort utile.
Quoi! votre esprit, occupé fortement
Des intérêts de Prusse et de l'Empire,
Lirait, comme un délassement,
Tout ce discours, qui tient fort du délire?
J'en suis, ma foi, très-fortement surpris.
Mais, dans le fond, peut-on si bien écrire?
Quand on n'a pas ce dont on est épris,
On ne saurait ni badiner ni rire.
D'ailleurs, j'ai perdu ma santé, et je suis condamné à boire trois bouteilles de tisane par jour pour la recouvrer. Est-il possible de<169> faire des vers et d'avoir de l'esprit à ce prix-là? Je ne connais point le chemin qui conduit à la gloire, je le crains même par une poltronnerie réfléchie; mais ce que je sais bien, c'est que celui qui conduit à la santé est bien disgracieux.
Au diable soit Esculape et remède,
Et tout réparateur de l'humaine santé!
Ils minent par leurs soins ma chère humanité;
Je meurs en guérissant, si Dieu ne m'est en aide.
J'ai l'honneur d'être, etc.
100. A M. JORDAN.
Znaym, 8 mars 1742.
Cher Jordan, si je voulais vous faire un détail de tout ce qui se passe ici, je serais bien occupé, car nous avons de l'ouvrage autant que nous en pouvons supporter. Je ne saurais vous parler de l'avenir, il est très-incertain; tout ce que j'en sais, c'est que nous avons de la besogne devant nous, et que, assurément, le bâtiment n'est pas encore totalement élevé.
L'orgueil des Autrichiens me paraît le précurseur de leur ruine. Cette ruine nous coûtera, mais elle ne s'ensuivra pas moins. Je crois à présent Berlin le séjour de l'ennui et des femmes. J'imagine qu'il y a de quoi désespérer un honnête homme d'y être, et que ceux qui s'en trouvent éloignés doivent des actions de grâces à la Providence.
Je vis fort philosophiquement, je travaille à l'infini, je m'amuse autant que je le puis, et, du reste, je ne pense qu'à me réjouir. Je t'en<170> souhaite autant de tout mon cœur, et prie Dieu d'avoir le cher Jordan en sa sainte garde.
101. AU MÊME.
Je m'attendais à recevoir à tout moment la nouvelle que cette fluxion qui te lutine t'avait rendu tout à fait aveugle, et j'avais préparé pour ce sujet de fort beaux vers que j'ai été bien mortifié de ne pouvoir t'envoyer. J'aurais tant souhaité que cet aveuglement eût été enfin accompli! Car alors tu n'aurais plus eu de prétexte pour t'absenter d'ici, et ma rivale, ta bibliothèque, te serait devenue aussi inutile qu'une Vénus le pourrait être à un impuissant.
Tu me fais trembler pour cette bonne Europe par la comète que tu prophétises. Je voudrais que le prophète et le phénomène fussent tous les deux au diable, plutôt que de voir notre aimable petit globe servir de nourriture à la voracité ennemie de ce brigand d'astre. Écoute, docte et sublime Jordan, je t'avertis que si désormais tu pronostiques encore des choses funestes et malheureuses, et surtout des calamités publiques, ton nom sera rayé du nom des grands hommes, ton âme errante sera aveugle dans l'autre monde, tes statues seront couronnées de chardons, et ta mémoire sera effacée de mon cœur.
<171>102. AU MÊME.
Pohrlitz, 11 mars 1742.
Mon cher Jordan, que te dirai-je d'ici? Rien de nouveau : que nous marchons, que nous allons bloquer Brünn, que nous avons pris trois cents prisonniers à Göding, que nous en prendrons davantage, et que la guerre se fera plus vivement que jamais. Juge après cela si je reviendrai à Berlin, et si la douce paix paraît proche. Je crois que cette année nous présentera de plus grands événements encore que la précédente. Les choses s'embrouillent de plus en plus, et il n'est aucune prudence humaine qui, dans un état aussi critique, puisse juger solidement des affaires. Le temps tirera le voile qui couvre à présent les événements, et alors de nouvelles scènes se développeront. On a vu une comète à Vienne, et tout le monde dit là-bas que cela leur présage du bonheur. Pour moi, je suis d'un sentiment contraire, et je m'imagine que ce n'est pas dans le ciel, mais sur terre qu'il faut tirer des horoscopes; c'est par de bonnes mesures prises à propos, par de mûres délibérations, par des résolutions promptes et justes que l'on peut juger des entreprises et de leur succès.
Adieu, cher Jordan; je te crois las de mon bavardage, mais j'espère que tu ne le seras pas de l'amitié et de l'estime que j'ai pour toi. Vale.
103. AU MÊME.
Quartier de Selowitz, 17 mars 1742.
Très-cher Jordan, la différence qu'il y a entre le loisir de Berlin et les occupations de Selowitz sont que l'on fait des vers à l'un, tandis<172> que l'on fait des prisonniers à l'autre. Je vous jure que j'ai été si fort tourmenté, et quelquefois inquiété, qu'il ne m'a guère été possible de penser avec cette liberté d'esprit qui est la mère de l'imagination, et par conséquent de la poésie.
Les ennemis, forts de quatre mille hommes, ont attaqué un village172-a où Truchsess et Varenne étaient commandés avec quatre cents hommes, et, ne pouvant dompter ces braves gens, ils ont mis le feu au village. Tout ceci n'a point fait perdre contenance à nos troupes, qui ont tué près de deux cents hommes et quelques centaines de chevaux à l'ennemi. Truchsess, Varenne et quelques officiers ont été légèrement blessés; mais rien ne peut égaler la gloire que cette journée leur vaut. Jamais Spartiates n'ont surpassé mes troupes, ce qui me donne une telle confiance en elles, que je me crois dix fois plus puissant que je n'ai cru l'être par le passé. Nous avons fait, de plus, six cents prisonniers hongrois, et nos braves soldats, qui ne savent que vaincre ou mourir, ne me font rien redouter pour ma gloire.
Donnez cette peinture à Knobelsdorff pour marque de mon souvenir. Marquez-moi quel est le marquis d'Argens, s'il a cet esprit inquiet et volage de sa nation, s'il plaît, en un mot, si Jordan l'approuve. Si je vous revois un jour, vous devez vous attendre à un débordement de babil extrême. Ma foi, l'honneur de faire tourner la grande roue des événements de l'Europe est un travail très-rude; l'état moins brillant de l'indépendance, de l'oisiveté et de l'oubli est, selon moi, plus heureux, et le vrai lot du sage dans ce monde. Je pense souvent à Remusberg et à cette application volontaire qui me familiarisait avec les sciences et les arts; mais, après tout, il n'est point d'état sans amertume. J'avais alors mes petits plaisirs et mes petits revers, je naviguais sur l'eau douce; à présent je vogue en pleine mer, une vague m'emporte jusqu'aux nues, une autre me rabaisse dans les abîmes, et une troisième me fait remonter plus promptement<173> encore jusqu'à la plus haute élévation. Ces mouvements si violents de l'âme ne sont pas ce qu'il faut aux philosophes; car, quoi qu'on dise, il est bien difficile d'être indifférent à des fortunes diverses et de bannir la sensibilité du cœur humain. Vainement veut-on paraître froid dans la prospérité et n'être point touché dans l'affliction : les traits du visage peuvent se déguiser, mais l'homme, l'intérieur, les replis du cœur, n'en sont pas moins affectés. Tout ce que je désire pour moi, c'est que les succès ne corrompent point l'humanité et ces vertus dont j'ai toujours fait profession. J'espère et je me flatte que mes amis me retrouveront toujours tel que j'ai été, quelquefois plus occupé, rempli de soucis, inquiet, surchargé d'affaires, mais toujours prêt à les servir, et à vous prouver surtout que je vous estime et vous aime de tout mon cœur. Adieu.
104. DE M. JORDAN.
Berlin, 18 mars 1742.
Sire,
Enfin, madame la comète a fait un tour de son métier; elle a causé la mort du cardinal de Fleury, qui est enfin allé faire visite à l'autre monde. Une de ses camarades avait déjà rendu le même service au monde à la mort de Mazarin. Cette importante nouvelle amuse infiniment MM. les nouvellistes politiques, et leur fournit ample matière à réflexions. On est impatient de savoir qui lui succédera, si le gouvernement de l'État sera confié au cardinal Tencin, fin renard, s'il en fut jamais, créature des jésuites, qui, pour le malheur du genre humain, influent beaucoup sur les événements. On croit que cette mort changera le système présent de l'Europe, que Chauvelin pour<174>rait bien remonter sur sa bête. On attribue cet accident imprévu aux divers changements arrivés depuis peu. Il tomba, dit-on, en faiblesse lorsqu'il apprit la chute de Walpole; la conduite de la Sardaigne, la troisième augmentation de la Hollande, ont été les instruments dont la mort s'est servie pour achever son important ouvrage. Enfin, on est impatient de voir si cette mort accélérera la paix, ou si la guerre continuera.
M. Finch, ministre d'Angleterre, est arrivé ici depuis deux jours; il compte, à ce qu'on dit, de repartir mardi prochain.
On assure qu'il n'y a plus de bataille à craindre pour nous; je respire à l'ouïe de cette nouvelle. On dit même plus : que V. M. a formé une chaîne pour se mettre à l'abri de toute surprise, et que, après que cet ouvrage sera achevé, nous aurons la consolation de la voir. Cet ouï-dire me redonne la santé; je suis effectivement sorti depuis quelques jours pour aller voir le colonel de Kannenberg, qui est retombé malade.
On assure que les troupes autrichiennes sont allées au-devant de l'armée française, pour l'empêcher de se joindre à V. M.
M. de Pöllnitz est arrivé depuis quelque temps; il se met aux pieds de V. M.; il ne sait s'il ose l'incommoder par ses lettres.
Pesne se rétablit; il a employé ses premières forces à finir le tableau du cocuage, qui est une pièce achevée et parfaite suivant le sentiment des connaisseurs.
Je suis au bout de mes nouvelles. On m'écrit de Paris que Voltaire y est arrivé, et qu'il y séjournera trois mois; que son Mahomet pourrait bien paraître; que le Canapé couleur de rose de Crébillon le fils n'a pas eu le succès qu'on avait lieu d'espérer.
J'ai l'honneur, etc.
<175>105. A M. JORDAN.
Selowitz, 19 mars 1742.
J'ai reçu votre seconde lettre en vers et en politique; elle est charmante, et je crois qu'il n'y a que vous qui puissiez dire de jolies choses sur .... Cependant cela n'est pas étonnant, car vous possédez parfaitement bien cette matière, et l'on voit même que vous sentez ce que vous dites.
A Vienne, sur les toits perchés
Et s'armant de longues lunettes,
Les gens à la cour attachés
Lisent leur sort dans les planètes.
Une comète s'est fait voir;
Le sexe, qui veut tout savoir,
Demande : Comment l'a-t-on vue?
— Très-flamboyante et chevelue.
L... dit, se laissant choir :
« Dans sa queue était mon espoir;
On n'en voit point, je suis perdue. »
De là les politiques concluent que le moment fatal à la maison d'Autriche ne tardera guère à venir, et que tout est perdu pour eux.
Il est bien sûr que nous aurons une bataille; il se pourrait même que ce fût l'anniversaire de Mollwitz. Je ne vous dis point ceci pour vous effrayer, mais parce que la chose est vraie, et qu'elle ne saurait manquer. J'ai meilleure espérance que jamais, et je crois être sûr de mon fait, autant qu'on peut l'être en choses humaines.
Envoyez-moi un Boileau, que vous achèterez en ville; envoyez-moi encore les Lettres de Cicéron, depuis le tome III jusqu'à la fin de l'ouvrage, que vous achèterez de même; il vous plaira de plus d'y joindre les Tusculanes, les Philippiques, et les Commentaires de César.
<176>Adieu, Jordan. Je vous embrasse de tout mon cœur, en priant Dieu de vous avoir en sa bonne et sainte garde. Mes compliments à mes amis.
106. AU MÊME.
Selowitz, 23 mars 1742.
Je n'ai jamais autre chose à vous dire qu'à me louer de vos lettres.
On y trouve de ce bon sel,
Épice de qui sait écrire;
On y trouve de la satire,
Du sublime et du naturel;
Et ces vers qu'avec nonchalance
Vous faites en dépit de l'art
Se ressentent de l'éloquence
De ceux qui boivent le nectar.
J'ai vu ce que vous nous prédisez si savamment à l'égard de la comète qui vient de paraître. Maupertuis a pris la fièvre chaude de cette comète, qu'il n'a pas annoncée comme de règle, et qui a eu le front de se produire sans certificat ni passe-port des astronomes.
Chacun là-dessus fait sa glose;
L'un nous pronostique la paix,
L'autre craint beaucoup pour la chose
Qu'étayent messieurs les Anglais.
Pour moi, je crois le ciel plus sage;
Il ne s'enquiert de notre rage,
Ni de tous nos petits procès.
<177>Nous vivons fort laborieusement et philosophiquement à Selowitz. J'attends bien impatiemment Cicéron, dont la lecture me convient si fort dans les circonstances présentes.
Le saint et vénérable Empire
De l'Empereur qu'il vient d'élire
Croit être l'auteur tout de bon;
Ou du Danube, ou de la Seine,
Lequel d'eux le triomphe entraîne,
Il en payera la façon.
C'est ce qui paraît d'autant plus, que l'on doit s'attendre à voir la reine de Hongrie accablée encore par l'Empire.
Tel un sanglier belliqueux,
Quand des chiens la troupe ennemie
L'assaillit, attente à sa vie,
Les repousse longtemps, mais succombe sous eux.
Je ne sais quel vertigo il a pris à Pöllnitz d'aller à Francfort sans ma permission; ce garçon n'a que de l'esprit, et pas pour un sou de conduite.
Comment à cinquante ans être encor hanneton?
L'omoplate voûtée, hypocondre et cynique,
Du ponant jusqu'au sud étendre sa critique?
Dieu! dans quel âge enfin lui viendra la raison?
Le cardinal de Fleury n'est pas mort, comme vous le croyez; il est plein de vie et de santé. Pensez donc à quelque autre événement que le prophétique phénomène aura signifié.
Le monde est également fou.
Ridiculement, où vous êtes,
L'on fait influer les comètes;
Jordan, c'est tout comme chez nous.
<178>Adieu; mes compliments à tous mes amis et amies. Pensez aux absents, dormez tranquillement en dépit des hasards que nous affrontons; aimez-moi toujours, et soyez sûr de l'amitié que j'ai pour vous.
107. AU MÊME.
Selowitz, 28 mars 1742.
Mon cher Jordan, vous irez chez madame de Knyphausen, et lui direz que, après que je l'ai assez instruite de mes volontés sur le sujet de son fils, dont elle a disposé malgré mes intentions, si elle ne le fait revenir incessamment, je me vengerai d'elle en maître irrité qui punit une mauvaise citoyenne qui agit contre l'État. Annonce-lui ma vengeance, et dis-lui que j'ai des moyens en main, plus qu'elle ne pense, pour me faire raison de son infidélité et de sa trahison; qu'elle a trouvé le moyen de se brouiller avec tout le monde, et qu'à la fin je suis obligé d'avouer que le monde a raison; mais qu'il y a des maisons de correction pour les méchantes femmes, comme il y a des endroits où l'on met en séquestre les mauvais citoyens. Adieu; sois persuadé que je t'aime de tout mon cœur.
108. DE M. JORDAN.
Sire,
J'ai une grande nouvelle à apprendre à Votre Majesté, nouvelle intéressante, nouvelle qui ne se passe point sur la terre, et que les mor<179>tels n'ont point occasionnée, nouvelle qui nous vient de la première main, et qui excite l'attention de tous ceux qui s'intéressent à la nouveauté. C'est une grande comète à queue qui paraît au ciel depuis trois jours, qui a déjà causé trois ou quatre rhumes à ceux qui ont voulu la voir marcher dans son orgueilleuse route. Les sentiments sont partagés sur les effets qu'elle produit ou les accidents qu'elle annonce. Les uns la croient de mauvais augure, et pensent qu'elle n'est venue que pour allumer le l'eu de la guerre dans toute l'Europe; et d'autres, au contraire, ont la politesse de la prétendre bienfaisante. La seule chose que je crains, c'est que d'un coup de sa queue elle ne dérange toute l'économie de notre pauvre globe.
Il paraît un mauvais journal en Hollande, sous le titre du Cyclope errant. Voici deux passages que j'en ai tirés. Il est bon de remarquer que cet auteur est toujours allégorique.
« Il y en a un pour le roi de Prusse, dont nous avons représenté la vertu héroïque. Je l'ai tiré d'une figure que j'ai vue au palais Farnèse, qui représente un Hercule avec la peau de lion, et appuyé sur sa massue; il tient dans une main trois pommes cueillies dans le jardin des Hespérides, qui représentent trois sortes de vertus : la modération de la colère, la tempérance, le généreux mépris des délices du monde. »
« Je viens de recevoir un ordre pour une armure destinée aux académiciens qui voudront suivre Bellone, d'autant qu'un des premiers de l'Académie de Berlin, ayant été curieux, et étant venu trop à la légère, son cheval, n'ayant point la charge ordinaire qu'un Bucéphale a coutume de porter, l'a emporté dans l'armée ennemie, ce qui a inquiété les gens de lettres, qui se réjouissent fort de ce qu'il est retrouvé. Je lui ai envoyé un télescope, afin qu'il puisse découvrir les objets sans courir les mêmes risques. »
Le pauvre Pesne est fort mal; il est au lit depuis quatre jours.
La duchesse de Würtemberg est si contente des grâces de V. M.,<180> qu'elle vous canoniserait, s'il était permis aux femmes de se mêler des intérêts du ciel. Vous seriez, Sire, son saint, comme V. M. l'est de bien d'autres. Nous sommes fort bons amis avec le marquis d'Argens. Elle a à sa suite un jeune homme, nommé Despars, qui a tout l'esprit possible; je n'ai guère vu de personnes s'exprimer dans la conversation d'une façon plus ingénieuse.
Nous avons un nouveau philosophe qui paraît sur l'horizon de Berlin : c'est ce jeune Vattel180-a qui a si bien défendu la philosophie de Leibniz.
J'ai l'honneur d'être, etc.
109. DU MÊME.
Berlin, 31 mars 1742.
Sire,
Je suis très-obligé à Votre Majesté de ce qu'elle veut bien être contente de mes lettres, et surtout de celle que V. M. nomme la seconde. Quoique j'écrive régulièrement deux fois par semaine, il n'y a plus moyen d'envoyer une épître sans quelques mauvais vers de ma façon.
J'ai des vers aussi sûrement
La marotte et la maladie
Que vous savez tacitement
Louer mes vers ou ma folie.
Si je dis de jolies choses sur la ..., c'est l'envie de plaire à V. M. qui me les fait dire. J'aurais bien de la peine à parler raison, encore<181> moins à penser couleur de chair, si je sentais ce que je dis dans le sens de V. M.
Vous savez par l'allégorie
Assaisonner la vérité,
Et l'on ne peut qu'être enchanté
De votre morale embellie.
Dire à un amant qui aime sa maîtresse qu'il doit ne la plus aimer, c'est le rebuter; mais quand on lui présente pour modèle le papillon qui se brûle les ailes, on est écouté. On donne aux malades des pilules couvertes d'une feuille d'argent pour leur en dérober l'amertume.
Les vers de V. M. sur la comète de Vienne sont charmants, et la pointe en est fort piquante. Je ne suis point surpris qu'une femme dévote s'alarme en voyant une comète sans queue.
On ne croit pas le moment de la chute de la maison d'Autriche aussi proche qu'on le croit en France. La raison qu'on allègue, c'est qu'elle a de puissants amis, qui l'assistent en lui fournissant de l'argent. On dit, d'ailleurs,
Qu'un flambeau que l'on croit s'éteindre,
En s'éteignant, jette un plus vif éclat;
Que sa flamme souvent dans ce débile état
A causé des malheurs qu'on ne saurait dépeindre.
V. M. paraît me croire entre les mains des médecins pour délivrer mon sang d'un certain venin; mais
Je jure par le dieu Jupin
Et par mon bon ami Mercure
Que jamais un pareil venin
N'a saisi ma pauvre nature.
J'ai l'honneur d'être, etc.
<182>110. A M. JORDAN.
Selowitz, 2 avril 1742.
De votre fauteuil velouté.
Que votre muse érige en Pinde,
D'où vous jugez en liberté,
Du Manzanarès jusqu'à l'Inde,
Sur l'humaine fragilité,
Vos vers et votre aimable prose,
Cher Jordan, me sont parvenus;
Ce sont ici mes revenus,
Et mes galions du Potose.
Quand le postillon trop tardif
N'apporte point de vos nouvelles,
Je voudrais du temps fugitif
Que vous pussiez avoir les ailes;
Du moins que votre esprit actif
Me détachât de ses parcelles,
Afin de rapetasser celles
De mon esprit lourd et chétif.
Plongé dans la mélancolie,
Je forme de lugubres sons,
Et je détonne les fredons
De l'assoupissante élégie;
Je fréquente les lieux cachés,
Les sombres forêts, les rochers.
Soyez touchés de ma souffrance.
Écho, répète mes accents;
Jordan, c'est ta cruelle absence
Qui cause ici tous mes tourments,
Dis-je; et les échos tristement
Répondent à ma doléance.
Une comète s'est fait voir,
Me dit-on, et quelque astrologue
Assure que c'est le prologue
<183>Du jour où, selon mon espoir,
De ce Jordan si fort en vogue
Chez laïque et chez pédagogue
Je jouirai de l'aube au soir.
Quel sabbat, quelle synagogue,
Lorsque nous pourrons nous revoir!
Tu te couronneras de roses,
Dans les jardins d'Anacréon
Toutes nouvellement écloses;
Tu nous diras de belles choses,
Comme nous aurait dit Maron
Quand le vin lui portait au crâne,
Que son Apollon furieux
Lui faisait chanter la tocane
A la table des demi-dieux.
En attendant ce jour-là, quelques seaux d'eau s'écouleront encore par la Morawa; cependant il n'en sera ni moins désiré ni plus vivement senti lorsqu'il arrivera.
Nous sommes à la veille de fort grands événements. Il est impossible de les pronostiquer; mais il est sûr que nous apprendrons dans peu de ces grandes nouvelles qui changent ou fixent la face politique de l'Europe. Pense un peu au pauvre Ixion, qui travaille comme un forçat à cette grande roue, et sois persuadé que jamais fortune ni malheur, santé ni maladie, principauté ni royaume, ne me feront rien changer à l'amitié que j'ai pour toi.183-a Adieu.
<184>111. DE M. JORDAN.
Berlin, 3 avril 1742.
Sire,
Je suis tout orgueilleux de l'approbation dont Votre Majesté veut bien honorer mes lettres; cela est bien propre à m'encourager.
Vous louez mes vers prosaïques,
Mais plaignez-en plutôt l'auteur,
Car il n'est versificateur
Qu'en dépit des lois poétiques.
Son sel est un sel frelaté
Qui ne sent point du tout l'Attique;
Son goût est un peu trop gothique
Pour imiter l'antiquité.
Pour revenir à la comète, j'avouerai à V. M. que je suis fort peu satisfait de sa conduite; à peine daigne-t-elle se faire voir. On dit pourtant qu'elle a des talents, qu'elle peut paraître avec décence, et qu'elle gagne à être vue. Je n'en sais rien; j'ai fait tout ce que j'ai pu pour lui rendre mes hommages; on m'a dit qu'elle se plaçait vers l'étoile polaire, et que de là elle vous considérait bataillant.
Je suis malheureux, car ma vue
Voit souvent les objets bien peu distinctement;
Mes yeux et mon esprit ont souvent la berlue,
Et me manquent à tout moment.
Il ne me reste que l'ouïe, l'attouchement et le goût. Pourvu que ceux-là ne diminuent point, je suis content, parce que j'ai appris à me contenter.
Jordan peut être fort heureux,
S'il conserve du goût pour un bon vin qui mousse,
S'il se sent rajeunir en touchant peau bien douce,
S'il entend les récits de vos faits glorieux.
<185>Que lui faudrait-il davantage?
Voir un peu moins, est-ce être malheureux?
Pénétrer tout par l'esprit et les yeux
N'est pas toujours un avantage.
Il en est, Sire, de nos raisonnements politiques comme de ceux que l'on fait sur les tours d'adresse d'un joueur de gibecière. V. M. ne veut absolument point que le ciel se mêle de ce qui regarde les hommes?
Le ciel n'a point de part à ce qu'il nous voit faire,
C'est là ce que nous dit le pur raisonnement;
Mais les ressorts secrets de maint événement
Font que mon cœur me dit tout le contraire.
