<208>Voici une réponse à Vol., dont j'ai encore l'incongruité de vous charger.
Si ce livre du philosophe anglais m'apprend à me mieux morigéner, je vous supplie, madame, de me l'indiquer. Je ne le connais pas; mais je le crois bon, s'il mérite votre suffrage. Ce sont les malheurs, madame, qui rendent les hommes philosophes. Ma jeunesse a été l'école de l'adversité, et, depuis, dans un rang tant envié, et qui en impose au peuple par une enflure de grandeur, je n'ai pas manqué de revers et d'infortune. Une chose qui n'est presque arrivée qu'à moi est que j'ai perdu tous mes amis de cœur et mes anciennes connaissances. Ce sont des plaies dont le cœur saigne longtemps, que la philosophie apaise, mais que sa main ne saurait guérir. Le malheur rend sage, il dessille les yeux des préjugés qui les offusquaient, et nous détrompe des objets frivoles. C'est un bien pour les autres, mais un mal pour soi; car il n'y a qu'illusions dans le monde, et ceux qui s'en amusent sont en effet plus heureux que ceux qui en connaissent le néant et les méprisent. On pourrait dire à la philosophie ce que ce fou qui se croyait en paradis disait au médecin qui l'avait guéri et lui demandait son salaire : « Malheureux, veux-tu que je te paye du mal que tu m'as fait? J'étais en paradis, et tu m'en as tiré. »a
Voilà, madame, une confession qui ne fait guère honneur à la raison; mais c'est la vérité toute pure. Le stoïcisme est le dernier effort auquel l'esprit humain puisse atteindre; mais pour nous rendre heureux, il nous rend insensibles, et l'homme est un animal plutôt sensible que raisonnable;b ses sens ont un puissant empire sur lui, que la nature leur a donné et dont ils abusent souvent, et la guerre que la raison leur fait sans cesse est à peu près semblable à celle que je
a Voyez t. VIII, p. 46, et t. IX, p. 155. Cette anecdote est racontée par Boileau, satire IV, v. 103.
b Voyez t. XIV, p. 73, t. XVII, p. 173, et ci-dessus, p. 181; voyez aussi la lettre de Frédéric au marquis d'Argens, Leitmeritz, juin 1757.