4. AU MÊME.
Berlin, 26 février 1740.
Mon cher Algarotti, je ne sais quelle peut être la raison que vous n'avez point reçu ma lettre. Il y a près d'un mois que je vous ai écrit. J'ai été, depuis ce temps, attaqué d'une fièvre assez forte et d'une colique très-douloureuse, ce qui m'a empêché de répondre à mylord Baltimore. J'ai cependant travaillé autant qu'il m'a été possible, de façon que mon Antimachiavel est achevé, et que je compte de vous l'envoyer dans peu, après y avoir fait quelques corrections.
Ma plume tremblante et timide,
Présentant ses premiers essais
Au public, né censeur rigide,
Pour s'assurer contre ses traits,
<10>Attend que Minerve la guide.
Les partisans de Machiavel,
Peu contents de la façon libre
Dont je leur prodigue mon sel,
Pour venger la gloire du Tibre
Et ce monstre, fils naturel
D'un père encor plus criminel,
Contre moi sonneront l'alarme.
Fleury, quittant d'abord l'autel,
Son chapeau rouge et son missel,
Revêtira sa cotte d'armes;
Et, jusqu'à Rome, Alberoni
Au Vatican fera vacarme
Contre un auteur qui l'a honni.
L'élève de sa politique,
Qui d'Espagne l'avait banni,
Sous sa fontange despotique
Conclura d'un ton ironique
Que le pauvre auteur converti
Sera pour lèse-politique
Très-bien et galamment rôti.
Même à l'autre bout de l'Europe,
Dans ce climat si misanthrope,
Peuplé moitié d'ours et d'humains.
Dont on dit que défunt Ésope
Fut des premiers historiens,
Tu verras la fraude et la ruse,
L'intérêt vil qui les abuse,
Fronder avec des airs hautains
Un ouvrage qui les accuse,
Et qui leur vaudra dans mes mains
Une autre tête de Méduse,
Propre à détruire leurs desseins.
J'ai reçu le paquet d'Italie, les sermons et la musique, dont je vous fais mes remercîments. Je n'ai encore rien reçu d'Angleterre, et je présume que votre ballot ne me parviendra qu'à l'arrivée de l'écuyer du Roi.
<11>Vous êtes un excellent commissionnaire, mon cher Algarotti; j'admire votre exactitude et vos soins infatigables. Je n'ai pas reçu la moindre chose de Pine. La Henriade est copiée et prête à être envoyée. Il ne dépend plus que de l'imprimeur de mettre la main à l'œuvre.
Mandez-moi, je vous prie, si c'est en français ou en italien que vous composez votre Essai sur la guerre civile. Le sujet que vous avez choisi est, sans contredit, le plus intéressant de toutes les histoires de l'univers. L'esprit se plaît en les lisant; les faits remplissent bien l'imagination. Cette histoire est, en comparaison de celle de nos temps, ce qu'est l'épopée à l'égard de l'idylle. Tout y tend au grand et au sublime.
Envoyez-moi, je vous prie, votre traduction de Pétrone; je suis persuadé qu'elle surpasse autant Pétrone que l'Art d'aimer de Bernard est préférable à celui d'Ovide.
Nous regardons ici d'un œil stoïque les débats du parlement d'Angleterre, les troubles de Pologne, la conquête des Russiens, les pertes de l'Empereur, les guerres des Français, et les projets ambitieux des Espagnols. Il me semble que nous jouons le rôle des astronomes, qui président les révolutions des planètes, mais qui ne les règlent pas. Notre emploi sera peut-être de faire des calendriers politiques à l'usage des cafés de l'Europe.
Mandez-moi, je vous prie, si vous n'avez pas reçu ma lettre, sans date, du 15 ou du 17 de janvier. Si vous ne l'avez pas reçue, il faut qu'elle soit égarée. Elle est en réponse sur votre maladie.
Mandez-moi, je vous prie, tout ce que vous savez, avec cette liberté qui vous sied si bien, et qui convient à tout être pensant; et principalement informez-moi de ce qui vous regarde, car vous pouvez être persuadé que je vous aime et vous estimerai toujours.