V. M. recevra aujourd'hui les Tusculanes de Cicéron, les Philippiques, les Commentaires de César. Comme je n'ai pu trouver ces derniers à Berlin, madame de Montbail me les a donnés pour V. M. Les autres seront prêts sur la fin de la semaine.
Les gazettes ne parlent que des malheurs de l'Empire; tout cela me touche beaucoup.
Je plains les malheurs de l'Empire;
Qui mettra fin à ses calamités?
Celui qui sut un empereur élire
Saura le délivrer de ses perplexités.
Le trône impérial pour lui n'a d'avantage
Que celui d'être ami de Votre Majesté;
Quand pourra-t-il avec tranquillité
Jouir du fruit de votre ouvrage?
Tandis que la comète est sur notre hémisphère, elle jouit encore du droit de prophétiser. Ce n'est que lorsqu'elle a disparu qu'il faut interpréter le but de son apparition; il s'agit de voir ce qu'elle a pu occasionner d'extraordinaire.
<186>Un empereur sans terres, sans argent,
N'est pas chose trop ordinaire;
Un électeur, évêque protestant,
Qui crée évêque qu'on révère,
Un roi qui, dans un an de temps,
Sans qu'il en coûte à son peuple une obole.
Sait conquérir pays vaste et puissant,
Et que Jordan attrape ....,
Ce sont tous là de grands événements
Que le destin aux curieux apprête,
Que l'on reçoit avec empressements,
Qu'on ne peut voir sans secours de comète.
V. M. m'avait chargé d'une commission pour Keith, que j'ai exécutée. Cet honnête homme ne demanderait pas mieux que de servir V. M.; mais il voudrait ne pas être dans l'oisiveté, à son âge, tandis que ses amis sont à l'armée; il regarde son état comme un état de honte. Il proteste d'ailleurs qu'avec son revenu il n'est pas en état de vivre à Berlin, où effectivement tout est fort cher.
V. M. m'a renvoyé la requête du jeune philosophe de Vattel, sans m'ordonner ce que je dois lui répondre.
Vous m'ordonnez, Sire, de faire vos compliments à vos amis et à vos amies. Je ne saurais exécuter les ordres de V. M., parce que le nombre en est trop grand. Je n'ai été que chez les élus. Dieu veuille conserver V. M.! Mes prières éjaculatoires n'ont d'autre but.
J'ai l'honneur d'être, etc.
112. A M. JORDAN.
Selowitz, 3 avril 1742.
Pour aujourd'hui, je n'ai pas à me plaindre de votre bavardage, mais bien de ce que vous parlez beaucoup de l'univers et très-peu de<187> Berlin. Je voudrais que vous me dissiez des nouvelles de ce qui se passe chez vous, parce qu'elles intéressent beaucoup ma curiosité.
Les nouvelles d'ici sont que les Autrichiens font les incendiaires dans leur propre pays; il ne se passe pas de jour qu'ils ne brûlent deux ou trois villages.
La faiblesse et l'envie,
La haine et la fureur
Arma leur main impie
Du flambeau destructeur.
Ainsi la triste Moravie,
De Troie essuyant le destin,
Périt victime de Vulcain.
Vous badinez spirituellement sur la gloire, et fort à votre aise, travaillant cependant avec beaucoup de soin pour votre réputation; et vous voulez que d'autres restent les bras croisés, sans rien faire.
C'est, Jordan, votre bon exemple
Qui m'anime à remplir la carrière d'honneur;
Les lauriers d'Apollon vous ceignent dans ce temple,
Les chênes verts de Mars seraient un salaire ample
Pour votre petit serviteur.
Laissez-moi les chênes, et jouissez des lauriers, et permettez que mon ambition fasse son chemin comme la vôtre dans ces carrières très-différentes. Vous vous servez de l'appât du plaisir pour me conduire de cette aimable voie vers la paix plus aimable encore.
Qui me fait des plaisirs ces peintures naïves?
Quel est cet épicurien
Qui fait voir le souverain bien
Avecque des couleurs si vives?
C'est Jordan le stoïcien.
La contradiction est peut-être aussi manifeste sur ce fait que celle<188> que vous me reprochez touchant la liberté, que j'aime, et dont je me prive.
Oui, le monde est la Petite-Maison
Où cinq mille ans la folle espèce habite
Qui sans bon sens dirige sa conduite,
Et qui toujours parle de sa raison.
Je vous envoie une peinture, parce que je suppose que vous en ornerez votre bibliothèque, et je suppose en même temps que vous regretterez le port de lettre. Tout est contradiction, hors l'amitié avec laquelle je suis votre sincère ami. Adieu.
Dites à Knobelsdorff188-a que pour me divertir il m'écrive sur mes bâtiments, mes meubles, mes jardins, et la maison d'opéra.
113. AU MÊME.
Wischau. 5 avril 1742.
Peut-être mes observations sur votre état sont-elles aussi peu certaines que celles de ces astronomes qui se disputent entre eux sur l'existence, la forme, le temps et la figure de cette comète qui a fait tant de bruit à Vienne, et qui a tant fait prophétiser de fous. Ayant appris de vous le grand art de douter, vous ne devez pas trouver mauvais que j'en étende les branches jusqu'à votre maladie, d'autant plus que votre santé m'est chère, et mérite bien mes attentions.
Au dieu réservé du mystère
Je recommande votre affaire, Non pas à ce dieu charlatan,
Cet empirique d'Épidaure
<189>Qui, par son baume et son onguent,
Augmente, embellit et décore,
Des gens que son poison dévore,
La cour de messire Satan.
Je vous recommanderais bien encore au dieu de l'amour et des plaisirs, si je ne craignais pour vous les flèches empoisonnées dont ce petit traître ailé se sert quelquefois.
Si l'on vous voit estropié,
Ce ne fut point à cette guerre
Que l'orgueil et l'inimitié
Se font en embrasant la terre.
Mais sur l'amour voyez vos droits;
Vous le servîtes sans subsides,
Il vous doit donc, pour vos exploits,
Placer parmi ses invalides.
Je compte bien de vous y voir un jour, en vous félicitant sur la bonté de votre établissement et sur l'agrément du voisinage, car je crois que Césarion vous y tiendra bonne compagnie, et que ce qu'on appelle gens aimables dans le monde ne tarderont pas à vous suivre.
Je suis à présent à Wischau, d'où je marche en Bohême par des raisons qui m'ennuieraient à vous déduire. Je compte d'être le 20 de ce mois au plus tard, avec toute l'armée, à quelques milles de Prague. Vous comprenez bien que c'est pour défendre cette capitale de la Bohême contre les Autrichiens, et pour soutenir la faiblesse des Français, qui ne sauraient la défendre.
Voilà un raisonnement militaire qui vous vaut une prise de quinquina, ou dont vous vous embarrassez très-peu. Adieu, cher Jordan. Écrivez-moi souvent, beaucoup de détails, et de tous les riens que vous pouvez apprendre barbouillez vos cahiers.
Je suis votre fidèle ami et admirateur.
<190>114. DE M. JORDAN.
Berlin, 6 avril 1742.
Sire,
J'ai été enchanté des derniers vers qu'il a plu à Votre Majesté de m'envoyer. Quelque accoutumé que je sois à être surpris de vos talents, je ne puis cependant comprendre
Comment on peut, en occupant le trône,
Faisant tapage en l'univers,
N'ayant de soins que pour Mars et Bellone,
Avoir esprit et faire de beaux vers.
Le Pégase de V. M. est infatigable, et ce qui me fait donner au diable, c'est qu'il ne bronche point dans son allure. Celui des autres est haletant dès qu'il est un peu fatigué. Il n'en est pas de même du vôtre.
Je sais qu'Apollon le protége;
Le mien ne peut souffrir les lois
D'un pas régulier de manége,
Qu'il ne soit d'abord aux abois.
J'ai beau lui donner de l'éperon dans les reins, il est aussi immobile que le cheval de Troie; j'ai beau lire vos vers pour animer mon esprit et pour le monter sur le bon ton, tout devient inutile.
J'ai beau m'asseoir sur fauteuil velouté
Qui, suivant vous, ressemble au Pinde,
Mon esprit est toujours rétif et dégoûté
De voir qu'en vain il se gêne et se guinde.
Ma vieille raison vient alors à mon secours, qui me conseille de ne plus faire de vers, et de me contenter de la prose. Je lui réponds dans l'accès de ma colère :
Apprenez, raison, à vous taire;
Mon héros veut absolument
<191>De moi des vers, en dépit du talent :
Que ne fait-on pas pour lui plaire?
Bayle dit de la Bourignon qu'elle avait une chasteté pénétrative.
Votre esprit est pénétratif;
En m'échauffant par sa divine flamme,
Il porte l'esprit dans mon âme
Par un pouvoir qui me rend plus actif.
Que je plains V. M. d'être engagée, par des circonstances inévitables, dans un genre de vie qui ne peut que lui déplaire à la longue et altérer sa santé! C'est le motif qui me fait souhaiter passionnément la paix, quelque intérêt que je prenne à la gloire de V. M. Je m'attends toujours à quelque grand coup de théâtre de sa part.
Tel qu'un nocher qui craindrait le naufrage,
Nous vous verrons arriver dans le port;
Vous ferez seul, par un secret ressort,
Succéder le calme à l'orage.
Que je serai heureux quand j'aurai l'honneur, à Rheinsberg ou à Charlottenbourg, de faire ma cour à V. M., de la voir, dépouillée de ce foudre qui fait frémir l'Europe, goûter les agréments d'une paix solide! Je me représente ce plaisir comme les dévots celui d'être à table avec Abraham et Jacob. Quand je le goûterai, je ne troquerai pas mon bonheur contre celui de savourer l'ambroisie.
Quelque plaisir qu'on ait à la table des dieux,
Pareil plaisir n'est fait que pour une ombre;
Ceux que l'on goûte sous votre ombre
Sont moins divins, mais plus délicieux.
Dieu veuille garantir la santé de V. M. et la conserver! C'est le principal objet qui m'occupe. L'homme n'est jamais sans une idée favorite qui tient le rang entre celles qui se promènent dans le vaste pays de l'esprit; celle-là marche à la tête des autres, parce qu'elle a le droit de prééminence. Je vais assez souvent chez le Tourbillon, pour<192> parler raison et pour m'entretenir sur ce sujet. Nous sommes alors comme ces dévots qui ne sont jamais plus heureux que quand ils parlent de leur patron.
J'ai l'honneur d'être, etc.
115. A M. JORDAN.
Prossnitz, 8 avril 1742.
Je ne puis te faire des vers aujourd'hui, car nous marchons sur ces chemins montagneux où l'on voit
Des poteaux avec leurs merlettes,
Qui disent aux passants : En Bohême vous êtes;
Où les saints, partout ennichés,
Sur ponts et rochers sont perchés;
Où les gueux en grosse cohorte,
Le chapelet en main et bien fort nasillant,
Pensent par leurs chansons émouvoir le passant;
Où, si vous marchez sans escorte,
Les pandours de mauvaise humeur
Vous déshabillent monseigneur.
C'est par ces routes que la plus grande partie de notre armée marche pour se joindre au prince d'Anhalt et au prince Léopold auprès de Pardubitz et
Non loin de ces lieux qu'habita
Wallenstein et le grand Ziska,
Près de ce camp si fort célèbre
Où le héros bohémien
Démit en un jour la vertèbre
A ces troupes, le fier soutien
De ceux qui, lui faisant la guerre,
Comme lui ravageaient la terre.
<193>Voici des vers qui sont venus au bout de ma plume je ne sais comment, et que vous trouverez, je crois, très-mauvais.
Ce sont les bons qui me sont difficiles;
Pour les mauvais, ils ne me coûtent rien.
Tous les auteurs ne sont pas si habiles
Que l'est Jordan Tindalien.
Les Muses sont quinteuses, indociles,
Lorsque la cour on ne leur fait pas bien;
Et moi, qui cours par les camps, par les villes,
Comme un bandit, comme un maître vaurien,
J'y perds mon temps et tous mes soins futiles.
Ainsi n'est pas favori du dieu qui veut; il faut être son courtisan assidu, et avoir par-dessus tout une physionomie sémillante et un certain je ne sais quoi du goût d'Apollon.
Adieu, mon cher; je n'ai pas le temps de vous dire d'autres pauvretés.
116. DE M. JORDAN.
Le 12 (17?) avril 1742, le second beau jour de l'année.
Sire,
J'ai reçu la lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer, qui était de Prossnitz. Comme je porte ordinairement en poche la Silésie, la Moravie, la Bohême, l'Autriche, la Bavière, la Hongrie et la Turquie, je suis toujours à portée de suivre l'armée redoutable de V. M.
Je crains qu'augmentant vos conquêtes,
Il ne faille grossir un peu trop mon atlas,
Et que tous les progrès qu'heureusement vous faites
Ne soient pour vous de séduisants appas.
<194>C'est bien alors que je pourrais dire comme Bias, Je porte tout avec moi, puisque j'aurais toute l'Europe en poche.
Les Bohémiens, qui vous voient entrer dans leur pays sans chapelets ni rosaires, doivent avoir une bien mauvaise idée de leurs saints, qui ne branlent point, et qui voient fort tranquillement agir l'armée de V. M.
Et que font donc ces célestes maroufles
Dans leur riant et splendide manoir?
Ils n'ont pas plus d'esprit que mes pantoufles,
Puisqu'ils n'ont pas l'art de vous décevoir.
Je crois que vous avez le secret de les enchanter, comme les sirènes, qui enchantent par la douceur de leur mélodie. Je me défie diablement des poëtes et de l'effet de leur poésie. Vous leur adressez sans doute quelques prières en beaux vers par lesquels vous captivez leur bienveillance.
Je connais l'effet de vos vers
Et leur séduisante harmonie;
J'adoucirais par eux tous mes revers.
Si j'en avais dans cette vie.
Mais on n'en a point quand on vous sert. Mes vers sont si rudes, qu'ils sont propres à faire fuir ceux qui voudraient en entreprendre la lecture, ou à produire l'effet que produisait la peau de Ziska. Aussi ne coulent-ils pas de source; je ne les enfante qu'à force de contorsions et de mouvements convulsifs.
Quand j'ai des vers l'inquiétante manie,
De leur accès je suis si fortement épris,
Que, tel qu'est un dévot au tombeau de Paris,
J'ai de vrais accès de pythie.
Or, avec bien des contorsions, la pythie sur le trépied ne disait que des pauvretés.
<195>A propos de Ziska et de Wallenstein, je demande en grâce à V. M. de ne les pas prendre pour modèles.
Ils savaient aux humains faire sanglante guerre,
Vous savez l'art de les rendre contents;
Ils étaient fléaux de la terre,
Et vos vertus en sont les ornements.
L'habileté de Jordan Tindalien consiste dans une chose bien réelle : c'est qu'il sent son ignorance, et qu'il en connaît toute l'étendue. Je demande pardon à V. M. de ce petit trait de louange que je me donne en passant, parce qu'il faut être fort savant pour bien connaître l'ignorance.
Hélas! Jordan Tindalien
N'est pas formé pour la science;
On est heureux dans l'ignorance,
On ne l'est pas lorsqu'on n'ignore rien.
On commence à reparler de la paix; la raison qu'on en allègue, c'est que les affaires sont si fortement embrouillées, qu'elles ne peuvent pas rester longtemps dans cet état de crise.
J'ai l'honneur d'être, etc.
117. DU MÊME.
Berlin, 14 avril 1742.
Sire,
Le pyrrhonisme de Votre Majesté est un ennemi dangereux à combattre; on ne sait par quel endroit le prendre.
Dans l'art de douter fort expert,
Vous savez aux raisons donner de l'apparence;
C'est une anguille qui se perd,
En la serrant à toute outrance.
<196>Je ne me serais jamais imaginé que le pyrrhonisme serait employé pour démontrer l'accusation, que je crois fausse dans toutes ses parties. J'ai cru, au contraire, que rien ne m'était plus favorable que ce pyrrhonisme même.
Ce phénomène rubicond
Qui s'était placé sur ma face
Indique à des yeux de Pyrrhon
Que du venin il est douteuse trace.
Je suis, à cet égard, sain comme l'enfant qui est à naître; il y a aussi peu de venin dans mon corps qu'il y a de vertu guerrière dans mon âme.
Vous, dont l'esprit est si dispos
Pour soutenir les droits du pyrrhonisme,
Prouverez-vous par congru syllogisme
Que je puis passer pour héros?
Il y a longtemps qu'on peut me ranger au nombre des invalides du dieu de l'amour, dont je ne prononce cependant jamais le nom qu'en tremblant, non parce que je suis tout à fait inhabile à son service, mais parce que, en général, nos facultés s'usent et dépérissent.
Tout dépérit et s'use dans le monde,
L'esprit vieillit, et perd de sa vigueur;
Or je conclus par raison très-profonde
Que je ne puis éviter ce malheur.
D'ailleurs, le pourpoint de Scarron s'usait;196-a d'où vient mes facultés ne s'useraient-elles point? J'emploie le reste des forces qui me sont restées dans l'esprit, de l'attachement que j'ai eu pour l'amour, en faveur de l'amitié, qui ne procure que du plaisir et de la satisfaction. Je connais des maîtres pour lesquels on ne saurait avoir assez de ces sentiments.
<197>Je suis persuadé qu'on a instruit V. M. de la dispute du marquis d'Argens avec madame la duchesse. Cette dispute a été vive, la séparation bruyante, et le raccommodement très-éclatant. Les savants et les femmes sont partagés sur la cause de cette dispute. Les uns disent que c'est la jalousie,
Ce dieu qu'on nomme Jalousie,
Qui redoute un culte étranger,
Et qu'on doit toujours ménager
Pour le repos de notre vie.
C'est ce dieu qui les a brouillés. On dit que le marquis d'Argens est amoureux, et on veut qu'il ne le soit que de sa femme et de ses livres. Il jure son grand juron qu'il ne l'est point; on ne l'en croit pas. On veut qu'il reste trois ans à Stuttgart.
Sacrifier raison et liberté,
Qui font le charme de la vie,
Aux faibles de l'humanité,
Serait-ce donc philosophie?
Lui, qui aime le séjour de Berlin, qui croit que c'est le seul qui lui convienne, ne veut s'en absenter que pendant trois semaines. Voilà la vraie origine de cette dispute. On s'est raccommodé d'une façon assez marquée. D'Argens, aux genoux de la duchesse, lui a redemandé son estime; cette entrevue a tiré des larmes des assistants. Ils ne logent cependant plus ensemble; on se voit, mais c'est avec une froideur réfléchie.
On est toujours prêt à montrer
Qu'on hait d'Argens par féminin caprice;
Le philosophe est prêt à démontrer
Que la raison veut ainsi qu'il agisse.
Leur haine est systématique, c'est là la bonne. Le marquis d'Argens travaille à une comédie sur l'Embarras de la cour; je lui ai conseillé que la scène soit dans l'antichambre de la duchesse,
<198>Puisque c'est là que l'on voit tour à tour
Les passions jouer toutes leurs rôles,
Qu'on sacrifie à la haine, à l'amour,
Que la raison n'y vaut pas deux oboles.
J'ai cru ne pouvoir mieux faire qu'en engageant le marquis d'Argens à composer lui-même une relation de tout ce qui s'est passé, pour divertir V. M.; personne ne le peut mieux que lui.
J'ai l'honneur, etc.
118. A M. JORDAN.
Leutomischl, 15 avril 1742.
Ton Pégase fécond en rimes redoublées
Laisse arrière de toi mes Muses essoufflées;
En vain d'un feu divin me croirai-je animé;
Que tes vers me font voir que j'ai trop présumé!
Ébloui par l'éclat de ta vive lumière,
Je m'arrête, tremblant, tout court dans ma carrière;
Et, voyant à quel point ton vol t'a su porter,
Je ne puis que t'aimer, te lire et t'admirer.
Ce sont les sentiments que divus Jordanus Tindaliorum a su m'inspirer par ses deux spirituelles lettres, où il a mis, sans exagération, autant d'esprit qu'il m'en faudrait pour tout un mois dans ma dépense ordinaire. Vous avez le diable au corps avec vos vers, et vous en ferez si bien, que je n'en ferai plus.
On dit qu'à Rome un architecte ignare,
Voyant ce temple où l'orgueil de la tiare
Sut étaler son faste et sa grandeur,
<199>Où l'art surtout paraît en sa splendeur,
Surpris, frappé de ce bel édifice,
Dès ce moment abjura son office,
A l'admirer bornant tout son bonheur.
Je vous laisse faire l'application de ces vers, dont la comparaison cadre si bien avec vos vers et le cas que j'en fais.
Voulez-vous que ma muse chante
Le train de ma vie ambulante?
Tantôt rôti, tantôt glacé,
Tantôt haut, tantôt bas percé,
Souvent nageant dans l'abondance,
Et souvent usant d'abstinence,
Par les fatigues harassé,
Jamais rebuté ni lassé,
Quelque sort que le ciel m'envoie,
Méprisant les vaines erreurs,
Et toujours simple dans mes mœurs.
Je suis plus enclin à la joie
Qu'aux mélancoliques vapeurs
Dont la cruelle frénésie
Empoisonne de ses noirceurs
Les plus beaux jours de notre vie.
Si vous voyiez couleur de chair, vous seriez le plus aimable et le plus heureux mortel que Dieu eût créé; mais comme il n'y a rien de parfait dans ce monde, vous ne serez qu'aimable. Je vous prie, mettez-vous l'esprit en repos sur l'Europe. Si l'on voulait prendre à cœur toutes les infortunes des particuliers, la vie humaine entière ne serait qu'un tissu d'afflictions. Laissez à chacun le soin de démêler sa fusée comme il pourra, et bornez-vous à partager le sort de vos amis, c'est-à-dire, d'un petit nombre de personnes. C'est, en honneur, tout ce que la nature a droit de demander d'un bon citoyen; sans quoi notre cerveau ne fournirait point assez d'humidités pour les larmes que nous aurions à répandre.
<200>L'Europe, qu'un lutin lutine,
A, dit-on, perdu la raison;
Il est vrai qu'elle en a la mine,
Et mérite bien ce soupçon.
L'abbé de Saint-Pierre se fait fort d'ajuster l'intérêt des princes de l'Europe aussi facilement que vous composez vos vers. Ce grand ouvrage200-a ne s'accroche à rien qu'au consentement des parties intéressées. Vous connaissez ces visions d'arbitrage et ces folies synonymes.
Je n'ai rien à vous dire d'un endroit où il ne se passe rien, sinon que nos soldats sont autant de Césars, et que je vous aime toujours, malade, mélancolique, ou gai et sain, également. Adieu.
119. AU MÊME.
Chrudim, 21 avril 1742.
Dive Jordane, à présent les vers coulent chez vous comme un torrent. Je crois que vous avez Apollon à gage, et les neuf Sœurs pour servantes; il n'est pas possible autrement de travailler comme vous faites. Il faut de plus que vous ayez trouvé une mine de jolies choses dans le Pinde, et quelque nouvelle veine de belles pensées.
Pas même la moindre saillie,
Ni vaudeville, ni bon mot,
Ne me vient à ma fantaisie;
<201>Vous gardez pour vous seul l'esprit et le génie.
Les agréments sont votre lot;
Hélas! le mien est d'être un sot.
Voilà ce qu'on gagne à faire la vie de chien que nous menons ici pour l'amour de la gloire, comme disait notre ami Chaulieu.
De cet aimable trépassé
Célébrons encor la mémoire;
Pour vous, qui l'avez surpassé,
Méritez encor plus de gloire.
Il n'en est point qui ne doive ceindre votre front. Cette prudence inséparable de votre courage n'est pas une des moindres qualités qu'il faut admirer en vous.
La prudence du vrai courage
Est la source et le sûr appui;
Le reste est une aveugle rage
Que, d'un instinct brutal séduits,
Admirent tant de faux esprits.
Vous savez trop bien que l'on ne peut jamais être plus brave que lorsque la circonspection ne nous expose aux dangers que par nécessité ou par raison, et, comme vous êtes extrêmement prévoyant, vous ne vous y exposez jamais; d'où je dois conclure que peu de héros vous égalent en valeur. Votre bravoure conserve encore son pucelage, et, comme toutes les nouvelles choses sont meilleures que les vieilles, il s'ensuit que votre courage doit être quelque chose de tout à fait admirable. C'est une fleur qui est près d'éclore, qui n'a encore souffert ni des ardeurs du soleil, ni des vents du nord; enfin c'est un être si digne d'estime, qu'il est digne de la métaphysique et des dissertations de la marquise201-a sur la nature du feu. Il ne vous manque qu'un plumet blanc pour ombrager les bords de vos audaces, une longue rapière, de grands éperons, une voix un peu moins grêle,<202> et voilà mon héros tout trouvé. Je vous en fais mes compliments, divin et héroïque Jordan, et je vous prie de jeter du haut de votre gloire quelque regard débonnaire sur vos amis, qui rampent ici dans les fanges de la Bohême avec le reste du troupeau des humains.
