40. DU COMTE ALGAROTTI.
Dresde, 17 septembre 1742.
Sire,
Je serais inconsolable toute ma vie, si je croyais mériter en la moindre chose, je ne dirai pas la colère de V. M., mais un refroidissement des<62> bontés dont il lui a plu jusqu'à présent de m'honorer. J'ai été, Sire, interdit en lisant sa lettre, et j'ai d'abord eu recours à la minute de celle que j'ai eu l'honneur de lui écrire en dernier lieu, pour me condamner tout le premier, au cas que j'eusse manqué au profond respect qui est dû et que je rends à V. M. avec ce plaisir que l'on sent en faisant les choses auxquelles on est plus porté par inclination qu'obligé par devoir. Après avoir relu cette lettre quatre ou cinq fois avec toute l'attention et la critique imaginable, j'ai cru m'apercevoir, Sire, que l'expression « tandis que V. M. paraît me supposer bien attaché à sa religion, » si V. M. l'a prise dans le sens que cette religion se rapporte à elle-même, et non au dieu Plutus, dont il est parlé la ligne d'auparavant, c'est ce qui a dû choquer V. M. Mais je lui proteste sur mon honneur que moi, je l'ai rapportée au dieu Plutus, par une espèce d'italianisme, peut-être, qui m'a fait dire en français la religion de Plutus, comme on dit en italien la religione degli dei, et en latin religio deorum. J'avoue, Sire, que la rigoureuse grammaire, selon laquelle V. M. a pris mon expression, me condamne; mais l'équité, selon laquelle je la prie de juger de moi-même, doit m'absoudre; car il faudrait que je fusse le plus fou et le plus étourdi de tous les hommes pour aller, de propos délibéré, écrire des choses peu mesurées à V. M., et il faudrait que j'eusse bien d'autres folies remarquables dans le monde pour en venir à une aussi considérable et aussi dangereuse que celle-là. C'est bien à moi, Sire, dans ce cas-ci, à dire avec Lucrèce :
Tantum religio potuit suadere malorum.62-aD'ailleurs, Sire, tout homme qui est étranger à la France ne parle pas et n'écrit pas le français comme fait V. M. Par rapport à moi, j'ai écrit mes Dialogues sur la lumière, mon César, et beaucoup d'autres bagatelles, en italien, sachant ne pas connaître assez la correction et<63> l'élégance du français pour le faire dans une langue qui est plus répandue en Europe, et qui par conséquent aurait flatté davantage la petite ambition d'un auteur qui écrit, au bout du compte, pour être lu le plus qu'il lui est possible. Je me suis vu même estropier dans une traduction française, et je n'ai pas osé, malgré l'amour-propre, en entreprendre une moi-même, craignant peut-être de m'estropier davantage. Cet aveu de mon ignorance, que je fais à V. M., et que je suis prêt à faire au public, V. M. aura senti mille et mille fois combien il est sincère, par beaucoup de fautes qu'elle aura remarquées dans mes lettres. J'ai beaucoup compté et je compte encore sur son indulgence, en écrivant à V. M. dans cette langue; et si je l'ai autrefois chérie comme une langue que V. M. a comme adoptée, et dans laquelle elle a écrit tant de belles choses, je ne saurais plus la chérir lorsqu'elle a pu faire croire à V. M. que j'ai voulu l'offenser.
Après tout cet égoïsme, que je prie V. M. de vouloir bien pardonner à la vérité, je passe aux offres qu'elle veut bien encore me faire, et qui me font sentir que la main du Seigneur ne s'est pas tout à fait retirée de dessus ma tête. V. M. m'offre une bonne pension et beaucoup de liberté, choses naturellement contraires, que la bonté de V. M. pour moi veut bien concilier ensemble. Je suis bien éloigné, Sire, de refuser un parti qui m'approche de la personne de V. M. Elle sait que, quant à présent, je m'en vais chez moi, où mes affaires m'appellent et m'obligent d'être pour quelque temps. Je serais charmé, Sire, d'aller passer de temps en temps une année à Berlin; ce serait pour moi une année de réjouissance, comme le retour des olympiades l'était pour les Grecs, et des jeux séculaires pour les Romains. Je regarderai tout ce que V. M. voudra bien m'accorder, cette année-là, pour les frais des voyages et de mon séjour à Berlin, comme une grâce d'autant plus grande de V. M., qu'elle viendra par là à me payer de mon propre plaisir. Mais la chose, Sire, dont je la supplie le plus ardemment, c'est de ne point imputer à mon cœur les fautes de mon<64> esprit, c'est le retour de cette grâce sans laquelle tous mes projets seraient vains, et toute la douceur que je pourrais espérer dans la vie ne deviendrait que chagrin et amertume. Hélas! Sire, que je puisse encore me flatter que V. M. redeviendra pour moi ce prince aimable dans le visage de qui je lisais mon bonheur, qui me permettait de l'approcher à toute heure, et qui faisait les délices aussi bien que l'honneur de ma vie. Comment, Sire, aurais-je pu penser à l'offenser? Assurément, Sire, si V. M. pouvait me pardonner une pensée aussi peu pardonnable que celle-ci, je ne me la pardonnerais jamais à moi-même. Si j'ai erré en quelque chose, je suis plus à plaindre qu'à condamner, et j'espère que V. M. daignera se rappeler que
Errer est d'un mortel, pardonner est divin.64-aJe suis avec le plus profond respect, etc.
62-a De la nature des choses, liv. I, v. 102.
64-a Ce vers est le 215e du IIIe chant de l'Essai sur la critique, poëme de Pope, traduit de l'anglais par l'abbé Du Resnel. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. IV, p. 147.