Je crois que d'Argens est fou; ne lui en dis rien cependant, et garde-toi bien d'aigrir la bile de notre philosophe, qui me paraît avoir plus de cette marchandise que de bon sens.
Adieu; tu connais tous les sentiments que j'ai pour toi.
120. DE M. JORDAN.
Berlin, 22 avril 1742.
Sire,
Je suis au bout de mon latin, et je ne sais par où commencer la lettre que je dois écrire à V. M.
Je ne sais plus que vous écrire,
Je n'ai pas brin de nouveauté;
Tout est tranquille en la cité,
Où l'on attend la paix pour rire.
Les gazettes nous flattent de la paix. Celle de Cologne plaint le monde de ce que le dévoiement du cardinal, qui continue, pourrait être un obstacle à cette paix, qui marche aussi lentement que le messager du Mans. Je me souviens, à cette occasion, des remarques de Bayle sur le dévoiement de Jules César, où il prouve, à sa façon ordinaire, que V. M. imite si bien, que les plus grands événements sont souvent causés par de pures vétilles. La dispute de la duchesse avec le philosophe, quoique causée par une vétille, n'en est pas moins sé<203>rieuse; on pousse la vengeance jusqu'au point de ne vouloir point manger sur des assiettes d'argent, parce que ce dernier mot réveille des idées de vengeance et de haine qui font manquer l'appétit.
Le marquis soutient tout sans fiel et sans venin;
On a beau s'emporter, rien du tout ne l'étonne.
Son ennemi le frappe au moment qu'il pardonne :
Entre-t-il tant de fiel dans un cœur féminin?
Tout le monde attend avec beaucoup d'impatience le jugement de V. M. sur cet important différend. Pour moi, je ne dis rien, mais je sais bien ce que j'en pense.
On dit ici que les Russes ont pris le parti de la France, cela me fait plaisir; que les Autrichiens ont été étrillés devant Schärding, cela me remplit de joie; que la reine de Hongrie persiste à ne vouloir point céder, cela me fait peur; que le roi d'Angleterre envoie un corps de troupes en Allemagne, que la Hollande suit son exemple, cela me fait frémir. On ajoute que le roi de Pologne a fortement la goutte, qu'il est cependant attendu à Glogau, où le roi de Prusse doit le recevoir pour l'y régaler magnifiquement. Voilà ma gazette, qui me paraît aussi sèche qu'elle est peu intéressante. C'est par cette raison que je me hâte de finir.
J'ai l'honneur d'être, etc.
121. DU MÊME.
Berlin, 24 avril 1742, temps pluvieux.
Sire,
La lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer est arrivée heureusement pour moi, car j'étais au bout de mon latin; mon Apollon<204> s'en était allé au diable, et il y a en ville une tranquillité qui ne peut que désoler tous ceux qui ont besoin de nouvelles pour écrire.
Vos vers charmants, ingénieux,
Ont ranimé mon languissant génie,
Le feu, l'esprit de votre poésie,
Me font parler le langage des dieux.
C'est, à la vérité, un langage qui ressemble beaucoup à la lingua franc,, et avec lequel je ne serais pas fort en état de me faire entendre, si j'étais condamné à séjourner pendant quelque temps sur le mont Parnasse. Malgré tout cela, V. M. daigne louer mes vers; il m'est bien difficile de ne pas envisager cela comme une satire fine et délicate.
Je connais le roi Frédéric :
Aux dépens du prochain parfois il aime à rire;
Il eut toujours un peu le tic
De la noble et fine satire.
C'est en effet de la satire la plus fine que la résolution prise de ne plus faire de vers parce que le Tindalien en fait de bons; le langage des vers est devenu pour V. M. un langage ordinaire, parce qu'elle a su se le rendre familier.
L'architecte de Rome qui, voyant la régularité d'un superbe édifice, renonça pour toujours à son art, pour ne se livrer qu'à l'admiration, me ressemble comme deux gouttes d'eau; il ne me reste, pour rendre la ressemblance plus parfaite, que de l'imiter entièrement.
Quitter des vers l'inquiétante marotte
Et renoncer à langage éloquent,
De tout parti c'est le plus conséquent
Pour quiconque a cervelle sous calotte.
Or, grâce à Dieu, je m'efforcerai toujours à conserver le peu que j'en ai.
La description que V. M. fait de sa présente manière de vivre<205> paraîtrait poétique à celui qui ne connaîtrait pas la façon de penser de V. M. quand elle est à l'armée; car
Qui dit un roi dit un mortel heureux
Qui ne connaît ni peines, ni fatigue,
Qui n'a de soins, dans ces bas lieux,
Que d'éloigner tout souci qui l'intrigue.
Le roi est fait pour les plaisirs,
Et le savant est né pour la misère;
Le premier, quand il veut, satisfait ses désirs,
Tandis que le dernier de faim se désespère.
La comète a jugé à propos de changer les choses. Il est un pays commandé par un roi qui fait la guerre en hiver, qui souffre les injures de l'air, tandis que, par sa grâce, son homme de lettres est mollement assis dans un canapé, jurant contre sa maladie, qui lui défend l'usage des plaisirs qu'il serait en état de se procurer.
Ne pense pas qui veut couleur de chair. L'esprit humain est si peu maître de soi, que cela fait pitié; j'en ai vraiment compassion. J'ai tort de m'affliger du mal qui m'arrive dans la société, par la même raison qui me porte à me chagriner de ce que la récolte des vins n'est pas bonne en France. La société ne fait qu'un corps. La Fontaine a bien prouvé, dans la fable de l'Estomac, la nécessité qu'il y a que ses parties réciproquement s'affligent du mal que ressent le tout dont elles dépendent.
Je ne sais si l'Europe a perdu la raison; mais une chose sais-je bien, c'est qu'elle est fort à plaindre de ce qu'on la lui a fait perdre.
Si l'on refuse à l'homme sain
Ses plaisirs et sa nourriture,
Et que, du soir jusqu'au matin,
On le tourmente sans mesure,
Cet homme sain perd à l'instant
Cette santé dont il abonde,
Et n'a plus de contentement
Ni de plaisirs dedans ce monde.
<206>Il faudrait que l'Europe eût la cervelle bien forte pour résister à deux têtes qui lui donnent de la tablature.
Il est permis au nonagénaire abbé de Saint-Pierre de vouloir entreprendre d'ajuster les intérêts des princes de l'Europe, comme on permet aux jeunes gens de faire des folies en faveur de leurs maîtresses. J'excuse le dessein de cet abbé comme j'excuse Alexandre, qui pleurait de ce que le monde était trop petit.
Enfin, la maison de travail aura lieu; il fallait l'activité de M. le ministre d'État de Happe pour le succès d'une pareille entreprise, à laquelle V. M. a bien voulu contribuer. Je lui en rends grâce en mon particulier, par l'intérêt que je prends à ce qui regarde la société. La police sera bien réglée; il manque encore une chose, c'est que V. M. commette au chef de police le soin du pavé et des bâtiments de la ville.
J'ai l'honneur d'être, etc.
122. A M. JORDAN.
Chrudim, 27 avril 1742.
Doctissime Jordane Tindaliensis,
Phébus, qui dans tous vos écrits
Sait répandre son abondance,
Econome dans sa dépense,
Il en refuse à mes esprits.
Phébus imite l'Eminence,206-2
Qui n'accorde qu'à ses amis
Le droit lucratif d'être admis
Dans les faveurs de la finance.
<207>Après cela, je ne m'étonne point que vous m'écriviez tant de vers et si peu de nouvelles. Vous êtes plus inspiré par les neuf aimables Sœurs, protectrices des arts et des sciences, que par ce monstre aux yeux de lynx, aux oreilles de lévrier et à la chevelure de Méduse.
Amant favorisé des Grâces,
Elles vous bercent dans leurs bras;
Vous estimez plus leurs appas
Que ce monstre qui dans les places,
Aux halles et dans les villaces
Répand avec un grand fracas
Ce qu'il sait ou qu'il ne sait pas.
Tout cela fait que j'apprends peu de nouvelles de Berlin, et que je reçois beaucoup de vers; un peu de l'un et un peu de l'autre me ferait un grand plaisir. Vous ne me dites rien de toutes les sottises qui se font régulièrement et périodiquement. Vous ne m'apprenez rien de vos correspondances de savants, de mes édifices, de mes jardins, de mes amis, en un mot, de toutes les choses qui m'intéressent.
Tous les divers événements
Du grand théâtre politique
Ressemblent à ces changements
Que fait la lanterne magique.
Marquez-en donc vos sentiments;
Du moins, d'une sempiternelle
Contez-moi les égarements;
L'histoire de la bagatelle
Par vous reçoit des agréments,
Car tout ce qu'on nomme nouvelle
De la demeure paternelle
A du charme pour les absents.
Vous me croyez peut-être trop occupé pour penser à mes amis; mais vous devez sentir qu'ils vont de pair avec les plus grandes affaires.
<208>Ce sont les intérêts du cœur
Que l'on préfère, à la durée,
A l'ambition égarée,
Et même au plaisir suborneur
Dont souvent l'âme est animée,
Et qui pour un peu de fumée
Abandonne son vrai bonheur.
Amitié, chaste et pure flamme,
Amitié, présent que les cieux
Nous firent pour nous rendre heureux,
Régnez à jamais dans mon âme.
J'en viens à présent à notre itinéraire. Je suis avec la grande armée en Bohême. Le prince d'Anhalt va commander en Haute-Silésie; le prince Didier a quitté la Moravie, faute d'y trouver de quoi subsister. Nous resterons apparemment dans cette situation jusqu'à ce que le vert vienne, ce qui peut encore aller à deux mois. Voilà tout ce que j'avais à vous dire, en vous assurant des sentiments que j'ai pour vous. Adieu.
123. DE M. JORDAN.
Berlin, 29 avril 1742.
Sire,
Vous comparez, mais très-malignement,
Ma façon de vers ordinaire
Au cours impétueux d'un rapide torrent;
Mais convenez que l'eau n'en est pas toujours claire.
V. M. n'aura pas beaucoup de peine à en convenir, si elle veut être dans ce moment plus philosophe que poëte, et avouer que cette<209> comparaison ne cadre qu'autant que la conclusion lui est annexée. Ce qui me console et me justifie, c'est que souvent l'eau de l'Hippocrène, quand je la puise, est fort trouble, et que je ne connais point l'art de la tirer au clair. V. M. fait, en me louant, ce qu'on fait à un perroquet auquel on donne du sucre.
Souvent par telle nourriture
On fait jaser son perroquet;
Je vous tiens lieu, par mon caquet,
D'animal de cette nature.
Qu'importe? Pourvu que j'aie l'honneur d'amuser V. M., je suis content; d'ailleurs, j'en tire un avantage réel, c'est que je reçois des lettres pleines d'esprit et de vers, qui sont charmantes,
Marquées au coin de Chaulieu,
A ce bon coin qui rend inimitable,
Qui vous fait chérir de ce dieu
Que servent les neuf Sœurs, à ce que dit la Fable.
Tout le monde ne peut pas posséder cette prérogative. Il en est de la poésie comme du courage. Tous les hommes ne sont pas braves; aussi tous les hommes ne sont-ils pas poëtes. La nature fait un homme brave, comme elle fait un homme avec des talents supérieurs pour la poésie. Un poltron peut faire une action de valeur, au moins à ce que l'on m'a dit, car je ne le sais point par ma propre expérience. Un homme qui n'est pas né poëte peut faire une fois en sa vie quelques bons vers, parce que la nature se plaît quelquefois à faire de l'extraordinaire. Je me rends justice sur la prudence, en avouant que je possède cette qualité.
Je n'eus jamais occasion
De faire essai de mon courage.
Peut-être en ai-je davantage
Qu'Annibal ou que Scipion;
Mais, soit prudence, ou modestie,
Je ne veux point me mettre dans le cas
Qu'on reproche à ma prud'homie
Qu'elle a du cœur, ou qu'elle n'en a pas.
Je vois par là l'affaire indécise, et j'en conclus que, poétiquement parlant, je puis passer pour poltron, mais non pas philosophiquement; car, en due forme de syllogisme, la chose ne saurait être démontrée. D'ailleurs, à quoi diable me servirait le courage? Je n'ai point d'ennemis à combattre que les faiblesses de la nature humaine, que je serais bien fâché de détruire; car, quoique souvent elles me fassent du mal, j'avouerai cependant que, eussé-je autant de courage qu'Alexandre, je ne voudrais pas les combattre dans un combat régulier. Ce que j'aurais le courage de vaincre, ce serait la faiblesse pour la gloire, si cet ennemi me faisait ombrage, puisque cette faiblesse nous coûte la tranquillité et le repos.
On dit ici qu'Ingolstadt est pris d'assaut par les Autrichiens, qui ont passé même la bourgeoisie au fil de l'épée. On ajoute que la chancellerie de V. M. va être transportée à Glatz;
Que le pauvre Tindalien,
Par très-occulte maladie,
Possède un corps qui ne vaut rien
Pour le séjour de cette vie.
J'ai l'honneur d'être, etc.
124. A M. JORDAN.
Chrudim, 29 avril 1742, jour satirique, d'un soleil clair, et le premier du bourgeonnement de quelques arbustes.
Enfin, la demeure éthérée,
Aux astronomes consacrée,
<211>Qu'une troupe d'Autrichiens
Gardait à ses fiers souverains,
De tout le monde séparée,
Fréquentant, au lieu des humains,
Les chats-huants de la contrée,
Ou quelque ombre triste, égarée.
Qui plaignait encor ses destins,
Environnée de Prussiens,
De tout secours désespérée,
Ses tours, ses forts, ses ravelins,
Sont tombés, ce jour, dans nos mains.
C'est-à-dire que Glatz211-a s'est rendu le 26 de ce mois, par capitulation, de sorte que je suis à présent maître sans réserve de toute la Silésie.
M...., mauvaise copie de quelque chétif original anglais,211-b vient de prendre le parti décisif de nous quitter. Vous pouvez vous imaginer jusqu à quel point je regrette sa perte.
Cet imitateur sans génie
De l'extérieur des Anglais
En a copié la folie,
Mais il manqua leurs meilleurs traits.
Sans le vrai, tout est ridicule;
Mars n'a jamais l'air d'Alcidon,
Sans la force on n'est point Hercule,
Ni sans la sagesse un Caton.
Pardonnez à ce trait qui m'est échappé contre un homme que<212> vous honorez de votre estime; mais je crois que cette estime est du nombre de celles
Que tous les jours de nouvel an
L'on se débite en compliment,
Qu'on se jure et qu'on se proteste,
Quand sous la barbe, doucement,
L'on voudrait plus sérieusement
Que l'autre crevât de la peste.
Vous ne me dites rien des nouvelles berlinoises, du Tourbillon,212-a de Césarion, ni de l'histoire de la galanterie,
Ni de votre aimable goutteux,
Qui devient si fort amoureux,
Que cette violente flamme
Aux incurables met son âme,
Ni de son vigoureux tendron,
Qui, lorsqu'on joue au corbillon,
Répond, de sa bouche de rose,
Avec connaissance de cause
Quand on demande, Qu'y met-on?
Tenez, voilà assez de sottises pour une fois; contentez-vous-en, cher Jordan, jusqu'au premier ordinaire, où j'espère de ne point demeurer en reste. Adieu.
125. DE M. JORDAN.
Berlin, 1er mai 1742.
Sire,
Je ne parlerai aujourd'hui à Votre Majesté que politique et que guerre, et je serai dans la règle, puisque ce sont là vos plaisirs chéris;<213> ces occupations sont aussi chères à V. M. que l'est à une coquette l'assortiment de sa toilette, car
Toujours combattre vaillamment,
En politique éviter la surprise,
Et découvrir adroitement
Ce qu'envoyé cache et déguise,
Dans un travail même accablant
Se reposer, occupant son génie,
Regarder tout comme un amusement,
Savoir quitter les plaisirs de la vie,
c'est là le sort de V. M.
Le goût de la politique commence pareillement à s'introduire à Berlin. On commence toutes les conversations par se demander : Que font les armées? où sont-elles? Les gens de lettres quittent leurs livres pour lire les gazettes, qui mentent, et qui ne nous sont jamais favorables, je ne sais pourquoi.
On dit ici que l'armée ennemie s'est emparée d'Olmütz; d'autres disent, au contraire, qu'elle s'est retirée en Autriche, parce qu'elle craint d'être attaquée par devant et par derrière. Les plus raffinés politiques assurent que dans moins d'un mois MM. les Autrichiens auront la bonté de déguerpir de la Bavière.
On ne parle à présent que de la harangue de mylord Stair aux états de Hollande. On fait un commentaire sur ces paroles : « Quand Vos Hautes Puissances auront ainsi mis toutes leurs frontières en état de ne craindre aucune surprise, elles pourront protéger leurs alliés de la manière qu'elles le trouveront le plus convenable; et, par là, d'autres princes qui auront envie de se joindre aux puissances maritimes pour maintenir la liberté de l'Europe pourront le faire plus librement et sans crainte. » On demande de qui on veut ici parler; c'est là-dessus que les raisonnements varient. C'est une énigme dont chacun croit avoir le mot.
<214>Certain quidam à mine politique
Sur ce sujet voulait mon sentiment.
Je répondis, sans nul détour oblique,
Que je pouvais assurer par serment
N'en rien savoir, mais qu'avec assurance,
Quoique jamais je n'eusse été devin,
Je pouvais bien en toute confiance
Lui déclarer qu'on campait à Chrudim.
J'ai lu une relation que l'on dit venir de l'armée, aussi circonstanciée que relation puisse l'être, d'un fait que je crois faux dans toutes ses parties, dans laquelle on parle du dessein qu'un commandant d'une place autrichienne avait formé contre la vie de V. M., dessein échoué par la dextérité d'un juif.
V. M. veut-elle une nouvelle aussi comique qu'elle est fausse? C'est que le père de Maupertuis a fait mettre son fils dans un couvent, parce que ce fils voulait épouser une fille qui ne lui convenait point.
Que j'aime à voir une telle faiblesse
Dans le cœur d'un mathématicien!
Fût-on même stoïcien,
Jamais, en pareil cas, la raison n'est maîtresse.
J'ai l'honneur d'être avec un très-profond respect et un dévouement parfait, auxquels m'engagent la raison et la reconnaissance, etc.
126. A M. JORDAN.
Chrudim, 5 mai 1742.
Doctissime doctor Jordane, je vous demande des nouvelles de Berlin à cor et à cri, et vous avez la dureté de me les refuser. Je ne reçois<215> de vous que des gazettes du Pinde et les oracles d'Apollon. Vos vers sont charmants; mais je veux des nouvelles. Mandez-moi donc quel temps il fait à Berlin, ce qu'on y fait, ce qu'on y dit; et si toutes les sources sont taries, parlez-moi au moins du cheval de bronze,
Et de cet équestre héros
Que l'on a décoré d'esclaves,
Pour avoir mis dans ses entraves
Les Suédois, les Visigoths.
Entretenez-moi de toutes les bagatelles qu'il vous plaira, pourvu que ce que vous me direz soit relatif à ma patrie; et daignez entrer un peu plus dans les détails.
Vous qui si poliment habillez la satire,
Tenez pour un temps son journal;
Permettez aux absents de badiner et rire
Sur quelque sot original,
Que très-abondamment Berlin peut vous produire.
Marquez-en le trait principal,
Et sachez, lorsqu'on veut plaire en se faisant lire,
Qu'au lieu d'un style doctoral,
Élégant, simple, ou trop égal,
Il faut que la malice, en écrivant, inspire.
Peut-être avez-vous trouvé de cette malice en trop copieuse portion dans la dernière lettre que je vous ai écrite; je vous en fais bien des excuses, en ce cas, quoique vous sachiez bien qu'il ne dépend pas de nous d'être tristes ou gais, et que c'est un effet du tempérament, comme tant d'autres opérations machinales de notre corps. Peut-être croyez-vous qu'il en est autrement de la satire, et que cette drogue se trouve toujours en même abondance chez les personnes qui y inclinent.
Jamais je ne fus entiché
De cette bavarde folie.
Pour l'avoir il faut du génie;
Je n'en ai point, j'en suis fâché.
<216>Il ne me reste qu'à ramper géométriquement sur les pas de l'usage, et à suivre en gros l'exemple de notre bon et ridicule genre humain,
Qui, sans afficher son dessein,
Soit ennui, soit par complaisance,
Déchire entre soi le prochain,
Et, dans les bras de l'indolence,
Distille ce mortel venin
Dont il nourrit sa médisance,
Ce qui vraiment n'est pas chrétien.
Mais nous ne nous piquons pas trop de l'être, nous autres, et l'on pense assez communément qu'il vaut mieux être père d'un bon mot que frère en Jésus-Christ. On oublie un peu ce qu'est cette tendresse fraternelle, quand on a fait la guerre.
Tous ces talpachs et ces pandours,
Qui nous entourent tous les jours,
Sur mon Dieu, ne sont pas mes frères;
De Satan je les crois vicaires,
Et bâtards de singes et d'ours.
Comment voulez-vous qu'on respecte l'humanité dans les gens qui n'en ont tout au plus que de légers vestiges? Je crois qu'une ressemblance de mœurs fait plus de liaison parmi les hommes qu'une structure de corps égale; je dispute l'un et l'autre à nos ennemis. Le moyen, après cela, de les aimer!
Nous nous préparons à l'ouverture de la campagne, qui n'aura pas encore lieu sitôt, et il se pourrait fort bien que nous passassions encore le 20 de ce mois sous les toits. Nous sommes assez tranquilles à présent. Le vieux prince d'Anhalt couvre la Haute-Silésie, et votre serviteur rassemble ici ses principales forces pour tomber avec une grande supériorité sur l'ennemi, ce qui ne peut se faire qu'à l'arrivée du fourrage.
<217>Tenez, voici une petite leçon militaire pour vous arranger les idées de ce que vous devez penser sur nos opérations, et pour que, si l'on en parle devant vous, vous sachiez que dire.
La Moravie, qui est un très-mauvais pays, ne pouvait être soutenue, faute de vivres, et la ville de Brünn ne pouvait être prise, à cause que les Saxons n'avaient pas de canons, et que, lorsqu'on veut entrer dans une ville, il faut faire un trou pour y passer. D'ailleurs, ce pays est mis en tel état, que l'ennemi ne saurait y subsister, et que dans peu vous l'en verrez ressortir.
Adieu, doctissime Jordane. Travaillez bien à l'honneur de la science, et comptez-moi au premier rang de vos admirateurs et de vos amis. Vale.
127. DE M. JORDAN.
Berlin, 5 mai 1742.
Sire,
J'ai reçu deux lettres de Votre Majesté, également spirituelles, comme le sont toutes celles qui partent de sa main. La dernière est pleine d'esprit, mais de cet esprit qui assaisonne ce qu'il dit d'un sel préparé par la Satire même.
Vous connaissez également
L'art de toucher parfaitement la lyre,
Vous guerroyez habilement,
Vous excellez dans la satire.
V. M. veut des nouvelles? On dit que le roi de Pologne a acheté un brillant à Leipzig, qui coûte huit cent mille écus; qu'il y a un abbé à Vienne, de la part de la France, nommé Fargé, qui y négocie, et qui y est très-incognito; qu'il y aura une suspension d'armes.
<218>Pour ce qui regarde les nouvelles littéraires,
Grâces je rends à Votre Majesté
De demander nouvelles littéraires;
J'en suis fourni, je puis, sans vanité,
Vous en donner, et des moins ordinaires.
On a pris la défense de Machiavel, que l'auteur de l'Antimachiavel a fort dénigré; le défenseur est anonyme, et son ouvrage est imprimé en Hollande.
Son anonyme qualité
Est un effet de sa prudence,
Car il mérite en vérité
D'être réduit à pénitence.
Voltaire y est furieusement maltraité. V. M. a reçu quelques livres qu'il ne sera pas nécessaire de lui envoyer : de nouveaux tomes de l'édition in-quarto de Rollin, le beau poëme de Racine sur la Religion, un nouveau recueil de pièces d'éloquence et de poésie. Tout cela attendra dans la chambre de V. M. le moment d'être feuilleté par ses royales mains.
Quand viendra cet heureux moment
Où, la paix faite et confirmée,
Nous vous verrons tranquillement
Bien profiter de votre destinée?
Le Tourbillon a été malade, et a gardé la chambre pendant quinze jours. J'ai eu l'honneur de la voir quelquefois. Je vais faire chez le Tourbillon une partie de raison, comme on va ailleurs faire une partie d'hombre. La dispute de la duchesse avec son philosophe a occupé presque tout le monde, surtout les dames; le Tourbillon a su s'y soustraire, en prenant souvent le parti de la retraite.
Knobelsdorff partit hier pour Rheinsberg. Césarion est toujours le même; mais ce qui m'afflige, c'est qu'il perd sa gaieté, et peut-être sa santé.
<219>Voici une lettre de Voltaire, écrite à un ecclésiastique de Londres, qui est charmante. J'espère, par la poste de mardi, envoyer à V. M. le commencement d'un poëme dans le goût de Scarron, sur les Travaux d'Hercule, qui me paraît charmant. L'auteur lui-même me l'a communiqué. On m'a demandé mon sentiment sur cette question : s'il faut user du plaisir toutes les fois qu'on le peut. Je soutiens que oui, et qu'on pèche en agissant autrement. J'exposerai mon sentiment à la critique également sûre et fine de V. M.
J'ai l'honneur d'être, etc.
128. A M. JORDAN.
Chrudim, 8 mai 1740.
Federicus Jordano, salut. J'ai reçu une lettre de Knobelsdorff dont je suis assez content; mais tout en est trop sec, il n'y a pas de détails. Je voudrais que la description de chaque astragale de Charlottenbourg contînt quatre pages in-quarto, ce qui m'amuserait fort.
Vous voilà donc enfin devenu politique, et plus Mazarin que Mazarin même.
Le roman de la conjecture
Et la fureur des intérêts
Font la monstrueuse figure
D'un politique à grands projets.
Sur tout il combine, il augure,
Et ses soupçons, rêves inquiets,
Qui fouillent tout en vrais furets,
Même en la plus simple aventure
Pensent découvrir des secrets.
<220>Toujours, sous l'emprunt d'autres traits,
Au public, sot de sa nature,
Il donne de la tablature;
Sous les voiles les plus épais
Il cache sa noirceur impure
Et ses dangereux trébuchets.
C'est cette politique sur laquelle vous raisonnez selon la façon des hommes qui imputent toujours à leur prochain tout le mal qu'ils feraient, s'ils étaient en leur place; mais enfin il est permis à Jordan de faire ma satire, le temps me justifiera devant le public.
Jordan, votre esprit de poëte
Débite poétiquement
Que, de fait, politiquement
Je fais un peu la girouette.
Ah! si c'était assurément,
La Renommée eût hautement
Sonné le cas sur sa trompette.
Vous voyez par tout ceci que votre esprit court un peu trop en avant dans la campagne des événements.
Nos destins sont cachés aux cieux,
Et toute la science humaine
Pour les approfondir est vaine;
Nul tube jusque dans ces lieux
Ne rend les objets à nos yeux,
Et la politique incertaine
Suspend ses désirs curieux.
Les gazetiers nécessiteux
De la fable que l'on promène
Font des événements pour eux;
Les sots, que leur suffrage entraîne,
Ajoutent foi, ne sachant mieux.
Mais vous, que les eaux d'Hippocrène Ont soûlé de leurs flots vineux,
<221>Mais vous, dont la raison est saine,
Croirez-vous encor de Lorraine
Tous les contes fastidieux?
Tenez, voilà toute la politique en vers; il ne nous manque plus, pour nous achever de peindre, qu'un traité de paix avec ses préliminaires, en poëme dramatique.
Je vous ai fait dans ma lettre d'avant-hier votre catéchisme sur nos opérations, et je vous ai détaillé au long et au large ce qui se passait ici; j'ajoute aujourd'hui que mon pronostic s'est accompli, puisque les Autrichiens ont quitté la Moravie, faute de subsistances. Vous verrez bientôt les suites qu'auront toutes ces grandes affaires, et ce que tant de mouvements compliqués des deux armées causeront d'effets.
Adieu, dive Jordane Tindaliensis.
129. DE M. JORDAN.
Berlin, 8 mai 1742.
Sire,
N'est-il pas surprenant qu'on me demande mon avis sur cette question : s'il faut user du plaisir quand il se présente à nous? Je serais tenté de ne point répondre, car
Il faut penser bien gaîment
Pour décider cet important problème;
Quand on est triste par soi-même,
On ne peut du plaisir parler que faiblement.
Et j'avouerai à V. M. que, si j'ai de la joie, ce n'est que dans l'esprit : je n'en ai point dans le cœur. Ainsi cette joie n'est point naturelle;<222> c'est une joie aussi fausse que l'était l'air majestueux de Baron quand il jouait le rôle de Mithridate. J'entreprendrai la décision de cette question, moyennant que je ne consulte que l'esprit; je prouverai sous ses auspices non seulement qu'il faut user du plaisir quand il se présente à nous, mais même qu'on commet un péché quand on ne le fait pas.
Fuir le plaisir, c'est hérésie;
En profiter, c'est agir sagement
L'un est péché, qui damne sûrement,
L'autre a son prix en l'une et l'autre vie.
Je n'aurai pas beaucoup de peine à prouver qu'il faut user du plaisir quand il se présente, puisque notre inclination nous y porte tous, à la vérité les uns plus fortement que les autres. Vouloir prouver cette vérité, c'est vouloir prouver qu'il est nécessaire de boire quand on a bien soif.
Le sentiment est toujours écouté,
Nous le suivons même avec complaisance;
Ce précepteur n'est jamais rebuté,
Et son autorité jamais ne nous offense,
parce que le sentiment nous prescrit des devoirs qui conviennent non seulement à notre goût, mais même à nos besoins. J'ai une foule de raisons à alléguer à V. M. pour prouver ma thèse. La première, c'est que nous devons remplir les devoirs de notre vocation. Qui pourrait douter que nous ne soyons faits pour le plaisir? Ce n'est que par son secours que nous conservons nos organes, et que nous les fortifions. Chaque organe a une portion déterminée de plaisir qui lui est adjugée. Les uns ont, à la vérité, été plus avantagés que les autres; mais comme il y a des plaisirs auxquels ils participent tous, ils se trouvent, en cela, dédommagés de ce qu'ils ont reçu de moins. Cette compensation forme une espèce d'égalité entre eux. Ce plaisir que nos organes ressentent est un aliment qui les entretient. Dès qu'il<223> est ménagé à proportion de la capacité de chacun, il ne nuit jamais. Un mouvement proportionné à nos forces rétablit nos organes; est-il excessif, il les affaiblit, et les détruit ensuite.
Qui voudrait imiter Hercule,
Qui satisfit cent filles en un jour?
On craint toujours pareil émule
Dans la carrière de l'amour.
A beau mentir qui vient de loin; or cette histoire nous est venue du pays de la Fable, pays aussi éloigné de nous que le sont les terres australes de notre continent. Nous sommes donc faits pour le plaisir, comme le poisson est fait pour l'eau. La disposition de nos organes à la vue du plaisir prouve que nous sommes faits pour lui; cette disposition change à proportion de la force de l'impression qu'occasionne la présence du plaisir. Nous sentons de la répugnance pour ce qui peut nous nuire, et nous sentons une force qui nous entraîne vers les objets qui peuvent nous causer de la satisfaction.
Un pouvoir secret nous entraîne
Vers le plaisir, malgré notre raison;
Elle a beau susciter obstacles à foison,
Nature sait les surmonter sans peine.
Cette force est si puissante, qu'elle dissipe même la crainte naturelle au beau sexe; l'amour inspire du courage et de la fermeté aux personnes qui naturellement en ont le moins. Cette passion fait plus de héros que l'ambition et l'amour de la gloire. La présence du plaisir a cet avantage, c'est que par son influence, dont j'ignore l'origine, elle concentre tellement l'homme, qu'il n'est plus occupé que des moyens de rendre les hommages qu'on exige. A la vue du danger, la raison de notre conservation et l'amour de la gloire se trouvent dans un conflit de juridiction; chacun se croit en droit de la prééminence, et se récrie sur ses prérogatives. Il n'en est pas de même du plaisir; il étouffe toutes les idées qui ne se rapportent point à son ser<224>vice, et il en bannit toutes celles qui n'y sont pas accessoires. Personne n'ose lui contester l'avantage de la supériorité.
Quand l'amour une fois s'est emparé du cœur,
On ose alors tout entreprendre;
On ne connaît, dans le pays de Tendre,
Ni la crainte ni la terreur.
Tout cela prouve que nous sommes faits pour le plaisir. Je prouverai dans la lettre suivante qu'on peut aussi peu se refuser au plaisir sans commettre un péché que je puis me soustraire à l'obligation des nouvelles. Voici des vers d'un M. de Saint-André qui est à Berlin; j'y joins la comédie du marquis d'Argens sur l'Embarras de la cour, qui, à mon avis, est trop sérieuse.
Pourquoi d'Argens dans cette comédie
Semble du rire ignorer les appas?
C'est que jamais philosophe, en sa vie,
N'a de la cour mieux senti l'embarras.
D'Argens partit avant-hier. Ginkel, à ce qu'on dit, a reçu une lettre de Pétersbourg, dans laquelle on marque que notre ministre est fort lié avec celui de la reine de Hongrie.
J'ai l'honneur d'être, etc.
130. DU MÊME.
Berlin, 10 mai 1742.
Sire,
Ce n'est pas la dernière lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer qui pourra me combler de joie et dissiper les vapeurs d'une<225> tristesse anglaise; elle est toute propre à en répandre. Les Autrichiens avancent vers l'armée que V. M. commande; c'est le désespoir qui les guide. Les armes sont journalières; ce n'est qu'à travers un océan de sang qu'on parvient à la victoire. Ces objets me paraissent peu récréatifs; j'avouerai que je n'en connais pas de plus tristes, puisqu'on se voit en proie à tout ce que le sort, souvent bizarre, a de plus funeste, et qu'on risque d'être frustré du bien que l'on aime et que l'on chérit le plus. Mais tirons le rideau sur ce sujet.
Ginkel a reçu son rappel; il part dans peu de temps, à ce que l'on dit. La duchesse est partie; voici des vers que l'on dit être de sa composition, contre la comédie de l'Embarras de la cour.
Pendant au croc toute philosophie
Pour se livrer aux appas de l'amour,
Frère d'Argens fit très-humble folie,
Et se rendit l'embarras de la cour.
Sur ce sujet jamais sa comédie
N'a pu paraître au coin d'un bon auteur,
Ni réjouir, malgré tout son génie,
Un public las de rire de l'acteur.
J'ai lu une pièce qui me paraît assez ingénieuse, sur l'état présent des affaires de l'Europe, qui est représenté sous l'idée d'un bal que V. M. ouvre avec la reine de Hongrie, qui se plaint que cette danse l'a mise sur les dents. Le Duc son époux ne danse pas, parce qu'il a fait venir des souliers de France qui le blessent. Pour les Hollandais, ils ne jugent à propos de danser qu'à la danse des flambeaux. L'allégorie est poussée assez loin; ma mémoire ne m'en fournit pas toutes les circonstances.
On dit que la Hollande a accordé cent mille écus par mois à la reine de Hongrie; que les Anglais vont beaucoup au delà, qu'ils lui ont accordé deux cent mille livres sterling.
<226>On m'a assuré que le général Praetorius226-a entrait au service des états de Hollande, qui manquent d'officiers d'état-major. J'ai l'honneur d'être, etc.
131. A M. JORDAN.
Chrudim, 11 mai 1742.
Cher Jordan, j'ai la tête si étourdie par un chaos d'affaires qui m'est survenu tout à la fois, que je te demande quartier pour le coup. Je suis si occupé, j'ai tant à penser, tant à écrire, tant d'ordres à expédier, qu'il m'est impossible de te parler beaucoup raison. Tout ce que je puis te dire, c'est que nous camperons le 13 de ce mois, que les Autrichiens marchent à nous, et que certainement, s'il n'arrive pas quelque miracle, je ne pourrai revenir à Berlin que vers la fin d'octobre ou le commencement de novembre.
Adieu; je te recommande à la garde de la philosophie et du dieu de la santé.
<227>132. DE M. JORDAN.
Berlin, 12 mai 1742.
Sire,
J'ai séquestré mon Apollon,
Adieu j'ai dit aux neuf pucelles,
J'ai quitté le sacré vallon,
Pour vous débiter des nouvelles.
V. M. doit avoir reçu deux ou trois de mes lettres remplies de nouvelles de politique, de littérature et de ville. La précédente roulait sur le plaisir; mais, à parler naturellement, ce n'est qu'afin d'en entendre parler V. M.
C'est l'esprit qui nous fait connaître
Ce que plaisirs ont de plus séduisant.
Vous en avez infiniment;
Qui pourrait mieux que vous nous en parler en maître?
On dit ici que Brühl, de la cour de Saxe, est entièrement disgracié, que le prince de Weissenfels en est l'unique cause, qu'il a représenté au Roi que l'armée saxonne manquait de tout.
Oui, le bonheur de Brühl nous est vanté partout,
Car il a tout le bien qu'en ce monde il désire;
Les Saxons cependant n'ont rien, manquent de tout :
Ah! le beau champ pour la satire!
On ajoute que Rutowski a eu le même sort, qu'il a quitté l'armée. Voilà des discours que je ne garantis point, et qu'on débite ici d'un air mystérieux.
Il fait fort mauvais temps à Berlin. Le vent du nord semble avoir pris à tâche de nous faire donner tous au diable, et le soleil est allé je ne sais où; s'il paraît, ce n'est qu'en rechignant. Je soupçonne qu'il paraît dans son beau à Chrudim, parce que V. M. y est, et que le soleil connaît le dévouement que vous avez pour lui.
<228>Le cheval de bronze porte toujours son héros, devant lequel je ne passe guère sans faire un salamalec, car, pour ne rien déguiser à V. M., c'est des princes morts celui que j'honore et que j'estime le plus; s'il y avait des saints parmi les électeurs, je n'en choisirais point d'autre.
On bénit Dieu de ce qu'on ne voit plus de pauvres en ville, et de ce qu'on a su délivrer le public de cette engeance.
La duchesse part dimanche pour les terres du comte de Gotter; tout le monde lui donne sa bénédiction, et lui souhaite un bon voyage. D'Argens est le précurseur; il partit il y a trois jours, en jurant contre les bienséances qui lui font faire cent milles d'Allemagne fort inutilement. Il en appelle toujours à la raison, que les hommes ne connaissent plus. D'Argens ne connaît pas si bien le pays de la raison que V. M. connaît celui de la satire, qui est pour moi un labyrinthe dont je redoute même l'entrée. Tout le monde n'a pas le secret du fil d'Ariane : c'est un présent que les dieux ne font qu'aux princes, quand ils leur accordent la prérogative de l'autorité.
La Knyphausen est fort triste de voir que Keith, auquel elle a promis sa fille aînée, et qu'elle regardait comme le soutien futur de sa famille, est sur le point de partir. Je crois qu'elle cherche à se retirer sur ses terres en Ost-Frise, et qu'elle en demandera la permission. J'avouerai naturellement à V. M. que je plains son sort. Keith ne peut digérer la mortification de rester à Berlin tandis que tout le monde est à l'armée.
Je ne sais si V. M. a reçu tous les livres que j'ai expédiés pour l'armée conformément à ses ordres.
J'ai l'honneur et le bonheur d'être, etc.
<229>133. DU MÊME.
Berlin, 15 mai 1742.
Sire,
J'ai reçu la dernière lettre de Votre Majesté, qui est écrite d'un style politique qui renferme beaucoup de sens sous peu de paroles. Le portrait du politique y est tracé au vrai. J'en entendis hier un avec autant de soumission et de docilité que V. M entendrait le sieur Épicure, s'il revenait au monde pour y prêcher la volupté. Il prétendait que l'Angleterre faisait à V. M. des propositions très-avantageuses; qu'elles tendaient à affermir la possession de la Silésie; qu'on ne voyait point qu'il fût de l'intérêt de la maison de Prusse que la guerre continuât, puisqu'elle possède actuellement au delà même de ce qu'elle prétendait. Tout mauvais politique que je suis, je jurais qu'il n'y avait pas, dans tout ce discours, de bon sens, et qu'il en était des actions des princes à peu près comme des énigmes, dont le sens paraît contradictoire, tant qu'on en ignore le mot.
On croit assez généralement qu'il y a une suspension d'armes sur le tapis. Pour moi, je n'en sais rien du tout. Ce que je sais bien, c'est que tout le monde loue et admire Charlottenbourg, et qu'on est charmé des réparations faites au parc.
J'ai eu l'honneur d'apprendre à V. M. la mort de l'abbé Du Bos. Une particularité nécessaire à cette nouvelle, c'est qu'on a trouvé vingt-cinq mille jetons de l'Académie dans sa chambre, qu'il a su s'approprier.
En voici une assez divertissante. Le père Patau, abbé de Sainte-Geneviève, reçoit un présent de confitures et de fleurs, accompagné d'une lettre arabe, sans qu'on lui dise de quelle part elle vient. L'abbé Fourmont ambitionne l'honneur d'en être lui seul l'interprète; il y travaille pendant quatre jours, feuillette pour cela dictionnaires arabes, turcs et persans. Il trouve enfin fort heureusement que la lettre est<230> écrite par des Turcs de la suite de l'ambassadeur, qui veulent se faire chrétiens. L'abbé Patau en fait grand bruit, en parle à la reine d'Espagne. La Reine fait de grands éclats de rire, et proteste qu'il n'y a pas un mot de tout cela dans la lettre. On s'adresse à M. de Fiennes, qui l'interprète sur-le-champ, et y trouve un compliment à la turque, où Dieu et Mahomet sont invoqués en faveur de l'abbé, et où on lui marque que ces fleurs et ces fruits contenteront le goût et les yeux. Pour couper court, c'est la reine d'Espagne qui avait joué ce tour à l'abbé, en lui faisant écrire une pareille lettre par un petit marchand d'Alep qui vend des bijoux au Palais-Royal.
J'ai l'honneur d'être, etc.
134. A M. JORDAN.
Champ de bataille de Chotusitz, 17 mai 1742.
Cher Jordan, je te dirai gaiement que nous avons bien battu l'ennemi. Nous nous portons tous bien. Le pauvre Rottembourg est blessé à la poitrine et au bras, mais sans danger, à ce que l'on croit.
Adieu; tu seras bien aise, je crois, de la bonne nouvelle que je t'apprends. Mes compliments à Césarion.
<231>135. AU MÊME.
Camp de Zleby, 20 mai 1742.
Federicus Jordano, salut. Sans doute que vous aurez déjà reçu la lettre où je vous ai appris notre victoire. Aujourd'hui j'ai la satisfaction de vous apprendre qu'elle n'a pas été fort sanglante pour nos troupes, ce qui me la rend d'autant plus agréable, et permet que l'on s'en réjouisse de tout son cœur. Nos avantages sont complets, et la déroute de l'ennemi, que nous avons poursuivi deux jours, est si terrible, la consternation, la douleur et l'abattement si universels, que rien n'en approche.
Personne n'est mort de notre connaissance. Le cher Rottembourg, qui est blessé, en reviendra, et l'on compte tout au plus que nos morts montent à mille ou douze cents hommes; la perte de l'ennemi est taxée entre six et sept mille hommes. La relation qui paraîtra de ce qui a précédé et suivi la bataille est dressée par moi-même,231-a et elle est conforme à la plus sévère vérité.
Je crois que la paix nous viendra dans peu, et que je reviendrai à Berlin plus tôt que vous n'avez osé l'espérer.
Dites à Knobelsdorff qu'il m'arrange mon cher Charlottenbourg, qu'il finisse ma maison d'opéra; et pour vous, faites provision d'une humeur gaie et contente.
Adieu, cher Jordan; tu vois que je ne t'oublie pas, puisque j'ai songé à toi le moment d'après la victoire. Vale.
Mes compliments à Césarion; dites-lui que nos cavaliers ont été autant de Césars.
<232>136. DE M. JORDAN.
Berlin, 22 mai 1742.
Sire,
Je félicite Votre Majesté de la victoire remportée sur ses ennemis; les Prussiens sont faits pour vaincre, comme les Autrichiens le sont pour être battus. Jamais prince ne fit campagne plus glorieus.
Tirer son bien des mains de l'ennemi,
Deux fois sur lui remporter la victoire,
Et tout cela dans un an et demi,
C'est, ma foi, là le comble de la gloire.
V. M. ne saurait imaginer la joie générale que cela cause à tous ses sujets. Pour moi, quand la nouvelle en est venue, j'ai couru la publier, pour qu'elle se répandît plus tôt; j'ai fait arrêter des personnes dans des voitures pour la leur annoncer, et j'arrêtais les passants pour les engager à participer à ma joie. Je trouvai le Tourbillon dans une joie excessive, qui me décocha, en entrant, ces paroles : Parlez-moi d'un tel roi. Le secrétaire de Bavière, dès qu'il en eut appris la nouvelle, vint courir chez une personne pour en attendre la confirmation. Cette personne, d'un air grave et sérieux, lui dit : Voilà encore une couronne que le roi de Prusse donne à votre maître.
Vous avez l'art de faire un empereur;
Par vos exploits vous savez nous convaincre
Que sous vos lois on parvient au bonheur,
Que vous avez l'art de régner et vaincre.
Que V. M. ne soit point surprise de ce que ma lettre est irrégulièrement composée; la joie s'est emparée de ma raison, et il en est de la joie comme de l'ivresse causée par le vin de Champagne, qui fournit à l'esprit des idées qui amusent. Je crois voir le roi d'Angleterre, qui est mortifié du premier transport de ses troupes, jaloux<233> des succès étonnants de son cher neveu. Les Hollandais ne savent de quel côté se tourner.
On a fait une chanson que l'on chante à Paris, et qui marque bien la légèreté de ce peuple.
Par le conseil de l'Éminence,
En diminuant sa dépense
Louis croit soulager nos maux.
Conseils indécents et profanes!
Ah! Sire, gardez vos chevaux,
Mais défaites-vous de vos ânes.
Que, comme un vrai foudre de guerre,
Broglio soit armé du tonnerre,
On en est surpris, et comment
Radote-t-on sous la calotte?
Non, il ne va précisément
Que pour rechercher sa culotte.
J'ai l'honneur d'être, etc.
137. DU MÊME.
Berlin, 26 mai 1742.
Sire,
On attend ici avec une très-grande impatience l'arrivée d'un second courrier qui nous donne un détail circonstancié de la bataille; l'on est même extrêmement curieux d'apprendre quelle a été l'issue de la poursuite des ennemis. On regarde cette bataille comme décisive, et elle est d'autant plus glorieuse à V. M., que ni la France ni la Saxe n'y ont part. Les seuls Prussiens ont jusqu'ici soutenu avec gloire tout le poids de la guerre, et ils ont conduit les choses au point où elles<234> sont présentement. Si la paix se fait, c'est à V. M. seule que l'Europe en est redevable. Pendant que V. M. gagne des batailles, on chansonne en France, on danse à Moscou, on peste à Londres, et on calcule en Hollande.
Il passe ici tous les jours des comédiens, des musiciens, des artistes, des peintres, qui vont à Moscou. Les artistes vont voir Knobelsdorff.234-a Le fameux Valeriani lui a rendu visite, et a été extrêmement content des dessins qu'il lui a montrés de l'Opéra, etc. Cet Italien convenait que tout y ressentait l'antique et le goût du Palladio.
Voici des vers du jeune Vattel, qui attend la décision de son sort, présentés à Sa Majesté la Reine mère à l'occasion de la dernière bataille.
On dit ici le comte de Rottembourg mort. Je n'en crois rien; je me flatte qu'il se rétablira, puisque V. M. m'a fait l'honneur de me dire que l'on avait espérance qu'il se rétablirait. N'est-il pas fâcheux que les hommages que l'on rend à la gloire soient accompagnés de tant de risques?
J'ai l'honneur d'être, etc.
138. A M. JORDAN.
Camp de Brzezy, (24 ou) 27 mai 1742.
Federicus Jordano, salut. J'ai vu tous les caractères d'une joie sincère dans la lettre que vous m'écrivez; j'y reconnais bien et l'ami, et le philosophe. Nous allons nous mettre à présent en quartiers de cantonnement, et je crois, vu la situation présente et les avantages que les<235> Français viennent de remporter récemment sur le prince Lobkowitz, que cette guerre touche à son dernier période.
Adieu, cher Jordan. Dès que je serai cantonné, je vous écrirai de plus longues lettres, et peut-être pourrai-je, plus tôt que je n'ai osé l'espérer, t'entretenir dans le nouveau Lycée de Charlottenbourg, et t'assurer de vive voix que je t'aime et t'estime de tout mon cœur. Vale.
139. DE M. JORDAN.
Berlin, 27 (ou 29) mai 1742.
Sire,
Un ne parle ici que de la victoire remportée sur les Autrichiens, quoique dans cette joie il y entre un peu d'inquiétude sur ce qu'on n'a pas de nouvelles des suites de cette action glorieuse aux troupes de V. M. Le peuple conte l'histoire suivante. Un jeune homme inconnu, au plus fort du combat, s'est mis à la tête de quelques escadrons, et a combattu avec une valeur qui a tellement surpris V. M., qu'elle lui a fait demander son nom pour le récompenser. Ce jeune homme n'a jamais voulu le dire, et s'est retiré, sans que jusqu'ici on ait pu découvrir qui il était.235-a Voilà une histoire sur laquelle le peuple, qui est toujours superstitieux, fait des commentaires.
<236>Voici une chanson qui, par sa naïveté, divertira V. M. L'auteur n'en veut pas être connu; j'ai eu beaucoup de peine à la lui arracher.
Les deux plus jeunes princes de Würtemberg ont beaucoup diverti leur gouverneur par la joie excessive qu'ils ont témoignée à l'ouïe de la bataille; mais dès qu'ils ont appris que le comte de Rottembourg était blessé, ils se sont mis à pleurer très-amèrement, en déplorant le malheur qu'ils avaient de se voir exposés à la perte de leur meilleur ami.
Le pauvre Keyserlingk est au lit depuis huit jours; c'est un violent accès de goutte qui l'y oblige. Il m'a chargé de le mettre aux pieds de V. M.
Je ne sais si V. M. reçoit toutes les pièces que je lui envoie; elle recevra la semaine prochaine la suite des Travaux d'Hercule, avec une comédie où le portrait du philosophe brouillé est représenté au naturel.
Il y a ici un homme qui a fait un vase de fleurs en haute lisse que tous les connaisseurs admirent. Knobelsdorff et Pesne souhaiteraient bien que V. M. pût le voir; c'est un morceau achevé. L'ouvrier est des Gobelins; la misère ne lui permet pas d'attendre le retour de V. M. Pesne travaille à force aux plafonds de Charlottenbourg.
J'ai, etc.
<237>140. A M. JORDAN.
Camp de (Brzezy).
Federicus Jordano, salut. Il est arrivé ce que vous avez prévu : nous avons eu une bataille décisive; vous en savez le succès. Les suites en sont que le prince Charles quitte la Bohême, et qu'il va vers Brünn ou vers Wittingau.
Rottembourg se remet de ses blessures, et nos pertes ne sont pas excessives.
Voilà ton ami vainqueur pour la seconde fois dans l'espace de treize mois. Qui aurait dit, il y a quelques années, que ton écolier en philosophie, celui de Cicéron en rhétorique et de Bayle en raison, jouerait un rôle militaire dans le monde? Qui aurait dit que la Providence eût choisi un poëte pour bouleverser le système de l'Europe et changer en entier les combinaisons politiques des rois qui y gouvernent? Il arrive tant d'événements dont il est difficile de rendre raison, que celui-ci peut être hardiment compté de ce nombre. C'est une comète qui traverse cette orbite, et qui, dans sa direction, suit un cours différent de toutes les autres planètes.
J'attends de tes nouvelles avec impatience, mais écris-moi force bâtiments, meubles et danseurs. Cela me récrée et me délasse de mes occupations, qui, pour être toutes importantes, deviennent difficiles et sérieuses. Je lis ce que je puis, et je t'assure que dans ma tente je suis autant philosophe que Sénèque, ou plus encore.
Quand nous verrons-nous sous ces beaux et paisibles hêtres de Remusberg, ou sous les superbes tilleuls de Charlottenbourg? Quand pourrons-nous raisonner à notre aise sur le ridicule des humains et sur le néant de notre condition? J'attends ces heureux moments avec bien de l'impatience, d'autant plus que, pour avoir essayé de tout dans le monde, on en revient pour l'ordinaire au meilleur.
<238>Adieu, cher Jordan; n'oublie point ton ami, et conserve-moi dans ton cœur avec toute la fidélité qu'Oreste devait à Pylade.
141. DE M. JORDAN.
Sire,
On est impatient de voir l'effet que la dernière victoire aura produit. La Gazette de Leyde marquait que cette nouvelle avait causé de la consternation dans l'esprit du peuple anglais. On cherche en Hollande à se persuader que cette bataille n'est point décisive. On dit, avec tout cela, qu'il y a un peu de mésintelligence entre la Hollande et l'Angleterre. On ne comprend point les raisons du cantonnement. Voilà des nouvelles échappées par hasard de la bouche des maîtres politiques, qui souvent sont aussi silencieux que l'étaient autrefois les disciples de Pythagore.
Les réflexions que fait V. M. sur les révolutions qu'un seul homme peut occasionner sont également justes et ingénieuses. Je parlerai franchement à V. M. Ces révolutions ne m'ont pas surpris. Je n'ai pas eu l'honneur de lui faire ma cour pendant quatre semaines, que j'ai été convaincu que V. M. était destinée à faire de grandes choses. Tout le monde était alarmé de voir une guerre au commencement du règne de V. M., parce qu'on ne prévoyait pas que cette carrière serait glorieusement parcourue. V. M. a fait voir à l'Europe ses talents dans l'art militaire et dans la politique. V. M. montrera toujours à son peuple que, si elle sait être le destructeur acharné de ses ennemis, elle sait aussi être le père tendre de ses peuples. V. M. a, par cette guerre, montré qu'on ne l'attaque point impunément, et qu'elle a des troupes redoutables.
<239>Les bâtiments croissent à vue d'œil, le poëte a presque fini son premier opéra, les danseurs sont attendus, les pauvres disparaissent des rues, on file beaucoup à la maison de travail. Le nouveau directeur, sensible au souvenir de V. M., ira soigneusement visiter la maison qui lui est confiée, quoiqu'elle soit, pour son malheur, au bout de la Wilhelmsstrasse.
J'ai l'honneur, etc.
142. A M. JORDAN.
Camp de (Brzezy).
Federicus Jordano, salut. Si je suivais mon inclination, je vous écrirais : Venez, mon cher Jordan, me tenir compagnie, et raisonner avec moi sur l'incertitude de nos connaissances et sur le néant de la vie humaine. Mais comme je suis pour règle de préférer le bien-être de mes amis à ma satisfaction particulière, je vous dirai : Mon cher Jordan, demeurez paisible citadin de Berlin, fréquentez bien Haude, donnez audience aux savants dans votre bibliothèque, achetez des livres à tous les encans, écrivez-moi lorsque vous n'avez rien de mieux à faire. Je suis sûr d'être obéi en vous parlant sur ce ton, au lieu que tout ce que je pourrais dire à un poltron pour l'inviter à venir dans une armée ne serait qu'en pure perte.
Le pauvre Rottembourg n'est point dangereusement blessé, mais il souffre beaucoup de la gravelle. J'espère que dans huit jours cela se dissipera. Je n'ai point encore eu jusqu'à présent assez de tranquillité d'âme pour rimer, car j'ai continuellement affaire, et ce n'ont été jusqu'à présent que des arrangements perpétuels.
<240>Nos pertes de la dernière bataille se montent en tout à mille sept cents hommes, six officiers d'infanterie et quinze de cavalerie, ce qui n'est pas beaucoup pour une bataille aussi décisive que l'a été celle de Chotusitz.
Adieu, ami. Faites donc que ce gros Knobelsdorff me mande comment se portent Charlottenbourg, ma maison d'opéra et mes jardins. Je suis enfant sur ce sujet; ce sont mes poupées, dont je m'amuse.
Vous savez tout ce que je pense sur votre sujet, ainsi il est inutile de le répéter. Vale.
Mes compliments à la bonne Montbail240-a et au Tourbillon, à la petite Tettau240-b aussi.
143. DE M. JORDAN.
Berlin, 2 juin 1742.
Sire,
Toutes les gazettes sont remplies des faits glorieux de l'armée prussienne, qui, dans l'histoire, figurera côte à côte de la légion fulminante, sous l'épithète d'invincible. On dit ici que, nonobstant la défaite de l'armée autrichienne, on a chanté le Te Deum à Vienne. Je ne saurais m'imaginer que cela soit vrai; on n'en dit rien dans les nouvelles publiques. Il y a une feuille qui paraît en Hollande, qu'on nomme le Magasin politique, qui n'a pas l'art de ménager ses expressions. Le Spectateur en Allemagne, qui se fait à Berlin, lui donnera sur les doigts comme il le mérite.
<241>On fait ici des gageures sur l'arrivée du transport des troupes anglaises; il y en a qui prétendent que le premier en est arrivé à Ostende, et d'autres qui disent le contraire. S'il n'est pas fait encore, la victoire de V. M. pourrait bien l'empêcher pour toujours.
On dit ici que le maréchal de Belle-Isle ira à Vienne, après avoir été à Dresde, à Prague et au camp de V. M. Cette démarche fait entrevoir une lueur de paix qui fait plaisir à tout le monde.
Algarotti quitte Dresde, et s'en va en Italie, fort dégoûté de l'Allemagne. Ses amis croient qu'il se jettera dans l'Église.
On dit ici les Français devant Passau. On voudrait voir les troupes de V. M. dans l'inaction pendant le reste de la campagne; c'est une belle qu'il faut ménager et ne pas mettre sur les dents. V. M. a supporté jusqu'ici tout le poids de la guerre; ses alliés n'ont rien fait. C'est à eux, à présent, à payer leur quote-part. Voilà les discours du public politique. Tous les francs-maçons m'ont chargé de demander à V. M. la permission de faire, le jour de la Saint-Jean, une procession avec la musique, comme cela se pratique en Angleterre. J'attends les ordres de V. M. sur ce sujet, pour les leur communiquer.
Césarion continue toujours à tenir le lit. Que l'espérance de voir bientôt ici V. M. est une espérance agréable! Qu'elle a de vertu et d'efficace sur mon esprit!
J'ai l'honneur d'être, etc.
144. A M. JORDAN.
Camp de Kuttenberg, 4 juin 1742.
Federicus Jordano, salut. Je suis si affairé, que, bien loin d'avoir l'esprit libre, je l'ai plus embarrassé que jamais. Nous avons ici les
<242>deux Belle-Isle et quelques officiers français. Le pauvre Pritzen242-a a payé son tribut à la nature; je le regrette beaucoup, comme un fort brave garçon et une ancienne connaissance. Rottembourg est tout a fait hors de danger. Les victimes de la patrie qui ont en dernier lieu si généreusement combattu se remettent en grande partie; les chirurgiens me donnent très-bonne espérance de leur guérison.
Je ne sais pas trop quand je vous reverrai. A parler franchement, je ne présume point que ce soit avant la fin de la campagne.
Adieu, dive Jordane. Je n'ai l'esprit ni gai, ni épique. Aime-moi toujours, et sois persuadé de mon estime et de mon amitié. Mes compliments à Césarion, au Tourbillon et à l'architecte.
145. AU MÊME.
Camp de Kuttenberg, 5 juin 1742.
Federicus Jordano, salut. Vous serez sans doute à présent informé des heureuses suites de notre victoire. Les ennemis se sont retirés jusqu'à Budweis, où ils se sont joints avec le prince Lobkowitz. Vous voyez par là que le fait est incontestable, et que rien ne confirme si fort notre supériorité que la fuite de l'ennemi et une retraite de seize milles d'Allemagne.
La relation imprimée de Berlin, qui sans doute court à présent tous les cafés de l'Europe, est sortie de ma plume. J'ai détaillé toute l'action avec exactitude et avec vérité. L'histoire de l'inconnu est une fable en pure perte; un maître de poste y a donné lieu, qui, se trou<243>vant auprès des équipages, crut trouver plus de sûreté en combattant avec les autres qu'en demeurant seul auprès des équipages.243-a
Je plains le pauvre Césarion. Avouez-moi qu'il est bien fait, lui, pour se marier. Il me fait cependant beaucoup de compassion et par le corps, et par l'esprit. Rottembourg se rétablit tout à fait, et nous sommes ici assez tranquilles. Je lis beaucoup lorsque je n'ai pas d'ouvrages plus sérieux à faire; enfin ma tente ressemble infiniment plus à la demeure d'un philosophe que le tonneau ridicule de Diogène ou le bouge indécent de Leibniz.
J'ai reçu les vers que vous m'envoyez. L'Hercule travesti me paraît assez trivial; j'espère que la comédie que vous me promettez vaudra mieux.
Adieu, Jordan Tindalien,
Fidèle ami, bon citoyen,
Mais qui, par prudente sagesse,
Se ménage plus d'un moyen
Pour cacher sa grande faiblesse,
L'attachement pour son espèce,
Dans les antres poudreux du vieux pays latin.
146. DE M. JORDAN.
Berlin, 5 juin 1742.
Sire,
J'ai reçu deux lettres de Votre Majesté en même temps; voilà plus d'honneur et de plaisir que je n'en mérite. Cet avantage me sert de remède; c'est un excellent lénitif pour un homme qui, depuis le mois<244> de novembre, est entre les mains de la Faculté meurtrière. Mon corps est très-cacochyme, et l'esprit qui le sert. Je sens, malgré tout cela, de la joie dans le cœur depuis le gain de la bataille et depuis le moment où l'on a commencé à se flatter que V. M. reviendrait à Berlin. Haude ne bat que d'une aile; Francheville faisait une feuille périodique qui aurait pu devenir fort intéressante, mais il n'est point encouragé, et le censeur le rebute. Ma bibliothèque fait mes délices, parce que, en la feuilletant, je me persuade de plus en plus que tout est frivole dans le monde littéraire. La seule étude salutaire aux hommes est celle qui nous apprend à vivre avec eux, à les connaître, et celle qui contribue à notre conservation et à notre plaisir. Je regarde les autres comme des jouets qui amusent les enfants. Personne n'est plus convaincu de tout cela que V. M., qui a tant philosophé en sa vie.
Le bâtiment de l'Opéra croît à vue d'œil; c'est une observation que tout le monde fait. Les plafonds de Charlottenbourg avancent, et Pesne y travaille avec beaucoup d'assiduité.
On était impatient de voir une relation de la bataille, faite par la cour de Vienne; elle a enfin paru dans les gazettes. On voit, par cette relation, que les Autrichiens avouent qu'ils ont été battus par les redoutables Prussiens en due et bonne forme.
On prétend que le comte de Törring va à Vienne.
Dieu veuille conserver V. M., et que j'aie la consolation de la voir bientôt dans les superbes jardins du riant Charlottenbourg!
J'ai l'honneur d'être, etc.
<245>147. A M. JORDAN.
Camp de Kuttenberg, 7 juin 1742.
Federicus Jordano, salut. Nos maudits Français gâtent tout, pendant que je raccommode tout. Voilà deux oisons que l'Empereur et le roi de France avaient choisis avec bien du soin pour commander en Bavière, qui laissent passer à Khevenhüller le Danube en leur présence. Il est impossible de compter toutes les fautes qu'ont faites ces généraux. Qu'en résultera-t-il? Que tout le poids de la guerre tombera sur moi. Belle consolation que de faire des conquêtes pour les autres! Le prince Charles a marché vers la Moldau pour attaquer le maréchal de Broglie, qui se tient à Frauenberg. Belle-Isle est à Dresde, les Saxons sur leurs frontières. Quelle bigarrure! Voici le point critique de cette année. Dans quinze jours, la scène des événements sera plus éclaircie.
Mandez-moi ce que l'on dit de cette bataille, si elle fait grand bruit dans le monde, si le peuple y prend part, si l'on croit que l'armée est en état de battre mes ennemis, si l'on me suppose de l'entendement en fait, de guerre, en un mot, tout ce qui peut être relatif à cette matière.
Écrivez-moi beaucoup au sujet de Charlottenbourg, du parc, de la maison d'opéra, et faites de grandes descriptions, afin de m'entretenir longtemps sur des sujets agréables et divertissants.
Dieu sait quand je pourrai vous entretenir dans ces charmantes retraites, et parler raison hors du tourbillon du monde et des embarras. Je crains fort que ce temps désiré ne soit encore plus éloigné qu'on ne le croit. En attendant, je lis et pense beaucoup. Peut-être me trouverez-vous plus raisonnable que je ne l'ai été; savoir si j'en vaudrai mieux. C'est un latus per se.
Faites mes compliments à cet ami qui a le cœur et le corps ma<246>lades. Dites à Pöllnitz que je ne lui écris point, à cause que j'ai affaire, mais que ses lettres me font plaisir, et qu'il fera bien de m'en écrire souvent.
Je vous conjure de me faire avoir une bonne lorgnette, qui découvre les objets de loin, et à peu près pour votre vue.
Adieu, dive Jordane. N'oublie pas le pauvre Ixion qui tourne comme un forcené à la roue des événements de l'Europe, et sois sûr que je te consacre une amitié égale à ma durée.
148. AU MÊME.
Camp de Kuttenberg, 10 juin 1742.
J'étais né pour les arts; nourrisson des neuf Sœurs,
Tout y conviait ma jeunesse.
Un cœur compatissant, avec de simples mœurs,
M'inspiraient peu de goût pour l'orgueil des grandeurs;
Je n'estimais point la prouesse
D'un héros tyrannique entouré de flatteurs.
Les grâces, la délicatesse,
Les folâtres erreurs d'un cœur plein de tendresse,
Le dieu des doux plaisirs, les charmes séducteurs,
La volupté de toute espèce,
Dans l'île de Cypris me parèrent de fleurs.
De cet état heureux j'ai goûté les douceurs.
Bientôt un coup du sort sur un plus grand théâtre,
Sujet à des revers fameux,
M'a fait monter malgré mes vœux.
Là, d'un air triomphant, altier, opiniâtre,
D'un lustre éblouissant, bouillant et valeureux,
La Gloire, ce fantôme, apparut à mes yeux;
J'encensai ses autels, et ce culte idolâtre,
<247>Brillant dans ses erreurs, non moins que dangereux,
Rendit mes pas audacieux.
Mais la Gloire, bientôt, me traitant en marâtre,
Me rappelant à moi, dans ses plaisirs affreux
Me fit voir les malheurs des humains furieux;
Et ce hideux monstre, qui nage
Dans des torrents de sang répandus par sa rage,
Immole les humains pour illustrer son nom,
Pour humer de l'encens, ou pour ceindre son front.
Que périsse plutôt à jamais ma mémoire!
Non, je n'ai point l'esprit farouche de Néron;
Le sang de mes amis, versé pour ma victoire,
Me pénètre le cœur du plus affreux poison.
Serai-je plus heureux en vivant dans l'histoire?
Un seul siècle écoulé, que dis-je? une saison
Replonge dans l'oubli le plus fameux renom.
Dans ce monde étonnant que contient l'Élysée,
De tous ceux dont la mort trancha la destinée,
Pensez-vous que les morts nouveaux
Auront le pas sur ces héros?
Vous mourez; votre nom, que déchire l'envie,
Même après le trépas ne peut trouver de port
Contre la noire calomnie.
Heureux est le mortel de qui le bon génie
Sait vivre dans l'oubli, satisfait de son sort!
On m'ignorait avant ma vie;
Que l'on m'ignore après ma mort.
Voilà de la morale cadencée et toisée; j'espère que vous en serez content. Je me flatte quelquefois de pouvoir encore passer un bout d'automne à Charlottenbourg, et raisonner avec vous sur le vide et la nullité de toutes les choses de cette vie. J'ai conclu le marché pour le fameux cabinet du cardinal de Polignac; je l'aurai en entier. On l'enverra par Rouen à Hambourg. Ce sera pour Charlottenbourg un ornement de plus, et qui vous amusera autant que votre bibliothèque.
Encouragez Francheville jusqu'à mon retour.
<248>GAZETTE.
Charles de Lorraine et Lobkowitz se sont joints; ils ont passé la Moldau, et chassent devant eux un troupeau de Français dont Broglie est le berger. Les Prussiens vont marcher à Prague pour remettre les Français dans le bon chemin, ou pour faire la paix.
Adieu, cher Jordan; je ne vous dis rien de l'estime, de l'amitié et de tous les sentiments de votre serviteur.
149. DE M. JORDAN.
Berlin, 12 juin 1742.
Sire,
Je me flattais que nous aurions bientôt l'honneur de voir Votre Majesté jouir tranquillement à Charlottenbourg du fruit de ses travaux militaires; mais la lettre dont il a plu à V. M. de m'honorer semble m'avoir envié le bonheur de cette espérance. On dit que le maréchal de Belle-Isle ne quittera V. M. que pour aller à Vienne. Je voudrais pouvoir me le persuader, ce serait un lénitif toujours bon à prendre; mais ma diable de raison, toujours ennemie de la tranquillité de mon âme, m'objecte que, si le maréchal allait à Vienne, les préliminaires de la paix seraient au moins signés. Je regrette le pauvre Pritzen et tant d'honnêtes gens, victimes volontaires de l'amour de la gloire.
On prétend que les ennemis sont dans le dessein de hasarder une seconde bataille; on assure la chose très-positivement. Quoique je ne les craigne plus, je voudrais bien cependant qu'ils se tinssent en repos.
On dit ici qu'un jeune officier a été tué dans un duel en faveur des beaux yeux de la galante comtesse de Breslau. Cela m'a surpris.<249> La salle de musique sera faite samedi prochain, elle représente le Parnasse et les Muses; dans une quinzaine de jours il y en aura encore deux d'achevées. On ne saurait être plus assidu à son travail que ne l'est Pesne.
La goutte de Césarion est à la main; il me paraît d'ailleurs assez bien depuis huit jours, soit pour la santé, soit pour l'humeur.
La Knyphausen ira, je crois, sur ses terres; elle continue à être malade. Je la plains : ne pas se bien porter, avoir cinq filles à marier, un fils qui fait le vagabond, ne pouvoir pas disposer d'un homme dont on voudrait faire son gendre, il y a dans tout cela de quoi se chagriner.
J'ai reçu des bijoux de la part de V. M. pour les vendre; ils ont été expédiés le 23 de mai, et ne sont arrivés ici que le 12. J'en rends raison à Fredersdorf pour ne pas importuner V. M. Les francs-maçons attendent avec impatience la permission de V. M., et d'Argens l'exemption des droits d'accise pour ses effets.
J'ai l'honneur d'être, etc.
150. A M. JORDAN.
Camp de Kuttenberg, 13 juin 1742.
Federicus Jordano, salut. A la fin, je vous apprends cette nouvelle tant attendue, tant désirée, le but de la guerre, cette grande nouvelle, en un mot, la conclusion d'une bonne et avantageuse paix. .. .....................................................................
Je vous laisse du temps pour respirer. Je conçois qu'une nouvelle si peu attendue et si agréable ne laissera pas que de vous réjouir<250> beaucoup. Cependant, que votre joie ne vous rende pas indiscret; je vous défends de parler de ceci jusqu'au temps où la nouvelle en sera publique.
J'ai fait ce que j'ai cru devoir à la gloire de ma nation; je fais à présent ce que je dois à son bonheur. Le sang de mes troupes m'est précieux, j'arrête tous les canaux d'une plus grande effusion, qu'une guerre faite par des barbares n'aurait pas laissé d'entraîner après soi, et je vais me livrer de nouveau à la volupté du corps et à la philosophie de l'esprit. Je serai environ le 15 ou le 20 de juillet à Berlin. Portez-vous bien vers ce temps-là, et faites provision de tout ce que votre esprit peut imaginer de plus divertissant et de plus agréable; en un mot, que je retrouve en vous la sagesse de Platon, l'éloquence de Cicéron, l'esprit serviable d'Atticus et le support d'Épicure.
Adieu, très-pacifique Jordan; ton ami le fier-à-bras te saluera bientôt sous l'appareil modeste et simple d'un philosophe.
151. AU MÊME.
Camp de Kuttenberg, 15 juin 1742.
Federicus Jordano, salut. Enfin, voilà la paix venue, cette paix après laquelle vous avez tant soupiré, pour laquelle tant de sang a été répandu, et dont toute l'Europe commençait à désespérer. Je ne sais ce que l'on dira de moi; je m'attends, à la vérité, à quelques traits de satire et à ces propos ordinaires, ces lieux communs que les sots et les ignorants, en un mot, les gens qui ne pensent point, répètent sans cesse après les autres. Mais je m'embarrasse peu du jargon insensé du public, et j'en appelle à tous les docteurs de la jurisprudence<251> et de la morale politique, si, après avoir fait humainement ce qui dépend de moi pour remplir mes engagements, je suis obligé de ne m'en point départir, lorsque je vois, d'un côté, un allié qui n'agit point, de l'autre, un allié qui agit mal, et que, pour surcroît, j'ai l'appréhension, au premier mauvais succès, d'être abandonné, moyennant une paix fourrée, par celui de mes alliés qui est le plus fort et le plus puissant.
Je demande si, dans un cas où je prévois la ruine de mon armée, l'épuisement de mes trésors, la perte de mes conquêtes, le dépeuplement de l'État, le malheur de mes peuples, et, en un mot, toutes les mauvaises fortunes auxquelles exposent le hasard des armes et la duplicité des politiques; je demande si, dans un cas semblable, un souverain n'a pas raison de se garantir par une sage retraite d'un naufrage certain ou d'un péril évident.
Nous demandez-vous de la gloire? Mes troupes en ont suffisamment acquis. Nous demandez-vous des avantages? Les conquêtes en font foi. Désirez-vous que les troupes s'aguerrissent? J'en appelle au témoignage de nos ennemis, qui est irrévocable. En un mot, rien ne surpasse cette armée en valeur, en force, en patience dans le travail et dans toutes les parties qui constituent des troupes invincibles.
Si l'on trouve de la prudence à un joueur qui, après avoir gagné un sept-leva, quitte la partie, combien plus ne doit-on point approuver un guerrier qui sait se mettre à l'abri des caprices de la fortune après une suite triomphante de prospérités!
Ce ne sera pas vous qui me condamnerez, mais ce seront ces stoïciens dont le tempérament sec et la cervelle brûlée inclinent à la morale rigide. Je leur réponds qu'ils feront bien de suivre leurs maximes, mais que le pays des romans est plus fait pour cette pratique sévère que le continent que nous habitons, et que, après tout, un particulier a de tout autres raisons pour être honnête homme qu'un souverain. Chez un particulier, il ne s'agit que de l'avantage<252> de son individu; il le doit constamment sacrifier au bien de la société. Ainsi l'observation rigide de la morale lui devient un devoir, la règle étant : Il vaut mieux qu'un homme souffre que si tout le peuple périssait. Chez un souverain, l'avantage d'une grande nation fait son objet, c'est son devoir de le procurer; pour y parvenir, il doit se sacrifier lui-même, à plus forte raison ses engagements, lorsqu'ils commencent à devenir contraires au bien-être de ses peuples.
Voilà ce que j'avais à vous dire, et dont vous pourrez faire usage en temps et lieu dans les compagnies et les conversations, sans faire remarquer que la paix est faite.
Pressez Knobelsdorff d'achever Charlottenbourg, car je compte y passer une bonne partie de mon temps.
Adieu, cher Jordan; ne doutez point de toute la tendre amitié que j'ai eue, que j'ai, et que j'aurai pour vous jusqu'au dernier soupir de ma vie.
152. DE M. JORDAN.
Berlin, 16 juin 1742.
Sire,
J'ai vu par la lettre de Votre Majesté qu'elle n'est point du tout contente des Français. Ils viennent de faire une bévue bien grande à l'égard du corps de Khevenhüller; les gazettes de Leipzig disent même qu'ils ont été battus par les Autrichiens. V. M. m'ordonne de lui dire ce que pense le public sur les affaires présentes. Comme je ne sais qu'obéir, je parlerai sur ce sujet avec toute la franchise dont mon âme est capable, et je rapporterai scrupuleusement les différents ouï-dire.
<253>V. M. peut déjà être assurée d'une chose, c'est qu'en général les Français ne sont point aimés. On voit avec peine qu'ils soient dans le cœur de l'Allemagne pour y porter le désordre et pour y pêcher ensuite en eau trouble. On n'a pas vu avec plaisir que V. M. se soit alliée à la France, qui, à ce que l'on prétend, voudrait voir la puissance de V. M. affaiblie. On le présume, parce qu'ils n'ont envoyé que de fort mauvaises troupes en Allemagne, qu'ils n'ont encore rien fait en faveur de leurs alliés depuis le commencement de la guerre, que tout le poids en a été sur V. M. seule. Avec tout cela, bien des gens croient que V. M. dupera le cardinal, qu'il n'est pas encore où il croit en être. Les plus raffinés politiques disent que V. M. pourrait tirer plus d'avantages de l'alliance avec la Hollande et l'Angleterre, qui accorderaient tout ce qu'il plairait à V. M. pour la faire entrer dans leur parti. On compare V. M. à une belle que tout le monde recherche, et qui est en droit de vendre ses faveurs à un fort haut prix. Voilà, foi d'homme d'honneur, la quintessence de ce que j'entends dire depuis fort longtemps. J'ai toujours répondu par les paroles de la Sévigné : « On ne peut juger des événements, à moins qu'on ne connaisse le dessous des cartes. »
La dernière victoire fait encore beaucoup d'honneur à V. M. Toutes les relations vantent l'intrépidité qu'elle y a fait paraître; on est surpris des talents de V. M. dans l'art militaire. Le peuple a témoigné beaucoup de joie à l'ouïe de cette victoire, et, s'il y a une raison qui l'engage à souhaiter que V. M. revienne, c'est afin de ne la plus voir exposée aux risques de la guerre.
Voici des lorgnettes de toutes les façons; V. M. aura la bonté de choisir celle qu'elle croit lui pouvoir convenir, et de me renvoyer les autres. J'ai eu de la peine à les trouver.
Le tapissier dont j'ai eu l'honneur de parler à V. M., qui a fait ce beau vase de fleurs en haute lisse, attend la décision de son sort.
Dieu veuille conserver la santé de V. M. et la ramener bientôt au<254> milieu de nous! Si je croyais aux messes, je vendrais jusqu'à mes livres pour en faire dire, et je ne bougerais des autels. J'ai l'honneur d'être, etc.
153. A M. JORDAN.
Camp de Kuttenberg, 18 juin 1742.
Les palmes de la paix254-a font cesser les alarmes,
Au tranquille olivier nous suspendons nos armes.
Déjà l'on n'entend plus le sanguinaire son
Du tambour redoutable et du tonnant clairon;
Et ces champs que la Gloire, en exerçant sa rage,
Souillait de sang humain, de morts et de carnage,
Cultivés avec soin, fourniront en trois mois
L'heureuse et l'abondante image
D'un pays régi sous des lois.
Ces vaillants guerriers que l'intérêt des maîtres
Ou rendait ennemis, ou tels faisait paraître,
De la douce amitié resserrant les liens,
Se prêtent des secours et partagent leurs biens.
La Mort l'apprend, frémit, et ce monstre barbare,
De la Discorde en vain secouant les flambeaux.
Se replonge dans le Tartare,
Attendant des crimes nouveaux.
O Paix! heureuse Paix! répare sur la terre
Tous les maux que lui fit la destructive guerre;
Et que ton front paré de renaissantes fleurs,
Jusqu'à jamais serein, prodigue tes faveurs!
Mais, quel que soit l'espoir sur lequel tu te fonde,
<255>Je le dis sans détour, et tu n'auras rien fait,
Si tu ne peux bannir deux monstres de ce monde.
L'Ambition et l'Intérêt.255-a
Ma muse, qui s'emporte quelquefois, vient de produire ces stances; l'imagination se réchauffe encore de temps en temps chez moi, lorsque les affaires dont je suis souvent surchargé le permettent. Ce sera à Charlottenbourg que je compte retrouver mon Apollon, quoique les soins et l'âge en doivent diminuer le feu. Si je vois qu'il me refuse totalement, je me jetterai dans l'éloquence et la morale. Nous passerons des jours heureux, du moins raisonnables, car nous raisonnerons beaucoup.
Là, sous le studieux ombrage
De ces tilleuls verts et fleuris,
Nous rirons du frivole ouvrage
Des mortels par des riens épris,
Et des catins et des Fleurys,
Et des fous qui se jugent sages,
Et font de pompeux étalages
De leurs puérils écrits.
Que nous rirons de ces maris
De qui le bruyant cocuage
Fait la fable du voisinage,
Et n'est ignoré que par eux,
Et des autres qui, plus heureux,
Se sont fait ce maquerellage!
Nous passerons devant nos yeux
La bigarrure de ce monde,
Les projets sur quoi l'on se fonde.
Et les vains objets de nos vœux,
Enfin, cette erreur si commune
Aux souverains, aux conquérants,
La gloire, objet de leur encens,
De leurs malheurs, de leur fortune.
<256>Hélas! de cette illusion
Mon cœur a trop senti les charmes.
J'ai fait renaître d'Ilion
L'illustre conspiration
De tant de rois ligués pour former les alarmes.
Hélas! qu'il m'en coûta de larmes!
Mais à présent que la raison
De mes mains fait tomber les armes.
Ainsi qu'un frénétique à peine revenu
D'un long et véhément délire,
De mes revers tout confondu,
Et retournant à la vertu,
Je me repose et je respire.
Adieu, cher Jordan; je suis de tous vos admirateurs le moins flatteur, et de tous vos amis le plus sincère.
154. DE M. JORDAN.
Berlin, 19 juin 1742.
Sire,
J'avouerai à Votre Majesté que, depuis samedi dernier, mon corps a subi une agréable métamorphose.
Je n'ai, Sire, plus de douleur,
Je réfléchis couleur de rose,
Mon âme est exempte de peur :
Ah! l'heureuse métamorphose!
La paix faite, le cabinet du cardinal de Polignac acheté, sont des événements contre lesquels la mauvaise humeur la plus anglaise ne saurait tenir.
<257>Le peuple débite que le ministre de Podewils est allé à Vienne; je ne sais sur quel fondement cette fausse nouvelle s'est répandue. Une chose sais-je bien, et qui me comble de joie, c'est que V. M. finit bien glorieusement une carrière qu'elle avait glorieusement commencée. Le beau morceau d'histoire que celui de la conquête de la Silésie!
Voici une lettre qu'un inconnu a écrite au Tourbillon; elle donnerait tout au monde pour en savoir l'auteur. Je lui en ai demandé copie; elle a eu la bonté de me l'envoyer. J'ai cru devoir la communiquer à V. M., qui aura bien la bonté de n'en point parler. J'y joins plusieurs autres pièces qui pourront amuser V. M.
Mes occupations présentes ne m'ont pas laissé le temps de répondre aux beaux vers de V. M.; je puis lui assurer qu'elles se multiplient tous les jours.
Tantôt il faut placer un professeur,
Puis ordonner qu'aucun gueux dans la rue.
Que cependant faim ou soif exténue,
N'aille troubler le bourgeois promeneur.
Il faut signer les ordres salutaires,
Frais émanés du grand conseil français.
Quand on a tant de troubles à la fois,
On peut gémir sous le poids des affaires.
Bientôt il faut arpenter long chemin
Sur mes deux pieds, voiture apostolique,
Pour visiter les pauvres qu'au matin
On a tirés d'une place publique.
J'ai l'honneur d'être, etc.
<258>155. A M. JORDAN.
Camp de Kuttenberg, 20 juin 1742.
Tirez-vous des barbares mains
De vos maladroits médecins,
Et laissez au vulgaire ignare
Boire le poison que prépare
La Faculté des assassins.
Auriez-vous foi à des pilules,
Vous que, parmi les incrédules,
Nous comptons pour un des plus fins?
Telle est la raison des humains,
Incertaine et contradictoire,
Par des effets fort clandestins
Vous plaçant, dans un consistoire,
En rang d'oignon parmi les saints,
Et le soir, dans un réfectoire,
Chez des diables et des lutins.
Ainsi raisonnent les robins :
Cette erreur paraît bonne à croire;
Mais celle-ci, c'est autre histoire,
J'en ris avec les libertins.
J'espère qu'avec toute votre sagesse vous reviendrez une bonne fois de l'erreur des médecins. Croyez-moi, ils n'entendent rien ou presque rien au métier qu'ils font de nous guérir; j'aimerais autant entretenir un joueur de gobelets pour m'enseigner la philosophie qu'un médecin pour me rendre la santé. Je suis bien aise que celle de Césarion se remette. Je me flatte de vous revoir bientôt tous ensemble. Tout part d'ici journellement pour retourner chez soi.
Adieu, cher Jordan; n'oubliez pas vos amis, et aimez-moi toujours.
<259>156. DE M. JORDAN.
Berlin, 23 juin 1742.
Sire,
On ne parle ici depuis quelques jours que de la paix; je ne sais d'où ce bruit s'est répandu. On dit que V. M. a donné des ordres qui la supposent infailliblement; que les gardes vont à Ruppin; qu'on a pris des arrangements nécessaires pour les régiments qui reviennent de l'armée. On nomme même ceux qui seront à Berlin en garnison. On dit que V. M. arrive le 25 à Breslau; enfin une infinité de choses semblables.
La dernière lettre dont il a plu à V. M. de m'honorer mérite d'être gravée sur l'airain. C'est la lettre la plus sensée qu'on puisse écrire; elle figurerait placée dans Jules César et Cicéron; j'en suis enthousiasmé. La démarche de V. M. porte avec soi sa justification; il en est des alliances comme des contrats, ils ne valent qu'autant que les parties contractantes en remplissent les conditions réciproquement. Le bon sens, le droit naturel, sont et seront les apologistes de cette conduite, qu'a tenue autrefois le Grand Électeur à l'égard de la France. D'ailleurs, les moralistes ne conviennent-ils pas généralement qu'on est autorisé à faire un petit mal pour en éviter un plus grand? Je défie les casuistes les plus rigides de pouvoir répondre d'une manière sensée aux raisons que V. M. allègue dans sa lettre.
Quand je considère en gros les différents événements arrivés depuis la mort de l'Empereur, ils me paraissent tous concourir à la gloire de V. M. Le roi de Prusse, qu'on ne croit occupé que de ses plaisirs et de la lecture, commence le premier à faire tête à une puissance redoutable, dans un temps où l'on devait s'y attendre le moins. L'Europe est frappée de la témérité de cette entreprise; la bataille de Mollwitz, des villes rendues, en font entrevoir la réussite. Il n'est aucune puissance qui ne travaille à mettre dans son parti le jeune<260> vainqueur de la Silésie. La France réussit à le gagner, et se croit à l'abri de tout sous les auspices heureux de cette alliance. L'électeur de Bavière est placé sur le trône impérial, et obtient la couronne de Bohême par la valeur des troupes prussiennes et par la négociation de la France. Les Autrichiens semblent, par un coup heureux, mais imprévu, de la Providence, se relever de leur chute. Le roi de Prusse, jaloux de cette espèce de gloire, les remet, par une victoire nouvelle, dans l'état d'abaissement. Ses conquêtes, que le temps multipliait, ses succès heureux, demandaient, pour être affermis et confirmés, d'abandonner des alliés dont les démarches sourdes indiquaient des desseins peu favorables à la gloire de la maison de Prusse; on abandonne incontinent ces alliés, sans craindre leur puissance, qu'on affaiblit par là, et dont on dérange tout d'un coup les desseins. Ce tableau, que mon imagination peint mieux que ma plume, se présente toujours à mon esprit; je ne puis le perdre de vue.
Harper260-a a été invité par l'impératrice de Russie à venir à Moscou; Chétardie lui a écrit sur ce sujet une lettre que j'ai vue. Knobelsdorff l'a détourné de ce dessein.
Le maître des ballets260-b est arrivé avec la danseuse Roland et quelques autres. On travaille à force à Charlottenbourg, où je fus dernièrement. J'y trouvai des architectes qui venaient de Dresde pour s'y former le goût. Cela flattait ma vanité, je ne sais pourquoi.
J'ai l'honneur d'être, etc.
<261>157. A M. JORDAN.
Kuttenberg, 23 juin 1742.
Federicus Jordario, salut. Hier la paix fut publiée au son des timbales et des trompettes. J'espère que cette nouvelle ne vous fera pas moins de plaisir que la première que je vous annonçai. Mandez-moi, avec toutes les circonstances, ce qu'en dit le public, et ne me cachez rien du tableau.
Je pars après-demain d'ici pour Kolin; de là nous marchons à Chlumetz, et de Chlumetz je prends la poste pour Glatz, où j'arriverai le 28. Je m'y arrêterai le temps qu'il faudra pour régler les affaires militaires qui regardent les fortifications, et les affaires civiles qui regardent l'économie et la justice. De là je pars pour Neisse, où je réglerai de même ce qui regarde les réparations de cette fortification, et ce qui est du ressort des arrangements nouveaux que je suis obligé de faire en Haute-Silésie. De là je pars pour Brieg, faisant toujours fortifier. J'arrive à Breslau le 4 de juillet, et j'y resterai jusqu'au 9, où j'irai à Glogau, encore pour fortifier. J'en partirai le 11 pour Francfort, et le 12, à midi, votre très-humble serviteur aura l'honneur de vous assurer de ses devoirs. Vous et Pöllnitz partirez encore l'après-midi pour Charlottenbourg; Césarion de même, si sa santé et l'amour le lui permettent. Voilà mon itinéraire et l'histoire de ce qui se fera du 23 de juin jusqu'au 12 juillet inclusivement.
Je vous rends grâce des yeux que vous m'envoyez; c'en sont de véritables pour un aveugle comme moi.
Adieu, cher Jordan; la tête me tourne des affaires que j'ai expédiées aujourd'hui.
Mes compliments à Pöllnitz. Ne m'oublie pas, cher Jordan, et dis<262> au Tourbillon que son mari nous a assigné un champ de bataille où il est impossible de combattre, faute de terrain.
158. AU MÊME.
Camp de Kuttenberg, où je ne resterai pas longtemps,
24 juin 1742.
Federicus Jordano, salut. Enfin, nous voici au moment de notre départ, et près d'évacuer cette Bohême où nos officiers ont recruté leurs bourses et leurs compagnies, où nous avons battu les Autrichiens, et dont nous les aurions chassés, si je n'avais préféré la conservation du sang prussien à la vaine gloire d'accabler une femme malheureuse et un pays ruiné. C'est sous ces auspices que je rentre dans mon pays, où rien n'interrompra l'ordre de la paix et de la tranquillité publique que la violence et l'audace de mes voisins. Je suis sensible à l'approbation que vous donnez à ma conduite, et j'espère que le vulgaire léger, volage, inconsidéré, commencera du moins à prendre quelque confiance en moi, et ne me croira point aussi insensé que l'on m'accusait de l'être au commencement de la guerre.
Ce n'est point par huit jours d'ouvrage que l'on peut juger de la capacité d'un homme, et principalement dans les affaires. Le public n'en connaît point les ressorts; il se fait des idées grossières des choses; de fausses préventions l'offusquent; il ajoutera foi à des bruits de ville sans fondement, et, sur des notions aussi frivoles, il se fera un système qu'il trouvera très-mauvais que le gouvernement ne suive point. Mais si l'on comparait les fausses démarches que ferait un politique qui suivrait aveuglément les conseils du public, avec les tours<263> différents que prennent ceux qui sont chargés des affaires, on verrait bientôt les lourdes fautes que les uns auraient fait commettre, et que la conduite des autres est un système raisonné et suivi. Mais comme la plupart des gens ne sont point raisonnables, il est impossible qu'ils entrent dans des sentiments qui demandent du bon sens; il est par là même impossible qu'ils jugent bien de la conduite de ceux dont ils ne connaissent ni les projets ni les moyens.
Il est fâcheux que les actions des hommes d'État soient soumises à la critique de tant de juges aussi peu capables que le sont ces gens décisifs que la fainéantise et l'esprit de médisance rendent politiques; mais ce ne sont que les moindres désagréments qu'ont à essuyer ceux qui, comme moi, sont dévoués au service de l'État. Vous avez bien à vous plaindre du soin que vous donnent vingt gueux sur lesquels vous avez inspection! J'en ai des millions à conduire et à nourrir, et je ne m'en plains point. Mais vous êtes paresseux, et vous ne vous êtes aperçu qu'à présent que les affaires du Parnasse sont plus faciles à terminer que celles qui regardent la société.
Je crois que les vers du Poméranien à la Morrien sont de Manteuffel. Je ne sais pas trop ce qu'ils veulent dire, mais j'ai admiré le tour de l'épisode qui se trouve au bas de la lettre; je crois même que madame Morrien a composé elle-même ces vers pour servir de véhicule à des choses qu'elle était bien aise que j'apprisse. Les vers sur l'âne sont misérables, ceux au comte Podewils sont ordinaires, mais ceux du faune sont jolis. J'ai reçu de Gresset une Épître charmante, dont je vous régalerai à mon retour.
Il fallait la paix en Bohême,
De Polignac le cabinet.
Pour changer votre face blême
Et votre chagrin de carême
En air ouvert et satisfait.
Jordan, votre joie est extrême :
<264>Mais je vous plains de tout mon cœur
De rechercher votre bonheur
En tout autre lieu qu'en vous-même.
Je n'ose en dire davantage après ce trait de morale. Recevez, en attendant, mes protestations de la sincère estime et de tous les sentiments avec lesquels je suis, etc., etc., etc.
159. AU MÊME.
Glatz, 28 juin 1742.
Federicus Jordano, salut. Écoute, l'ami Jordan, j'ai trop à faire ici, fortification, justice, économie, militaire, pour l'écrire beaucoup; mais je te parlerai davantage à Berlin.
Adieu. Tes vers allemands sont de l'hébreu pour moi.
160. DE M. JORDAN.
Berlin, 30 juin 1742.
Sire,
Votre Majesté traite bien mal les médecins. Il est sûr qu'ils vont souvent à tâtons dans tout ce qu'ils font; le pays dans lequel ils marchent est un pays de ténèbres et d'obscurité; la nature leur est peu connue. Il en est cependant qui, par leur habileté, savent prévenir les dangers. Rien de plus utile dans un pays qu'un bon chirurgien. Si j'étais prince, je voudrais avoir à cet égard ce qu'il y a de meilleur en Europe.
<265>J'ai eu l'honneur d'entretenir V. M. des discours que tient le public sur la grande et intéressante nouvelle de la paix. V. M. peut être assurée d'une chose, c'est que généralement tout le monde en est pénétré de joie. On est en particulier charmé de voir le cardinal éloigné de ses vues, et ses desseins échoués. Il n'y a sur ce sujet qu'une seule voix.
On doit publier ici la paix ce matin; je me prépare à assistera cette cérémonie. J'aurai la consolation d'être le témoin de la joie qu'en ressent le peuple.
Le Tourbillon ne peut comprendre quel est ce terrain assigné par son époux, où il est impossible de combattre. Cette énigme, à coup sûr ingénieuse, est pour nous indéchiffrable.
V. M. fait de bien belles réflexions sur l'esprit léger et inconsidéré du peuple. Sa légèreté peut cependant être fixée, V. M. en a l'art. Il est de certains coups de théâtre qui savent fixer l'esprit par le secours de l'admiration. Les succès heureux de la campagne charmaient le peuple; mais, comme ces succès semblaient éloigner le moment désiré de la paix, on se livrait à la crainte. Ce moment est arrivé dans le temps qu'on y pensait le moins, et V. M. l'a fait naître par des moyens qu'on n'avait pas lieu de prévoir. C'est là le coup de théâtre qui frappe.
V. M. me fait tort, si elle me croit capable de me plaindre de l'occupation que me donne la direction de la maison de travail. Je n'ai qu'un but dans ce monde, auquel je suis toujours prêt à tout sacrifier : c'est de montrer mon parfait dévouement au service de V. M., et de me rendre utile à ma patrie, si l'on m'en croit capable. Mon esprit, indéterminé quelquefois, ne varie point sur ce sujet.
J'ai l'honneur et le bonheur d'être, etc.
<266>161. A M. JORDAN.
Neisse, 1er juillet 1742.
Federicus Jordano, salut. Votre lettre m'a beaucoup diverti par rapport aux propos du public. Je ne connais point le Magasin dont vous me parlez, et personne ne l'a même ici. Les vers de Francheville sont traînants et ennuyeux. La pointe du conte n'est pas assez aiguisée; en un mot, il ne fait point rire, c'est pourquoi je le condamne. Vous voyez, par les lieux d'où je date mes lettres, comme je m'approche tout doucement de chez vous, et comme les événements se succèdent.
Je fais travailler ici à de grands ouvrages; cet endroit doit devenir la barrière de l'État et la sûreté de mes nouvelles conquêtes. Je dirige d'ici les nouveaux arrangements de la province; je règle les affaires de droit, et j'arrange les économiques, peut-être aussi dérangées que les premières.
Enfin, je compte toujours être à Berlin le 12 de ce mois, et vous y assurer verbalement de tout le galimatias de tendresses et protestations que l'on fait à ses amis lorsqu'on ne les a vus de longtemps. Vale.
162. AU MÊME.
Breslau, 5 juillet 1742.
Federicus Jordano, salut. Voici la dernière lettre que je vous écrirai de ce voyage. J'ai rempli ma tâche en entier, j'ai fini toutes mes affaires, et je reviens dans ma patrie avec la consolation de n'avoir aucun reproche à me faire envers elle.
<267>Vous me trouverez plus philosophe que je ne l'ai jamais été, et plus encore praticien que spéculatif. J'ai eu beaucoup à faire depuis que je ne vous ai vu; aussi suis-je si étourdi de tout cet ouvrage, que je rendrai grâce à Dieu d'en être délivré. Il y a de quoi faire tourner la cervelle à un honnête homme. Préparez-vous à bien philosopher avec moi dans les belles allées de Charlottenbourg.
Adieu, cher Jordan : le 12, je vous en dirai davantage.
163. DE M. JORDAN.
Berlin, 8 septembre 1742.
Sire,
D'Argens et moi avons entendu déclamer à Francheville le premier chant et une partie du second sur la Guerre de Silésie. Je puis assurer à V. M. qu'il y a plusieurs endroits dont Voltaire même tirerait vanité. Ce qui nous divertit, c'est l'enthousiasme avec lequel il les récite : cela m'engage à faire ces quatre vers.
L'autre jour, j'entendis Damon
Déclamer ses beaux vers d'une façon étrange.
S'il fait, dis-je, des vers comme en ferait un ange,
Il les récite en vrai démon.
On se dit à l'oreille qu'il y a des régiments qui ont reçu ordre de marcher. Je ne saurais me l'imaginer. Peut-être est-ce uniquement parce que je suis partisan de la paix? Qui ne le serait pas?
J'aurai l'honneur de faire ma cour à V. M. à Potsdam, suivant l'ordre qu'elle m'a fait la grâce de me donner. Je m'en fais un plaisir d'avance, puisqu'on assure que les eaux d'Aix et les bains ont produit sur la précieuse santé de V. M. des effets merveilleux.
<268>Tous les ministres étrangers ont été, il y a deux jours, voir la maison royale d'Oranienbourg. Le lord Hyndford, à ce qu'on m'a dit, n'a pu assez admirer la beauté de la situation du château, et le malheur de la destruction du jardin l'a affligé. Les spéculatifs font de grands raisonnements sur l'union qui semble régner entre les ministres des différentes cours respectives.
On a gravé à Paris le dernier portrait que Pesne a fait de V. M.; je n'y ai pu découvrir que peu de ressemblance. Il y a au-dessous ces quatre vers, faits par le chevalier de Neuville :
S'il fut par sa naissance au trône destiné,
Les droits de ses vertus sont-ils moins légitimes?
Héros dans ses actions, héros dans ses maximes.
Il est roi philosophe et soldat couronné.
J'ai l'honneur d'être, etc.
164. A M. JORDAN.
Breslau, 21 septembre 1742.
Federicus Jordano, salut. J'ai reçu et lu le premier chant du poëme silésien, trop mauvais pour que j'en parle, et d'une louange trop effrontée pour que je permette qu'on l'imprime.268-a Je souhaite que l'opéra268-b réussisse mieux; du moins le poëte a-t-il été instruit de l'idée que j'ai sur ce sujet.
<269>J'ai trouvé beaucoup d'affaires qui pourront prolonger mon séjour ici de quelques jours. Je fais à présent quelques vers; mais je suis encore trop répandu pour en faire de bons.
Les bustes du cardinal de Polignac269-a arriveront bientôt à Berlin, et les chanteurs de même. Je me réjouis de l'un et de l'autre, mais plus encore de revoir mon cher Jordan de bonne humeur et plein de ce contentement d'esprit qui va si bien à tout le monde, et principalement aux philosophes. Vale.
165. AU MÊME.
Breslau, 27 septembre.
Federicus Jordano, salut. J'ai reçu la lettre que l'érudit, le charitable, le théologique, l'impeccable, le politique Jordan m'a écrite, et je me suis fort diverti des on dit, où, pour l'ordinaire, l'oisiveté ou la malignité du public fait que je trouve ma part. J'aurai achevé dans peu de temps ma tournée silésienne, où je n'ai pas laissé que de trouver une occupation infinie. J'ai dépêché plus d'affaires en huit jours que les commissions de la maison d'Autriche n'en ont terminé en huit années, et j'ai réussi presque généralement en tout. Ma tête ne contient à présent que des calculs et des nombres; je la viderai de tout cela à mon retour, pour y faire entrer des matières plus choisies.
J'ai fait des vers que j'ai perdus, j'ai commencé à lire un livre que l'on a brûlé, j'ai joué sur un clavecin qui s'est cassé, et j'ai monté un cheval qui est devenu estropié. Il ne me manque plus, pour m'ache<270>ver de peindre, que de vous voir payer d'ingratitude l'amitié que j'ai pour vous. Vale.
166. AU MÊME.
Au fier Jordan qui se rebèque
Quand il doit quitter pour un temps
L'appât de sa bibliothèque
Pour d'autres plaisirs moins piquants.
On dirait qu'il part pour la Mecque
Quand de ses savants errements
Il s'éloigne de quelques milles;
Car hors Berlin point d'agréments,
Et dans ces petits nids de villes
Il ne vit que des imbéciles,
Comme moi, votre serviteur,
Et bien d'autres de ma valeur.
Cet appât ne peut faire mordre
La crême, la perle, la fleur
Des savantas du premier ordre
Pour nous honorer de l'honneur
De sa présence tant aimable.
S'il le fait, c'est à contre-cœur,
Et se vouant cent fois au diable.
Envoie-moi, s'il te plaît, Mahomet, que je n'ai ni vu, ni ouï. Tu as raison de croire que je travaille beaucoup; je le fais pour vivre, car rien ne ressemble tant à la mort que l'oisiveté.270-a
Je suis le très-humble serviteur des ...., des Césars,270-b du chevalier<271> Bernin,271-a de M. des Éguilles,271-b et du propriétaire de ces pièces; ainsi, que l'on ne compte pas sur moi pour les vendre. Fais mes plaisanteries au satyre boiteux,271-c mes regrets à Brandt, mes compliments à madame de Katsch,271-d et mes amours à Finette.271-e Au moins, fripon, ne fais pas trop bien le dernier article, car tu sais qu'en cela peu de gens te ressemblent. Adieu.
167. AU MÊME.
Potsdam. 5 mai 1743.
Je croyais, Jordan, qu'en prophète
Vous m'annonceriez la comète
Homicide de l'univers,
Cette sanguinaire planète
Qui nous enverrait aux enfers.
Mais, au lieu de telles nouvelles.
Vous faites des contes divers,
Que le papillon sur ses ailes
Vous a rassemblés dans les airs.
Tout cela n'a rien qui nous presse;
Hélas! qu'est-ce qui m'intéresse
Au prix de ces plus grands objets.
Si cette comète traîtresse
Abîme nos plus beaux projets?
<272>Tâchez de dissuader Pesne272-a de son émigration. C'est un fou qui va être payé, et qui, après avoir habité trente années à Berlin, n'a pu encore se corriger de l'inconstance et de la légèreté de sa nation.
J'ai pris aujourd'hui de la rhubarbe, dont j'avais grand besoin. Si la comète vous en laisse le temps, prenez-en aussi. Je ne vous dirai point de venir ici, car je serais au désespoir que vous y fussiez à contre-cœur. Adieu.
168. AU MÊME.
Potsdam, 12 mai 1743.
JORDANOMANIE.
Jordan, perfide ami, dont l'humeur se rebèque
Lorsqu'une fois tu sors de ta bibliothèque,
Toujours enseveli dessous un tas poudreux
De livres ignorés par nous, par nos neveux,
Hypocondre par goût, amoureux par semestre,
Chez qui tantôt prévaut le ciel, ou le terrestre,
Veuille ce ciel, par ses bienfaits fameux,
En te rendant plus gai, te priver de tes yeux!
Alors enfin, alors, flattant mon espérance,
Ce Potsdam négligé verrait Ton Excellence;
On irait te hucher sur notre sacré mont,
Et tu serais le seul bel esprit du canton.
S'entend, tu aurais le privilége de l'être; mais c'est peine perdue : tant que ta bibliothèque subsistera, il n'y aura pas moyen de te tirer de Berlin, et comme j'ai vu que cela te ferait de la peine, j'ai renoncé à l'envie que j'avais de te voir. Adieu.
<273>169. AU MÊME.273-a
Potsdam, 27 juin 1743.
Je vois que vous tremblez encor,
Vous craignez pour vous, pour le monde,
Que le grand phénomène Hétor,
Que le ciel à jamais confonde!
Vienne terminer notre sort.
Pour vous, ce serait grand dommage :
Dans la fleur encor de votre âge,
Vous avez fait au genre humain
Au moins mille fois plus de bien
Que ce prélat273-3 qu'en beau langage
La Neuville a rendu divin.273-b
Partout votre bon cœur opère :273-4
Par vos soins l'école s'éclaire,
Le pauvre par vous est nourri,
Les fous vous appellent leur père,
Les Madeleines leur mari.
Voilà pourquoi il est bon que cette vilaine comète se passe encore pour quelque temps de l'appétit de vous rôtir. Pour moi, il n'y aurait pas tant de perdu pour le monde;
Car vous savez que, jeune fou,
J'ai renversé ces vieux systèmes
Que les marins, peuple jaloux,
Avaient élevés pour eux-mêmes,
Que nos aïeux topinamboux,273-c
<274>Qui les vénéraient à genoux,
Auraient cru que c'était blasphème
De penser à les voir dissous.
Ainsi, quand sur moi, misérable,
Cette affreuse comète Hétor
Lancerait son feu redoutable,
Elle n'aurait, ma foi, pas tort.
Du moins tu vois que je sais me rendre justice, et que, si je connais ton mérite, j'ai encore la vertu de t'estimer et de t'aimer sans jalousie. Voltaire, je crois, va quitter la France tout de bon. Adieu.
170. AU MÊME.
Potsdam, 12 juillet 1743.
Paris et la belle Émilie
A la fin ont pourtant eu tort;
Boyer avec 1'Académie
Ont, malgré sa palinodie,
De Voltaire fixé le sort.
Berlin, quoi qu'il puisse nous dire,
A bien prendre, est son pis aller.
Mais qu'importe? Il nous fera rire
Lorsque nous l'entendrons parler
De Maurepas et de Boyer,
Plein du venin de la satire.274-a
Il arrivera bientôt, car je lui ai envoyé un passe-port pour des chevaux. J'ai tracassé comme un vrai lutin depuis que je ne t'ai vu. Je ne saurais te dire des nouvelles de la république des lettres, sinon<275> que Mauclerc275-a n'est plus à Stettin,275-b que les Poméraniens sont peu lettrés, que les Rheinsbergeois le sont moins depuis qu'Étienne Jordan n'y est plus, mais que, en revanche, on y mange de meilleures cerises qu'autrefois, et cela, par la raison que l'air devenait tout soporifique des exhalaisons grecques et latines qui sortaient d'une certaine chambre où un certain savant étudiait beaucoup. Adieu.
171. AU MÊME.275-c
(Neisse, 4 août 1743.)
Lorsque tu parles de canons,
Colin doit parler d'astrolabes,
Lise, des courbes, des Newtons,
Et moi, je ferai des chansons
En langues grecques et arabes.
Qu'un chacun garde ses oisons,
Crois-moi, c'est le seul parti sage :
Trop heureux, si nous remplissons
Comme il faut un seul personnage!
Je ne dis point que tu ne sois pas un excellent scribe, un Atlas de bibliothèque, un savant jovial, un terrible Grec, un galant doué de tous les talents que possédait défunt l'âne de Lucien : je me renferme modestement à soutenir que tu n'es point un Bélidor en artillerie. J'ai pensé étouffer de rire en lisant ta lettre. Un tourneur s'offre à faire des canons, et s'adresse à Jordan. Crois-moi, mon ami, ne com<276>munique point ce secret, et fais travailler cet artiste pour ton arsenal. A la première dispute littéraire qui te surviendra, braque ta grosse artillerie contre ton adversaire, et crie-lui : Ultima ratio Jordani!
Je suis ici depuis quelques jours; je ne vois que des remparts, je n'entends que le tonnerre des fusils, je ne me promène que dans des mines, et je ne respire que du soufre. Que peux-tu attendre de moi, sinon une lettre bien martiale? Cependant je compte de retrouver à Berlin des plaisirs plus doux et d'y souper gaiement entre Mécène-Jordan et Pollion-Césarion. Adieu, mon ami; profite du temps, car il s'envole.
Federic.
172. AU MÊME.
Potsdam, 20 août 1743.
Federicus Jordano, salut. Fais-moi venir des quinze espèces de figues de Marseille, savoir, en tout quatre cents figuiers, tous en caissons et tous en état de porter du fruit la même année. Cependant je souhaiterais plus de figuiers verts que des autres. Je voudrais aussi que l'on m'envoyât trois cents ceps de vigne qui soient tous en état de porter du fruit la seconde année; pour ceux-là, il faudrait les faire partir cet hiver, très-bien empaquetés cependant. Je t'envoie, d'ailleurs, l'étiquette des choses et raretés provençales que je souhaiterais avoir. J ai fait un article de gazette pour Berlin, où Poitier est tympanisé de la belle manière.276-a J'ai déjà écrit pour avoir un autre maître de ballets, et j'en aurai assurément un moins fou, car il est impossible de l'être plus que Poitier. Je suis bien aise d'être défait de cet extra<277>vagant, et fâché que la Roland ait quitté avec lui; mais nous vivrons sans Poitiers et Rolands, et nous ne nous en divertirons pas moins. Ta philosophie dit que j'ai raison, et moi, j'en conclus que j'ai très-fort raison, puisqu'un sage m'approuve. Vale.
173. AU MÊME.
Potsdam, 24 août 1743.
Que fait notre infirme satyre,
Ce bon et fiévreux chambellan
Qui sait si plaisamment médire
De tout homme qu'il entreprend?
Depuis qu'il n'est plus courtisan,
Qu'il est auteur, qu'il doit écrire,
Qu'il est enrôlé par d'Argens,
Et même à titre de génie,
Devant son savoir prudemment
Mon ignorance s'humilie,
Car vous savez assurément
A quel point l'on est ignorant
Quand on n'est pas reçu dans votre Académie.
Mais pourquoi cette compagnie
N'a-t- elle pas très-sagement
A quelque médecin savant
Ordonné que la maladie
Évacuât le corps souffrant?
Sur le status morbi on ferait deux volumes;
Dieu! l'on verrait briller quelque savante plume.
Tandis que l'on raisonnera,
Que le pouls on lui tâtera,
Que sur sa pédantesque enclume
<278>Des remèdes on forgera.
Tout doucement dans l'autre monde.
Faisant révérence profonde,
Le vieux satyre s'en ira.
Gare que je ne prophétise, car je crains pour le cacochyme Pöllnitz. Ce serait dommage pour nous, et ce serait une banqueroute pour les anges, car, selon les saints, son âme sera dévolue aux griffes de messire Satanas.
Je serai mercredi à Berlin; prépare-moi une plaisante comédie, et fais la chose galamment.
Voltaire viendra ici dans huit jours. Je te prie, fais mettre l'article de Poitier dans la gazette de Paris et de Londres.
Adieu, messire Jacques-Étienne;278-a je suis ton grand et petit serviteur.
174. AU MÊME.
Potsdam, 26 août 1743.
Lorsque Voltaire viendra
Avec sa valeur intrinsèque, Doctissime le logera
Dans sa belle bibliothèque.
Voilà tout ce que j'ai à te dire pour le logement de Voltaire. Quel plaisir pour un Jordan de posséder en même temps le bel Horace relié en maroquin rouge, et le cacochyme Voltaire relié en veste de drap d'or! M. Achard et M. Boistiger278-b diront : Ah! le grand homme<279> que Jordan! Il loge chez lui ce qu'il y a de plus célèbre. On te fera une ode comme au cabaretier des Muses. Que de belles productions vont éclore! Jordan, divin Jordan, je touche au moment de ton apothéose, à ce moment que j'attends avec tant d'impatience, à ce moment où tous ces titres de livres appris par cœur, tout ce fatras immonde de littérature va enfin illustrer mon savantasse.
Je te vois, mon cher coryphée,
Sur un tas de livres poudreux,
Tous symétrisés en trophée,
Placé comme un vainqueur heureux.
Mon idiotisme se mettra mercredi très-humblement aux pieds de Ta Sapience. Je me flatte de te voir alors chez moi et de t'assurer, etc.
175. AU MÊME.
Crois-tu, Jordan, mon cher enfant,
Qu'à ce maudit frère d'Argens
Je rumine à chaque moment?
Chez moi sont d'éternels tourments :
L'un me dit un mot un instant,
Un autre me présente un plan.
Là le procès d'un paysan.
Ici dégoûts d'un courtisan;
Et moi, que ce bruit insolent,
Ce vrai tapage de Satan,
Étourdit tout le long de l'an,
Malgré ce fracas que j'entends.
Puis-je encor penser à d'Argens?
<280>Fais donc venir de d'Argens ce que tu jugeras à propos, sans me donner la question pour une douzaine de bouteilles de vin de plus ou de moins, et sans me fatiguer des vétilles de la Provence. Voici d'autres vers en réponse à Voltaire :280-a
Je ne fais cas que de la vérité;
Mon cœur n'est pas flatté d'un séduisant mensonge.
Je ne regrette point, dans l'erreur de ce songe,
La perte du haut rang où vous étiez monté;
Mais ce qui vous en reste, et que vous n'osez dire,
S'il est vrai que jamais il ne vous soit ôté,
Vaut à mes yeux le plus puissant empire.
Nos deux faquins de cabrioleurs ont été rattrapés, et leur procès sera instruit dans les formes. Ces coquins ont voulu espadonner; il faut une punition pour mettre des bornes à leur impertinence.
Adieu; je t'admire et me tais.
176. AU MÊME.
Potsdam, 17 novembre 1743.
Quand d'Argens contrefait l'habitant d'Idumée,280-b
Il me tromperait tout de bon,
Et son habileté me semble consommée.
Mais quand il veut parler la langue d'Apollon,
On ne comprend point son jargon;
Et pour l'Académie, et pour sa renommée,
Qu'il renonce au sacré vallon.
<281>Es-tu encore d'une humeur de chien? Es-tu triste, sombre, rêveur, plus fou de ta bibliothèque qu'il ne te convient de l'être, si attaché à ton Boistiger, Achard, aux beaux esprits de la Ville-neuve et aux marmousets des des Champs, que l'on ne puisse te parler sans te voir vaincu par l'impatience de les rejoindre? Si tout cela subsiste encore, je ne veux point te voir; mais si tu es sage, viens chez moi, mardi après dîner, recueillir mes éloges et mes caresses. Vale.
177. AU MÊME.
Potsdam, 22 novembre 1743.
Avare de ses jours, harpagon des instants.
De lui je n'ai point de nouvelle;
A sa bibliothèque uniquement fidèle,
Il est mort pour tous les vivants,
Sans m'écrire une bagatelle,
Ou quelques mots en prose ou en vers élégants.
Au siége d'Apollon je te cite en justice,
Si tu ne te veux point résoudre au sacrifice
De quelques-uns de tes moments.
Lime, travaille, écris, et que tous tes ouvrages
Échappent, mis au jour, aux dangereux naufrages
Que prépare à jamais et l'oubli, et le temps;
Et que de ton esprit la brillante étincelle
Rende ta science immortelle,
Ainsi que le sont tes talents.
Si tu ne m'écris point, et que tu te contentes de deux mots de lettre, je ferai une satire contre ton silence, pire que les Philippiques et les Catilinaires. Vale.
<282>178. DE M. JORDAN.
Berlin, 1744.
Sire,
On attend avec bien de l'impatience la nouvelle de la prise de Prague. Dieu veuille qu'elle arrive bientôt, et celle de la conservation de la santé de V. M.!
On est partout enchanté de l'élégance et de la beauté du rescrit communiqué à la cour d'Angleterre;282-a c'est effectivement une pièce d'une éloquence parfaite.
Ma santé continue toujours à être dérangée.
Le baron de Pöllnitz est arrivé, se portant fort bien; il a écrit à V. M., et il en attend les ordres.
J'ai l'honneur d'être, etc.
179. A M. JORDAN.
Ce 6 mai 1744.
Une tempête.
Dedans ta tète,
De guet-apens
D'un coup te prend,
Pauvre Jordan.
Adieu ma fête
Et mon bon temps,
Car sans toi, mon enfant,
Je ne suis qu'une bête,
Cela s'entend.
<283>Mais ta cervelle
Pourquoi croit-elle
Que d'un abcès
La loi cruelle
Tranche à jamais
Tous les attraits
D'une tête si belle
Et faite à si grands frais?
Parque infidèle,
Si tu le fais,
Je ne t'appelle
Jamais pucelle,
Mais en mutin,
Devant le Tin,
Je te querelle,
Et rime en tin.
Ma muse, se prosternant à tes pieds, t'adresse ces légèretés; incapable de prétendre aux honneurs des grands ouvrages, elle se borne aux petits, satisfaite que le nom de Jordan illustre ses écrits, et qu'il les protége.
A l'abri d'un nom si fameux,
Courez, mes vers, à nos neveux;
Méprisez la vaine critique
Que d'autres l'envieuse clique
Répand sur les auteurs heureux
Qui célèbrent des noms fameux.
Dites à la future race
Que Jordan préside au Parnasse,
Et qu'il met le comble à nos vœux;
Et soutenez avec audace
Que les auteurs sont bien heureux
Qui célèbrent des noms fameux.
Jamais de vers pour les Saumaise,
Ces auteurs de docte fadaise,
<284>Ni pour tant d'autres savants gueux;
Mais les Muses se pâment d'aise
En voyant les auteurs heureux
Qui célèbrent des noms fameux.
Jordan, l'Apollon que j'invoque,
Jordan, l'ami que je provoque
A venir dans ces charmants lieux.
Toi, qui rends ma lyre moins rauque.
Ainsi mes vers ne sont heureux
Qu'en célébrant des noms fameux.
Achète-moi les collections de cartes dont je puis avoir besoin, et fais-moi relier cela par provinces; mais point d'Afrique, d'Asie, ni d'Amérique, ni d'Espagne, ni de Portugal. Adieu.
180. AU MÊME.
Rêveur, grognard, sombre Jordan.
De qui la tristesse profonde
Se consume le long de l'an
Sur le mal qui se fait au monde,
Enfin, dites-moi, jusqu'à quand,
Triste imitateur d'Héraclite,
Dans votre niche hétéroclite
Morfondrez-vous tous vos talents?
Esprit né pour les changements,
Suivez du joyeux Démocrite
L'exemple et les amusements.
J'admire fort votre sagesse;
Mais qu'à Salente l'on me fesse,
<285>Si je n'y préfère le sel
D'un mot plein de délicatesse,
Joyeux, piquant et naturel.
Voilà tout ce que vous aurez de moi, pour le coup.
181. AU MÊME.
Caro Jordano, salut. Je compte, cher ami, de te revoir au mois de novembre. Je désire ta guérison de tout mon cœur. Notre campagne est finie.
Je philosophe, je moralise et je pense beaucoup. Ne m'oublie pas, et sois sûr que je t'aime de tout mon cœur; mais porte-toi mieux, et conserve-toi pour ton ami.
182. AU MÊME.
(Août 1744.)
Mon enfant, donne cette incluse à la Montbail, et assure-la de mon amitié. Tu es bien cruel de ne me pas dire un mot de ta santé. Tu me parles de Prague deux pages de suite, et pas un mot de Jordan. Si tu retombes dans la même faute, je ne te la pardonne pas. Ne t'embarrasse pas de moi; mais n'oublie pas ton ami, qui t'aime bien. Adieu.
<286>183. DE M. JORDAN.
Berlin, 29 août 1744.
Sire,
L'on est fort impatient d'apprendre des nouvelles du Rhin, mais surtout de la Bohême. Rien de plus singulier que les bruits qui se répandent sur tous ces événements. En voici quelques-uns : que les Autrichiens sont entrés dans le pays de Clèves; que la Saxe est menacée par la cour de Vienne d'un corps de troupes qui entreront dans ce pays pour les punir de ce qu'ils ont accordé le passage libre aux Prussiens; que les Hanovriens sont dans une si grande consternation, qu'ils ne s'aperçoivent pas même qu'elle éclate trop sensiblement; que le prince Charles a passé le Rhin.
Je ne suis point encore sorti de mon réduit littéraire; je commence à me rétablir, mais les progrès que je fais vers la santé sont fort lents.
Le manifeste a été commenté, les notes en ont été fort goûtées; on en soupçonne M. de Spon.286-a
Je me flatte que V. M. a lu l'Observateur hollandais, qui s'imprime à Berlin, et qui y paraît une fois par semaine. J'estime l'auteur heureux, s'il a gagné par ces deux feuilles l'approbation de V. M.
J'ai l'honneur, etc.
<287>184. A M. JORDAN.
(1744.)
Federicus Jordano, salut. Je te plains, mon cher ami, de ce que tu es encore malade. Je m'intéresse véritablement à ton individu, et je ne sais pourquoi, mais je voudrais que Jordan se portât bien. Ne sois pas inquiet de ce qui me regarde. Nos affaires vont, grâce au ciel, bien; et quant à ma personne, c'est si peu de chose dans l'univers, qu'à peine peut-il s'apercevoir que les atomes qui me composent existent. Tu trouveras ce trait bien métaphysique, mais tu sais que la guerre ne détruit les arts que lorsque ce sont des barbares qui la font. Nous serons dans quelques jours à Prague, où les affaires commenceront à devenir sérieuses. Nous en tirerons bon parti, et je me persuade que, à l'égard de notre militaire, rien ne ternira la réputation des troupes. Nous avons eu bien des fatigues, de mauvais chemins, et un temps bien plus mauvais encore; mais qu'est-ce que la fatigue, les soins et le danger, en comparaison de la gloire? C'est une passion si folle, que je ne conçois point comment elle ne tourne pas la tête à tout le monde.
Tu ne connais jusqu'à ce jour
Que le contentement de boire,
Et tu préféras à la gloire
Les touchants plaisirs de l'amour.
Adieu; en voilà assez. Écris-moi souvent, et sois persuadé que je t'aime toujours, et que, raillerie à part, je m'intéresse à ton bien et à ton bonheur autant et plus que ne le peuvent faire les Boistiger, les Achard, etc., etc., etc.
<288>185. DE M. JORDAN.
Berlin, 3 septembre 1744.
Sire,
La lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer a été un puissant lénitif à mon mal, qui ne m'a point encore quitté. Je bénis le ciel de voir toutes les circonstances favoriser les desseins de V. M. La défaite du prince Charles a répandu une grande joie dans la ville, et soutient l'espérance des âmes timides.288-a
Que cet atome dont parle si modestement V. M. fait de fracas dans le monde! C'est une monade qui forme de grands projets, qui sait surmonter les difficultés qui se présentent, et qui vise toujours au grand.
Je suis impatient d'apprendre le sort de la ville de Prague. Tout retentit ici du combat avec les hussards de Festetitz, et de la prise de Königingrätz.
Dieu veuille seulement, au milieu de ce brillant appareil de gloire, conserver la santé de V. M., dont l'Empereur et les États de Brandebourg et de Prusse ont besoin! Je crains autant cet amour excessif de la gloire qu'un amant passionné les charmes vainqueurs de sa maîtresse.
On dit ici à l'oreille que la reine de Hongrie est brouillée plus que jamais avec la cour de Russie, nouveau sujet de joie pour le pauvre philosophe malade.
J'ai l'honneur d'être, etc.
<289>186. DU MÊME.
Berlin, 18 septembre 1744.
Sire,
La mort du prince Guillaume289-a m'a extrêmement frappé, et me fait toujours craindre pour V. M. On dit ici qu'un page de monseigneur le prince Henri a été tué à son côté. Au nom de Dieu, Sire, ménagez une santé dont la conservation intéresse tout l'État. J'en frémis, et je pleure les effets sinistres qu'un excès d'amour pour la gloire peut produire.
Hier on débita déjà la nouvelle de la prise de Prague; je la crois prématurée. Le public paraît fort content de la réponse à la déclaration de la cour de Vienne. Je l'ai lue avec plaisir; mais rien ne m'a tant frappé que la déclaration faite à l'Angleterre.
Il paraît une critique de l'Observateur hollandais; cette pièce occasionnera quelque altercation littéraire qui ne laissera pas d'amuser.
V. M. m'ordonne de l'entretenir de ma santé. Elle est toujours mauvaise, et je ne vois point jusqu'ici quelle prenne le train de devenir meilleure. Il faut souscrire aux volontés de la Providence. Dieu veuille seulement conserver V. M.!
J'ai l'honneur d'être, etc.
<290>187. DU MÊME.
Berlin. 18 octobre 1744.
Sire,
On ne peut être plus sensible que je ne le suis à la paît que veut bien prendre V. M. à ma maladie, qui continue toujours. La prise de Prague,290-a l'heureux accouchement de madame la princesse,290-a sont des événements qui font diversion à l'impression que peut causer mon mal. Il me serait bien difficile de ne pas être inquiet sur le sujet de V. M., qui tous les jours est exposée aux dangers les plus imminents.
On dit ici que le prince Charles est à Pisek; que Y. M. va droit à lui pour l'attaquer; que les Hongrois ne veulent point monter à cheval, comme la reine de Hongrie le demande; que les Français, voyant leur roi malade, cherchent à faire la paix; que l'impératrice de Russie enverra huit mille hommes pour se joindre, Dieu sait quand, à l'armée autrichienne. Voilà les nouvelles qui se débitent.
Dieu veuille conserver V. M., et que j'aie bientôt la consolation de pouvoir l'assurer de bouche que je suis avec un respect profond, etc
188. DU MÊME.
Berlin, 10 octobre 1744.
Sire,
On ne parle ici que des progrès victorieux de V. M.; de telles nouvelles ne contribuent pas peu au rétablissement de ma santé. Ce qui m'afflige cependant quelquefois, ce sont les fausses et impertinentes<291> nouvelles que quelque esprit méchant et malintentionné prend plaisir à forger pour avoir celui de les voir répandues. Suivant ces nouvelles, les Prussiens ont été battus, leur cavalerie entièrement abîmée, le feld-maréchal de Schwerin pris prisonnier, deux cents prisonniers ont été arquebuses, parce qu'ils se sont révoltés, et cent nouvelles de cette nature. Ce qui m'a fait plaisir, c'est de voir la joie de tout le peuple à la naissance du prince, et que j'ai appris que V. M. se portait parfaitement bien. Cette nouvelle est d'une nature à dissiper le spleen le plus opiniâtre, et à réjouir un pauvre philosophe qui crache le sang, et qui aime la vie, parce qu'il a l'avantage d'y être heureux. J'ai l'honneur et le bonheur d'être, etc.
189. DU MÊME.
Berlin, 17 octobre 1744.
Sire,
Puisque Votre Majesté m'ordonne si gracieusement de l'entretenir de ma santé, j'ai l'honneur de lui dire qu'elle est toujours très-mauvaise. J'eus, la semaine dernière, un violent crachement de sang, et la toux continue son même train. Nonobstant tout cela, M. Eller me flatte, et me fait espérer ma guérison.
On est ici fort inquiet sur ce qu'on ne reçoit point de nouvelles de l'armée. On dit que le feld-maréchal de Schwerin a eu ordre d'attaquer les Saxons ou de leur proposer de se retirer : que le prince Charles a ordre d'éviter autant qu'il le pourra les occasions d'un combat. Voilà les nouvelles qui se débitent.
Les réflexions naturelles composées par mylord Chesterfield sur la conduite de V. M. paraissent aujourd'hui, imprimées chez Haude,<292> en allemand, en français et en anglais. Il paraît une traduction française de cet ouvrage, faite à Paris, que l'on débite à Leipzig; celle de Bielfeld est fort bonne, et la traduction est exacte. J'ai l'honneur d'être, etc.
190. DU MÊME.
Berlin, 20 mars 1745.
Je suis encore dans le même état où j'étais lorsque j'eus l'honneur et l'avantage de faire ma cour à V. M. Les pas que je fais vers la guérison me paraissent fort lents, ce qui ne laisse pas que d'embarrasser quelquefois la Faculté, qui se voit assez souvent désorientée par des accidents qu'elle ne pouvait prévoir. Malgré tout cela, ils veulent et prétendent que j'entreprenne le voyage de Montpellier sur la fin d'avril ou au commencement de mai. Je laisse à la Providence le soin de déterminer à cet égard ce qui sera convenable. J'ai l'honneur d'être, etc.
191. A M. JORDAN.
Federicus Jordano, salut. J'ai reçu votre lettre avec bien du plaisir, et j'ai vu que votre santé n'est ni si bonne ni si sûre que je le désire. Tu feras, mon enfant, ce que tu trouveras à propos pour ta santé, et tu iras dans la contrée de la terre la plus propre pour la rétablir.
<293>Je vous mande que j'ai fait des vers, mais que je les veux corriger avant que de vous les envoyer. Vous vous attendiez peut-être à recevoir des nouvelles d'un genre tout différent; mais voilà comme est fait le monde, il s'y passe souvent le contraire de ce que l'on imagine. Faites mes compliments à l'aimable témoin goutteux et au perfide Duhan : dites à l'un et à l'autre que je les aime bien.
Je suis ici parmi toutes les contre-gardes, enveloppes, ravelins et avant-fossés de l'univers. J'ai beaucoup d'occupations, de soucis et d'inquiétudes; mais je ne me plaindrai de rien, pourvu que je puisse bien servir la patrie, et lui être aussi utile que j'en ai la volonté.
Adieu, cher Jordan; je vous souhaite tous les biens imaginables, et principalement la santé, sans laquelle il ne nous est pas possible de prendre part à quoi que ce soit. Aimez-moi toujours, et n'oubliez pas les amis absents.
192. DE M. JORDAN.
Berlin. 24 avril 1745.
Sire,
Mon mal augmente d'une façon à me faire croire que je n'ai plus lieu d'espérer ma guérison. Je sens bien, dans la situation où je me trouve, la nécessité d'une religion éclairée et réfléchie. Sans elle, nous sommes les êtres de l'univers les plus à plaindre. V. M. voudra bien, après ma mort, me rendre la justice que, si j'ai combattu la superstition avec acharnement, j'ai toujours soutenu les intérêts de la religion chrétienne, quoique fort éloigné des idées des théologiens. Comme on ne connaît la nécessité de la valeur que dans le péril, on ne peut connaître l'avantage consolant qu'on retire de la religion<294> que dans l'état de souffrance. Les païens en ont su tirer parti, et j'en fais l'expérience, V. M. peut m'en croire. Elle m'a toujours soupçonné de socinianisme. Comme j'ai toujours abhorré le nom de secte, je crois que chaque honnête homme a sa religion formée suivant les lumières de son esprit, et confirmée suivant ses besoins. Que je meure, ou que je vive, je mourrai, je vivrai dans les sentiments de la plus vive reconnaissance due à toutes les grâces dont il a plu à V. M. de m'honorer.
J'ai l'honneur d'être, etc.
193. A M. JORDAN.
Mon cher Jordan, on dit que ta santé s'est dérangée de nouveau; d'autres disent que tu te remets; je ne sais qu'en croire. Je serai dans peu de jours à Berlin, et fais du moins que quelqu'un qui t'aura vu me dise à mon arrivée positivement de tes nouvelles. Adieu; je souhaite qu'elles soient bonnes.
194. AU MÊME.
Mon cher Jordan, ne me chagrine pas par ta maladie. Tu me rends mélancolique, car je t'aime de tout mon cœur. Ménage-toi, et ne<295> t'embarrasse pas de moi; je me porte bien. Tu apprendras par les nouvelles publiques que les affaires de l'État prospèrent.
Adieu : aime-moi un peu, et guéris-toi, s'il y a moyen, pour ma consolation.
111-a Voyez t. II, p. 87.
115-a Il est probable que le Roi fait ici allusion à la IVe scène de l'acte III du Joueur de Regnard, telle que cette scène se trouve dans les anciennes éditions faites du vivant de l'auteur, où, au lieu des vers
De plus, à madame une telle, etc.,
Hector.
De plus, à Margot de la Plante,
Personne de ses droits usante et jouissante,
Est dû loyalement deux cent cinquante écus
Pour ses appointements de deux quartiers échus.
Quelle est cette Margot?
Monsieur ... c'est une fille ...
Chez laquelle mon maître .... Elle est vraiment gentille.
118-a Maupertuis fut fait prisonnier à la bataille de Mollwitz.
120-a Les quatre vers cités ici et altérés se trouvent, non dans le Dictionnaire de Bayle, mais dans les Œuvres de M. Honorat de Beuil, chevalier, seigneur de Racan, A Paris, 1728, t. II, p. 210; ils font partie de l'épigramme composée à l'occasion du Bouclier de la foi, de Pierre Du Moulin.
124-a C'est saint Paul qui est aux pieds de Gamaliel, Actes des apôtres, chap. XXII, v. 3.
132-a Voyez t. XIV, p. IV et 34.
135-a Le 10 août 1741. Voyez t. II, p. 92 et 93.
135-b Voyez t. II, p. 76 et 77.
140-a Voyez t. II, p. 93-95.
142-a Michel Nostradamus. mort, en 1566, à Salon en Provence, se croyait inspiré et comme miraculeusement éclairé sur l'avenir. Il mettait par écrit ces espèces de visions, et les publia en 1555, réduites en quatrains et rangées par centuries. La première édition ne renferme que sept centuries : les éditions suivantes en contiennent douze.
147-a M. Duhan de Jandun.
149-a Allusion au déiste anglais Tindal, qui était alors l'auteur favori de Jordan. Voyez ci-dessous, p. 166. Voyez aussi la lettre de Voltaire à Frédéric, du 3 août 1741, et la réponse de celui-ci, du 24.
150-a Voyez t. XIV. p. 44.
153-a Du 23 septembre 1741.
154-a Voyez t. XVI, Avertissement, no XII, et p. 203-209.
155-a Voyez t. X, p. 194, et t. XV, p. 219.
159-a Voyez t. II, p. 101.
172-a Le village de Lösch. Cette action eut lieu le 14 mars. Voyez t. II, p. 126.
180-a Émeric de Vattel, né le 25 avril 1714 dans la principauté de Neufchâtel, y mourut le 28 décembre 1767. Son Droit des gens parut en 1758, en deux volumes in-4. Jordan désirait le faire entrer au service du Roi, mais il n'y réussit pas.
183-a Allusion à l'Épître aux Romains, chap. VIII, versets 38 et 39.
188-a Voyez t. VII, p. I—III, et p. 37-42.
196-a Voyez le sonnet de Scarron, Tout dépérit avec le temps.
200-a L'abbé de Saint-Pierre avait envoyé à Frédéric un de ses ouvrages sur la manière de rétablir et de consolider définitivement la paix en Europe. Voyez la lettre de Frédéric à Voltaire, du 12 avril 1742. Voyez aussi t. IX, p. 36 et 165; t. XIV, p. 292 et 323 : t. XV, p. 71 et 152 : et t. XVI, p. 229.
201-a Madame du Châtelet.
206-2 Fleury.
211-a Il s'agit ici de la citadelle de Glatz. Voyez t. II, p. 133.
211-b Frédéric veut parler du feld-maréchal comte de Schwerin, qui quitta l'armée par jalousie de ce que le Roi avait confié au vieux prince Léopold d'Anhalt le commandement d'une armée dans la Haute-Silésie. Il la quitta de même brusquement, par une raison d'amour-propre, et partit de Prague pour Francfort-sur-l'Oder, le 4 novembre 1744. Voyez t. III, p. 82. Le comte de Schwerin avait combattu à Hochstädt sous Marlborough. Dès 1737, on l'appelait, à la cour de Berlin, Marlborough et le petit Marlborough. Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff. A Tubingue, 1811, p. 176.
212-a Madame de Morrien. Voyez t. XIII, p. 10, et ci-dessus, p. 191 et 192.
226-a Envoyé de Danemark à la cour de Berlin.
231-a Voyez t. II, p. 161-169.
234-a Voyez t. VII, p. 40.
235-a Le jeune homme dont il est fait mention ici n'était autre que le pasteur Joachim-Frédéric Seegebart, alors aumônier dans le régiment d'infanterie du prince héréditaire Léopold d'Anhalt-Dessau, no 27. A la journée de Chotusitz, il encouragea, par l'intrépidité qu'il déploya, les soldats de son régiment, qui pliaient : de plus, il rallia plusieurs escadrons de cavalerie, et les ramena au combat. Sa conduite héroïque lui mérita l'approbation générale. Le Roi lui fit promettre par le prince Léopold la meilleure cure de ses États, et lui conféra en effet celle d'Etzin, près de Nauen, par un ordre de Cabinet daté du camp près Maleschau, 7 juin 1742, et conservé en original aux archives du chapitre de Brandebourg. Le pasteur Seegebart, né le 14 avril 1714 probablement dans le pays de Magdebourg, mais non à Wolmirstedt, comme on l'a prétendu, mourut à Etzin le 26 mai 1752. On trouve un rapport circonstancié sur sa belle conduite à la bataille de Chotusitz dans le journal allemand (de H. de Bülow) Annalen des Krieges und der Staatskunde. Berlin, 1806, t. III, p. 163-169, et dans l'ouvrage que M. Fickert a publié sous le titre de : Das Tagebuch des Feldpredigers J. F. Seegebart, und sein Brief an J. D. Michaelis (du 24 mai 1742), Breslau, 1849, p. IV—VIII, et p. 64-67.
240-a Fille de madame de Rocoulle. Voyez t. XVI, Avertissement, no XII, et p. 209 et 210.
240-b Mademoiselle Auguste-Marie-Bernardine de Tettau, fille du lieutenant-colonel Charles de Tettau, et dame d'honneur de la reine Élisabeth-Christine; née à Stettin le 2 décembre 1721, elle mourut à Magdebourg en octobre 1762.
242-a Voyez t. II, p. 140 et 168.
243-a Frédéric attribue ici à un maître de poste le trait de courage du pasteur Seegebart à la bataille de Chotusitz.
254-a Les préliminaires de la paix furent signés à Breslau le 11 juin 1742. Voyez t. II, p. 145.
255-a Ces vingt-cinq vers se trouvent aussi en tête de la lettre du Roi à Voltaire, du 18 juin 1742, mais avec quelques variantes.
260-a Jean Harper, peintre suédois, né à Stockholm en 1688, vint à Berlin en 1712, fut nommé peintre de la cour en 1716, et mourut à Potsdam en 1746.
260-b Poitier. Voyez t. XV, p. 219 et 220.
268-a Le Ier chant du Poëme sur la Guerre de Silésie, par M. de Francheville, n'ayant pas obtenu l'approbation du Roi, la continuation n'en fut pas imprimée. Voyez Historische Schilderung von Berlin (par M. König), Ve partie, t. II, p. 180. Voyez aussi notre édition des Œuvres de Frédéric, t. IX, p. XIII.
268-b César et Cléopâtre, opéra de Graun, représenté pour l'inauguration de la salle d'opéra de Berlin, le 7 décembre 1742.
269-a Voyez t. IX, p. 62.
270-a Voyez, t. X, p. 78, et t. XIV, p. 98.
270-b Didier baron de Keyserlingk, surnommé Césarion par le Roi. Voyez t. X. p. 24.
271-a Le baron de Knobelsdorff, architecte du Roi. Voyez t. XI. p. 227.
271-b Le marquis d'Argens, seigneur des Éguilles, près d'Aix en Provence, établi à Berlin depuis le mois de juillet 1742. Voyez t. X, p. 101.
271-c Le baron de Pöllnitz.
271-d Veuve du ministre d'État de ce nom, et grande gouvernante de la reine Élisabeth-Christine.
271-e Mademoiselle de Tettau. Voyez ci-dessus, p. 240.
272-a Voyez t. XIV, p. IV et 34; voyez aussi t. I, p. 262, et t. VI, p. 250.
273-3 Cardinal Fleury, mort alors.
273-4 Jordan avait l'inspection des universités, de la maison de travail et de la maison des fous.
273-a Voyez, t. XI, p. 82 et 83, où cette pièce est imprimée avec quelques variantes, sous le titre de : Vers à Jordan, sur la comète qui parut en 1743.
273-b Voyez t. X, p. 250, et t. XI, p. 82.
273-c Voyez t. XI, p. 83.
274-a Malgré sa profession de foi catholique très-formelle, Voltaire fut pour cette ibis écarté de l'Académie par les intrigues de Maurepas et de Boyer, évêque de Mirepoix.
275-a Paul-Émile de Mauclerc, pasteur à Stettin, où il mourut le 11 septembre 1742, dans sa quarante-cinquième année.
275-b Cette lettre était la première que Frédéric écrivît à Jordan après son retour de Stettin.
275-c Voyez t. XI, p. 133 et 134.
276-a Voyez t. XV, p. 219, et ci-dessus, p. 260.
278-a Jordan s'appelait Charles-Étienne.
278-b Pasteurs de l'église française de Berlin.
280-a Voyez t. XIV, p. 103-106.
280-b Allusion aux Lettres juives du marquis d'Argens, publiées en 1736.
282-a Voyez t. III, p. 38-42.
286-a Envoyé de l'empereur Charles VII à la cour de Berlin.
288-a Voyez t. III, p. 61.
289-a Voyez t. III. p. 63.
290-a Voyez t. III. p. 63 et 64. et p. 90.
55-a Voyez t. XIV, p. 52-55.
56-1 Le banquier. [Voyez t. I, p. 110.]
56-a Voyez t. I, p. XLIII.
57-a Voyez t. XIV, p. 54.
57-b Voyez t. XIV, p. 61.
58-a Le capitaine Fouqué eut avec le prince Léopold d'Anhalt-Dessau des démêlés qui le forcèrent à quitter le service de Prusse. Il entra dans l'armée danoise.
58-b Le feld-maréchal de Grumbkow, mort le 18 mars 1739. Voyez t. XIV, p. 194, et t. XVI, Avertissement, no IV, et p. 37-107.
60-a Frédéric partit de Berlin pour Königsberg le 7 juillet 1739. Voyez sa lettre à Voltaire, du même jour.
61-a L'acte de donation par lequel Frédéric-Guillaume Ier fit présent à son fils de ses haras de Prusse est daté du 19 juillet 1739. Voyez t. XVI, p. 180, 260, 261 et 410.
61-b Négociant de Berlin.
62-a Voyez t. VII, p. 108.
64-a Voyez t. VIII, p. II—IV, et 51-63; et ci-dessus, p. 33 et 34.
65-a M. Jean des Champs. Voyez t. XIV, p. 323, et t. XVI, p. 304, 320 et 322.
66-a Frédéric baron de Wylich, capitaine au régiment du Prince royal. Il parvint dans la suite au grade de lieutenant-général, et mourut en 1770. Voyez t. II, p. 143, et t. XVI, p. 222.
67-a Voyez t. XVI, p. 393.
69-a Voyez t. XIV, p. 57-60.
73-a Voyez t. XIV, p. 181-187.
73-b La marquise du Châtelet.
76-a Étienne Fourmont, mort en 1745, était un des érudits les plus laborieux du commencement du dix-huitième siècle. Frédéric lui compare ici en badinant M. Charles Du Molard, qui lui avait été recommandé par Voltaire. Voyez la lettre de Frédéric à celui-ci, du commencement d'octobre 1740.
76-b Voyez ci-dessus, p. 48.
78-a Voltaire.
78-b Algarotti.
79-a Voltaire.
86-a Voyez t. XVI, p. 343.
86-b Voyez t. II, p. 67 et 68.
87-a Voyez t. XV, Avertissement, nos XXVI et XXVII, et p. 205, 206 et 207.
89-a Voyez son Dictionnaire, à l'article Kotterus, qui commence ainsi : « Christophle Kotterus est un des trois fanatiques dont on publia les visions à Amsterdam, en l'année 1657, sous le titre de Lux in tenebris. »
90-a Il faut probablement lire ici Berlin, et non Glogau, nom qui se trouve pourtant dans le manuscrit.
92-a Histoire de Frédéric-Guillaume Ier, roi de Prusse, etc. Par M. de M ... (Mauvillon ). A Amsterdam et Leipzig, chez Arkstée et Markus, 1741, deux volumes petit in-12.
92-b Histoire de la vie et du règne de Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, etc. A la Haye, chez Adrien Moetjens, 1741, deux volumes petit in-8.
94-a Le prince Auguste-Guillaume.
98-a Le Roi veut parler du combat de Baumgarten, qui avait eu lieu le 27 février. Voyez t. II, p. 76.